III

Le bus avait couvert quelques centaines de kilomètres, sur des routes en lacets s’insinuant à travers des paysages fabuleux de montagnes et de vallées au creux desquelles couraient les serpents d’argent des rios.

Au bout de plusieurs heures on avait quitté les terres pauvres de l’État d’Oaxaca, l’un des plus déshérités du Mexique, pour pénétrer dans celles, verdoyantes, du Chiapas. Au sud, la forêt tropicale s’étendait, en direction de la frontière du Guatemala, où elle s’enchaînait, sans solution de continuité, avec celles du Peten. Un monde végétal impénétrable, et encore en partie impénétré, où dormaient les ruines, beaucoup encore inconnues de la civilisation maya. Des noms y éclataient. Palenque… Bonampok… Yaxchilan… Bob Morane connaissait bien ces territoires hostiles qui, jadis, avaient arrêté la hargne fanatique des Conquistadors. Il la connaissait pour y avoir vécu certains des moments les plus exaltants de son existence aventureuse.

Le chauffeur du bus se tourna vers Morane, assis derrière lui, annonça :

— Legamos a Orozco, señor… Nous arrivons à Orozco…

Puis il hurla, à l’intention des autres passagers du véhicule encombré de ballots de toutes sortes :

— Orozco… dentro de cinco minutos… Orozco dans cinq minutes…

Bob poussa un soupir de soulagement. Il commençait à trouver le temps long. Le bus était relativement inconfortable et avec la chaleur, les passagers – des paysans tzotziles et des métis – dégageaient une odeur sui generis qui aurait dégoûté un mapurito[3]. Et il ne fallait pas parler des ballots mal arrimés qui roulaient en tous sens au moindre virage, ni des poules attachées par les pattes qui n’arrêtaient pas de caqueter et de battre des ailes pour tenter de se libérer. En plus, les hommes chiquaient le pilico, mélange de tabac, de choux et de piment et ne se gênaient pas pour expectorer. Quant aux fumeurs : la fumée de tabac sauvage ajoutait sa puanteur à celle de la sueur. L’odeur des tropiques. Depuis le temps, Bob Morane avait fini par s’y habituer… ou presque.

Il se demandait si Bill, Sophia et le professeur étaient déjà arrivés à Orozco. Comme décidé, ils voyageaient séparément, et Bob avait quitté Oaxaca en dernier.

Un coup de frein. Le lourd véhicule ralentit, continua un instant, entraîné par sa masse. Par-dessus son épaule, le conducteur jeta à Morane :

— Policia, señor…

Il ne s’agissait pas vraiment de la police, mais d’un barrage militaire. Une demi-douzaine de soldats en uniformes kaki un peu dépareillés avançaient vers le bus. Ils tenaient leurs M 16 comme s’il s’agissait du bien le plus précieux du monde et, sur leurs visages aux hautes pommettes et aux yeux bridés d’Indiens yaquis, se lisait une expression d’agressivité heureusement tempérée par l’ennui.

L’un des militaires, qui portait le grade de sergent, hurla :

— Todo el mundo baja ! – Tout le monde descend !

Le chauffeur avait ouvert la porte et les passagers descendirent sans se presser. Visiblement, ils étaient habitués à ce genre de contrôle. Pendant que ses hommes contrôlaient les identités des Mexicains, le sergent s’avança vers Bob, interrogea :

— Estranjero, señor ?

— Si, répondit Morane. Francés.

— Pasaporte.

Morane tendit son passeport. Il se sentait décontracté. Tous ses papiers étaient en règle, établis par un de ses amis de l’Ambassade du Mexique, à Paris. Il y avait même un document, en espagnol, qui le déclarait V.I.P., pourtant on ne pouvait jamais savoir comment allait tourner ce genre de contrôle.

Le contrôle tourna bien. Après avoir soigneusement étudié les documents, le sergent les rendit à leur propriétaire, en déclarant :

— Muy bien, señor Moràn… Muy bien…

Et il interrogea :

— Où comptez-vous vous rendre ?…

Du menton, Morane désigna, en contrebas de la route, le village dont, tout près, on apercevait les premières maisons.

— Ici… à Orozco…

— Pour y faire quoi ?

— On m’a dit qu’il y avait des ruines pas loin… J’aimerais les visiter…

Le sergent eut un petit rire grinçant.

— Des ruines ! fit-il. Tous les étrangers viennent au Mexique pour visiter des ruines… Comme s’il n’y avait pas autre chose que des ruines au Mexique.

Morane n’insista pas. Il ne tenait pas à entamer une discussion, surtout avec un militaire. De toute façon, il ne venait pas à Orozco pour visiter des ruines.

Le sergent poursuivait d’ailleurs :

— Il vous sera impossible de visiter ces ruines, señor, car il serait dangereux de dépasser Orozco… À cause des Zapatistas… Ils ont effectué plusieurs coups de main dans les parages, cette nuit… Plusieurs des nôtres ont été tués, et ils ont miné la route… Buena suerte, señor. – Bonne chance.

Tournant le dos à Morane, le sergent alla parlementer avec le conducteur du car qui, finalement, jeta à la cantonade, à l’adresse de ses passagers :

— On ira jusqu’au village, amigos… Impossible d’aller plus loin… La route est barrée…

Parmi les passagers, il y eut un murmure de protestation, de déception. Un murmure qui s’éteignit vite. En Terre indienne, on était habitué à la résignation.

 

*

* *

 

Orozco était davantage une petite ville qu’un village, mais elle possédait un aspect rustique qui lui conférait une atmosphère campagnarde. Quelques milliers d’habitants – des Indiens pour la plupart – une église de plus en plus désertée à l’avantage des magies ancestrales. La forêt tropicale – la selva lacandone – s’étendait à ses portes. Là, trouvaient refuge les révolutionnaires zapatistes. Là, commençaient les mystères du Serpent à Plumes.

Quand le car déposa Bob Morane et les autres passagers sur les pavés raboteux de la plaza centrale, le soleil descendait rapidement vers l’est, grosse boule de feu prête à se noyer, sans s’éteindre, dans le lointain océan de chlorophylle. Une chaleur lourde. L’odeur vaguement écœurante, vaguement grisante des tropiques. Une odeur de terre brûlée, de chair chaude, de végétaux pourrissants, de fauves aux aguets.

Les deux sacs de voyage déposés à ses pieds, Morane demeura quelques minutes immobile, inspectant les lieux. Il connaissait bien ce genre de petites cités au bord du monde. À mi-chemin d’une civilisation occidentale mal assimilée et d’une sauvagerie primitive qui s’accrochait bec et ongles. Sous le soleil déclinant, des Indiens tzeltals passaient, hommes et femmes, allant on ne savait où. Les hommes en ponchos de coton rouge et chapeaux de paille garnis de rubans. Les femmes portaient des tuniques aux riches broderies et allaient pieds nus. Tous marchaient à pas lents et lourds, les épaules légèrement voûtées avec, sur leurs visages, une intense expression de résignation.

La marque des famines, des injustices, des sévices de toutes sortes. Tout cela accumulé depuis la venue des Espagnols porteurs de croix et d’épées, près de cinq siècles plus tôt.

Et Morane comprenait pourquoi, un peu partout, taguées en rouge, ces quatre lettres EZLN[4]. Une formule d’espoir. Deux mots aussi, sur les murs de l’église, sur les murs d’un hangar : VIVA ZAPATA. L’esprit du vieil Emiliano errait toujours. Parfois, on entendait encore son cheval galoper dans la nuit.

Les autorités locales avaient bien tenté d’effacer ces graffitis en les recouvrant de peinture blanche, mais les tags rouges de l’espérance transparaissaient.

Tout de suite, Bob avait repéré une enseigne : Hotel del Chiapas. C’était on ne peut plus explicite. Il ne pouvait y avoir d’autre hôtel du Chiapas dans le coin, et même pas d’hôtel du tout. En plus, c’était là que Bob avait rendez-vous avec ses amis.

Ses sacs à bout de bras, il se dirigea vers l’hôtel, de l’autre côté de la plaza. La façade de l’établissement, peinte en ocre clair, offrait un aspect rassurant. Jadis l’hôtel devait recevoir des touristes attirés par les ruines mayas des environs, mais, à la suite de la révolte zapatiste, lesdits touristes s’abstenaient, et l’endroit n’offrait plus qu’une impression d’abandon.

Du pied, Morane poussa la porte de l’hôtel, seulement entrebâillée, pénétra dans un grand hall de réception propre, mais sans luxe : bois et plâtras. Au plafond, un grand ventilateur poussif tentait de remuer un air épais et lourd, et y réussissait tant bien que mal. Quelque part retentissait le ronronnement de la génératrice qui fournissait du courant électrique à l’établissement.

À l’entrée de Morane, l’homme assis derrière le comptoir sursauta, sourit, comme si on venait de le tirer d’un cauchemar, interrogea :

— Que quiere, señor ? – Que désirez-vous ?

Bob déposa son sac de voyage contre le desk, répondit, en espagnol également :

— Je suis le señor Morane… J’ai rendez-vous ici avec des amis.

Venue de quelque part, au fond du hall, une triple exclamation fusa.

— Commandant !…

— Bob !… On croyait que vous n’arriveriez jamais…

— Comme si, Sophia, Bob n’arrivait pas toujours.

Morane tourna ses regards dans la direction d’où venaient les voix. Bill Ballantine venait d’apparaître, sa chevelure rouge éclatant sous la pauvre lumière des lampes électriques qui venaient de s’allumer, car la nuit, au-dehors, était tombée comme un rideau.

Derrière l’Écossais venait Sophia Paramount, « reporter de choc et de charme » au Chronicle. Sophia Paramount, toujours aussi superbe, quoi qu’elle portât. Pour le moment un ensemble deux pièces pantalon-saharienne. Où qu’elle fût, en n’importe quel lieu et en n’importe quelle circonstance, elle paraissait toujours sortir d’un magazine de mode. Ce qui ne l’empêchait pas d’être experte en judo, jiu-jitsu, karaté…

En dernier lieu venait le professeur Clairembart, toujours aussi guilleret et alerte en dépit de ses presque soixante-dix ans…

— Pas de problème en route ? interrogea Morane.

— Pas trop, fit l’archéologue. Chacun séparément, nous avons été retardés par des barrages. Mais, dans l’ensemble, tout s’est bien passé… Je suis arrivé ici hier soir…

— Soso et moi sommes arrivés ce matin, dit Ballantine. Une nuit dans ce maudit car qui n’avançait pas…

— N’exagérez pas, Bill, intervint Sophia. Le chauffeur roulait à tombeau ouvert. On a failli verser à plusieurs reprises dans le ravin…

— Dans le précipice, vous voulez dire, Soso, corrigea le géant. Brrr… J’en ai encore froid dans le dos…

À la façon dont le colosse avait prononcé ces derniers mots, on pouvait se demander si, justement, il pouvait jamais avoir « froid dans le dos ».

— Bon… Tout ça c’est déjà du passé, conclut Bob. Ce qui compte, c’est que nous soyons réunis ici et que nous puissions commencer notre enquête…

— Personnellement, je continue à croire que tout ça c’est de la folie, glissa Ballantine. On est ici, en pleine révolution, à la recherche d’une fille qu’on ne connaît ni d’Ève ni d’Adam…

— Moi je la connais, coupa Morane.

— Et puis, fit Sophia avec un rire clair, comme si chaque fois qu’on arrive quelque part, il n’y avait pas une révolution !… Alors, pour ce que ça change !… Et peut-être que le professeur réussira à redécouvrir le temple de Kukulkan… et nous en même temps.

Aristide Clairembart ne dit rien, mais, au nom de Kukulkan, ses yeux avaient brillé derrière les verres de ses lunettes cerclées d’acier.

— Bon, coupa Morane. Dès demain, nous irons voir ce docteur Moro…

— Nous l’avons contacté, fit Clairembart. Il est absent pour le moment, mais, demain, il nous recevra…

— Donc, tout est pour le mieux, conclut Morane. Et tout cela ne nous empêchera pas de manger… J’ai une faim de loup…

 

Le Réveil de Kukulkan
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