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Venant de l’amont du rio, un bourdonnement continu montait, en même temps qu’un léger nuage d’eau pulvérisée.
— La chute !… dit Morane à l’adresse de Sophia.
Il réduisit la vitesse de son moteur, se retourna, hurla aux occupants de la seconde pirogue, qui venait à quelques mètres en arrière :
— On arrive à la chute !
Les quatre amis avaient quitté les Zapatistes – qui eux-mêmes s’étaient évaporés dans la forêt – à l’aube, et le soleil approchait maintenant de son apex.
Des heures de navigation de plus en plus pénible, car des plantes aquatiques, de plus en plus nombreuses, encombraient le courant. Les rives, tapissées d’épaisse forêt, se rapprochaient invisiblement, changeant la rivière en un boyau large par endroits de seulement quelques mètres. En outre, le courant se faisait de plus en plus violent, sans être encore cependant torrentueux. Parfois, la flore aquatique et les détritus végétaux rendaient toute progression au moteur impossible, et il fallait y aller à la pagaie.
Un coude du rio qui s’insinuait entre les collines basses, couvertes de forêts, formant les premiers contreforts des sierras. Devant la pirogue, la chute dressa sa surface d’eau verticale. Un mur brillant, large d’une cinquantaine de mètres, haut d’autant. Cela n’avait rien à voir avec les Niagara Falls, mais cela se révélait infranchissable. De toute façon, au-delà, le rio n’était plus qu’une suite de rapides entrecoupée de chutes.
Morane montra, sur la gauche, l’embouchure d’un étroit arroyo à demi bouché par les jacinthes et les nymphéas.
— Abordons là !
Il devait à présent hurler pour dominer le bruit de la chute. L’eau pulvérisée retombait maintenant en pluie, trempait tout.
Moteurs stoppés, les deux pirogues s’enfoncèrent dans la végétation aquatique. Leurs étraves s’enfoncèrent dans la vase molle de la rive. Bob et Bill, pataugeant, mirent pied à terre, maintinrent les embarcations, et Sophia et le professeur vinrent les rejoindre.
— Maintenant, dit Morane, cachons les canots, n’emportons que l’indispensable, et plein sud-ouest. Dans quelques heures, voire une journée, nous serons au Guatemala…
Passé la frange, le long du rio, la forêt primaire se dégageait, avec un pauvre sous-bois, et la progression s’y révélait relativement aisée. Rarement, il fallait se servir de la machette pour couper une branche ou une liane barrant le passage. Seules, les racines rampant au ras du sol mettaient un obstacle à la marche, dressant autant de chausse-trappes. Mais Morane et ses compagnons, habitués à la forêt tropicale, savaient qu’il fallait y progresser à pas comptés, en posant les pieds à plat. Comme bagages, seulement ceux qu’ils emportaient quand ils avaient quitté l’avion. Avec, en plus, les armes prises aux Zopilotes Rojos. Ils espéraient ne pas avoir à s’en servir. Quant à la nourriture, ils en emportaient assez pour quelques jours. L’eau ne serait pas un problème. Quand les gourdes seraient vides, la bejuco de agua leur en fournirait. Ces lianes, gorgées d’eau, donnaient un liquide parfaitement buvable. Il suffisait de les couper par tronçons d’un mètre cinquante et de les laisser s’égoutter au-dessus d’un récipient. On pouvait même boire directement à la liane, en aspirant la sève aqueuse.
Les trois hommes et Sophia Paramount marchaient depuis une heure à peine, quand Bob, qui marchait en tête, s’immobilisa soudain, la machette levée. Il se tourna vers ses compagnons, l’index de sa main libre sur les lèvres, souffla :
— Chttt…
Un bruit de feuillage s’imposa, se faisant de plus en plus net. Il pouvait s’agir d’un animal sauvage. Des pécaris par exemple, qui se déplacent en écrasant tout sous leur course. Mais Bob ne le pensait pas. Il savait reconnaître l’approche d’un être humain. Bill Ballantine également, qui braquait son AK 47 dans la direction d’où venait le bruit.
Une silhouette humaine apparut entre les arbres, dans la pénombre verte. Tout d’abord, l’inconnu n’aperçut pas Bob et ses amis et se rapprocha. Il n’en était plus qu’à quelques mètres quand il se rendit compte de leur présence, s’immobilisa soudain, vit la Kalachnikov que Ballantine pointait vers lui. Il leva les bras, criant :
— No me mata !… No me mata !… Ne me tuez pas !…
Il s’agissait d’un métis. Moitié blanc, moitié indien, il portait des jeans en lambeaux et crasseux, un T-shirt troué qui vantait les mérites d’un orchestre de rock. Les sandales qui le chaussaient devaient avoir au moins mille ans d’âge.
Continuant à lever les bras en l’air, l’homme agitait les mains, hurlant :
— No me mata !… Por favor !… No me mata !…
— Nous n’avons pas l’intention de vous tuer, assura Morane en espagnol.
En même temps, il se tournait vers Ballantine.
— Abaisse ton arme, Bill… Tu réussirais à faire peur à un troupeau d’éléphants…
L’Écossais obéit et abaissa le canon de l’AK 47 vers le sol.
Le métis s’entêtait cependant à donner tous les signes de la plus intense terreur, mais celle-ci n’était plus provoquée par Bill. Maintenant, les paroles de l’homme étaient :
— Les serpents à plumes !… Ils nous tueront tous… Ils tuent… Ils tuent…
Morane s’approcha de lui, puis Bill, Sophia et Clairembart, qui l’entouraient maintenant.
— Calmez-vous, dit l’archéologue. Calmez-vous…
Les regards du métis allaient d’un visage à l’autre. Il n’y lut aucune agressivité, s’apaisa un peu.
— Nous sommes des amis, assura Morane. Que voulez-vous dire avec vos serpents à plumes ?
Se redressant, le métis se mit à parler fébrilement, avec de grands gestes :
— Nous étions quatre… Joselita… Aragon… Fino et moi… Moi c’est Lupito… Nous étions là-bas – il indiquait la direction de l’est – dans les ruines… pour fouiller des huacas[7]… Trouver des idolitos… Pour les vendre… Nous sommes pauvres… Muy pobres…
— Les ruines… De quoi s’agit-il ? interrogea Clairembart avec intérêt. Les ruines d’une cité… d’un temple ?…
— Si… si… señor… Una cuidad… Muy antiqua… Mucho idolitos…
— La Cité de Kukulkan ? insista l’archéologue.
Le Métis secoua la tête.
— No sabe, señor… No sabe… Lupico ne sait pas… Quizás… Peut-être… La cuidad de Kukulkan ?… No sabe… Mucho serpientes… Beaucoup de serpents… Con plumas… Plumas. Avec des plumes… Ils ont mordu Joselito… Aragon… Fino… Joselito, Aragon, Fino… morts… Lupito a fui… Couru… Pronto… Muy pronto… Vite… Très vite…
— Vous pourriez nous conduire à cette ancienne cité ? interrogea Sophia.
Nouveau mouvement de tête, négatif, du métis.
— Non… Non… Lupito très peur… Très peur serpents à plumes… Eux muy malos… Très méchants… Eux mordre… Eux tuer…
— De toute façon, il ne peut être question de gagner cette cité perdue, que ce soit celle de Kukulkan ou non, intervint Morane. Notre but, dans l’immédiat, c’est le Guatemala… Au plus vite…
— Moi, je suis de l’avis du commandant, approuva Bill en mimant un frisson qui ressemblait plus à un tremblement de terre qu’à un frisson. Les serpents, normalement, ça me flanque déjà la pétoche. Alors quand, en plus, ils ont des plumes !…
En lui-même, Morane se livrait à un combat. Il s’étonnait. Le mystère du Serpent à Plumes – ou, mieux, des serpents à plumes – le fascinait. Il eût aimé le résoudre. Pourtant, cette fois, la sagesse l’emportait encore sur son goût immodéré pour le danger. Peut-être était-ce son signe Balance qui l’emportait sur son ascendant Scorpion. Pourtant, il n’en était pas certain. Il ne considérait pas l’astrologie comme une science exacte. Un peu comme dans une auberge espagnole, on n’y trouvait que ce qu’on y apportait. Bob s’adressa au métis.
— Nous allons tenter de rejoindre le Guatemala… Si vous voulez nous suivre…
*
* *
La marche laborieuse, à travers la selva, avait repris depuis plusieurs heures. Une progression harassante, dans une chaleur de serre, une humidité qui pénétrait jusqu’aux os. Et les racines affleurantes qui, à tout moment, à la moindre distraction, pouvaient se refermer sur une cheville, tel un piège à loups. Le tout dans une demi-pénombre glauque d’aquarium.
Bill Ballantine, qui marchait sur les talons de Morane, lança :
— Eh !… commandant…
Sans s’arrêter d’avancer, Morane tourna légèrement la tête et demanda par-dessus son épaule :
— Que se passe-t-il, Bill ?
— Soso, le professeur…
— Eh bien… quoi ?
— Sont plus derrière nous. Et le métis non plus…
Bob stoppa, se retourna complètement. Devant lui, il n’y avait que l’Écossais. Pas plus de Sophia, de Clairembart et de métis que dans le creux de la main. Seulement, derrière Bill, la profondeur marine de la forêt.
— Ils sont sans doute demeurés en arrière, supposa Morane. Le professeur…
— Ne me dites surtout pas que le professeur traîne la patte, coupa l’Écossais. Question footing, il nous mettrait tous dans sa poche…
Morane ne fit aucune remarque, se contenta de mettre les mains en porte-voix autour de sa bouche, cria :
— Professeur !… Sophia !… Cessez de traînailler…
Aucune réponse. La forêt demeurait silencieuse. Et vide.
— Où peuvent-ils bien être passés ? poursuivit Bob. Qu’est-ce qui peut les avoir retardés ?
— Sais pas, fit le géant. Tout à l’heure, j’ai entendu qu’ils parlaient avec le métis…
— Tu as entendu ce qu’ils disaient ?
— Pas fait attention. Ils étaient à dix mètres en arrière et parlaient à voix basse, mais avec animation. Le professeur faisait de grands gestes…
— Drôle ça… Allons voir…
Ils rebroussèrent chemin, parcoururent une centaine de mètres, mais sans trouver trace de leurs amis et de Lupito.
— Me demande bien où ils ont pu passer ? s’inquièta Morane. Il y a longtemps que tu les as entendus discuter avec le métis ?
— Sais pas, commandant… Plus d’une heure, c’est sûr…
— Et, depuis, tu n’as pas regardé derrière toi ?
— Je croyais qu’ils nous suivaient…
— Je le croyais aussi… Donc, s’ils se sont tirés, ils doivent avoir pas mal d’avance…
— Pourquoi croyez-vous qu’ils se soient… tirés, comme vous dites ?
— Une idée comme ça, Bill… D’ailleurs, regarde ça…
Morane montrait un point dans la végétation, en dehors du chemin que Bill et lui suivaient quelques minutes auparavant.
— Regarder quoi ? fit l’Écossais. Vois rien, moi… À part des arbres et encore des arbres.
— Cette tache blanche, Bill. L’endroit où une branche a été tranchée à la machette…
S’avançant, Bob tâta la blessure dans le végétal, la huma, conclut :
— Ça date de plus d’une heure… Peut-être deux… Nos amis nous ont quittés depuis plus longtemps que tu ne le supposes…
Le colosse haussa les épaules.
— Oh !… vous savez, moi, commandant, je n’ai jamais eu la notion de l’heure. Et puis j’ai pas consulté ma montre… Pouvais pas deviner que Soso et le professeur allaient se tailler en douce…
Un peu plus loin, Bob devait découvrir d’autres branches coupées et des empreintes de pas dans l’humus détrempé. Les traces de pas de deux hommes, dont l’un chaussé de sandales, et celles, plus petites, d’une femme. Il tira sa boussole, calcula un angle, décida :
— Ils sont partis par là… Direction est… C’est cette direction que le métis nous a indiquée en nous parlant de ces ruines…
— La Cité de Kukulkan, commandant ?
— Peut-être, mais pas certain…
— Pourquoi Soso et Aristide ne nous ont-ils pas prévenu ?
— Ils savaient que je me serais opposé à ce qu’ils partent et ils ont préféré y aller en douce, quitte à nous plonger dans l’inquiétude. Sophia tenait à son scoop et le professeur à ses vieilles pierres… Une occasion unique… Surtout que le métis, moyennant une récompense, aura finalement accepté de leur servir de guide… Il est probable en outre que le professeur voulait seulement situer la Cité, sans pousser plus loin ses investigations, pour nous rejoindre au plus vite ensuite…
— À moins que ce ne soit une façon comme une autre de nous forcer la main, dit Bill. Soso et Aristide comptaient peut-être sur le fait que, quand nous nous apercevrions de leur disparition, nous nous lancerions à leur recherche… La preuve, c’est qu’ils ont laissé des traces bien visibles… Volontairement on dirait…
— Comme dans l’histoire du Petit Poucet, enchaîna Morane… Peut-être as-tu raison… Les traces laissées sont trop évidentes, et Sophia et le professeur savent que nous sommes d’excellents pisteurs… Et ils ne se trompaient pas. Nous allons partir à leur recherche…