XI

Lorsque, dans la clairière, juste après son combat avec le gorille noir, Niabongha avait été frappé par la balle de Gaétan d’Orfraix, une subite terreur s’était emparée de lui. La douleur qu’il ressentait n’était pas semblable aux douleurs déjà connues, comme celle d’une morsure par exemple. C’était une sorte de brûlure profonde accompagnée d’un déchirement des muscles. Ce qui l’épouvantait davantage, c’était, que cette douleur semblait ne venir de nulle part, comme si le vent l’avait apportée. Il y avait eu une série de bruits similaires à ceux produits par des fruits trop mûrs qui éclatent sous l’action de la chaleur, puis la douleur était venue. Brève, lancinante.

Mû par l’instinct de la conservation, Niabongha avait bondi en avant, troué le rideau de feuillage, pour foncer droit devant lui, tête baissée, s’ouvrant un passage à coups d’épaules, brisant les branches les plus basses sous sa masse. Durant combien de temps avait-il couru ainsi, affolé ? Dans sa cervelle obtuse, prisonnière sous une voûte osseuse jadis trop vite soudée, il n’y avait pas place pour la notion de temps.

Niabongha finit par s’arrêter, épuisé par sa longue course. Il s’immobilisa et, assis contre le tronc d’un gros arbre, il porta la main à son épaule, là où était la douleur. Cette douleur qui lui faisait oublier toutes les autres, dues aux morsures du gorille noir.

Retirant sa main poissée de sang, Niabongha se mit à la lécher avec soin, comme s’il voulait récupérer un peu du fluide vital qu’il venait de perdre. La balle – une 375 Magnum à bout de plomb mou – avait pénétré de biais dans le muscle deltoïde pour, s’écrasant en champignon, tarauder les chairs, et ressortir enfin après avoir sectionné quelques veines. Aucune artère n’avait été touchée, mais la blessure avait néanmoins beaucoup saigné, affaiblissant sérieusement le colosse.

Pour arrêter l’hémorragie, Niabongha eut recours à la seule médication qu’il connût. Prenant à pleine main de l’humus mélangé à de la poussière volcanique, il en bourra la plaie jusqu’à l’obturer complètement, arrêtant ainsi l’écoulement du sang.

De son allure oblique, rendue un peu hésitante par la raideur de son épaule, l’albinos se remit en marche, jusqu’à ce qu’il rencontrât des mûres sauvages, dont il se gava. Cependant, la fièvre s’était emparée de lui, et une soif immense commençait à le torturer. Alors Niabongha se mit à remonter lentement vers le sommet du volcan afin d’atteindre le lac et s’y abreuver, s’y plonger même pour tenter d’éteindre le feu intérieur qui le dévorait.

Quand le grand anthropoïde parvint à proximité des champs de lave, il avait perdu beaucoup de sa vitalité. À deux reprises, il avait passé à proximité d’une famille de gorilles, mais il s’était soigneusement détourné, peu soucieux, dans l’état d’épuisement où il se trouvait, d’avoir à essuyer les assauts d’un quelconque grand mâle qui n’aurait eu alors aucune peine à le vaincre. Sans cesse, il s’arrêtait pendant un temps assez long. Soit pour manger. Soit pour se reposer. À l’approche du soir, il se glissa à l’intérieur d’un épais buisson d’épineux. Il trouva là un refuge assez sûr jusqu’au moment où, à l’aube, il reprit sa route en direction du sommet.

Il n’allait plus tarder à atteindre la limite de la végétation, quand une odeur connue s’imposa à lui : celle de l’homme. Se souvenant d’avoir perçu cette odeur peu avant d’être blessé, il se hâta, empoigné à nouveau par la peur. Il franchit enfin la lisière de la forêt, tout heureux déjà de pouvoir s’élancer vers le lac, dont la fraîcheur vivifiante ranimerait ses forces. Mais il dut s’arrêter net. Devant lui, un mur de lave, s’étendant sur plusieurs centaines de mètres à gauche et à droite, se dressait, infranchissable dans l’état de fatigue où il se trouvait. Le contourner ? L’odeur de l’homme était proche maintenant. Niabongha se souvenait que la douleur avait fondu sur lui au moment où, justement, il tournait le dos à cette odeur. S’adossant à la muraille, il fit alors face à l’odeur qui se rapprochait sans cesse. Les crocs découverts dans un épouvantable rictus, il s’apprêta à bondir.

 

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Comme l’avait supposé Morane, Gaétan d’Orfraix, voyant ses compagnons tomber autour de lui, s’était jeté à plat ventre et était demeuré immobile sur le sol, tout en surveillant pourtant du coin de l’œil les agissements de ses adversaires. Il avait vu les pygmées sauter au bas de l’éperon rocheux et s’élancer à la poursuite des Azantis. Profitants que Morane, M’Booli et les porteurs, pour descendre, empruntaient un chemin qui, durant quelques instants, leur faisait perdre le camp de vue, il se glissa lui-même dans la forêt, en ayant soin d’emporter sa carabine tombée à ses côtés.

Se coulant entre les arbres, le chasseur, dans la crainte de se perdre, eut soin de suivre la lisière pour, ensuite, au bout de plusieurs centaines de mètres, regagner la zone de lave et y progresser rapidement. Quand il eut, de cette façon, couvert deux kilomètres environ, il se hissa au sommet d’un arbre pour y passer le reste de la nuit. Peu avant l’aube, il s’était remis en route, persuadé que l’on ne manquerait pas de se lancer à sa recherche.

Quand le jour se leva au-dessus des volcans, d’Orfraix possédait déjà une sérieuse avance. Regagnant le couvert des arbres, il atteignit la clairière où, la veille, à cause de Morane, il avait manqué de peu Niabongha.

À ce souvenir, une colère sourde avait empoigné d’Orfraix. Il eût aimé avoir Bob Morane au bout de sa carabine pour lui loger une balle en plein cœur et se payer ainsi des différentes vexations qu’il lui avait fait subir. Cependant, seul, privé de toute aide, il ne pouvait rien pour l’instant contre son ennemi, et il lui fallait faire taire son désir de vengeance.

Gaétan d’Orfraix n’était pourtant pas homme à s’avouer vaincu. Il n’oubliait pas la raison pour laquelle il était venu dans ces forêts : s’emparer de la dépouille de Niabongha. Puisque Morane lui échappait pour l’instant, il allait donc se rejeter sur le Gorille Blanc. La veille, il avait blessé le monstre, peut-être sérieusement, et il était possible que, sa blessure l’ayant retardé, celui-ci n’ait pu aller fort loin. D’Orfraix n’eut aucun mal à repérer l’endroit où avait disparu l’anthropoïde, ni à suivre les traces de celui-ci. Non seulement il était habile pisteur, mais des touffes de poils blancs, bien visibles et accrochées aux basses branches, jalonnaient le passage de la bête.

Tout à sa chasse, d’Orfraix n’eut pas un seul instant de remords à la pensée de ses complices, Simon Steward, Rock Marcy, Hudson Cary et les Azantis, qui étaient morts pour qu’il puisse assouvir sa vaine et cruelle passion de la chasse. Pas plus qu’il n’éprouvait de pitié pour les animaux qu’il sacrifiait, d’Orfraix n’en ressentait pour ses compagnons, d’hier. Il n’éprouvait non plus la moindre inquiétude à son sujet. Il était armé d’une carabine, d’un revolver et d’un couteau de chasse. Il possédait une petite réserve de munitions, une boussole et, dans une musette suspendue à son épaule, des vivres de première urgence ainsi qu’une petite trousse de pharmacie. Comme il était bon marcheur, dur à la fatigue et connaissait le gibier, il ne croyait pas avoir trop de peine à atteindre un quelconque endroit civilisé. Pour l’instant, sa seule préoccupation était de rejoindre Niabongha.

Comme on le sait, le grand singe albinos avait avancé fort lentement, s’arrêtant sans cesse, soit pour reposer son épaule endolorie, soit pour se gaver de mûres sauvages ou de jeunes pousses végétales. Rapidement, le chasseur gagnait sur lui. Il atteignit tout d’abord l’endroit où Niabongha s’était arrêté pour aveugler sa blessure, puis celui où il avait dormi. La forêt était assez clairsemée à présent et les pas du quadrumane profondément marqués dans l’humus, deux éléments rendant la poursuite relativement aisée.

La piste s’incurvant vers le sommet du volcan, d’Orfraix avait compris que Niabongha comptait regagner les abords du petit lac. Il pressa davantage le pas et, au fur et à mesure qu’il progressait, son instinct de chasseur lui disait qu’il n’était plus loin maintenant de son gibier, dont l’allure, à en juger par les traces plus marquées, se ralentissait toujours davantage.

Ce fut ici que Gaétan d’Orfraix commit sa première erreur en ne supposant pas que Niabongha, tout préoccupé à atteindre au plus vite le lac, pouvait l’attendre pour livrer bataille. Aussi, quand il franchit le rideau de feuillage pour se trouver nez à nez, ou presque, avec le gorille adossé au mur de lave, éprouva-t-il une surprise intense. Rapidement, il épaula son arme. Seconde erreur, car il ne faut jamais se permettre un geste offensif en face d’une bête acculée, et Niabongha l’était. L’animal qui se voit tout chemin de retraite coupé, attaque souvent alors que, dans des conditions normales, il ne songerait qu’à fuir. Le ressaut de lave interdisait tout recul au gorille et, en outre, la douleur de son épaule lui donnait la haine de l’homme. Il chargea donc et, ici, d’Orfraix commit sa troisième erreur. Ainsi qu’il a déjà été dit, le gorille attaque en posture quadrupède et pour l’atteindre avec un maximum d’efficacité, il faut mettre un genou en terre et tirer horizontalement. D’Orfraix eut le tort de demeurer en position debout, de viser donc de haut en bas. Comme Niabongha courait vers lui, la balle ne fit qu’effleurer son épaule et lui érafler le dos, arrachant une longue et étroite bande de poils. Si le chasseur avait possédé un express à double canon et à double détente, il aurait, un second projectile étant immédiatement disponible, conservé une chance de s’en tirer. Mais il n’avait qu’une carabine à répétition et, le temps d’actionner le verrou d’armement pour glisser une nouvelle cartouche dans le tonnerre de l’arme, le gorille l’avait rejoint. La carabine lui fut arrachée, sa crosse brisée et le canon tordu comme s’il s’agissait d’un vulgaire jouet d’enfant. Presque en même temps, les monstrueuses mains de Niabongha s’abattaient sur l’homme, le saisissant à la nuque et lui brisant les vertèbres cervicales. La mort fut presque instantanée. Pourtant l’anthropoïde continua durant un moment encore à s’acharner sur son adversaire vaincu, le piétinant avec fureur, achevant de disloquer le corps pantelant.

Quand la rage du colosse fut un peu calmée, il se dressa, poussa un dernier rauquement et se martela longuement la poitrine pour marquer son triomphe, dire à la forêt tout entière que, malgré sa blessure et sa faiblesse passagère, Niabongha demeurait invaincu.

Déjà, le Gorille Blanc avait oublié sa victime, ne songeant plus qu’à l’eau fraîche et bienfaisante du lac. Lentement, il se mit à longer la muraille rocheuse afin de la contourner. L’effort qu’il venait d’effectuer l’avait affaibli davantage encore, et ce fut bien péniblement qu’il parvint à gravir la déclivité des champs de lave et de scories. Il y parvint néanmoins et se coula avec délice dans l’eau claire du lac, qu’il aspirait en même temps avec ravissement. Quand il fut ainsi bien désaltéré et rafraîchi, il se dirigea à nouveau vers la forêt, afin d’y trouver un refuge et aussi de la nourriture destinée à réparer ses forces, à reconstituer le sang qu’il avait perdu. Certes, il avait vaincu l’homme. Pourtant, malgré son intelligence obtuse, il se rendait compte que, dans l’état de faiblesse où il se trouvait, il serait une proie relativement facile pour le léopard qui, d’habitude, fuyait devant lui. Tout ce qui comptait donc pour le moment, c’était manger. Manger à ne plus savoir se traîner, jusqu’à ce que, sa vigueur revenue, il puisse à nouveau affronter la jungle impitoyable, armée de griffes, de dents et de cornes.

Ce fut une heure plus tard seulement que Bob Morane devait découvrir la dépouille disloquée de Gaétan d’Orfraix.