10
Ce fut Bill Ballantine qui, le premier, ouvrit les yeux. Ce qu’il se demanda tout d’abord, ce ne fut pas où il se trouvait, mais combien de temps il avait dormi. Il lui semblait avoir été plongé dans le sommeil durant des jours, tellement il se sentait faible, comme s’il n’avait plus mangé depuis très longtemps. Il fit jouer ses muscles et se rendit compte avec plaisir qu’il serait encore capable d’affronter n’importe quel boxeur poids lourd sans courir le risque de se voir jeté hors du ring.
Réconforté par cette constatation, il songea seulement alors à s’inquiéter de l’endroit où il se trouvait. Il promena ses regards autour de lui et, la première chose qu’il aperçut fut Morane, étendu comme lui sur une couchette. Bien qu’encore entièrement inconscient, les yeux fermés, le Français bougeait de temps à autre la main, ou dodelinait de la tête ; parfois, il poussait un gémissement, et Bill conclut, avec toute la logique de La Palice, que son ami n’était pas mort.
Un balancement régulier apprit encore à Ballantine que Bob et lui se trouvaient sur un bateau, comme le prouvaient les deux hublots qui, tels de grands yeux fixes, s’ouvraient dans une des parois de la cabine où ils étaient enfermés. Dans ces hublots c’était tantôt, au rythme du roulis, le ciel que l’on apercevait, tantôt la mer, ce qui signifiait qu’on était au large.
Bob Morane poussa un gémissement plus sonore que les autres et ouvrit les yeux. Pendant quelques instants, il regarda autour de lui avec étonnement, puis il aperçut Bill.
— Où sommes-nous ? interrogea-t-il d’une voix rauque.
— Sur un bateau, commandant…
— Un bateau ?… Que diable faisons-nous sur un bateau, Bill ?
La mémoire était complètement revenue à Ballantine.
— Souvenez-vous, dit-il. La Maison des Félicités, la jolie Lingli, notre promenade en canot, la barge où nous sommes allés nous fourrer comme de gros bêtas de frelons dans un nid d’abeilles, les « guerriers » de l’Ombre Jaune qui nous sont tombés dessus dans le noir…
— …Et la piqûre que Ming nous a faite, compléta Morane, qui se souvenait lui aussi.
Péniblement, il souleva le bras gauche pour consulter le datomètre de sa montre-bracelet.
— Le 20 ! s’exclama-t-il. C’est dans la nuit du 16 au 17 que nous nous sommes rendus à la Maison des Félicités… Cela fait donc trois jours et trois nuits que nous dormons… Pas à dire, Monsieur Ming nous a gratifiés d’une solide dose de somnifère…
— Où croyez-vous que nous nous trouvions, commandant ?… Toujours à bord de la barge ?
Morane jeta un regard en direction des hublots.
— Je ne pense pas, fit-il. Une barge n’a pas de hublots, du moins de cette taille. En outre, nous sommes en pleine mer, avec une jolie houle en plus et, à l’ampleur du roulis, je juge que nous nous trouvons sur un vaisseau de haut bord… Un cargo sans doute…
— Le Kagira Maru peut-être…
À son tour, Bob se souvint d’avoir entendu ce nom dans la Maison des Félicités. Ming ne devait-il pas en effet s’embarquer à bord d’un bâtiment s’appelant ainsi ?
— C’est cela, Bill… À bord du Kagira Maru… Pourquoi pas ?… Et, sans vouloir me faire passer pour sorcier, je puis même assurer que nous voguons vers cette mystérieuse île Danen dont nous avons également entendu parler… Je…
D’un geste de la main, Ballantine imposa silence à son compagnon.
— J’ai l’impression que nous avons de la visite, murmura-t-il.
Des pas retentissaient dans le couloir, puis la porte s’ouvrit et trois hommes pénétrèrent dans la cabine. Deux d’entre eux – un Européen et un Asiatique – braquaient des revolvers. Le troisième n’était autre que l’Ombre Jaune.
Le Mongol portait sa fameuse redingote noire de clergyman, tout comme lorsque, quelques jours plus tôt, Bob avait été mis en sa présence dans les sous-sols fantômes des entrepôts Jéroboam, Jéroboam et Sike. Mais, cette fois, il était bien de chair et d’os. Il s’arrêta à mi-distance entre la porte et les couchettes et, les bras croisés, observa Morane et Bill de ses yeux de tigre.
— Vous voilà réveillés, dit-il de cette voix n’appartenant qu’à lui et qui, en dépit de sa douceur, retentissait telle une menace.
— À vrai dire, fit Bob avec une feinte insouciance, Bill et moi n’avons jamais si bien dormi… C’est gentil, Monsieur Ming, de vous être ainsi préoccupé de notre repos, et aussi de nous avoir invités pour cette petite croisière… Pour tout vous avouer, je ne croyais pas qu’un cargo comme le Kagira Maru pouvait offrir autant de confort…
Ming possédait un sang-froid à toute épreuve. Au nom de Kagira Maru, il ne tressaillit même pas, se contentant de sourire, pour dire, en s’inclinant légèrement :
— Décidément, vous en savez des choses, commandant Morane…
— Je sais également où nous nous rendons, appuya Bob. À l’île Danen…
Une seconde fois, l’Ombre Jaune s’inclina en souriant.
— De mieux en mieux… Et peut-être pourriez-vous me dire où se trouve cette île Danen…
Bob, qui n’en savait rien, cligna de l’œil.
— Permettez que je garde quelques petits secrets pour la bonne bouche…
— Oui, surenchérit Bill, on vous dirait où se trouve l’île Danen, et puis vous finiriez par nous faire vous dévoiler votre avenir sans bourse délier… Les voyantes extralucides, ça se paie…
— Je connais mon avenir, assura Ming avec une confiance sereine.
— Cela m’étonnerait, se moqua Ballantine. Comment pourriez-vous connaître votre avenir alors que vous ignorez même où se trouve l’île Danen. C’est pourtant écrit en toutes lettres dans les manuels de géographie d’école primaire…
— Je sais où se trouve l’île Danen, dit encore l’Ombre Jaune.
— Dans ce cas, pourquoi nous le demandez-vous ? fit Bob.
Les deux amis espéraient que Ming allait leur apprendre ce qu’ils ignoraient, mais leur adversaire était trop intelligent pour se laisser prendre à un piège aussi grossier. Morane continua donc :
— Votre ignorance m’étonne, Monsieur Ming… Il me faut vous dire d’ailleurs que, depuis quelque temps, vous baissez singulièrement…
Du menton, Bob désigna les deux gardes du corps armés de revolvers, et il poursuivit :
— Jadis, vous n’auriez jamais usé d’engins aussi vulgaires que des armes à feu…
— C’est possible, reconnut Ming, mais j’ai appris que, depuis longtemps, vous ne craignez plus le poignard de mes dacoïts ni le rhumal[4] de mes thugs… Alors, je suis bien forcé de me… euh !… moderniser…
— Rien à faire, dit Morane en secouant la tête, je continue à affirmer que vous baissez… Vous n’auriez jamais employé non plus un Européen. Manqueriez-vous à ce point de personnel ?…
— Je ne manque pas de personnel, au contraire. La présence de votre frère de race – et de bien d’autres – à mes côtés prouve que le Shin Than fait tache d’huile et recrute à présent ses adhérents dans les cinq parties du monde… Pour un voyant extralucide, commandant Morane, vous connaissez bien peu de choses… La preuve, c’est que vous ignorez tout du sort que je vous réserve, à votre ami et à vous.
— Ce n’est pas difficile à deviner, intervint Bill en éclatant de rire, vous voulez nous faire découper en huit dans le sens de la longueur, ou quelque chose dans le genre…
— Vous n’y êtes pas du tout, fit l’Ombre Jaune en secouant la tête. Je ne vous tuerai pas… du moins pas définitivement… Vous avez vu mes « guerriers » ? Dans quelques années vous deviendrez comme eux, et vous serez mes esclaves dociles… Pensez à cela, messieurs… Pensez à cela…
Faisant un signe à ses gardes du corps, l’Ombre Jaune quitta la cabine, dont la porte se referma sur lui.
Après le départ de leur ennemi, Bob Morane et Bill Ballantine étaient demeurés de longues minutes silencieux. Finalement, Bill poussa un soupir à attendrir un caïman.
— Tout ce dont on peut être certains, dit-il, c’est que Ming n’est pas décidé à nous tuer tout de suite…
— Ou, du moins, « définitivement », comme il l’a dit lui-même, corrigea Morane. De toute façon, le sort qu’il nous réserve doit être pire que la mort…
Les deux amis se turent. Ils se souvenaient des paroles de l’Ombre Jaune : « Vous avez vu mes « guerriers » ? Dans quelques années vous deviendrez comme eux, et vous serez mes esclaves dociles… » En même temps, ils revoyaient ces malheureux parqués dans les cales de la barge, comme du bétail. Ils se souvenaient de la façon dont ils s’étaient fait tuer au cours de leur assaut aveugle chez Sir Archibald. Ils agissaient comme des robots télécommandés par Monsieur Ming. Des hommes télécommandés, pouvait-on imaginer quelque chose de plus horrible ? Et c’était à ce destin que l’Ombre Jaune les promettait, à plus ou moins brève échéance.
— Il faut faire quelque chose, jeta Bill. Faire quelque chose…
— Bien sûr, mais quoi ? demanda Morane.
— Quitter ce bateau, pour commencer…
— Facile à dire, mon vieux… En admettant que nous réussissions à sortir de cette cabine – ce dont je doute, car elle doit être sérieusement gardée – et que nous atteignions le pont, tout ce qui nous resterait à faire, ce serait de nous jeter à la flotte. Alors, de deux choses l’une : ou bien Ming ferait mettre un canot à la mer et nous rattraperait, ou bien il ne nous rattraperait pas et…
— …Et nous serions recueillis par un bateau et le tour serait joué…
— Ce que tu dis, Bill, est évidemment possible, reconnut Morane. Mais il y a une troisième solution… Nous pourrions nager pendant des heures et des heures sans même apercevoir un canoë, et finir par boire la grande tasse. Toi qui ne peux avaler une goutte d’eau douce sans whisky, de l’eau de mer tu te rends compte…
— En effet, ce serait horrible, fit Ballantine qui, soudain, semblait avoir atteint le fond du désespoir…
Soudain, son large visage s’éclaira.
— Et si nous prévenions Sir Archibald ? On lui dirait que nous sommes en route pour l’île Danen. Il n’aurait aucune peine à repérer l’endroit et il viendrait nous tirer de là…
— Je ne doute pas de l’intervention rapide et efficace de Sir Archibald, mon vieux Bill. Le tout est de savoir comment nous pourrions lui faire parvenir un message. Pas question, tu t’en doutes, de compter sur la collaboration du marconiste local…
— Non bien sûr, dit Bill, dont les traits se renfrognèrent à nouveau…
Pourtant, comme il connaissait ses classiques, il ne put s’empêcher de proposer :
— Et si nous jetions une bouteille à la mer ?
— Ce serait une solution, évidemment… à condition que Sir Archibald vive assez longtemps pour recevoir notre message… Je suppose que s’il parvenait à ses arrière-petits-enfants, il serait trop tard… Pourquoi ne pas proposer l’emploi du télégraphe de la brousse, tant que tu y es ?
Bill Ballantine eut un geste d’impuissance.
— Vous avez raison, commandant, fit-il, je suis aussi bête qu’un menhir…
Et, soudain, il se mit à se frapper le crâne du poing, ce qui produisit à peu près le son d’un tambour.
— Mais alors, éclata le géant, que pouvons-nous faire ? Que pouvons-nous faire ?
Morane ne répondit pas. Tout ce qu’ils pouvaient faire, pour le moment du moins, c’était attendre le bon vouloir de Monsieur Ming ou de Dame la Chance, si elle naviguait dans les parages…