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— Si vous n’aviez pas eu l’heureuse inspiration d’allumer votre lampe, commandant, nous aurions eu la gorge tranchée sans même nous rendre compte de ce qui nous arrivait…
— En effet, reconnut Morane sans vaine modestie. Dans le noir, nous n’aurions eu aucune chance… C’est pour cela que nos assaillants avaient coupé le courant…
Les plombs avaient été réparés et l’homme que Bill avait mis hors de combat, soigneusement entravé. Il était peu probable d’ailleurs qu’avec son bras brisé il pût aller bien loin. On l’avait assis dans un fauteuil et il restait là, à regarder droit devant lui, en dodelinant doucement de la tête. Il portait un complet noir de mauvaise qualité et une chemise de toile grise, sans cravate. Physiquement, il paraissait avoir quarante ou cinquante ans, mais il pouvait être également beaucoup plus vieux. À le considérer attentivement, on avait l’impression que des siècles pesaient sur ses épaules.
Morane s’était penché vers le prisonnier.
— Qui a donné l’ordre, à ton compagnon et à toi, de nous attaquer ? interrogea-t-il en pidgin.
Tout ce qu’il obtint comme réponse fut un mouvement de tête lent, quasi automatique.
— C’est Monsieur Ming, hein, qui t’a donné cet ordre ? insista le Français.
À ce nom de Monsieur Ming, une lueur brilla dans les regards atones du Chinois, mais ce ne fut qu’un éclair. Comme on ne pouvait prendre cela pour une réponse Bob insista à nouveau :
— C’est Monsieur Ming, n’est-ce pas ?
Cette fois, l’homme se contenta de continuer à dodeliner de la tête.
— Ce type-là m’a l’air complètement idiot, constata Ballantine.
— À moins qu’il ne soit muet… De toute façon, même sans parler, il pourra peut-être nous fournir les renseignements dont nous avons besoin…
S’avançant vers le captif jusqu’à le toucher, Bob lui ouvrit le col de sa chemise de toile, pour découvrir, à la base du cou, une cicatrice encore toute fraîche.
— Regarde, Bill, triompha Morane. Cet homme a, lui aussi, subi récemment une opération chirurgicale… Peut-être une tumeur à la gorge… Voyons la suite…
D’une saccade, il échancra davantage la chemise. La poitrine apparut et les deux amis sursautèrent. Sur la peau blafarde, une marque, faite assurément à l’aide d’un fer rouge, se détachait en rouge brunâtre, dessinant le masque stylisé d’un démon cornu.
— Le signe de l’Ombre Jaune s’exclama Ballantine.
— Aucun doute là-dessus, reconnut Bob. Voilà les ennuis qui recommencent…
— Comme chaque fois qu’il entreprend une nouvelle offensive, dit encore Bill, l’Ombre Jaune tente de nous éliminer, comme il vient de le faire.
— Tout devient de plus en plus clair… Ces hommes sont bien des tueurs de Ming… Mais qui sont-ils ? De toute apparence, ils sont faits de chair. Il ne peut donc s’agir de ces robots perfectionnés que Ming a déjà lancés après nous[1].
— Si ce sont des hommes, ils paraissent complètement idiots. On dirait des somnambules… ou des zombis…
Rapidement, l’Écossais toucha la main de leur captif.
— Elle est tiède, constata-t-il. S’il s’agissait d’un zombi, d’un mort tiré de sa tombe, elle serait glacée…
Ballantine avait lancé cela un peu comme une boutade. Pourtant, en considérant le visage du prisonnier, Morane ne put s’empêcher de penser : « Un mort tiré de sa tombe, c’est bien à cela que cet homme me fait songer… »
Mais Ballantine continuait :
— Quoi qu’il en soit, robot ou zombi, ce type-là me paraît avoir tout juste le niveau mental d’un madrépore… Je me demande comment il aurait pu couper le courant électrique…
— Son compagnon était peut-être plus doué, supposa Bob.
Le géant hocha la tête en signe de doute.
— C’est possible, mais je n’en suis pas bien sûr… Et ce compagnon, croyez-vous qu’il soit mort ?
— Je le crois, Bill… À la façon dont il est tombé, il s’est sûrement brisé la nuque ou les reins. Douze mètres, c’est déjà une belle hauteur…
— Et si on allait le récupérer, pour voir s’il porte les mêmes marques ?…
Morane hésita un instant. Bien sûr, il était curieux d’inspecter le corps du fuyard, afin de voir s’il portait lui aussi une cicatrice et la même marque au fer rouge sur la poitrine. Pourtant, quitter l’appartement pouvait se révéler dangereux pour le moment. Bob préféra donc tempérer la curiosité de son ami, qui n’avait, d’ailleurs d’égale que la sienne propre.
— D’autres créatures de Ming peuvent nous attendre au-dehors, dit-il, et cette fois nous n’aurions peut-être pas la chance de leur échapper. Nous avons à présent la certitude que le Shin Than et son redoutable maître refont parler d’eux… Le mieux que nous ayons à faire, c’est avertir Sir Archibald…
Sir Archibald Baywatter était le commissioner de Scotland Yard. En compagnie de Bob Morane et de Bill Ballantine, il avait été amené à de nombreuses reprises à combattre l’Ombre Jaune, et une solide amitié, née à travers les dangers, unissait les trois hommes. En outre, Sir Archibald commandait un des corps de police les mieux organisés du monde, et il était normal que Bob et son compagnon le tiennent au courant des événements.
Morane alla au téléphone, décrocha et forma le numéro de Sir Archibald sur le cadran. Le timbre vibra cinq ou six fois, puis quelqu’un décrocha et une voie ouatée par le sommeil demanda :
— Qu’est-ce que c’est ?…
— Sir Archibald ? interrogea Morane. Et, aussitôt, il enchaîna :
— C’est Bob…
— Bob ?… Que se passe-t-il ?… Qu’est-ce qui vous prend de me réveiller ainsi au milieu de la nuit ?
— De mauvaises nouvelles, dit Morane. Le Shin Than se manifeste à nouveau…
Cette fois, le chef du Yard parut tout à fait réveillé, car ce fut d’une voix claire, que l’émotion aiguisait, qu’il interrogea :
— Le Shin Than ?… Ming ?
— Tout juste, fit Bob.
Il mit Sir Archibald au fait des événements de la soirée. Quand il eut terminé, le policier demeura silencieux un long moment, puis il dit d’une voix grave :
— Il fallait s’y attendre… Il reparaît toujours au moment où l’on s’y attend le moins…
— Que pouvons-nous faire ? interrogea Morane. À mon avis, il faudrait frapper dur et fort, sans laisser le temps à Ming d’agir encore…
— Nous allons immédiatement prendre des mesures… Je ne sais pas encore lesquelles, mais nous aviserons… Pour l’instant, je vais envoyer une équipe de détectives chez Bill, pour qu’ils récupèrent vos deux agresseurs et surveillent les lieux… Dès qu’ils seront sur place, sautez en voiture et venez me rejoindre chez moi. Nous allons tenir un petit conseil de guerre… Surtout, soyez armés…
Sir Archibald Baywatter habitait, dans la banlieue Sud de Londres, une grande maison entourée d’un parc. Comme il faisait nuit et que la circulation était peu dense, il fallut une heure à peine à la Daimler de Bill Ballantine pour couvrir la distance qui séparait la maison du policier de Soho.
Le commissioner vint lui-même ouvrir la porte aux deux amis, s’excusant du fait que ses domestiques – un ménage de vieux serviteurs – eussent été appelés loin de Londres par la mort d’un de leurs parents. La première question qu’il posa à ses deux visiteurs fut pour savoir si les détectives s’étaient bien rendus sur les lieux.
— Ils ont fait diligence, soyez-en assuré, dit Bob. Ils ont commencé aussitôt à tout passer au peigne fin…
— Je me demande même comment je vais retrouver mon appartement, fit Ballantine. De vraies termites vos flics, commissaire…
— Et votre second agresseur, s’enquit Sir Archibald sans paraître se soucier de la remarque de Bill, l’a-t-on retrouvé ?
Morane eut un signe de tête affirmatif.
— Il gisait dans la ruelle, mort, la nuque brisée. Il portait lui aussi les traces d’une récente intervention chirurgicale, mais au ventre, et sa poitrine portait une marque au fer rouge en forme de masque cornu…
— L’emblème du Shin Than, dit Baywatter.
Son visage racé, couronné de cheveux grisonnants, était empreint d’une gravité presque douloureuse.
— Vous ne savez pas tout, intervint Ballantine. Au téléphone, le commandant ne vous a révélé qu’une partie de l’affaire. Des faits semblables se sont passés à San Francisco et en Alaska…
L’Écossais tira de sa poche les deux coupures de presse et les tendît à Sir Archibald. Celui-ci les parcourut rapidement. Quand il eut terminé, il fit la grimace.
— Manifestement, dit-il, il s’agit là d’une opération d’assez grande envergure, menée probablement dans un but terroriste, comme toutes celles lancées par l’Ombre Jaune… Je n’ai pas toujours le loisir de parcourir les journaux, et je dois me contenter souvent des informations qui me sont transmises par mon service de presse… Si ces deux articles m’étaient tombés sous les yeux, il est certain que j’aurais reconnu aussitôt la griffe de Monsieur Ming… Le premier de ces articles n’était, en apparence du moins, qu’un simple fait divers, et comme cela se passait aux États-Unis, il est normal que mes services n’y aient pas prêté grande attention. Quant à celui concernant les événements d’Alaska, il est de ce jour même…
À ce moment précis, le téléphone sonna. Sir Archibald décrocha, porta le combiné à hauteur de son visage et demanda :
— Qui est à l’appareil ?
Baywatter masqua le micro de la main et, tournant légèrement la tête vers ses hôtes, les renseigna à mi-voix :
— C’est le Yard…
Ensuite, il reprit la conversation avec son invisible interlocuteur.
— Avez-vous des nouvelles, inspecteur Mayland ? À l’autre bout du fil, le correspondant parla longuement, sans que Sir Archibald l’interrompit une seule fois. Finalement, il dit :
— C’est parfait, Mayland… Vous… Baywatter s’interrompit soudain.
— Vous écoutez, Mayland ? demanda-t-il.
Mais il ne dut pas obtenir de réponse, car il insista :
— Vous m’entendez, Mayland ?
Il demeura quelques instants silencieux, prêtant l’oreille. Finalement, il se tourna vers Bob et Bill, pour dire :
— On a coupé…
Il actionna le contact de l’appareil, mais en vain. Aucune tonalité ne lui parvenait plus.
— Sans doute votre poste est-il en dérangement, supposa Ballantine.
Sir Archibald fit la moue et hocha la tête.
— Cela m’étonnerait… J’ai une ligne privée avec le Yard, et la compagnie des téléphones a mission de la surveiller régulièrement justement pour qu’elle ne tombe pas en panne… En fait, cela n’est jamais arrivé jusqu’à présent…
Le policier paraissait de plus en plus soucieux.
— De toute façon, reprit-il, les nouvelles que vient de me transmettre l’inspecteur Mayland ne sont guère bonnes, car elles nous donnent une preuve supplémentaire, si nous en avions besoin, que nous avons bien affaire à l’Ombre Jaune. Le corps de votre agresseur, trouvé dans la ruelle, a été examiné. Non seulement il portait, marqué au feu sur la poitrine, l’emblème du Shin Than, mais en outre il a subi récemment une opération au ventre. L’autopsie a révélé qu’il s’agissait de l’ablation d’une partie de l’intestin grêle. En plus, la radiographie a montré qu’un petit corps étranger était incrusté dans une vertèbre. On l’a extrait et l’on s’est rendu compte qu’il s’agissait d’un petit appareil, gros comme une olive et d’où partaient de minuscules fils de platine reliés à certains nerfs…
— Sans doute un poste émetteur-récepteur, fit Morane. Souvent, les créatures de Ming portent de petits appareils de ce genre qui, parfois même, permettent à notre ennemi de tuer ses complices à distance[2].
— Nos agresseurs auraient été téléguidés en quelque sorte, fit Bill.
— C’est probable… Tu auras sans doute remarqué, Bill, qu’ils ne paraissaient pas dotés de volonté propre…
— Ils semblaient même plutôt idiots, glissa l’Écossais.
Mais Bob continuait :
— Il est probable que l’Ombre Jaune les commandait à distance. L’Ombre Jaune ou une de ses âmes damnées…
— De toute façon, dit à son tour Sir Archibald, il semble que le Shin Than ait déclenché là une opération de grande envergure, puisqu’il se manifeste en même temps à San Francisco, en Alaska et ici, à Londres. Peut-être aussi en d’autres endroits que nous ignorons. Une opération qui ira sans doute en s’étendant sans cesse. Il nous faudra prendre des mesures immédiates, alerter les Services secrets du monde entier et…
Baywatter n’acheva pas. Au-dehors, un cri strident noyé bientôt dans un râle, venait de déchirer le silence de la nuit…