XIII
Après avoir survolé l’est de la France, la Suisse, l’Italie, la Crête, l’avion avait atteint la côte africaine à la verticale d’Alexandrie, pour descendre ensuite progressivement au-dessus des riches plaines à riz du delta, et se poser enfin sur l’aéroport international, non loin d’Héliopolis, cette banlieue moderne du Caire, construite au début du siècle par un Belge milliardaire et entreprenant.
Une heure plus tard, les formalités douanières et consulaires accomplies, Morane roulait, à bord d’un taxi, à travers la capitale égyptienne, pour atteindre le Nil à hauteur du pont Kasr El Nil, à proximité duquel se dressait le luxueux hôtel « Sémiramis », dont l’hôtel « Kassed Keir » était une dépendance. Cet hôtel « Kassed Keir » n’était pas autre chose qu’un ancien yacht royal qui, amarré, avait été transformé en une résidence comportant cinquante-deux chambres, un restaurant, un salon de thé et un bar.
Quand Bob fut installé dans une confortable cabine prenant vue, par un large hublot, sur la rive gauche du fleuve, il fit un rapide plan de campagne. Avant de quitter Bruxelles, il avait eu le temps de contacter le Dr Packart afin que les renseignements concernant la lutte contre la Jacinthe d’eau fussent aussitôt transmis au gouvernement égyptien. Tout ce qui lui restait donc à faire, c’était de trouver un moyen de gagner au plus vite les environs d’Assouan. D’après les informations obtenues à l’aérodrome, il n’y avait un avion que toutes les semaines, et le dernier avait décollé deux jours plus tôt. Il ne pouvait donc être question d’attendre le suivant. Restait le train, qui partait à l’aube et couvrait la distance Le Caire-Assouan en quinze heures. Bob aurait donc atteint la première cataracte le lendemain soir et serait à pied d’œuvre au matin du troisième jour, juste à temps donc pour agir contre Ming. Restait maintenant à attendre Bill.
Comme le soir tombait et qu’il voulait prendre quelques heures de repos avant de se mettre en route, Morane passa aux derniers préparatifs. Il gagna l’hôtel « Sémiramis » et, dans une des boutiques qui y étaient installées, il acheta un complet de shantung destiné à remplacer celui qu’il portait et qui se révélait trop chaud pour le climat égyptien. Il regagna alors sa chambre-cabine, où il vérifia soigneusement l’automatique qui ne l’avait pas quitté depuis ses derniers démêlés avec l’Ombre Jaune. Ensuite, Bob se dévêtit et entreprit de vider ses poches une à une, pour en glisser au fur et à mesure le contenu dans celles du complet de shantung. Quand il arriva à la poche de poitrine, il récupéra le petit masque d’argent qu’il y avait mis, on s’en souviendra, avant de quitter Paris. Longuement, Morane considéra le bibelot, puis il sourit et murmura :
— Une fois déjà, tu m’as sauvé la vie. Continueras-tu encore à me porter chance ?…
Certes, Bob ne croyait pas trop à la vertu des talismans, mais il eût trouvé savoureux que l’emblème de Ming l’aidât – il se demandait bien comment – à vaincre ce dernier. Il déposa le petit masque dans la poche de poitrine du veston de shantung, se dit que, s’il ne pouvait l’aider, il ne pouvait davantage lui nuire.
Après avoir terminé ces préparatifs, Bob se coucha. Préalablement, il avait demandé à la réception qu’on le prévînt quand Bill arriverait, et aussi qu’on le réveillât à temps pour qu’il puisse prendre le train d’Assouan, à l’aube.
Le lendemain cependant, au moment de quitter l’hôtel, Bob n’avait toujours pas aperçu son ami. Supposant que Bill avait été retardé, il lui laissa un message auquel il eut soin de joindre un double du plan de Miss Orloff. Il remit le tout à la réception, sous une enveloppe fermée portant le nom de Ballantine. Une demi-heure plus tard, le train Diesel l’emportait vers le Sud.
Tout d’abord, ce fut Guizeh, avec le panorama grandiose des pyramides et de la nécropole memphite tout entière se détachant dans la lumière d’or pâle du jour nouveau. Ensuite, interminablement, le train longea le Nil, avec son décor de chadoufs et de norias pompant l’eau bienfaisante et la transvasant dans les étroits canaux serpentant à travers les cultures, ses palmiers immobiles, découpés dans le zinc, comme au théâtre, semblait-il, ses embarcations aux voiles triangulaires fendant paisiblement le courant.
Ce fut El-Ouasta, Assiout, Oasis Jonction, Louxor… En dépit du confort de son compartiment de première classe, climatisé à souhait, Bob ne pouvait s’empêcher de trouver le temps long, et cela malgré les admirables paysages qui se déroulaient devant ses yeux. Son but l’absorbait tout entier et, au fur et à mesure que l’on approchait d’Assouan, il sentait l’impatience, et aussi l’inquiétude, le gagner chaque seconde davantage.
Quand Assouan fut en vue, à la tombée du soir, le spectacle devint à ce point féerique que Bob, en dépit de ses préoccupations, fut sur le point d’en oublier l’Ombre Jaune et ses dacoïts. À sa droite, éclaboussée d’or rouge par le soleil couchant, s’étendait la belle nappe du fleuve, avec la silhouette irréelle de l’île Éléphantine plantée au beau milieu du courant. Au-delà, la ville d’Assouan s’étageait en amphithéâtre sur son socle de granit.
À Assouan, Bob commença par chercher un endroit où il pourrait louer une voiture pour le lendemain et, quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il gagna aussitôt le « Cataract-Hôtel », sans songer un seul instant, contrairement à ses habitudes, à visiter la ville qui, pourtant, avec son labyrinthe de rues étroites, sa population bigarrée, son bazar animé et coloré, ses maisons aux murs nus et aux portes closes et aux linteaux décorés de formes géométriques, méritait qu’on lui consacrât plus d’attention.
Mais Morane avait bien d’autres choses en tête, une peur latente l’occupait à la pensée de ce qui l’attendait le lendemain. L’hôtel était bâti au sud de la cité, sur un promontoire rocheux surplombant le fleuve, et à plusieurs reprises, ce soir-là, notre héros se surprit à creuser la nuit du regard, en direction des cataractes proches, comme pour y découvrir un signe du destin.
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La vieille Buick que Bob Morane avait louée quitta la ville aux premières lueurs de l’aube et se mit à rouler parallèlement au fleuve, en direction du barrage dont le mur imposant, haut de quarante et un mètres, troué d’énormes portes de fer, coupait le fleuve sur toute sa largeur.
Ce n’était cependant pas le barrage lui-même qui intéressait Bob, mais cette suite de rapides bouillonnants qui s’échelonnaient en aval. L’eau, rendue plus furieuse encore par les prodromes de la crue, se précipitait en de multiples bras entre des rochers dont l’ensemble formait un petit archipel d’îlots granitiques parmi lesquels on distinguait l’île de Seheil, qui supportait un petit village et les restes de deux temples, datant l’un du règne d’Aménophis II, l’autre de celui de Philopator.
Ayant quitté la route, Morane arrêta la voiture à un endroit, non loin de la sortie des rapides et où la berge, affaissée se creusait en une cuvette peu profonde, au fond marécageux et où poussait toute une floraison aquatique de nymphéacées, de roseaux, de sagittaires, parmi lesquels on distinguait déjà quelques colonies de jacinthes. Cette zone marécageuse, qui s’étendait sur une superficie d’un kilomètre carré environ, ne communiquait avec le fleuve lui-même que par une série d’étroits chenaux creusés par la nature dans une sorte de ressaut rocheux endiguant partiellement le courant. Au-delà de ce ressaut, on distinguait deux îlots, reliés à la berge par de fragiles ponts de bois sous lesquels l’eau, resserrée entre des falaises à pic, se précipitait en grondant. Sur le second îlot, une maison en partie ruinée était construite.
Bob avait arrêté la voiture à l’abri d’un bouquet de sycomores. Ayant mis pied à terre, il s’avança entre les arbres et, tapis contre un tronc, inspecta les alentours. Un coup d’œil au plan que lui avait donné Tania Orlof l’ancra dans la certitude d’avoir bien atteint le but de son expédition.
— Reste maintenant à découvrir Ming, murmura-t-il.
Pendant un moment, il regretta de ne pas avoir emporté des jumelles, qui lui auraient permis d’inspecter les deux îlots. « Du ressaut, songea-t-il, je serai aux premières loges pour espionner à mon aise… » Il tira son automatique et l’enveloppa dans un petit sac de matière plastique destiné à le protéger de l’humidité.
Il allait gagner la rive du marécage, quand il s’immobilisa soudain. Là-bas, plusieurs pirogues – trois exactement – qu’il n’avait pas aperçues tout d’abord, glissaient entre les plantes aquatiques. Chacune de ces pirogues était montée par un homme armé d’une gaffe et qui semblait inspecter les alentours avec attention, Avec trop d’attention même au goût de Morane. « M’étonnerait pas outre mesure s’il s’agissait là des anges gardiens de l’Ombre Jaune, songea-t-il. » Il sourit et murmura :
— Pourtant, je connais le moyen de passer, malgré leur présence. Un petit tour d’escamotage, et tout sera dit…
À plat ventre, il se coula jusqu’au marécage et, à l’aide de son canif, coupa une tige de roseau. Toujours rampant, il regagna alors l’abri des sycomores. Là, il tailla son roseau en un tronçon long de cinquante centimètres environ. Avec un bout de fil de fer trouvé dans le coffre de la voiture, il entreprit alors de percer les cloisons nodales de la tige afin d’obtenir un tube creux sur toute sa longueur.
Embouchant le roseau, Morane y souffla comme dans une sarbacane, puis il aspira. Quand il se rendit compte que l’air passait librement, il sourit à nouveau.
— Me voilà équipé pour entamer la première partie de mon programme, dit-il à mi-voix.
Après s’être assuré que son automatique se trouvait toujours bien où il l’avait placé, dans la poche intérieure de sa veste, enveloppé dans l’étui de plastique, il rampa à nouveau jusqu’au marécage et là, étendu entre les roseaux, surveilla les pirogues. Les hommes qui les montaient ne semblaient pas vouloir se rendre d’un point précis à un autre, car les embarcations sillonnaient l’étendue palustre un peu au hasard, sans jamais toucher les rives.
« On dirait qu’ils patrouillent, pensa Morane, tout à fait comme s’ils avaient pour mission d’empêcher quiconque d’atteindre le ressaut. » Les premiers rayons de soleil passant, à l’est, par-dessus les gebel,[4] firent soudain briller les lames des longs poignards que les piroguiers portaient dans leurs ceintures. Cette fois, Bob ne douta plus qu’il s’agissait là de dacoïts chargés de protéger l’Ombre Jaune.
« Ming doit donc bien se trouver sur l’îlot, comme me l’a affirmé Tania, songea-t-il. À mon tour de jouer… »
Accroupi, il se glissa parmi les roseaux puis dans l’eau, tenant dans sa main droite le tube de roseau creusé. Il attendit que les pirogues fussent éloignées de l’endroit où il se trouvait avant de se décider à progresser davantage, la tête seule émergeant à la surface du marais.