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En dépit de sa position assise, on pouvait juger que l’homme était de très haute taille et, bien qu’il ne fût pas d’une corpulence exagérée, on devinait une force redoutable sous l’habit de clergyman au col haut boutonné qui le vêtait. Le visage était nettement de type mongol. Une face large et camuse, aux pommettes saillantes, éclairés par des yeux bridés, aux prunelles couleur d’ambre, fixes, où brillaient une intelligence et une cruauté sans borne. Le crâne chauve, ou soigneusement rasé, accentuait encore la hauteur du front.
L’homme se tenait très raide et immobile sur sa chaise et seuls les traits de son visage bougèrent quand il sourit et dit d’une voix narquoise, en un français châtié :
— Ravi de vous revoir, commandant Morane… Mais je suppose que vous n’êtes pas étonné de me retrouver ici…
— À peine, fit Morane sur un ton mi-figue, mi-raisin. En parlant, il continuait à considérer Monsieur Ming, un peu comme on aurait considéré un épouvantail qui se serait soudain mis à vivre. La main droite surtout, posée à plat sur la table, retenait son attention. Depuis toujours, cette main le fascinait, car il s’agissait d’une main postiche, en acier recouvert de matière plastique imitant la peau humaine. Commandée, comme une vraie main, par l’influx nerveux, possédant le sens du toucher, elle pouvait accomplir les travaux les plus précis, les plus délicats, et aussi détruire, avec une force redoutable, quand Ming le voulait.
— Décidément, commandant Morane, avait repris l’Ombre Jaune, vous êtes un adversaire coriace. Cette nuit encore, vous avez échappé par deux fois aux attaques de mes guerriers, et il a fallu que j’intervienne moi-même pour vous réduire à l’impuissance. Je regrette d’avoir dû, personnellement, faire preuve de brutalité. Je déteste cela, vous le savez…
La voix était douce, pareille au ronronnement d’un chat – ou d’un fauve.
— Vos guerriers ? fit Bob. Je n’espère pas que vous me renseigniez, mais j’aimerais savoir qui ils sont et pourquoi ils portent ces traces d’opérations récentes ?
La bouche de l’Ombre Jaune continuait à sourire, mais les terribles yeux d’ambre demeuraient fixes.
— Vous posez en effet trop de questions, commandant Morane. Sachez qu’ils ne connaissent pas la peur…
— Ce sont des hommes pourtant…
— Des hommes, si vous voulez… De toute façon, j’en possède des réserves quasi-inépuisables, de véritables mines de guerriers qu’il me suffira d’animer et de lancer sur le monde au moment où je le désirerai.
— Comme vous les avez lancés voilà quelques jours sur le petit village de Kunizak, en Alaska, et cette nuit sur la maison de Sir Archibald Baywatter…
— Je voulais vous détruire tous trois, Baywatter, votre ami Bill Ballantine et vous, mais vous avez réussi à tenir mes guerriers en échec…
Morane ne put s’empêcher de sourire narquoisement.
— Si vos… guerriers, dit-il, avaient été armés de revolvers au lieu de vulgaires coupe-choux, il est probable que je ne serais pas ici en train de vous parler en ce moment…
— Si mes guerriers ne portent pas d’armes à feu, commandant Morane, fut la réponse du Mongol, c’est que j’ai de bonnes raisons pour cela… Un jour cependant, ils seront dotés d’armes bien plus redoutables que de vulgaires revolvers et fusils, et alors votre maudite civilisation occidentale tremblera sur ses bases…
Pendant que cette conversation se déroulait, les deux « guerriers » – puisque Ming leur donnait ce nom – qui avaient conduit Morane dans la salle s’étaient silencieusement éclipsés, et le Français demeurait seul face à face avec le maître du Shin Than. Bob se demandait ce que cela voulait dire. Était-ce un piège, ou bien ?…
Derrière l’Ombre Jaune, une porte se découpait dans la muraille, donnant selon toute apparence sur un couloir semblable à celui que Morane avait emprunté en venant. S’il parvenait à fausser compagnie au Mongol, ce serait par là qu’il devrait tenter de fuir.
— Que comptez-vous faire de moi, Ming ? interrogea-t-il. Vous ne m’avez assurément pas amené ici pour que nous débitions des fadaises… Si c’est pour me tuer, pourquoi ne pas l’avoir fait tout de suite. Il vous suffisait de me frapper un peu plus fort avec votre main d’acier. Vous m’avez pris au dépourvu et j’aurais été incapable de me défendre…
— J’aurais pu vous tuer, bien sûr, et si je ne l’ai pas fait, c’est que je voulais vous réitérer une offre que je vous ai formulée à plusieurs reprises déjà. Voulez-vous collaborer avec moi, commandant Morane ?
Bob s’attendait un peu à cette question. Il éclata de rire et dit :
— Collaborer avec vous, Ming ?… Vous m’avez, en effet, à plusieurs reprises déjà, fait cette offre et, comme chaque fois, je vous réponds par la négative. Oh ! bien sûr – et vous le savez – j’éprouverais plutôt une certaine sympathie pour vos buts, s’ils sont réels ! à savoir balayer une civilisation où tout va au matériel, à l’exclusion de l’esprit, où l’on honore davantage un boxeur ou un coureur cycliste qu’un philosophe ou un poète. Mais ce qui m’empêche d’abonder dans votre sens, ce sont les moyens dont vous usez, on n’arrive à rien par le crime.
— L’humanité est aveugle. Elle ne comprend pas la raison, mais seulement la force…
— Peut-être, Ming, peut-être… Mais, de toute façon, il a été dit que celui qui se servira de l’épée périra par l’épée… Or, vous vous servez sans cesse de l’épée…
— En un mot, vous refusez une fois encore mon offre ?
— Je refuse…
Il y eut un silence, puis l’Ombre Jaune parla à nouveau, sans se départir un seul instant de son hiératique immobilité.
— Tant pis, commandant Morane, vous l’aurez voulu… Ami, je vous désirerais vivant ; ennemi, je vous veux mort. Vous ne sortirez d’ici qu’à l’état de cadavre…
Un sourire narquois releva les lèvres de Morane.
— Vous m’avez dit cela si souvent, Ming. À différentes reprises, vous vous êtes acharné contre moi, en même temps que toutes les forces du Shin Than, et je vous ai toujours échappé. Je ferai en sorte qu’il en soit encore ainsi cette fois… D’ailleurs, nous sommes seuls ici. Je pourrais aisément vous tuer…
— Ce ne serait pas si facile… En admettant même que vous y parveniez, cela ne servirait à rien. Le duplicateur, que vous connaissez, fonctionnerait aussitôt, pour reproduire un autre être, en tout point semblable à moi. Un autre être qui serait moi…
Bob Morane savait tout cela. Il savait que, grâce à ce duplicateur, issu de sa science monstrueuse, Ming était pratiquement immunisé contre toute mort violente. Il portait sous l’occiput un minuscule appareil émettant une onde magnétique continue. Au moment de la mort, cette onde était rompue, ce qui, dans une cachette lointaine, mettait en marche, automatiquement, par l’intermédiaire d’une copie-relais en état d’hibernation, un duplicateur de matière qui reproduisait un être exactement semblable à la copie-relais : un Monsieur Ming bien vivant, absolument identique à celui qui venait de mourir[3].
— Je sais, en effet, que vous tuer ne servirait à rien, reconnut Morane, mais votre double se recréerait sans doute loin d’ici, et cela me laisserait le champ libre…
C’était voir les choses sous un angle assez simpliste, Morane ne l’ignorait pas. Pourtant, il lui fallait risquer sa chance, en bluffant à fond s’il le fallait. Sous la ceinture de son pantalon, contre l’abdomen, il sentait le contact dur de son colt python. Si celui-ci était vide, il pouvait l’aider cependant à bluffer. Il y porta la main, mais l’Ombre Jaune prévint ce geste.
— Inutile, commandant Morane. Je sais que cette arme est vide, sinon on vous l’aurait enlevée… Inutile donc d’essayer de me donner le change.
Bob ne fut pas étonné de cet avertissement : Monsieur Ming ne laissait jamais rien au hasard. Il sourit, et dit :
— Soit… Cette arme est vide, je le reconnais, mais elle peut constituer une solide massue, aussi solide que votre main d’acier…
Il tira le colt et, le tenant solidement par la crosse, il lui imprima tin mouvement de balancement très lent et menaçant. Il était à présent tout à fait remis du coup et de la piqûre reçus, et il se sentait prêt au combat, les muscles souples, l’esprit clair.
Lentement, il s’avança vers Ming. Il savait que celui-ci serait un adversaire redoutable, mais lui, Bob, combattrait pour sa vie, et cela lui donnerait peut-être l’avantage.
Sans bouger, l’Ombre Jaune regardait son adversaire s’avancer. Ses yeux fixes de fauve ne marquaient aucune expression, ni de colère, ni d’appréhension. Il dit seulement :
— Surtout, si vous voulez m’assommer, ne vous gênez pas, commandant Morane… Ne vous gênez pas… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !…
Étonné par cette immobilité du Mongol, assourdi par ce rire qui éclatait, rebondissait de mur en mur telle une série d’explosions, Bob contourna la table. Sa main droite décrivit une trajectoire rapide et la masse compacte du revolver frappa Monsieur Ming sous l’oreille, avec une violence inouïe. Comme tranchée net, d’un coup de sabre, la tête de l’Ombre Jaune roula sur le plancher, en continuant à rire.
— Je vous avais dit que vous ne deviez pas vous gêner, commandant Morane… Je vous l’avais dit… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !…
Devant cette tête coupée, qui, gisant sur le sol, continuait à parler et à ricaner, Morane se crut sur le point de devenir fou. C’est alors que le corps décapité, demeuré inerte sur la chaise, bascula soudain de côté et roula lui aussi sur le plancher, assemblage de loques vides tenues rigides par une grossière armature de fils de fer servant de support à la tête elle-même, postiche électronique dû au génie scientifique de Monsieur Ming et par lequel ce dernier, caché à une certaine distance de là sans doute, pouvait parler, voir et entendre. Tout cela cadrait bien avec le goût de l’Ombre Jaune pour la mise en scène, les décors les plus abracadabrants. « Quel merveilleux metteur en scène de théâtre il aurait fait, ne put s’empêcher de songer Morane avec une pointe de regret. Merveilleux et inquiétant à la fois… »
Rapidement ; il déchira une longue lanière de la tunique de clergyman et, se baissant vers la tête électronique, il lui banda les yeux. « De cette façon, songea-t-il, Ming, d’où il se trouve, ne pourra surveiller mes faits et gestes, et je pourrai de mon côté emporter ce chef-d’œuvre d’électronique, qui mérite assurément une étude approfondie… »
Il avait glissé à nouveau son revolver dans sa ceinture pour, prenant sous le bras la tête postiche, qui continuait à rire, se diriger vers la porte s’ouvrant au fond de la pièce. Il la franchit, pour déboucher sur un étroit palier dominant un escalier éclairé par une unique lampe électrique et qui semblait plonger assez loin sous lui.
Durant un moment, Bob hésita à s’engager sur les marches, se demandant ce qui l’attendait au bas. Pourtant, cette hésitation se révéla vite inutile. Un claquement sonore, derrière lui, le fit se retourner. Une plaque d’acier, en s’abaissant à la façon d’un couperet de guillotine, lui coupait toute retraite.
La tête électronique s’était, en même temps, mise à déclarer, sur un ton moqueur :
— Vous ne vous en tirerez pas, commandant Morane !… Vous ne vous en tirerez pas !… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !…
Morane ne réagit même pas à cette nouvelle menace. Il scruta les profondeurs de l’escalier et jugea, puisque toute possibilité de revenir en arrière lui était enlevée, que tout ce qui lui restait à faire c’était de s’y engager. Lentement, il se mit à descendre, testant chaque degré de la pointe du pied pour s’assurer qu’il ne dissimulait pas quelque piège.
Après avoir compté quarante marches, il parvint au bas de l’escalier. Une nouvelle fois, il dut franchir l’encadrement d’une porte dépourvue de battant, pour déboucher dans un nouveau couloir, très étroit, où aucune lumière ne brillait, mais dont les murs cependant semblaient luire doucement, comme vaguement phosphorescents.
Derrière Bob, il y eut un nouveau claquement, tout à fait semblable à celui ayant retenti quelques minutes plus tôt, au sommet de l’escalier. Cette fois, Morane ne se retourna même pas, car il savait que tout retour vers l’escalier lui était à présent également interdit.
« Tout, dans cette maison, est machiné comme dans un studio de cinéma », songea-t-il. Pourtant, il n’était pas encore au bout de ses surprises. Devant lui, là où tout n’était qu’obscurité quelques secondes auparavant, une lumière montait, de plus en plus intense, pour finir par se stabiliser. Il se rendit alors compte que les murs de l’étroit couloir étaient en miroir. Au bout de quelques mètres, il faisait un coude brusque, à angle droit.
— Pourquoi n’avancez-vous pas, commandant Morane ? interrogea la tête électronique.
« C’est vrai, pourquoi n’avancerais-je pas ? » se demanda Bob. Tâtant toujours le sol devant lui de la pointe du pied, il gagna le coude du couloir. Là, un nouveau tronçon aux murs de miroir puis, au bout de quelques mètres encore, un troisième tronçon à angle droit, puis un quatrième, un cinquième, un sixième… Et toujours les parois de miroir qui renvoyaient, à des dizaines, des centaines d’exemplaires, sa propre image au Français.
Inquiet, il s’arrêta, se demandant ce que signifiait cette nouvelle diablerie. « Un labyrinthe ! songea-t-il soudain. Un labyrinthe !… » Il voulut revenir sur ses pas mais, déjà, il était trop tard. La topographie des corridors aux parois de miroir qu’il venait de longer avait changé. Pendant plusieurs minutes, il erra ainsi, tournant en rond sans doute, s’engageant dans des couloirs qui, presque aussitôt, se refermaient derrière lui, changeaient d’orientation. Finalement, il s’arrêta, un peu essoufflé, plus par l’inquiétude que par la fatigue. Il lui sembla qu’il faisait de plus en plus chaud et il s’était mis à transpirer.
— Que pensez-vous de mon labyrinthe, commandant Morane ? interrogea encore la tête électronique. Il est moins étendu que celui de Dédale, mais plus perfectionné… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !…
Certes oui, avec ses parois tournantes, sa topographie toujours changeante, le labyrinthe de Ming se révélait plus perfectionné que celui qui, selon la légende, servait de repaire au Minotaure, et Ming lui-même plus redoutable que ce monstre lui-même. Ce qu’il fallait avant tout, c’était ne pas perdre son sang-froid, car c’était évidemment ce que l’Ombre Jaune cherchait.
Évitant de presser le pas, Morane reprit sa marche à travers le dédale de miroirs mouvants qui, sans cesse, réfléchissaient son image à l’infini. Des infinis de Bob Morane devant, à gauche, à droite, derrière… Et cette chaleur qui montait sans cesse, changeant petit à petit le labyrinthe en fournaise.
Il eût été bien difficile au Français de dire combien de temps il tourna ainsi, un peu comme un écureuil dans me cage tournante. Plutôt des minutes que des heures sans doute, mais le temps semblait avoir pris là une nouvelle dimension, paraissant capable de s’étirer et de se contracter telle une feuille de caoutchouc.
Baigné de sueur, pris de vertige devant cette sarabande folle d’images toutes les mêmes et toujours répétées qui dansaient sans cesse devant ses yeux, au rythme de ses propres mouvements, Morane finit par s’arrêter à nouveau. Il savait que l’Ombre Jaune l’avait pris au piège dans le réseau de ces miroirs, à la façon d’une araignée capturant une proie dans sa toile.
— Je n’en sortirai jamais, se prit-il à murmurer.
— Non, commandant Morane, vous n’en sortirez jamais, approuva la tête électronique. Jamais !… Ah !… Ah !…Ah !…Ah !…
Une colère sourde, impuissante, empoigna Morane. Dans un mouvement de hargne, il lança la tête sur le sol. Elle roula sur une distance d’un mètre environ, puis s’arrêta un peu de guingois, tandis que la voix de Ming continuait à clamer :
— Jamais !… Jamais !… Sauf cuit à point… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !…