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Bob Morane et Bill Ballantine couraient à présent de toute la vitesse dont ils étaient capables. Parfois, ils se retournaient pour juger de l’approche de l’ennemi qui s’était lancé à leur poursuite. Il ne semblait pas cependant que, bien que la course des deux fuyards fût freinée par le sable, les hommes sortis de la mer gagnassent du terrain sur eux. À vrai dire même, leur progression avait quelque chose d’insolite, un peu saccadée, lourde. On eût dit des somnambules ou des automates qui essayaient de battre un record de vitesse.
— Pas très rapides, les particuliers, constata Bill tout en continuant à galoper de toute la vitesse dont il était capable.
— Pas très rapides peut-être, fit Bob, mais ils m’ont l’air cependant bien sûrs de leur coup… C’est ce qui m’inquiète. Continue à courir. Je vais essayer de les retarder un peu…
S’immobilisant, Morane tira son Lüger, s’accroupit et, le coude droit sur un genou, le poing tenant le revolver appuyé dans la main gauche ouverte en coupe, il visa soigneusement l’un des poursuivants et fit feu. La course de l’homme lut interrompue, comme si réellement il avait été touché. Pourtant, il ne tomba pas et, après une seconde à peine, il se remit à courir comme si de rien n’était.
« Çà alors ! songea Morane. je suis sûr cependant de l’avoir atteint…»
Il visa un autre des poursuivants, et le même phénomène se reproduisit. Ainsi, trois fois de suite.
« Décidément, ils sont invulnérables… à moins que je ne sois devenu le plus mauvais tireur que la terre ait porté, ce qui m’étonnerait…»
Les hommes sortis de la mer se rapprochaient dangereusement et Bob comprit qu’il était inutile d’insister. Il fit volte-face et reprit sa course sur les talons de Ballantine, qui déjà avait atteint la route. Bob le rejoignit et, ensemble, ils gagnèrent la voiture. Là cependant, une mauvaise surprise les attendait. Les quatre pneus de la Ford avaient été lacérés à coups de couteau.
— Décidément, fit Ballantine, on ne veut nous laisser aucune chance…
D’où ils se trouvaient, les deux amis embrassaient toute la plage et ils purent se rendre compte que leurs poursuivants n’étaient plus peut-être qu’à une centaine de mètres. Dans leurs mains, de longs couteaux brillaient.
— Tant pis pour les pneus, lança Morane. Il nous faut filer coûte que coûte. Nous allons rouler sur les jantes. Ça tiendra ce que ça tiendra mais, de toute façon, nous aurons mis un bout de terrain entre ces épouvantails et nous…
Déjà, ils avaient grimpé à bord. Bob glissa la clef dans le contact et tourna. Rien ne se passa… Il essaya à nouveau ; toujours rien. Le démarreur ne semblait pas répondre…
— Tu viens de dire qu’on ne voulait réellement nous laisser aucune chance, Bill, fit Morane. Non seulement, ils ont lacéré les pneumatiques mais, en plus, ils ont saboté le moulin… J’ai bien peur qu’il ne nous faille courir à nouveau…
Les poursuivants allaient atteindre la route, en deux groupes.
— Galopons, aussi vite que nous pouvons et en tiraillant, en direction de la ville, lança Morane. Les coups de feu attireront bien l’attention des gens du voisinage. Peut-être quelqu’un avertira-t-il la police…
Ils avaient jailli de la voiture pour passer à quelques mètres à peine d’un premier groupe de poursuivants, sur lesquels ils tirèrent quelques balles. Deux hommes parurent atteints car, sous l’impact des projectiles, ils s’écroulèrent pour se relever aussitôt.
— Çà par exemple ! grommela Bill. Ces gars-là sont donc réellement invulnérables ?
Une peur qu’il ne parvenait à contrôler envahit Morane.
— Fonçons !… jeta-t-il. Fonçons !…
Ils savaient à présent ne pas avoir affaire à des dacoïts, mais ces ennemis, qui ne semblaient n’avoir d’humain que la forme, n’en devenaient que plus redoutables. À peine les fuyards avaient-ils couvert cent nouveaux mètres qu’un second groupe de poursuivants jaillit devant eux sur la route, leur coupant le chemin. Les deux amis s’immobilisèrent, indécis.
— Nous sommes pris au piège, constata Bill.
— Aucun doute là-dessus, approuva Morane. Nous sommes faits comme des débutants… Et, en plus, mon arme est vide…
Il eut un haussement d’épaules et continua :
— Après tout, pour ce qu’elle m’a servi jusqu’ici…
Devant eux, derrière, les hommes sortis de la mer se rapprochaient à pas comptés, sûrs, semblait-il, de leurs victimes, et les couteaux qui brillaient à leurs poings étaient assez menaçants pour leur donner cette assurance.
— Qu’est-ce qu’on fait ? interrogea Bill. On continue à foncer ?
Du menton, Morane désigna la campagne, sur leur droite.
— Filons par-là, nous réussirons peut-être à les semer… Ils n’eurent cependant pas le loisir de mettre ce conseil à exécution car, tout à coup, derrière eux, un bruit prolongé de klaxon déchira le silence. Phares allumés, une voiture fonçait vers eux à une telle allure que le premier groupe des poursuivants dut s’écarter sur son passage. Le véhicule s’immobilisa à la hauteur de Bob et de Bill. C’était une longue torpédo blanche à la capote baissée. Une jeune femme blonde tenait le volant, et les deux amis purent se rendre compte aussitôt de sa beauté. Elle leur sourit et jeta rapidement :
— Montez !…
Ils ne se le firent pas répéter. Sans même prendre le temps d’ouvrir les portières, ils grimpèrent à bord. Aussitôt, la jeune fille démarra, poussant son moteur à fond, et il fallut quelques secondes à peine au véhicule pour atteindre le second groupe adverse dont les membres, éblouis par les phares, terrorisés eût-on cru par les glapissements du klaxon, se rejetèrent de côté pour éviter d’être écrasés… Déjà, la voiture filait sur la route libre, en direction d’Honolulu.
La conductrice inconnue tourna vers Morane un beau visage lisse, éclairé par deux grands yeux dont on ne distinguait pas la couleur mais qui devaient être bleus. Elle sourit à nouveau et dit doucement :
— Et voilà le travail !… Il y a quelques secondes à peine vous étiez promis pour l’Au-delà et, avant une demi-heure d’ici, nous serons assis tous trois devant des cocktails choisis…
Elle détourna la tête et, regardant la route, elle continua :
— Cela me flatte d’avoir pu tirer du pétrin le célèbre commandant Morane et le non moins célèbre Bill Ballantine…
— On peut dire que vous êtes arrivée juste à point, fit Ballantine. Si c’est le hasard…
— Comment connaissez-vous nos noms ? interrogea Bob de son côté.
Elle se tourna à nouveau vers lui et cligna de l’œil.
— Qui ne vous connaît pas, dit-elle doucement. Mais j’oublie de me présenter. Je m’appelle Isabelle… Isabelle Show.
En entendant ce nom d’Isabelle Show tombé des lèvres délicatement ourlées de leur gracieuse libératrice, Bob Morane et Bill Ballantine ne purent s’empêcher de sursauter. Ils échangèrent un long regard entendu. Ainsi cette mystérieuse Isabelle Show que Ray Lavins avait nommée avant de mourir, en même temps que la non moins mystérieuse Lucy Lu, se manifestait elle-même. Il était donc probable qu’elle ne s’était pas trouvée là par hasard.
— Vous avez l’air de connaître mon nom, poursuivit la jeune fille… Ray Lavins ?
Morane eut un signe affirmatif pour répondre :
— Oui, Ray Lavins… Votre nom est le dernier qu’il ait prononcé…
Ce fut au tour d’Isabelle Show de sursauter.
— Le dernier nom ? balbutia-t-elle. Ray serait-il…
— Oui, fit Bob, mort… Il nous avait contactés à notre hôtel, par téléphone, en nous demandant de venir le rejoindre de toute urgence. Quand nous sommes arrivés à la villa, il agonisait… C’est tout juste s’il a eu le temps de prononcer quelques paroles, dont votre nom… Nous devions essayer de vous contacter…
Isabelle hocha doucement la tête.
— Pauvre Ray, murmura-t-elle. Il méritait pourtant un sort plus enviable…
Elle secoua ses épaules graciles, se tut un instant puis reprit :
— Après tout quand on fait notre métier, il faut s’attendre à tout moment à ce qu’il nous arrive quelque chose de semblable…
— Vous appartenez au C.I.C. ? demanda Morane. Elle eut un signe affirmatif.
— Oui, expliqua-t-elle, au C.I.C. Je suis membre du bureau de San Francisco mais Ray, qui avait découvert quelque chose ici, avait demandé qu’on lui envoyât quelqu’un. Je fus déléguée sur place…
— Lavins a-t-il eu le temps de vous révéler ce qu’il avait découvert ? demanda Bob.
Elle eut un signe de tête affirmatif.
— Oui, il a eu le temps de me parler, de me dire ce qu’il savait, le peu qu’il savait, mais ce serait trop long à expliquer ici. Allons chez moi, nous serons plus à l’aise pour parler…
Isabelle Show habitait un vaste motel dont les pavillons s’alignaient en bordure de mer, séparés l’un de l’autre par une centaine de mètres environ. Une fois la voiture remisée au parking, Isabelle, Bob Morane et Bill Ballantine se retrouvèrent dans le pavillon de la jeune fille composé d’un grand living confortablement meublé, d’une salle de bains et d’une petite cuisine. Une grande baie vitrée donnait vue sur la plage.
Quand ils furent tous trois installés dans le living, devant des cocktails, Isabelle commença par s’enquérir :
— Savez-vous qui a tué Ray ?
Dans sa voix, sourde, il y avait un accent de vengeance.
— Nous n’en savons rien, dit Bob. Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que les hommes qui ont tué Ray et qui nous ont assaillis ensuite sortaient de la mer comme des poissons…
— Oui, renchérit Bill, avec cette différence que, contrairement à des poissons, ils ne semblaient pas devoir nager, mais marcher réellement au fond de l’océan…
— D’ailleurs, fit encore Bob, nous comptions sur vous pour nous renseigner…
La jeune fille eut un geste vague.
— Évidemment, déclara-t-elle, j’en sais sans doute plus que vous, mais pas beaucoup…
— Pourtant, fit remarquer Bob, avant de mourir Lavins a prononcé votre nom et celui d’une certaine Lucy Lu. Nous pensions que vous pourriez nous fournir quelque lumière sur cette affaire…
Cette fois, Isabelle Show marqua une certaine impatience suivie d’une hésitation.
— Je ne sais si je puis vous parler de tout ça, dit-elle finalement. Il s’agit un peu d’un secret d’État… Pourtant je sais que vous avez collaboré à de nombreuses reprises avec le C.I.A. et le C.I.C. et que c’est Ray Lavins lui-même qui vous a appelés pour vous donner mon nom…
— D’autant plus, compléta Bill Ballantine, que lorsqu’il a appelé le commandant au téléphone, Lavins lui a affirmé que Monsieur Ming était sous tout cela. Or, ce Monsieur Ming est notre vieil adversaire et, partout où il se manifeste, nous ne pouvons qu’intervenir…
Les dernières paroles échangées semblaient avoir balayé toute hésitation chez Isabelle Show.
— Personnellement, dit-elle, je n’ai jamais entendu parler de ce Monsieur Ming et vous êtes mieux renseignés que moi à son sujet… Pour le reste, je vous le répète, je sais peu de chose. Ray Lavins était délégué du C.I.C. ici à Honolulu, et il dut tomber sur une piste intéressante car notre bureau central de Washington reçut, il y a une quinzaine de jours, un appel venant de lui. Il demandait qu’on lui envoyât aussitôt un agent de liaison. Moi-même j’appartiens au bureau de San Francisco et, je vous l’ai dit déjà, je fus déléguée à Hawaii où je ne parvins pas immédiatement à contacter Lavins. Lui-même me donna ce matin même un coup de téléphone, par lequel il me révélait que des événements graves concernant la sécurité des États-Unis se préparaient à San Francisco et qu’il fallait intervenir aussitôt si l’on voulait conjurer la menace. Selon lui, Kowa, la ville souterraine s’étendant sous Chinatown, était truffée d’espions et c’était de là que devait partir l’attaque. Il tenait ces renseignements d’une certaine Lucy Lu. Lavins ne m’en dit pas davantage et me donna rendez-vous cette nuit dans la villa qu’il occupait au sud de la ville. C’est en me rendant à ce rendez-vous que je vous rencontrai et pus miraculeusement vous tirer des griffes de vos poursuivants…
Il y eut un long silence, pendant lequel une grimace tordit les lèvres de Bob Morane.
— Monsieur Ming, dit-il, Chinatown, tout cela va bien ensemble. Toutefois, miss, j’aimerais obtenir quelques renseignements sur cette cité de Kowa dont Lavins nous a parlé avant de mourir et que vous venez vous-même de citer…
La jeune fille hocha la tête.
— Je n’en sais pas grand-chose, dit-elle. Kowa était jadis un ensemble de galeries que les Chinois de San Francisco avaient creusées sous Chinatown afin de pouvoir y échapper à tout contrôle des autorités américaines. C’était une véritable ville souterraine avec ses rues, ses entrées dérobées. Là, les sociétés secrètes se réunissaient. Les morts étaient entreposés dans des cryptes en attendant de pouvoir rejoindre la terre des ancêtres. On y jouait et l’opium emplissait les galeries de sa fumée âcre. Le maître occulte de Kowa y faisait régner sa loi. Des gens coupables d’on ne sait quels forfaits, ou tout simplement d’avoir enfreint certains tabous de la communauté chinoise, y étaient enchaînés ou jetés dans des oubliettes pour y mourir d’une mort lente. D’autres étaient exécutés et jamais on ne retrouvait leurs corps. Pendant longtemps, la police de San Francisco tenta de pénétrer dans cet underworld au sens propre du mot, mais toujours Kowa garda son secret. Jusqu’au jour où le tremblement de terre en 1906, suivi d’un grand incendie qui détruisit la ville, éboula en partie ses galeries, combla ses entrées secrètes. Là s’arrête l’histoire connue de Kowa, la cité interdite des anciens fils du Ciel…
— Une cité souterraine et chinoise, fit Ballantine, tout cela va de mieux ou mieux avec Monsieur Ming…
— Oui, approuva Morane, et il est assez aisé de tirer quelques déductions de ce que nous savons. Selon toute évidence, l’Ombre Jaune veut lancer une grande attaque contre le continent américain, sans doute en partant de San Francisco. Pour cela, il a établi dans ce qui reste des galeries de la cité souterraine un repaire où il a installé les laboratoires de sa science démoniaque, caserne les créatures inhumaines dont il se sert… Reste à savoir quels moyens il emploiera pour lancer son offensive…
— Nous pouvons lui faire confiance, dit Bill Ballantine. Son imagination n’est jamais prise en défaut. La preuve, ces hommes qui tout à l’heure sortaient de la mer et paraissaient invulnérables quand nous leur avons tiré dessus…
— Sans doute des Cyborgs, tenta d’expliquer Morane. Des hommes qui, l’organisme cybernétisé, perfectionné artificiellement, sont devenus en quelque sorte des surhommes capables de vivre sous l’eau grâce à des branchies artificielles, rendus invulnérables par un fin réseau de fils métalliques extrêmement résistants greffés sous leur peau… Monsieur Ming est capable d’avoir poussé jusque dans ses derniers perfectionnements cette science de la cybernétisation de l’être humain, que nos savants n’ont encore pu qu’imaginer, en fonction des futures explorations interplanétaires qui nécessiteraient de trop grands efforts de la part d’un organisme normal…
— J’ai l’impression que vous connaissez bien notre adversaire, constata Isabelle, et que vous savez de quoi il est capable… Mais quels sont exactement ses buts, nous l’ignorons. Sans doute Ray Lavins en savait-il davantage. Hélas ! il est mort trop tôt pour nous renseigner et il devait craindre trop ses ennemis pour avoir osé livrer au papier ses découvertes…
Longuement, Bob Morane demeura songeur, à se passer et repasser la main droite ouverte dans ses cheveux noirs et drus.
— En effet, dit-il, il nous faut reconnaître que nous savons peu de chose… Tout ce qui nous restera sans doute à faire, faute de retrouver cette Miss Lucy Lu, c’est de gagner San Francisco et de trouver le moyen de pénétrer dans Kowa. Pourtant, ne nous faisons pas d’illusion. Si cette cité souterraine sert bien de repaire à Monsieur Ming, toutes ses entrées seront bien gardées et, si nous parvenons à nous y introduire, elle se refermera sur nous comme un piège et…
Un bruit venu du dehors coupa la parole au Français. C’était un cri déchirant, mi-humain, mi-bestial ; un cri qui avait le don de glacer le sang dans les veines ; un cri que Bob Morane et Bill Ballantine ne connaissaient que trop bien. Ils échangèrent un long regard.
— L’appel des dacoïts[1] murmura Bill Ballantine d’une voix blanche.