I

Le timbre de la porte d’entrée rompit le silence régnant dans l’appartement. Dans la chambre encombrée de valises en désordre, les unes déjà bouclées, les autres encore à demi vides, Bob Morane sursauta.

C’était un grand gaillard étroit de hanches et large d’épaules, à la fois sec et musclé, au visage bruni et tanné, dans lequel des yeux gris faisaient deux taches plus claires. Il demeura un instant immobile, prêtant l’oreille comme s’il croyait avoir mal entendu. À nouveau, la sonnerie retentit. Cette fois, il n’était plus possible de douter. Il y avait sur le palier extérieur un visiteur impatient et qui ne semblait guère disposé à s’en aller sans avoir été reçu.

— Au diable l’intrus ! maugréa Morane.

Il lui reste tout juste assez de temps pour boucler ses bagages et pour ronfler durant quelques heures avant de mettre le cap sur le Centre-Afrique. Et voilà que quelqu’un s’arrangeait pour venir lui scier les côtes.

Un troisième coup de sonnerie, plus impérieux que les précédents, fit entendre son grésillement strident.

— Décidément, soliloqua encore Morane, notre particulier a de la suite dans les idées. Allons voir de quoi il retourne.

Libérant sa mauvaise humeur dans une série de soupirs excédés, il enjamba ses valises, sortit de la chambre et traversa l’étroit couloir d’entrée. Il ouvrit la porte et se trouva nez à nez avec un personnage de haute taille, à la large carrure et au ventre saillant sous un début d’embonpoint. Mais le visage retenait surtout l’attention. Un visage digne de figurer dans quelque ancien ouvrage de physiognomonie. Un visage qui n’allait pas sans rappeler immanquablement la tête du dromadaire, dont le visiteur possédait l’œil globuleux aux paupières plissées, le profil courbe et le poil couleur de sable. Là s’arrêtait d’ailleurs toute possibilité de comparaison avec le ruminant cité plus haut, car le nouveau venu paraissait intelligent et sa mise était recherchée. Avec l’aisance d’un habitué des réceptions mondaines, il avait mis chapeau bas et demandé d’une voix polie :

— Commandant Morane ?

— C’est bien moi, en effet. Malheureusement, je quitte l’Europe demain et j’ai peu de temps pour…

Le visiteur sourit et, sans laisser le temps à son interlocuteur de poursuivre davantage :

— Je sais, commandant Morane. Vous partez pour le Centre-Afrique. Mais laissez-moi me présenter. Peut-être me connaissez-vous de réputation. Nathan Hagermann…

— Hagermann ? fit Morane en écho. Le célèbre marchand de bêtes sauvages, de la firme Hagermann, Hagermann et Dupont ?

Continuant à sourire, l’homme au profil de dromadaire s’inclina légèrement.

— Je suis ce célèbre marchand de bêtes sauvages, comme vous dites. J’achète des fauves un peu partout, pour les revendre ensuite, avec d’appréciables bénéfices bien entendu, aux cirques et aux jardins zoologiques du monde entier. Étrange commerce, certes, mais qui nourrit son homme, croyez-le.

Nathan Hagermann s’interrompit un instant, pour reprendre presque aussitôt :

— Mais vous permettez bien que j’entre un peu.

Instinctivement, Bob Morane s’effaça.

— Bien sûr, entrez. Entrez donc.

Sans se faire prier davantage, le visiteur pénétra dans le couloir et suivit son hôte dans un salon-bureau où régnait un de ces sympathiques désordres dans lesquels les célibataires endurcis sont passés maîtres. Hagermann considéra en connaisseur les bibelots, rares et précieux pour la plupart, qui garnissaient la pièce.

— Au moins, commandant Morane, fit Hagermann, on ne peut pas dire qu’avec vous l’on soit trompé sur la marchandise. Il suffit de pénétrer dans ce salon pour, aussitôt, savoir à qui l’on a affaire. Mais je ne suis pas ici pour débiter des fadaises. Vous avez peu de temps à me consacrer, je le sais, et j’ai une proposition à vous faire. Si vous l’agréez, tant mieux. Dans le cas contraire, je vous demanderai de me mettre à la porte avec tous les honneurs qui me sont dus.

Le marchand de fauves se laissa tomber dans le fauteuil renaissance que lui désignait son hôte. Il posa son chapeau bien à plat sur ses genoux et, se penchant en avant, il demanda soudain :

— Avez-vous déjà entendu parler du Gorille Blanc ?

Bob demeura un instant interdit à cette question posée à brûle-pourpoint. Ensuite, il sourit.

— J’ai déjà entendu parler du Loup Blanc, dit-il. Je suppose que votre Gorille Blanc doit être un animal aussi rare, sinon aussi connu.

Hagermann hocha doucement la tête.

— Le Gorille Blanc est, en effet, un animal très rare. Pour tout dire, on n’en connaît qu’un seul, qui hante les épaisses forêts de la chaîne volcanique de Rorongo, dans le Centre-Afrique.

Ces derniers mots de Centre-Afrique firent deviner à Morane que la visite d’Hagermann devait avoir quelque relation avec son proche départ.

— S’agirait-il là d’une espèce particulière de gorille ? interrogea-t-il.

Hagermann eut un signe de dénégation.

— Non, répondit-il. Notre Gorille Blanc est un gorille comme tous les autres. On n’en reconnaît généralement d’ailleurs qu’une seule espèce : Gorilla gorilla – dont les différentes races habitent le Gabon, le Cameroun et le Centre-Afrique. C’est à cette dernière race, la plus grande, celle des gorilles de montagne, ou Gorilla gorilla beringei, qu’appartient notre Gorille Blanc. D’après les pygmées qui habitent la région des Monts Rorongo, il s’agirait d’un anthropoïde monstrueux, haut de plus de deux mètres quand il est dressé, au pelage blanc comme la neige et aux yeux rouges.

— Un albinos sans doute, glissa Morane.

Le marchand d’animaux sauvages approuva.

— C’est bien cela, en effet : un gorille albinos qui, comme tel, a fort probablement été chassé de sa tribu pour errer en solitaire, brûlant d’une haine inextinguible envers tout être vivant. Vous n’ignorez sans doute pas que, chez les peuples primitifs, les albinos sont tabous. Les nains batouas ont donc déifié notre Gorille Blanc, qu’ils appellent Niabongha, le Grand-Père-aux-Yeux-de-Sang. En réalité, ils aimeraient bien se débarrasser de ce Niabongha, qui les terrorise, mais ils n’osent s’y attaquer. Ils se contentent donc de lui élever un peu partout de grossières effigies et de lui offrir des offrandes afin de calmer la rage perpétuelle qui le dévore. Il faut avouer d’ailleurs que, d’après les rapports qui me sont parvenus, la vue de Niabongha n’a rien de bien rassurant. C’est un monstre qui, selon les plus modestes estimations, doit peser dans les trois cents kilos. Sa force est colossale et ses yeux rouges, ses mâchoires garnies de crocs pareils à ceux d’un lion le rendent littéralement effrayant. Gare à l’animal ou à l’homme qui se trouve sur son passage. Niabongha se précipite sur lui, l’écrase entre ses bras redoutables, l’éventre avec ses ongles, l’égorge à coups de dents. L’éléphant seul le fait reculer.

— Votre Gorille Blanc existe peut-être, dit Morane. Pourtant, tel que vous le décrivez, il paraît sortir de l’imagination trop fertile des indigènes.

— Je le croirais également, si je ne possédais la preuve de son existence. Un chasseur anglais l’a un jour aperçu de loin et a recueilli un peu plus tard une touffe de ses poils demeurée accrochée à des branchages. Ces poils m’ont été remis et je les ai fait étudier par des spécialistes qui, tous, m’ont certifié qu’ils avaient bel et bien appartenu à un gorille.

Hagermann tira son portefeuille et en sortit une petite pochette de papier qu’il déplia et tendit, ouverte, à Morane. La pochette contenait une touffe de poils blancs, longs comme le doigt et qui, au contact, se révélèrent rudes. Au bout d’un moment, Bob Morane referma la pochette et la remit à son visiteur, en disant :

— Je ne suis pas expert en poils de gorille, monsieur Hagermann, mais si vous m’affirmez qu’il s’agit là de ceux de votre Niabongha, je suis prêt à le croire. Je ne vois cependant pas en quoi ce gorille albinos pourrait m’intéresser.

— Vous n’allez pas tarder à comprendre. D’après ce que je viens d’apprendre, vous devez partir, dès demain, pour le Centre-Afrique.

— Exact, mais…

Nathan Hagermann sembla ne pas avoir entendu ces dernières paroles et ce fut sans la moindre vergogne qu’il coupa, continuant sur sa propre pensée :

— J’aimerais, commandant Morane, que vous me rameniez Niabongha vivant. Tout simplement.

 

*

* *

 

Les dernières paroles du marchand de fauves avaient littéralement plongé Bob Morane dans la stupeur. Certes, il s’attendait bien à ce que Hagermann voulût lui confier une mission quelconque concernant le Gorille Blanc. Glaner de plus amples renseignements à son sujet par exemple. Se renseigner de façon précise sur son habitat, en prendre des photos peut-être. Mais non à ce qu’il lui demandât de le ramener vivant. En effet, Hagermann possédait ses propres équipes de capteurs expérimentés, et il n’avait aucune raison, du moins apparemment, de s’adresser à un étranger.

Doucement, Morane se mit à rire.

— Vraiment, monsieur Hagermann, dit-il, votre proposition m’étonne. Vous venez de me décrire ce Niabongha comme une brute irascible, occupée seulement par le désir de tuer, et vous me demandez de vous le ramener vivant. Pas moins… Comment pourrais-je réussir un pareil exploit ? Et je n’aurais même pas la ressource de lui mettre du sel sur la queue, à votre Niabongha, car il est bien connu que les gorilles n’ont point de queue. Je me demande d’ailleurs pourquoi vous vous adressez à moi. Peut-être avez-vous entendu dire que Bob Morane en connaissait long en jiu-jitsu et avez-vous espéré qu’il parviendrait à se rendre maître, à mains nues, du Gorille Blanc et à vous le ramener immobilisé par un arm-lock particulièrement efficace.

Nathan Hagermann avait écouté ce flot de paroles narquoises sans tenter d’interrompre son interlocuteur. Quand ce dernier se fut tu, il fit :

— Je me moque pas mal de votre connaissance du jiu-jitsu. Ce serait inefficace contre un gorille, vous ne devez pas l’ignorer. Je vous ai choisi pour d’autres raisons. Tout d’abord, je vous connais de réputation, et je sais de quoi vous êtes capable. En outre, Allan Wood, que vous allez retrouver à Walobo, dans le Centre-Afrique, est l’homme qui connaît le mieux les jungles du territoire Rorongo. Si vous parvenez à le décider à vous seconder dans la capture de Niabongha, vos chances de réussite seront ainsi doublées. Là, où toute une équipe de capteurs échouerait, Allan Wood et vous pourriez triompher…

Bob Morane hocha lentement la tête.

— Peut-être, fit-il, peut-être… Et cela bien que votre Gorille Blanc ne doive rien avoir du petit chienchien à sa mémère. Allan Wood est un excellent guide, peut-être même le meilleur de toute l’Afrique, et je ne vois pas très bien pourquoi il est indispensable que je serve d’intermédiaire entre vous et lui. Après tout, votre nom est suffisamment célèbre, monsieur Hagermann, pour que vous puissiez vous passer de recommandation.

— Bien sûr, mon nom est suffisamment célèbre. Mais, pour tout vous avouer, j’ai déjà contacté Allan Wood voilà un an à ce sujet, et la capture de Niabongha n’a guère paru l’intéresser, puisqu’il a refusé de se charger de la mission que je voulais lui confier. Aujourd’hui cependant, je suis décidé à revenir à la charge. Plusieurs zoos m’ont offert des sommes importantes pour la possession du grand gorille albinos, et je suis prêt à donner cinq cent mille francs lourds à celui qui réussira à capturer l’animal. En jouant sur la concurrence, je me fais fort d’obtenir finalement le triple de cette somme. D’ailleurs, je ne fais pas de cette capture uniquement une affaire d’argent, mais surtout une question de prestige pour ma maison. Jusqu’ici, la firme Hagermann, Hagermann et Dupont a toujours vendu les animaux les plus rares ; elle se doit, pour conserver sa réputation, de mettre le Gorille Blanc à la disposition du plus offrant de ses clients. Voilà pourquoi je vous demande de m’aider, de décider Allan Wood et de l’accompagner jusqu’aux Monts Rorongo pour y traquer Niabongha.

Pendant un long moment, Morane demeura silencieux, cherchant quelle réponse faire à son visiteur, s’il devait l’éconduire poliment ou, au contraire, accepter son offre. Certes, il se moquait pas mal du prestige de la firme Hagermann, Hagermann et Dupont, mais il avait déjà entendu parler des Monts Rorongo. Il n’ignorait pas qu’il s’agissait là d’une région encore mal connue, grouillant d’animaux sauvages de toutes sortes. S’il parvenait à décider Allan Wood de s’y rendre, il pourrait assurément, Gorille Blanc ou non, en ramener une impressionnante série de photos de fauves en liberté. Et puis, qui sait si, contre toute attente, Allan et lui n’allaient pas réussir à capturer cet effrayant Niabongha ? Ce serait là, certes, une aventure passionnante, et les cinq cent mille francs offerts par Nathan Hagermann seraient toujours bons à prendre.

Avec anxiété, le marchand d’animaux sauvages surveillait le visage de son interlocuteur, y guettant la moindre expression révélatrice.

— Quelle décision prenez-vous, commandant Morane ? interrogea-t-il au bout d’un moment.

Bob ne répondit pas tout de suite, pesant encore le pour et le contre. Finalement, il prit un parti.

— Je ne vous promets rien, monsieur Hagermann, mais je vais essayer de décider Allan. Pour ma part, je vais en Afrique afin d’y prendre un bain de nature sauvage et d’y photographier des animaux en liberté. Autant gagner le territoire Rorongo que toute autre région.

Une joie soudaine illumina le visage de Hagermann.

— Je suis heureux de votre décision. Quand vous parviendrez à Walobo, une autorisation de capture, délivrée par les autorités du Centre-Afrique, vous y attendra. Bien entendu, tous les frais de l’expédition seront à ma charge. Quand vous aurez réussi à capturer Niabongha, il vous suffira de me télégraphier de Walobo. Aussitôt, je vous adresserai un chèque de cinq cent mille francs français négociable dans n’importe quelle banque d’Afrique Centrale.

De la main, Morane tenta d’apaiser un peu l’enthousiasme de son visiteur.

Là, là, ne vous emballez pas ainsi. Nous n’en sommes pas encore là. Capturer le Gorille Blanc ne sera pas une petite affaire et, avant tout, il me faudra décider Allan. Depuis son mariage, celui-ci évite d’entreprendre des expéditions trop lointaines et trop dangereuses. Il a la plus charmante jeune femme du monde et personne ne pourrait lui faire grief de sa prudence.

Une ombre légère passa sur les traits de Hagermann.

— Vous avez raison. Il est inutile de vendre le Gorille Blanc avant que celui-ci ne soit capturé.

Il s’interrompit et, tirant une carte de visite de la poche intérieure de son manteau, il la tendit à Morane.

— Si vous parvenez à décider votre ami, reprit-il, télégraphiez-moi à cette adresse. Je vous ferai parvenir aussitôt les fonds nécessaires à l’organisation d’un safari.

Morane prit la carte et la posa bien en vue sur le coin du bureau. Ensuite, il se leva, pour montrer ainsi que l’entretien était terminé.

— Je vous avertirai dès que j’aurai des nouvelles, monsieur Hagermann. Vous pouvez compter sur moi. Mais, une fois encore, je vous engage à ne pas vous faire trop d’illusions. Non seulement, je viens de vous le dire, il faudra décider Allan, mais aussi capturer Niabongha, et se rendre maître de ces trois cents kilos de muscles, de haine et de fureur ne sera pas une petite affaire.

— Bien sûr, bien sûr, convint Hagermann en se levant à son tour. Je suis persuadé pourtant que, si Allan Wood et vous échouez, personne ne pourra réussir.

Les deux hommes gagnèrent le couloir d’entrée et, après avoir fait promettre une nouvelle fois à Morane de lui donner des nouvelles dès son arrivée à Walobo, Hagermann, sur une dernière poignée de main, s’engagea dans l’escalier.

Bob referma la porte et, à travers le battant, écouta les pas de son visiteur décroître dans les profondeurs du bâtiment. Quand il eut entendu claquer la porte de l’immeuble, il regagna lentement la chambre où l’attendaient ses valises. À peine eut-il pénétré dans cette chambre qu’il se sentit saisi d’une soudaine fébrilité. Tout à l’heure, il s’apprêtait à gagner l’Afrique sans but réel, en touriste presque. Après la visite de Nathan Hagermann, son voyage prenait une tout autre orientation. Bien que, tout à l’heure il eût accepté sans emballement d’aider le marchand de fauves, un enthousiasme de plus en plus grand le gagnait maintenant à la pensée de capturer Niabongha, le légendaire Gorille Blanc de Rorongo.