The Project Gutenberg EBook of Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V…, by Francois-René de Chateaubriand et Marie-Louise de Vichet

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Title: Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V… Un dernier amour de René

Author: Francois-René de Chateaubriand et Marie-Louise de Vichet

Release Date: December 9, 2005 [EBook #17261]

Language: French

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UN DERNIER AMOUR DE RENÉ

CORRESPONDANCE DE CHATEAUBRIAND

AVEC LA MARQUISE DE V…

Paris,
Librairie Académique Didier Perrin et Cie,
Libraires-Éditeurs,
35, Quai des Grands-Augustins.

1903

PRÉFACE

Dans un château des environs de Viviers, propriété séculaire de sa famille, demeurait, en l'année 1827, une femme d'une sensibilité délicate et de l'esprit le plus distingué, la marquise de V… Née en 1779, elle avait épousé à quinze ans un gentilhomme du Languedoc, d'excellente maison, lui aussi; et elle avait eu de lui un fils, son unique enfant. Mais, en 1827, elle demeurait seule dans son château du Vivarais. Son mari, entré dans l'administration sous l'Empire, habitait Toulouse, où il remplissait les fonctions d'inspecteur des douanes. Son fils, officier de chasseurs, avait sa garnison à l'autre bout du royaume. De telle sorte que, dans sa solitude, Mme de V… pouvait entretenir à loisir le culte qu'elle avait voué depuis sa jeunesse à l'auteur du Génie du Christianisme. Elle avait été de celles que l'apparition de ce livre, jadis, avait affolées d'enthousiasme[1]: toujours, depuis lors, elle continuait à être partagée entre son désir de connaître Chateaubriand et la crainte d'importuner celui-ci ou de lui déplaire. Déjà en 1816, profitant d'un séjour à Paris, elle avait écrit à son grand homme; puis, au dernier moment, elle avait imaginé un prétexte pour se dispenser de le rencontrer. Onze ans plus tard, à propos de quelques mots lus dans le Journal des Débats sur une indisposition de Chateaubriand, elle s'enhardit à lui écrire de nouveau; et, cette fois, sa lettre fut le point de départ d'une correspondance qui devait durer sans interruption près de deux ans, jusqu'au mois de juin 1829.

[Note 1: «Je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe écrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure.» (Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe.)]

Au moment où s'ouvrit cette correspondance, Chateaubriand traversait une des périodes les plus tristes et les plus inquiètes de sa vie. Il avait perdu, peu de mois auparavant, sa vieille amie Mme de Custine. Mme de Chateaubriand, très souffrante elle-même, lui faisait sentir plus vivement que jamais l'incompatibilité naturelle de leurs caractères. Ruiné, dépossédé de toute influence politique, réduit à une opposition hargneuse et rebutante, toujours plus ennuyé des autres et de lui-même à mesure qu'il découvrait davantage son inutilité, René se trouvait dans une disposition morale qui, sans doute, lui rendit plus sensible l'hommage imprévu de la marquise de V… Le fait est qu'il y répondit aussitôt avec une passion extraordinaire, se livrant comme il se livrait à peine à ses plus intimes confidents. C'est ainsi que s'engagea, entre lui et son «inconnue», un véritable petit roman, dont aucun de ses biographes ne paraît avoir soupçonné l'existence, et que, grâce à une pieuse précaution de Mme de V…[2], nous pouvons aujourd'hui mettre tout entier sous les yeux du public.

[Note 2: «Quand mes lettres sont faites, je les copie telles qu'elles sont, et les joins aux vôtres. Tout ce que j'ai écrit à vous et de vous m'est ainsi resté.» (Mme de V… à Chateaubriand, lettre du 16 décembre 1828.) On sait que Chateaubriand avait l'habitude de détruire aussitôt toutes les lettres de femmes qu'il recevait.]

Disons-le tout de suite: ce qui donne à ce roman un intérêt, un piquant très particulier, c'est que la marquise de V… est restée, presque jusqu'au bout, une «inconnue» pour Chateaubriand. Celui-ci, pendant tout le temps qu'ont duré leurs relations, a ignoré l'âge et la figure de sa correspondante. Il y a eu là un mystère, et, à la suite de ce mystère, un malentendu, qui seuls peuvent faire comprendre la vraie signification des lettres qu'on va lire. Et le mystère était né du hasard; et si, peut-être, Mme de V… n'a pas fait absolument tout ce qui était en son pouvoir pour dissiper le malentendu, nous ne croyons pas que personne, ayant lu ses lettres, trouve jamais le courage de le lui reprocher.

Personne n'aura jamais le courage de lui reprocher que, lorsque l'homme qu'elle adorait a enfin daigné s'enquérir d'elle, elle ne lui ait pas nettement déclaré qu'elle n'était pas la jeune femme qu'il semblait supposer. Elle avait alors près de cinquante ans; elle aurait pu le dire à Chateaubriand, et ne le lui a pas dit; on sent qu'elle n'a pas eu la force de s'y résigner. Mais, on le sent aussi, elle a cruellement souffert de ce malentendu qu'elle n'osait dissiper. Sans cesse, et de mille façons les plus touchantes du monde, elle s'efforce de suggérer à Chateaubriand qu'elle ne saurait attendre de lui qu'une amitié toute fraternelle. Tantôt elle le gronde de sa familiarité, tantôt elle projette de ne plus lui écrire; elle va même jusqu'à le prier de se renseigner sur elle auprès d'amis communs. Et le poète s'obstine dans ses illusions, avec une insistance dont on devine que la pauvre femme est à la fois effrayée et ravie. «Votre écriture est toute jeune, lui dit-il, la mienne est vieille comme moi.» Il est certain de retrouver en elle, quand il la verra, «une image de femme qu'il s'est faite depuis sa jeunesse», et qu'il «n'a encore rencontrée nulle part». Quand elle lui demande de «ne penser à elle que comme à une personne simple et bonne qui l'aime de tout son cœur», il l'accuse de vouloir «commencer une correspondance orageuse». Et il achète une carte de France, pour y regarder l'endroit où demeure «Marie»; et il l'invite à venir avec lui à Rome; et il lui parle des longues années «qui seront pour elle, et non pour lui qui s'en va». Mais surtout il veut la voir; c'est comme le refrain de toutes ses lettres: «Venez à moi!… Il faut que je vous voie!»

Et d'autant plus Mme de V… a peur de se laisser voir. L'affection de Chateaubriand lui est désormais devenue si nécessaire qu'elle s'épouvante à l'idée de la perdre. «Ma vie, lui écrit-elle un jour, s'est passée tout entière à désirer votre affection et à fuir votre présence.» Ou plutôt elle désire de toute son âme la présence de son ami: elle rêve de le rencontrer aux eaux où il doit aller, de l'avoir près d'elle dans son château, de se promener avec lui sous le mail de l'Infirmerie Marie-Thérèse; mais, dès que l'occasion s'offre à elle de réaliser un de ces rêves, elle hésite, elle ajourne, elle invente un prétexte pour rester «inconnue» quelque temps encore. Que d'angoisses il y a en elle, dont chacune de ses lettres nous apporte l'écho! Et comme ses lettres nous sont aujourd'hui expressives et touchantes, avec leurs contradictions, leurs alternatives de confiance et de désespoir, avec ce gracieux déploiement d'images et de style par où elle s'efforce de se gagner, dans le cœur de son «maître», une estime assez forte pour pouvoir survivre aux désillusions de l'amour! «Pourquoi donc, lui demande-t-elle naïvement, pourquoi ne pouvez-vous m'aimer par mes lettres, comme je vous aime par vos livres?»

Mais Chateaubriand s'obstine à ne pas la comprendre. Il ne voit, dans toute cette conduite, qu'un caprice, peut-être une ruse pour piquer davantage sa curiosité. Et, en effet, sa curiosité se pique sans cesse davantage, pendant les premiers mois de la correspondance. Il écrit lettre sur lettre, du ton à la fois le plus tendre et le plus sincère. Lui dont Mme de Duras disait «qu'il ne répondait jamais rien qui eût rapport à ce qu'on lui écrivait», il n'y a pas dans les lettres de Mme de V… un seul passage où il ne prenne à cœur de répondre. Puis, peu à peu, on sent que sa curiosité commence à se fatiguer. La chute du cabinet Villèle vient de lui rendre l'espoir d'un grand rôle politique: il refuse des offres de ministères, il se fait nommer ambassadeur à Rome: une vie nouvelle s'ouvre devant lui, qui ne lui laisse plus guère de loisirs pour échanger des rêves et des confidences avec une «sœur» qu'il n'a jamais vue.

Il continue cependant à solliciter les lettres de son inconnue; il continue à lui dire: «Il faut que je vous voie!» Mais il le lui dit avec moins d'impatience; et sa pauvre «Marie», qui naguère le priait de ne penser à elle que comme à une bonne et simple amie, lui reproche maintenant que ses lettres «aient une sorte de style anonyme, comme si elles ne s'adressaient à personne!» Hélas! oui, les dernières lettres de Chateaubriand, plus précieuses peut-être pour nous que les premières par les renseignements historiques qu'elles nous offrent, justifient les reproches et les plaintes de Mme de V… Si intéressantes que soient ces dernières lettres de Chateaubriand, bien plus profondément nous émeuvent les longues et maladroites réponses où l'amie, affolée, s'épuise en efforts inutiles pour retenir une attention qui se détourne d'elle. C'est dans ces réponses que se révèlent à nous, en même temps, tout l'amour de Mme de V… et toute sa souffrance. Et puis nous nous rappelons son âge, la situation particulière où elle se trouve vis-à-vis de l'homme qu'elle aime d'un tel amour: et nous ne pouvons nous empêcher d'imaginer quel magnifique sujet aurait été, pour un Balzac, ce roman de «l'inconnue» de Chateaubriand.

Enfin,—après combien de luttes, et avec quelle crainte!—Marie se décide à affronter la présence de son ami; et ainsi s'achève son triste roman. «M. de Chateaubriand est venu me voir le samedi 30 mai et le samedi suivant, 6 juin», écrit-elle, bien des années plus tard, à la dernière page d'un cahier où elle vient de recopier, une fois de plus, toute sa correspondance avec «l'élu de son cœur». Et celui-ci s'en va aux eaux de Cauterets, où il l'avait maintes fois invitée à l'accompagner; et elle, pendant les longues années qui lui restent à vivre (elle est morte en 1848, presque en même temps que Chateaubriand), nous ne voyons pas qu'elle tente même la plus timide démarche pour se rappeler au souvenir de celui qui, jadis, jurait «d'aimer pour la vie sa Marie inconnue».

Heureuse est-elle encore d'être morte avant lui, et de n'avoir pas pu lire, dans les Mémoires d'Outre-Tombe, le récit d'une aventure arrivée précisément pendant ce séjour aux eaux de Cauterets!

Voilà qu'en poétisant (il s'amusait à composer une ode) je rencontrai une jeune femme assise au bord du gave. Elle se leva et vint droit à moi. Elle savait, par la rumeur publique, que j'étais à Cauterets. Il se trouva que l'inconnue était une Occitanienne, qui m'écrivait depuis deux ans sans que je l'eusse jamais vue. La mystérieuse anonyme se dévoila: patuit dea. J'allai rendre une visite respectueuse à la naïade du torrent. Un soir qu'elle m'accompagnait lorsque je me retirais, elle me voulut suivre: je fus forcé de la reporter chez elle dans mes bras… J'ai laissé s'effacer l'impression fugitive de ma Clémence Isaure; la brise de la montagne a bientôt emporté ce caprice d'une fleur; la spirituelle, déterminée, et charmante étrangère de seize ans m'a su gré de m'être rendu justice: elle est mariée[3].

[Note 3: Mémoires d'Outre-Tombe, IIIe partie, livre XIII. On trouvera, sur cet épisode, des renseignements très curieux dans une étude de M. Victor Giraud (Revue des Deux Mondes, 1er avril 1899).]

Ainsi Chateaubriand, pendant les deux années qu'a duré sa correspondance avec Mme de V…, avait une autre «inconnue», à qui peut-être il promettait aussi de «l'aimer pour la vie»! Peut-être lui avait-il proposé, à elle aussi, de venir le rejoindre à Rome, en même temps qu'il le proposait à «Marie» et à Mme Récamier? Et peut-être n'est-ce pas simplement le hasard qui la lui a fait rencontrer à Cauterets, «assise au bord du gave»? Il avait toujours eu le goût de conduire en même temps plusieurs petites intrigues sentimentales, traitant chacune d'elles avec tant de chaleur, et tant de mystère, qu'on pouvait croire qu'il s'y donnait tout entier; mais parfois le mystère se découvrait, et un pauvre cœur de femme en était déchiré. Heureuse du moins «Marie» de n'avoir pas connu cette souffrance-là!

Oui,—les lettres qu'on va lire le prouvent une fois de plus, —Chateaubriand avait raison de dire que «son amour portait malheur»; mais nous soupçonnerions volontiers que la faute en était au moins autant à lui-même qu'à la fatalité. Il était fait de telle sorte que, attachant toujours beaucoup plus de prix à ce qu'il n'avait pas qu'à ce qu'il avait, il ne pouvait s'empêcher de le laisser voir. La dureté qu'on lui a reprochée pour les femmes qui ont «agréé sa vie» semble bien avoir consisté surtout en un contraste trop rapide, trop peu dissimulé, entre ses façons d'agir à leur égard avant et après sa victoire sur elles; et sans doute ses amies l'auraient trouvé moins dur s'il ne les avait pas habituées, d'abord, à toutes les douceurs d'une tendresse, d'une prévenance, d'une sollicitude infinies. Ses premières lettres à Mme de V… suffiraient pour nous donner une idée de l'art vraiment merveilleux que ce grand artiste savait mettre à la conquête d'un cœur. Tous les mots y sont des caresses; et leur musique même, tour à tour langoureuse ou pressante, c'est avec un attrait irrésistible qu'elle murmure: «Venez à moi!» Comme on comprend que, accoutumée à une telle musique, une femme ait pleuré toutes ses larmes avant de se résigner à ne plus l'entendre!

Mais Mme de V… avait l'esprit trop droit et l'âme trop généreuse pour ne pas se rappeler que l'homme par qui elle souffrait était celui aussi qui, durant de longs mois, avait transfiguré sa vie en un rêve enchanté. De la même façon qu'elle avait aimé Chateaubriand avant de le connaître, elle a continué de l'aimer après que la destinée les eut séparés: le soin qu'elle a pris de conserver, de transcrire, d'annoter ses lettres nous montre assez que, jusqu'au bout, elle est restée pieusement fidèle à «l'élu de son cœur». Et nous, à notre tour, tout en la plaignant, gardons-nous d'êtres injustes ou sévères pour lui! Par une étrange perversité de notre nature, nous sommes trop souvent tentés de donner tort, d'avance, aux hommes de génie, dans les aventures d'amour où nous les voyons engagés; nous sentons ces hommes si différents de nous, si supérieurs à nous, que nous ne pouvons nous défendre de vouloir les en punir une fois encore. Et cependant, à y regarder de plus près, il est bien rare que le véritable génie ne s'accompagne pas d'une certaine bonté: d'une bonté faite parfois de détachement, voire d'indifférence, mais répugnant d'instinct à toutes les formes de la bassesse, dont il n'y en a pas de plus basse que de faire souffrir. Pour ce qui est de Chateaubriand, en particulier, si ses premières lettres à Mme de V… nous le révèlent infiniment habile à tous les artifices de la séduction, les dernières nous apportent un nouveau témoignage de ce qu'il a appelé quelque part, en riant, «sa maudite bonté». Dès le moment de son départ pour Rome, nous sentons que son «inconnue» ne l'intéresse plus; nous le sentons, comme elle le sentait elle-même, au «style anonyme» de ses lettres, à mille petites nuances involontaires de froideur et de gêne: mais il n'en continue pas moins de lui écrire, et de la consoler, avec une complaisance d'autant plus touchante qu'on devine davantage l'effort qu'elle lui coûte. Ce n'est pas lui qui, comme le médiocre Adolphe, serait descendu jusqu'à se plaindre d'une femme qu'il aurait cessé d'aimer. Il avait toujours vite fait, malheureusement, de cesser d'aimer, et nombreuses sont les femmes qui en ont souffert; mais il n'accusait jamais que lui seul de cette fatale et malfaisante mobilité de son cœur. Et personne n'en a souffert autant que lui-même.

C'était un de ces enfants gâtés qui ne peuvent résister à la tentation de casser aussitôt les jouets qu'on leur donne, et qui ensuite se désolent de les avoir cassés. Combien de jouets divers il a cassés, ou tout au moins ébréchés, au cours de sa vie, depuis des cœurs de femmes jusqu'à une religion et une royauté! Et combien, toute sa vie, il s'en est désolé! Sous les apparences extérieures d'une vanité enfantine, ses Mémoires ne sont, d'un bout à l'autre, que la plainte d'un enfant sur ses jouets brisés. «N'est-ce pas une chose curieuse, écrivait-il en 1826 dans une préface des Martyrs, que je sois aujourd'hui un chrétien douteux et un royaliste suspect?» Hélas! il était vraiment l'un et l'autre, malgré les meilleures intentions du monde; et, bien qu'il s'en défendît au dehors, il ne pouvait s'empêcher de le reconnaître, au-dedans de soi, ni de s'en affliger, ni de sentir qu'il allait recommencer le lendemain les fautes qu'il se repentait d'avoir commises la veille. C'était un enfant, un malheureux enfant. À Rome, un soir, pendant une des brillantes réceptions de l'ambassade de France, une dame anglaise, «qu'il ne connaissait ni de nom, ni de visage», s'est approchée de lui, l'a regardé, et lui a dit, en français, mais avec un fort accent de son pays: «Monsieur de Chateaubriand, vous êtes bien malheureux!» Étonné de «cette manière d'entrer en conversation», l'ambassadeur a demandé à la dame ce qu'elle voulait dire. «Je veux dire que je vous plains!» lui a-t-elle répondu, après quoi elle a «accroché le bras d'une autre Anglaise, et s'est perdue dans la foule». Rien de ce qu'on pourra jamais écrire de Chateaubriand n'égalera, en finesse ni en profondeur, le jugement porté sur lui par cette dame inconnue.

T. W

UN DERNIER AMOUR DE RENÉ

PROLOGUE

À M. de Chateaubriand

Paris, 15 mars 1816.

Monsieur le Vicomte,

J'ai trouvé chez moi, parmi de vieux papiers négligés, un petit manuscrit dont la lecture m'a vivement intéressée. C'est, à ce qu'il m'a paru, la copie d'une correspondance qu'on avait voulu soustraire aux profanations révolutionnaires, mais qu'on n'avait pu se résoudre à sacrifier tout à fait.

L'élégance et la pureté du style de ces lettres, les nobles sentiments dont elles sont remplies, et le tableau consolant et mélancolique qu'offre leur ensemble dans un espace de trente-trois années, me donnèrent le désir de les faire imprimer, en changeant toutefois les noms des lieux et des personnes, par respect pour ces dernières, s'il en existait encore. Je n'ai point de notions là-dessus, parce que j'habite le Vivarais où je suis née, et que je ne connais personne en Bretagne, d'où ces lettres ont été écrites.

Une seconde lecture de mon petit manuscrit me fit naître un doute qui changea mon projet.

Plusieurs passages de ces lettres dans lesquels se trouve votre nom me firent imaginer que la dame qui les avait écrites pouvait être votre parente.

Cette pensée me rendit le manuscrit bien plus précieux, et, quoiqu'il n'y eût point d'apparence que j'eusse jamais l'honneur de vous voir, je résolus de n'en disposer qu'après m'être assurée qu'il n'avait point d'intérêt pour vous.

J'aurai donc l'avantage de vous le remettre, si vous désirez le lire. Mais, pour ne pas vous obliger à cette lecture inutilement, voici quelques mots qui vous en dispenseront peut-être:

L'auteur de ces lettres se nommait Mme la marquise de P…. (le nom est en abrégé dans le cahier), elle habitait Auray, et deux terres dont l'une se nommait Le Lardais, et l'autre Lannouan. Elle avait passé ses premières années à Châteaubriand, et était nièce de M. de La Chalotais.

Si à ces renseignements vous reconnaissez en effet, monsieur le vicomte, une personne dont le souvenir vous soit cher, je serai bien heureuse de pouvoir vous en offrir cet intéressant vestige.

Vous le recevrez comme un gage des sentiments de respect et de reconnaissance que je vous ai voués avec tous les vrais Français. Veuillez bien en agréer suis partie sur-le-champ pour aller la chercher. Pardonnez-moi, Monsieur le vicomte, de ne vous avoir pas écrit pour vous prévenir de mon absence! Cette bonne pensée ne m'est pas venue, je suis partie en toute hâte, et préoccupée d'inquiétude et de regret.

Ce soir, à mon retour, j'ai trouvé votre carte. Je conclus de votre billet et de votre visite que mon manuscrit vous intéresse, en effet, et je me réjouis de tout mon cœur de pouvoir vous en faire l'hommage. Tous les Français vous offrent celui de leur reconnaissance pour les bons sentiments et les douces émotions qu'ils vous doivent. Ceux que vous avez consolés dans leurs peines peuvent vous en vouer une plus spéciale encore.

Votre temps est trop précieux, monsieur le vicomte, pour que j'ose vous demander une seconde visite. Si vous me la destiniez, je voudrais en savoir le moment? Mais je me bornerai à vous envoyer le manuscrit; s'il vous intéresse, vous le garderez tout à fait. S'il vous est étranger, ne vous donnez pas la peine de me le renvoyer, je l'enverrai chercher chez vous avant mon départ.

Agréez…

De M. de Chateaubriand, Paris, mardi 19 mars 1816.

Selon toutes les apparences, madame, le manuscrit n'intéresse personne de ma famille. Mais j'ai à vous remercier de votre politesse. Puisque vous voulez bien me le permettre, madame, et me laisser le choix du jour, j'aurai l'honneur de passer chez vous, samedi 29, à midi.

Agréez, madame, je vous en prie, l'hommage de mon respect.

de CHATEAUBRIAND.

Note de Mme de V.—Me trouvant suffisamment remerciée, je voulus épargner à M. de Chateaubriand l'ennui d'une visite sans but, et me punir moi-même d'avoir risqué d'abuser de sa politesse. Je partis de Paris avant le jour qu'il avait fixé pour notre entrevue.

CORRESPONDANCE DE CHATEAUBRIAND AVEC LA MARQUISE DE V…

I

À M. le vicomte de Chateaubriand

Hlle, 14 novembre 1827.

Monsieur le Vicomte,

Depuis que je sais aimer et honorer quelque chose, vous avez tout mon respect et tout mon attachement; à mesure que votre caractère public s'est développé, ces sentiments se sont fortifiés dans mon cœur, et ils y ont enfin jeté de si profondes racines que je me crois quelques droits à votre bienveillance, parce que, depuis bien des années, les principaux événements de votre vie forment un des plus chers intérêts de la mienne.

Depuis que notre ami commun, M. Hyde de Neuville, est revenu des pays étrangers, il m'a donné de vos nouvelles de loin en loin. Mais le voilà trop occupé des élections pour que je puisse en attendre, ni même lui en demander.

Cependant, je viens de lire, dans le Journal des Débats du 9 novembre, la lettre que vous avez adressée au rédacteur du courrier. Mes yeux se sont mouillés de larmes en y voyant que «votre santé est altérée par un travail excessif et par les vives inquiétudes que vous cause une autre sauté qui vous est plus chère que la vôtre!»

En prenant, monsieur, la liberté de vous écrire et de vous dérober quelques minutes d'un temps toujours si précieux, et dans ce moment si péniblement employé, je serais coupable d'une indiscrète présomption, si le sentiment qui dicte ma lettre n'était pas de ceux qu'il est toujours doux et honorable d'inspirer, et d'accueillir. Vous êtes fait pour en être touché, et j'en suis si persuadée que j'ose vous en demander une preuve. Remettez ma lettre à votre secrétaire, et recommandez-lui de m'adresser, tous les quinze jours, deux lignes en forme de bulletin, qui me tirent d'inquiétude sur votre santé, et sur Mme de Chateaubriand!

Cependant, monsieur, si vous ne jugez pas à propos d'accorder un soin si obligeant à une personne qui vous est étrangère, et qui probablement ne vous verra jamais, je vous prie au moins de juger ma lettre d'après les circonstances qui me sont personnelles et non d'après les règles générales de la bienséance! Je ne crois cependant pas les enfreindre aujourd'hui; il me paraît simple de vous demander de vos nouvelles, et juste que vous m'en fassiez donner, car j'ai passé beaucoup d'années, je ne dis pas à vous admirer (l'admiration ne me donnerait aucun droit particulier auprès de vous), mais à vous chérir avec une attention que rien n'a pu détourner. D'ailleurs qui peut mieux que vous justifier une exception, et combien de fois ne devez-vous pas avoir reçu des marques d'attachement de personnes auxquelles le sort, ainsi qu'à moi, a refusé le bien de vous connaître et d'obtenir votre affection?

Recevez donc avec bienveillance l'assurance du profond attachement que je vous ai voué pour toujours, et celle des vœux que je ne cesse de former pour votre bonheur.

j'ai l'honneur d'être avec un tendre respect, monsieur le vicomte, votre très humble servante.

La marquise de V… née d'H.

H., 13 novembre 1827, près La Voulte en Vivarais.

II

De M. de Chateaubriand

Paris, 24 novembre 1827.

Madame la Marquise,

J'espère que vous n'avez pas cru sérieusement que je laisserais à mon secrétaire l'honneur de vous répondre. Votre lettre, madame, m'a pénétré de reconnaissance; j'accepte cordialement votre amitié étrangère, elle remplacera celle de tant de vieux amis qui ont fui avec la fortune. Je vais donc sur-le-champ vous donner les ennuis de l'intimité. Mme de Chateaubriand est un peu moins souffrante, ma santé est aussi un peu meilleure. Tout cela est à charge de revanche, madame la marquise: vous allez être obligée de me dire ce que vous faites, comment vous vous portez, ce que vous pensez? Mais ne sais-je pas d'avance ce que doit être l'amie de M. Hyde de Neuville? Réjouissez-vous, madame: le voilà nommé dans la Mayenne. Il viendra nous aider à débarrasser la France des seuls ennemis qui restent au roi, les ministres.

Je voudrais bien, madame, que mon écriture ressemblât à la vôtre; mais voilà déjà un des inconvénients de mon amitié: votre écriture est toute jeune, la mienne est vieille comme moi[4]. Il vous faudra beaucoup de temps pour apprendre à la lire. Je suis presque tenté de désirer de n'être jamais connu de vous; j'aime trop vos illusions, madame, pour n'avoir pas peur de les dissiper par ma présence. Si vous m'écrivez, de grâce ne me parlez plus de respect! C'est moi, madame, qui mets le mien à vos pieds, avec les tendres hommages que vous me permettez de vous offrir.

CHATEAUBRIAND.

[Note 4: «Je parle souvent de ma tête grise: calcul de mon amour propre, afin qu'on s'écrie en me voyant: Ah! il n'est pas si vieux!… Ma petite ruse m'a réussi quelquefois.» (Mémoires d'Outre-Tombe, IVe partie, livre V.)]

III

À M. de Chateaubriand

H., 28 novembre 1827.

Monsieur le Vicomte,

Je vous remercie mille fois de m'avoir appris que Mme de Chateaubriand est mieux portante et que vous êtes vous-même plus content de votre santé.

Je dois marquer le jour où j'ai reçu votre lettre avec une pierre blanche. Je n'ose pas vous dire combien le nombre de ces jours est petit, parmi celui des miens.

Lorsque, dans le premier moment d'alarme où me jeta la nouvelle de votre chagrin et de l'altération de votre santé, je vous écrivis pour vous offrir l'hommage du profond intérêt que j'y prenais et pour vous prier de me faire donner de vos nouvelles et de celles de Mme de Chateaubriand, je crus faire une chose juste et simple. Cependant, la crainte que ma lettre vous parût peu convenable traversa mon esprit, au moment même où j'écrivais. La réflexion fortifia cette crainte, et l'élection de M. Hyde de Neuville ne put m'en distraire; votre pensée ne me quittait pas. Je faisais et refaisais souvent, intérieurement, la réponse que j'espérais recevoir de vous, d'abord telle que je la désirais, ensuite telle qu'il était probable qu'elle serait, et plus tard telle que je la craignais. Enfin j'avais fini par me résigner à n'en point avoir du tout. Je me souvenais que ma lettre s'était trouvée plus affectueuse que je n'avais d'abord compté la faire. Dès lors, vous n'étiez pas homme à l'abandonner à un secrétaire; cependant, en y pensant bien, je ne pouvais supposer qu'un nom qui vous était inconnu obtiendrait de vous des égards de sentiment jusqu'à vous faire sacrifier une partie de votre temps et entrer en correspondance avec une étrangère. Je pensais donc que je n'aurais de vous que des remerciements aimables et pleins de bonté, et que vous en chargeriez M. Hyde de Neuville, lorsque vous le reverriez.

Ce matin, parmi les lettres qu'on m'apporte, j'en vois une qui me frappe. Une écriture qui m'est étrangère: sur le cachet, des lettres initiales qui ne me l'ont jamais été m'annoncent bien vite de qui elle me vient. Alors le cœur me manque, et je n'ose plus l'ouvrir. Bien que je ne sois pas très heureuse, je suis, je crois, difficile en bonheur. Ce mot de La Bruyère, Il est malaisé d'être content de quelqu'un, me revenait pour m'effrayer. Je sentais que j'allais recevoir une décision bien plus importante pour moi que si elle eût fixé les plus grands intérêts de ma vie extérieure. Je tâchais de me fortifier contre la perte d'une espérance trop douce. Je la jugeais moi-même chimérique. J'ouvre enfin cette lettre si désirée et maintenant si redoutée. Un coup d'œil rapide me montre qu'elle est longue, qu'elle est de votre main; je vois briller ce nom chéri, synonyme de tout ce qu'il y a de plus noble et de plus beau dans ce monde: et les mots de reconnaissance, d'amitié, de tendre hommage, frappent mes yeux et mon cœur. Mon Dieu! que ce moment m'a été doux! Je ne connaissais pas le tumulte d'idées et de sentiments dans lequel jette un bonheur inattendu: il m'a fallu du temps pour m'en remettre.

Mais est-il vrai, monsieur le vicomte, qu'avec la généreuse confiance de l'âme la plus belle qui fût jamais, vous acceptiez une affection étrangère, et lui remettiez le soin de remplacer les ingrats qui vous ont fui? Avec quelle vive et profonde reconnaissance je reçois cet honneur! Avec quel plaisir j'ose vous donner l'assurance que je le mérite! Ah! tout le monde, sans doute, vous admire et vous honore: beaucoup de personnes vous aiment: mais aucune ne saura vous chérir mieux que moi.

Vous me demandez ce que je pense? Cette question que votre bonté m'adresse est un bonheur de plus pour moi, je n'aurais jamais osé vous entretenir avec quelque détail des sentiments que je vous ai voués depuis mon enfance. Ils ont toujours rempli mon cœur et tenu une si grande place dans ma vie qu'ils se répandent quelquefois dans mes conversations et surtout dans mes lettres. Le hasard m'en a fait retrouver plusieurs ici, écrites à diverses personnes, en différentes circonstances et à des époques très éloignées. En copiant pour vous, monsieur le vicomte, quelques-uns des passages où je parle de vous, vous verrez non seulement ce que je pense à présent, mais ce que j'ai toujours pensé. Alors mes inquiétudes du 13 novembre, la lettre qu'elles me poussèrent à vous écrire, la joie que j'ai ressentie de votre réponse et l'éloignement où je suis restée de vous, vous seront expliqués par l'existence d'un attachement qui, pour être extraordinaire, n'en est pas moins fidèle et inaltérable.

Du 29. Monsieur le vicomte, ce matin, à mon réveil, la pensée que vous êtes plus heureux et mieux portant, que vous connaissez mes sentiments, que vous en êtes touché, que vous les acceptez et que vous me l'avez écrit, ne m'a plus semblé qu'un beau rêve. Mais la vue de votre lettre, que j'ai déjà relue tant de fois, m'a rassurée sur la réalité d'une situation si douce. J'ai aussi relu ma lettre, et j'ai pensé qu'il fallait la refaire. Mais ce changement m'a laissée encore plus mécontente. Cette nouvelle lettre était sèche, froide, et comme menteuse. Je l'ai jetée dans le feu; celle-ci partira.

Pourquoi vous cacherais-je une partie de mes sentiments, et quel intérêt pourriez-vous prendre à moi si vous les ignoriez? Mon nom ne vous présente point d'image; il ne vous rappelle aucun souvenir; il ne vous offre aucune espérance. Mon existence relativement à vous n'a d'autre réalité que celle d'un écho que vous entendriez répéter votre nom dans la solitude.

Malgré ces raisons avec lesquelles je m'encourage, je n'ose vous envoyer tant d'écriture à la fois, et ce sera le courrier de demain qui vous portera les copies dans lesquelles vous verrez ce que je pense.

Adieu, monsieur le vicomte, adieu, vous que depuis si longtemps j'ai nommé mon étoile chérie! Si je ne vous étais pas inconnue, je remplacerais à la fin de ma lettre la formule d'usage, que vous repoussez, par celle d'Henri IV: Mon cher monsieur de Beuvron, faites-moi ce bien de m'aimer![5] Mais, puisqu'il n'en peut être ainsi, je me borne à vous souhaiter un bonheur inaltérable.

Marquise de V…

[Note 5: Mme de V… ignorait que Chateaubriand, en 1821, avait écrit à Mme de Custine «qu'on lui avait un peu gâté Henri IV» à force de lui en parler dans ces derniers temps.]

IV

De M. de Chateaubriand

Paris, 10 décembre 1827.

Ainsi, mon ancienne amie, j'avais en France une personne inconnue qui me défendait à mon insu, qui prenait mon parti même contre un ministre de l'Empire[6], qui soutenait que ce gros livre[7] que je viens de réimprimer et de condamner moi-même n'était ni aussi impie, ni aussi mauvais qu'on se plaisait à le dire! Savez-vous, Madame, que cela ne ressemble pas mal à ces fées bienfaisantes qui protégeaient les faibles et les malheureux? Je suis pourtant charmé que mon bon génie ait manqué l'occasion de me voir. On prête à ce qu'on aime en pensée mille agréments que la réalité détruit. Dans ma jeunesse, je m'étais fait une image de femme que je n'ai rencontrée nulle part. Ce fantôme charmant, qui me suivait partout, qui était toujours invisible à mes côtés et que j'aimais à l'idolâtrie, si vous m'apparaissiez, je le reconnaîtrais; mais, moi, serais-je ce que vous avez rêvé? Non, sans doute. Le vent de l'adversité n'a pas plus épargné ma moustache que celle d'Henri IV, et mes années sont écrites sur mon front.

[Note 6: Parmi les pièces envoyées par Mme de V… à Chateaubriand se trouvait la copie d'une de ses lettres de 1812, où elle racontait à son père une discussion qu'elle venait d'avoir avec Montalivet, alors ministre, au sujet de l'Essai sur les Révolutions.]

[Note 7: Chateaubriand venait de rééditer son Essai sur les Révolutions, dans le premier volume de ses œuvres complètes.]

Savez-vous, Madame, que tous les ans je veux aller aux eaux des Pyrénées? Si je faisais ce voyage, et si je ne passais pas bien loin de votre maison, me recevriez-vous? Voilà comme je suis fait: au commencement de cette lettre, je vous disais que je ne voulais pas vous voir, et, à la fin, je vous menace d'une prochaine visite! Vous me demandez une lettre par an, et en voilà deux en moins d'un mois! Vous me direz, Madame, quand vous aurez assez de moi.

Je prie ma généreuse protectrice d'agréer mon tendre et respectueux hommage.

CHATEAUBRIAND.

V

À M. de Chateaubriand

H., 16 et 19 décembre 1827.

Serez-vous surpris, monsieur le vicomte, que la lecture de votre lettre m'ait laissé beaucoup de tristesse et de confusion? Si je vous parle de cette impression, ce n'est pas pour m'en plaindre, mais pour vous dire que, parce qu'il n'y a pour moi aucune autorité si haute et si chère que la vôtre, j'accepte de bon cœur la petite correction que vous m'avez envoyée, comme une preuve de votre amitié naissante. Je suis certaine de l'avoir méritée par l'imprudence de mes lettres, puisque vous en jugez ainsi.

J'ai hâte de vous dire que je n'ai rien rêvé. Parmi les qualités que vous possédez, celles qui m'attachent à vous ne peuvent être mises au rang des illusions. L'affection que j'ai pour vous, monsieur, c'est de l'estime toute pure. En voilà pour toute ma vie. Je ne connais rien sur la terre de plus réel et de plus solide que cela. Cette affection n'a rien que je veuille cacher ni aux autres ni à vous-même. Si vous n'aviez pas été persécuté, si votre conduite n'avait pas révélé votre âme, si sa noble et touchante empreinte ne faisait pas le charme le plus irrésistible de vos immortels écrits, je laisserais à d'autres le soin de les louer, et je ne penserais pas plus à vous que je ne pense à Tacite ou à Virgile.

Mais vous devez avoir souffert de la vanité d'autrui; cette laide passion a beaucoup d'empire sur nos compatriotes; vous lui offrez une puissante tentation; elle a dû souvent troubler votre bonheur dans vos sentiments les plus doux. L'habitude de la rencontrer sous vos pas doit vous rendre quelquefois inattentif à des sentiments plus estimables et plus dignes de vous. Les miens sont de ceux-là. Dans la solitude où s'écoule ma vie, personne ne sait, personne ne saura que vous m'écrivez, et qu'il m'y arrive de vous des paroles décevantes et légères qui me font mal.

Vous parlez de faibles et de malheureux: c'est peut-être parce que le sort m'a rangée parmi eux que j'ai ressenti vos chagrins. C'est apparemment la même raison qui, dans ce moment, fait rouler des larmes sur mes joues; elles n'ont pourtant été provoquées que par une raillerie bien douce. Mais le railleur, c'est vous, et le sujet me tient bien au cœur! Quelqu'un que vous avez, je crois, aimé[8] a dit: «Les cœurs souffrants ainsi que les santés faibles s'affectent de mille nuances que le bonheur et la force n'aperçoivent pas.» Ah! vous ne savez pas quel délicieux abri je trouverais dans quelques expressions affectueuses qui me viendraient de vous!

[Note 8: Cette pensée, avec son élégante et fine niaiserie, pourrait bien être de Joubert.]

Je vous demande en grâce d'oublier votre beau fantôme quand vous vous souviendrez de moi. Je suis attristée de la pensée de lui être comparée, je ne puis lui ressembler, moi qui n'ai peut-être rien d'aimable, et sûrement rien de brillant. Ne pensez à moi que comme à une personne simple et bonne qui vous aime de tout son cœur, parce qu'elle vous connaît trop bien pour pouvoir s'en empêcher! Voilà mes sentiments! Voilà aussi ceux que vous m'auriez accordés, s'il m'eût été donné de vivre près de vous! Il n'y aurait eu là ni déception ni mécompte, ni serrement de cœur comme ce soir.

Si j'ai mal compris votre lettre, monsieur le vicomte, excusez-moi! Le sentiment de ma faute m'a peut-être trop alarmée; il est d'ailleurs facile de se tromper sur le sens d'une expression: les lettres n'ont malheureusement ni expression, ni regard. N'en recevrai-je pas bientôt une autre qui me rende le bonheur qui devrait être mon partage quand vous m'adressez le nom d'amie, et que vous voulez venir me chercher? et, si je la reçois, aurez-vous encore oublié le sujet qui m'est cher, vous et ceux que vous aimez?

Si je recevrai votre visite? Sans doute: mon Dieu, oui! Mais comment avez-vous trouvé le moyen, comment avez-vous eu le pouvoir d'éteindre la joie qu'une nouvelle si inespérée devait me donner? et est-ce bien moi qui suis si triste en l'apprenant?

Je devais aller aussi aux eaux des Pyrénées: la mauvaise santé de ma mère m'a empêchée d'aller y joindre M. de V… qui y a passé les deux derniers étés, et qui doit y retourner encore celui-ci. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'avancerai ou reculerai mon voyage, ou que j'y renoncerai tout à fait, pour profiter de cette lueur que vous me promettez. Je me recommande à vous pour qu'elle me soit heureuse.

Adieu, mon étoile chérie, je voudrais être réellement une de ces fées bienfaisantes dont vous plaisantez, ou plutôt, si j'étais une sainte, si j'avais quitté la vie, s'il m'était donné de choisir ma récompense, je voudrais devenir votre ange gardien.

MARIE.

VI

De M. de Chateaubriand

Paris, 24 décembre 1827.

Il faut bien le dire à ma nouvelle amie, sa lettre m'a confondu. Moi, lui écrire des choses légères! la blesser! Je ne sais plus ce que j'ai écrit, mais je suis sûr qu'elle s'est trompée. Dans tous les cas, je proteste de la pureté, de la sincérité de mes intentions; et je supplie mon amie de ne pas commencer une correspondance orageuse.

Elle me parle de l'estime qu'elle veut bien avoir pour moi. Est-ce que je lui demande autre chose? Aurait-elle vu dans l'histoire de mon fantôme une galanterie hors de saison pour moi? En vérité, j'en ai parlé dans toute la sincérité de mon cœur, dans toute la joie que j'éprouvais d'avoir trouvé, vers la fin de ma vie, quelqu'un qui consentît à avoir pour moi cette bienveillance dont les hommes, arrivés à l'âge où je suis, sont rarement entourés. Si je veux vous voir pleine de charme et de grâce, quel mal cela vous fait-il? Pourquoi voulez-vous que notre vieille amitié ne se pare pas des illusions de la jeunesse? Votre estime pour moi serait-elle un sentiment moins grave, si je veux, dans mon imagination, en faire quelque chose de plus tendre et de plus doux? Vous avez visiblement tort dans cette première querelle, et j'attends de vous une réparation en forme.

Mon projet des eaux est devenu presque une réalité, depuis que je sais que vous aviez pareil projet. Je vais vite en fait de chimères.

Cette lettre arrivera à ma nouvelle amie au commencement de l'année nouvelle: c'est ce qu'elle a désiré. Je ne lui souhaite pas beaucoup de jours: je sens l'inconvénient de ce bagage que je traîne après moi.

J'espère d'elle une meilleure lettre.

CHATEAUBRIAND.

VII

À M. de Chateaubriand

H., 1er janvier 1828.

La crainte d'avoir commis une faute devant vous, monsieur le vicomte, en vous écrivant la première; celle de vous avoir donné une fausse idée de moi; le regret d'être moins belle que votre trop belle chimère; et peut-être les inquiétudes d'un cœur souffrant, avaient sans doute contribué à me faire prendre le change sur vos expressions; mais j'ai surtout manqué de pénétration.

En chérissant vos grandes qualités, je vous croyais cependant un cœur lassé d'impressions, de succès, et d'hommages. Je n'ai pu croire tout de suite à cette simplicité de cœur, à cette candeur véritablement adorable qui vous a fait accueillir si doucement mon affection timide: elle venait pourtant à vous sans autre cortège que sa tendresse et sa sincérité.

Ô mon maître chéri, oubliez cette injustice involontaire, et laissez à votre reconnaissante disciple le soin de la réparer en vous aimant encore davantage! Ne craignez pas une correspondance orageuse! Croyez-moi, mon ami, Dieu vous rend une sœur qui se consacre à vous. Les hasards de la vie vous en séparent aussi. Mais la tendresse d'une âme toute empreinte de la vôtre la dédommagera de ses mécomptes, la reposera quelquefois de ses travaux.

Vous reparlez encore de ce voyage dans les Pyrénées! Cette espérance de vous voir s'est emparée de mon esprit. Je me suis si souvent représenté ce moment, que je crois vous avoir déjà vu. Il y a ici une place que j'affectionne plus que les autres. Je m'y retire ordinairement pour vous écrire; c'est une retraite tranquille, sous de grands arbres, au bord d'un ruisseau. Il me semble que je vous voyais vous avancer vers ce lieu; que j'allais à votre rencontre. Je vous offrais mes mains unies, vous les pressiez dans les vôtres, et sur votre cœur. Mon front s'inclinait devant vous, et vos regards renouvelaient ma vie… J'ignore si j'ai eu cette vision durant la veille ou le sommeil, mais elle m'a laissé un souvenir distinct, comme un événement arrivé. Hélas! qui sait si mes yeux vous verront jamais?

Quand je regarde les hautes montagnes qui m'entourent, la vallée solitaire que j'habite: quand je me rappelle que je n'en suis pas sortie, que personne n'y est venu, j'ai peine à comprendre comment mon sort est changé. Il l'est pourtant, ô destinée! quelques larmes furtives qui n'ont point eu de témoin, quelques pensées secrètes qui n'ont point été confiées, ont eu la force d'attirer jusqu'ici l'affection de celui dont j'ai presque fait ma divinité sur la terre.

1er janvier 1828.

Il est plus de minuit. A genoux devant ce ciel d'hiver, si beau dans mon pays, j'ai prié Dieu pour vous, j'ai demandé le rétablissement de Mme de Chateaubriand, votre bonheur et celui de tous ceux que vous aimez. J'ai aussi demandé votre amitié, votre tendresse même… Je les ai demandées pour toute ma vie. Le temps est passé où je pouvais vivre étrangère à vous.

En 1817, je vous écrivis pour vous proposer de lire un manuscrit que je croyais intéressant pour vous. Un accident arrivé à une de mes parentes me priva de votre visite: il ne m'en reste qu'une carte que je conserve encore, et deux petites lettres, de cette grosse écriture que j'ai regardée tant de fois. Le hasard qui trompait mon espérance me parut un avertissement du ciel, je résolus de ne vous voir jamais. Je vins ici reposer près de mon père ma santé altérée et mon cœur abattu. Le calme et la douceur des affections de famille me rétablirent bientôt. Peu de temps après vous devîntes ambassadeur, puis ministre.

Alors, je voyais le mérite à sa place, la France glorifiée par vous, les affaires en dignes mains, et je ne pensais plus à vous qu'avec joie et contentement.

Il y a trois ans, votre sortie du ministère et la vengeance que vous en tirâtes en donnant au roi de France les cœurs des Français[9], vous asservirent mon âme pour toujours. J'aurais donné mille fois ma vie pour vous. Je revins ici, je vous y retrouvai dans le recueillement de la solitude et la lecture de l'Itinéraire, dont je m'étais longtemps privée. Depuis, vous ne m'avez plus quittée, et maintenant, pour vivre, j'ai besoin de votre affection.

Adieu, noble et aimable ami; quels que soient votre gloire, vos travaux, et vos généreux efforts, votre solitaire attend une lettre où vous lui parlerez enfin de celui qu'elle aime. Songez qu'un plus long silence sur un sujet si cher deviendrait une véritable injustice!

MARIE.

[Note 9: Allusion à la brochure Le Roi est mort! Vive le Roi! publiée par Chateaubriand en 1824.]

VIII

De M. de Chateaubriand

Paris, 12 janvier 1828.

Vous dirai-je que votre lettre m'a touché jusqu'aux larmes! Est-il possible que vous aimiez si profondément, si sincèrement, un étranger, un homme que vous n'avez jamais vu, qui n'est entré dans aucun des secrets de votre vie, qui ne se mêle à aucun de vos souvenirs, et à qui vous seriez obligée de raconter votre histoire depuis votre berceau jusqu'au jour où vous avez commencé à m'écrire? Je vous le dis avec joie et vérité, que ce bonheur inattendu effacerait en moi le souvenir de bien des jours pénibles, et rendrait pleins de charmes mes derniers jours.

Il me semble à mon tour que je vous ai vue. Votre ciel d'hiver, vos montagnes, votre vallée, vos grands arbres auprès d'un ruisseau, je vois tout cela. Mais il me prend une crainte, je vous la confie naïvement: devons-nous détruire notre roman? Dois-je vous voir? Serai-je semblable à la vision que vous avez eue? Dans la jeunesse, on est présomptueux; il y a je ne sais quoi, dans les jeunes années, qui se sent fait pour être aimé. À mon âge, on est timide, on craint de se montrer. Vous souvenez-vous du récit que fait Jean-Jacques Rousseau de ces voix mélodieuses qu'il entendit dans un couvent à Venise? Il prêtait aux divinités de ces chants une beauté et des grâces divines; et puis il vit sortir de petites filles affreusement laides, borgnes, boiteuses, bossues. Si je n'allais être pour vous qu'une voix? Réfléchissez-y avant que nous nous voyions!

Comment, je vous ai écrit un billet en 1817[10]? Je n'en savais pas un mot. Je suis allé chez vous! Que ne disiez-vous cela tout de suite? Savez-vous que Hyde de Neuville est ici? Je n'ose lui parler de vous, en vérité ne sais pourquoi.

Bien des gens me croient dans ce moment occupé de politique et de ministères, et c'est avec une sorte de félicité que j'écris à une femme qui m'est inconnue. Je lui écris du fond de ma solitude, car j'habite aussi une solitude, un hospice que Mme de Chateaubriand et moi avons établi pour de pauvres femmes et de vieux prêtres, à une barrière de Paris[11]. J'ai un grand enclos comme un chartreux, où je fais planter une allée droite et longue comme autrefois, et qui dans cent ans prêtera son ombre à quelques vieillards descendus de l'autel faute de pouvoir achever le sacrifice. Maintenant vous savez d'où je vous écris, comme je sais d'où viennent vos lettres. Vous voyez que je m'y plais. Voilà un long bavardage! Votre empire sur moi est singulier. Je n'ai pu de ma vie écrire une lettre de deux pages[12]: n'ai-je pas raison de dire que vous êtes le brillant fantôme de ma jeunesse? Vous m'apparaissez, comme le fantôme des rois de France, lorsque je vais bientôt mourir…

[Note 10: C'était, plus exactement, en 1816 (Voir le Prologue, p. 3 et 4)]

[Note 11: L'Infirmerie Marie-Thérèse, fondée en 1823 par Mme de
Chateaubriand à la Barrière d'Enfer.]

[Note 12: De la meilleure foi du monde, Chateaubriand se trompait il ne se rendait pas compte d'un changement que l'âge avait amené peu à peu, dans ses habitudes: en réalité les lettres de ses dernières années étaient volontiers assez longues.]

J'attends une réponse de mon amie.

CHATEAUBRIAND.

IX

À M. de Chateaubriand

H., 19 janvier 1828.

Je me vantais que mon âme était toute empreinte de la vôtre. Ô mon maître, mon erreur était grande! Je confondais ma tendresse avec le reflet de vos vertus. Je suis encore si loin de vous que je ne vous devine même pas.

Parce que vous aviez attaqué M. de Villèle, je croyais que vous aviez renoncé à revenir au ministère. Mais vous étiez plus haut que cette hauteur moyenne où je vous plaçais. Vous avez attaqué M. de Villèle parce qu'il faisait le mal, vous lui succèderez parce que vous ferez le bien[13]. Tant que vous pourrez en faire encore, vous ne direz point: c'est assez. Mais si vous vous rendez à la France, qui vous appelle de tant de vœux, à la famille royale, qui est encore comme étrangère sur ses foyers si longtemps perdus, cette surcharge de travail à un travail déjà excessif, ce surcroît de sollicitude dans une vie qui n'est déjà que trop remplie, n'épuiseront-ils pas enfin vos forces? Au nom de ce que vous avez le plus aimé, je vous conjure d'arrêter vos réflexions sur cette question, et de vous souvenir qu'après tout vous n'êtes qu'un homme, quoique le plus excellent d'entre eux!

[Note 13: M. de Villèle avait donné sa démission, le 2 décembre 1827.]

Heureux le pays qui vous a vu naître! Heureuse la patrie que vous servez! Mais, pour moi, ô mon étoile! vous brillez dans une sphère bien au-dessus des grandeurs que les hommes peuvent vous offrir, ou vous retirer. Dans les forêts de l'Amérique, dans les landes de la Bretagne, dans les solitudes de la Grèce, dans les sables des Tuileries ou dans l'allée de votre chartreuse, je vous vois des mêmes yeux; et je vous suis avec le même cœur.

La lecture des Débats, en me faisant entrevoir la possibilité de votre retour aux affaires, m'avait fait concevoir pour vous la crainte que je viens de vous détailler: j'en avais aussi pour moi-même. J'étais abattue, découragée. Pour la seconde fois j'allais être effacée de votre souvenir. Mais celui qui me soutint la première fois est maintenant au-delà du tombeau, il y est avec ma meilleure mère, avec l'amie de mon enfance, avec le frère élu par mon cœur: je les avais tous alors. Que ferai-je maintenant? Je mesurais tristement la hauteur de mes montagnes: je me sentais exilée dans cette vallée chérie où il me suffisait autrefois d'ouvrir les yeux pour être charmée, de respirer pour être heureuse; je murmurais ces paroles de Jean-Jacques: «Que le jour me dure, passé loin de toi! Toute la nature n'est plus rien pour moi!» La résignation sortait de mon cœur, mon sort me semblait triste et dur, mes devoirs pénibles, et l'air pesant; et, durant ce temps, ô mon ami! oubliant le monde rempli de votre renommée, retiré dans le sanctuaire de vos vertus et de vos affections les plus intimes, vous m'écriviez, à loisir, une lettre si touchante qu'elle vous acquitte envers moi! Depuis que j'ai reçu cette lettre, tout est encore changé autour de moi. J'ai remarqué plusieurs fois l'étonnement du peu de personnes qui me parlent. C'est que la joie brille sur mon visage, quoique je n'aie aucun sujet connu de contentement. C'est que je regarde avec une profonde tendresse quelque objet inanimé que je ne vois point. Ah! je le sens, tout ce qu'il peut y avoir de plus honorable et de plus doux dans le sort d'une femme sur cette terre se trouve réuni pour elle dans le bonheur de dépendre d'une âme comme la vôtre!

Et ce bonheur deviendra-t-il un jour mon partage? M'aimerez-vous? Hélas! laissez-moi les craintes, à moi, qui ne suis pas même une voix pour vous! Si vous relisiez mes lettres à M. Hyde de Neuville, vous verriez l'empire que ces craintes ont eu sur moi. Je voudrais que vous parlassiez de moi à cet excellent homme: il sait comment je vous ai toujours chéri, il vous le dirait. Ses expressions simples et inattentives me peindraient à vous telle que je suis; mais aussi, elles désespéreraient la belle chimère qui vous conduit à moi. Il ne m'a pas écrit depuis son élection, je comprends qu'il n'a pas le temps. Ne vous souvenez-vous plus de ces belles paroles que vous lui adressâtes il y a deux ans, au sujet d'une femme généreuse, disiez-vous, que vous le chargiez de remercier? Si j'ai souffert des hommes… qui n'en a pas souffert?… Cette femme, c'était moi. Pardonnez-moi ces fréquents retours vers le passé: j'ai besoin de vous prouver qu'il s'agit ici d'un sentiment digne de vous.

Les quelques années de différence qu'il y a entre nous vous causent une sorte d'inquiétude à laquelle je refuserais de croire si vous-même ne m'en faisiez pas l'aveu avec la sincérité d'une âme demeurée jeune et pure. Ô mon aimable ami, ne soyez pas ingrat envers ces année qui semblent, en votre faveur, ne poursuivre leur cours que pour ajouter à votre gloire et à vos vertus, sans pour cela vous priver d'aucun des avantages qui vous ont été prodigués! Je n'avais jamais songé à vous créer dans ma pensée un extérieur qui pût vous représenter à moi et, lorsque je pensais à vous, je ne voyais qu'un nom, le hasard ne m'ayant jamais offert aucun de vos portraits. Je ne faisais point de questions sur vous. Depuis l'époque malheureuse où je ne pus vous voir après vous avoir cherché, je ne voulais plus vous trouver que dans mon cœur. Je vous fuyais partout, même dans vos ouvrages; j'ai passé plusieurs années sans pouvoir lire René, et surtout l'Itinéraire. Dernièrement encore, ils m'ont fait mal: c'est à leur lecture que j'attribue l'abattement où j'étais tombée à la seule pensée que le torrent des affaires vous ferait perdre mon souvenir. Dès votre première et votre seconde lettre, vous parûtes très préoccupé de cette différence d'âge: cela me fit naître le désir d'avoir une idée de vous, car je n'en avais point du tout, quoique je connusse bien le fond de votre âme. J'écrivis à une femme de ma connaissance qui vous a vu cet automne. Je ne sais comment il se fit que je n'osais guère lui faire de questions: cependant, sa réponse, toute incomplète qu'elle est, suffira, de reste, à vous rassurer, «M. de Chateaubriand est d'une taille moyenne, il a l'air noble et très distingué; il est d'une belle figure; il parle peu; il est cependant fort aimable.» Savez-vous l'effet que ce portrait produisit sur moi? Je demeurai troublée et confuse de vous tant aimer. J'ai ajouté beaucoup de choses à ce portrait; je sens que je ne me trompe sur aucune: vous me le direz?

L'âme d'un ange, le caractère d'un héros, peut-être le cœur d'une femme… et quelquefois la gaîté franche et naïve d'un enfant. La puissance de votre regard est irrésistible comme le charme de votre sourire: vos manières sont nobles et charmantes. Votre invincible fermeté ajoute en vous son attrait à l'attrait de vos malheurs, et votre modestie sincère fait aimer votre gloire. Ami! vous n'êtes que trop bien doué pour plaire, et celui de nous deux qui doit trembler, ce n'est pas vous.

Mais pour vous punir de votre coquetterie avec moi, je dois vous apprendre qu'il ne faut pas tant d'agréments pour me plaire. Il y a à Paris un homme que nos connaissances communes appellent mon chevalier, qu'on m'accuse de préférer à tous les autres hommes, et qu'en effet j'aime comme mes yeux. C'est un des députés de la Côte-d'Or, le chevalier de Berbis. Si vous le connaissiez, vous seriez de mon goût, et tomberiez à mes genoux pour obtenir votre pardon de l'affront que vous faites à ma solidité.

Dites-moi, je vous prie, dans quel quartier est votre hospice, afin que je le cherche sur la carte; ce sera un plaisir pour moi. Je n'ai pas oublié la folle joie que j'éprouvai, il y a dix ans, lorsque je vis mon nom tracé de votre main sur une de vos cartes.

Adieu, mon maître aimé! Vous savez que vos lettres font le bonheur de ma vie. N'en aurai-je pas bientôt une autre? ou du moins me pardonnerez-vous de l'avoir demandée?

MARIE.

X

De M. de Chateaubriand

Janvier 1828.

J'allais répondre en détail à votre aimable lettre du 20, lorsque j'ai appris la mort d'une femme que j'aimais depuis longues années et dont la tendre amitié m'avait bien souvent consolé[14]. Le cœur me manque aujourd'hui pour vous écrire. Vous le voyez, vous n'avez sauvé qu'un solitaire que tout quitte et qui ne vous apporte que ses souvenirs et ses souffrances; je vous fais là un triste présent. Plus votre lettre me charme, plus en même temps elle me désespère. Qu'ai-je à vous offrir? quelques jours qui seront bientôt écoulés! Et ne dois-je pas craindre de me rattacher à une vie qui m'échappe? Ne craignez pas, au reste, que la politique puisse me distraire de vous: je ne serai point ministre; j'ai refusé de l'être, parce que, dans la position où l'on m'aurait placé, je n'aurais pu donner la majorité au roi, et j'aurais perdu ma place dans l'opinion publique sans être utile à la couronne. De plus, ce ne serait qu'avec une peine mortelle que je sortirais de la solitude qui doit me conduire au dernier repos: j'avance à grands pas dans le désert où je dois rester.

[Note 14: Mme de Duras, morte à Nice, le 16 janvier 1828.]

Vous vous êtes trompée sur ma coquetterie, je n'en ai aucune. Votre amie m'a peint comme je ne suis point. Que j'aie peur de mes années comparées aux vôtres, rien de plus naturel, mais mes prétentions ne vont pas au-dessus de mes cheveux blancs. Pourtant, je ne sais pourquoi, je n'aime point que vous aimiez un chevalier de Bourgogne «comme vos yeux». Expliquez-moi cela?—Je devais dîner demain chez Hyde de Neuville; je lui aurais parlé de vous. Au lieu de cela, je m'ensevelis dans mon infirmerie. Elle est située à deux cents pas de la barrière d'Enfer, Route du Midi, conséquemment sur la route qui mène vers vous: c'est un tout-ensemble composé de pâturages, de vergers, de maisons pour les malades, d'une chapelle, et d'une petite maison pour moi. Écrivez-moi une lettre pour le moins aussi bonne que la dernière; j'en ai besoin. Serait-il vrai que je sois pour quelque chose dans votre vie?—C'est la pauvre Mme de Duras dont je veux vous parler. Elle est morte à Nice.

XI

À M. de Chateaubriand

H., 29 janvier 1828.

MON AMI,

Je viens de recevoir votre lettre du 26. J'y réponds tout de suite; je ne veux pas que le courrier retourne sans vous porter les larmes et les tendresses d'une autre ancienne amie dont la mort pourra seule vous priver. Je pleure avec vous celle que vous venez de perdre; elle était digne de vous aimer, et toutes ses nobles vertus étaient récompensées par votre tendresse et votre suffrage. Hélas! je voudrais avoir eu son sort et être où elle est; et pourtant, si elle s'est vue mourir, quel regret elle a dû éprouver de quitter la vie sans presser encore une fois votre main, sans retrouver encore une fois votre regard! Tout ce qu'il y a de plus soumis dans la résignation à la volonté de Dieu suffit à peine à un tel sacrifice. Pauvre ange souffrant! vous endurez dans ce moment l'une des deux véritables infortunes de notre vie mortelle, la perte de ce qu'on aime, et vous ne la sentez que trop! Je vous plains du fond d'un cœur tout à vous. Je connais cette douleur, je sais la trace qu'elle laisse dans l'âme. L'amie qui vous a quitté était ornée de tous les dons qui lui avaient obtenu votre attachement; et celle que la Providence semble vous envoyer à la place n'est qu'un écho mélancolique et fidèle, qui, dans un lieu désert, répète vos soupirs. Mais, de si loin, cette voix, si faible, pourra-t-elle arriver jusqu'à vous?—Et vous me demandez si vous êtes quelque chose dans ma vie! Vous m'assurez que mon affection suffirait pour vous faire oublier bien des jours pénibles; vous me demandez de vous consoler! Mon front s'abaisse et mon cœur bat à ces paroles: je les reçois comme une bénédiction, elles adoucissent tous les regrets, tous les chagrins de ma vie; elles me rendraient heureuse si je pouvais l'être quand vous ne l'êtes pas. Je vous le dis sans contrainte, parce que je ne vous ai jamais vu: si j'avais vécu près de vous, il est probable que vous n'auriez jamais su combien vous étiez aimé, ou plutôt je sens que je n'aurais pas osé vous tant aimer en votre présence.—Il y quatre jours que j'ai reçu une lettre de M. Hyde de Neuville: je la parcourus deux fois très rapidement pour y chercher votre nom; ne l'y trouvant pas, je la lisais posément, lorsque j'arrivai à ce passage: «Celui que nous aimons et admirons se porte bien. (Bon M. de Neuville! Ces douces paroles se sont gravées dans mon cœur à côté des plus chères obligations que je vous ai). Il a pu être ministre, il y a deux jours, il ne l'a pas voulu[15]. Il est cependant probable qu'il le sera encore; mais il est certain qu'il n'y consentira qu'avec les moyens d'être utile au roi et à la France. Quand on fait un aussi grand sacrifice que l'acceptation d'un portefeuille dans des circonstances aussi pénibles, il faut au moins s'assurer tous les moyens de succès.»

[Note 15: A la chute du cabinet Villèle, Charles X avait fait offrir à Chateaubriand le ministère de l'instruction publique dans le nouveau cabinet: mais Chateaubriand avait refusé, en déclarant qu'il ne voulait rentrer au pouvoir que par la porte du ministère des affaires étrangères, par laquelle il en était sorti trois ans auparavant.]

Cette lettre me combla de joie, et admirez ma folie! Ce ministère, que je redoutais pour votre santé, pour votre repos et aussi pour le mien, dont la seule crainte m'avait jetée dans un si grand accablement, à présent qu'on me l'annonçait comme un événement probable, ne me donnait qu'une vive satisfaction. J'étais transportée à l'idée d'une réparation éclatante, d'un triomphe public. Faible femme que je suis! Comme si vous aviez besoin de tout cela, vous!

L'autre jour, un jeune homme, qui était à Paris cet été, me racontait quel enthousiasme vous aviez fait naître à la séance de M. Villemain[16], et comment une foule immense, ravie de vous voir et de vous rendre hommage, vous avait accompagné jusque chez vous. «Sa belle figure, disait-il, et son regard animé peignaient franchement sa satisfaction.» Toutes les conversations ramènent votre nom et votre éloge, tous les journaux en retentissent, je vous retrouve dans le cœur de mes amis, dans vos ouvrages, où je «m'amourache», comme dit ma mère, au point que, lorsque j'ouvre un de vos volumes, je ne puis m'en arracher. Vous remplissez ma vie: vous charmez ma solitude, mon affection pour vous croît avec mon estime, heureuse que je suis de ne sentir les bornes ni de l'une ni de l'autre! et ce sentiment n'est pas d'un jour! Je me suis rendue malade en relisant les deux premières lettres que je vous écrivis, il y a onze ans, et vos réponses. Alors le regret altéra ma santé et peu s'en faut qu'il ne l'altère encore aujourd'hui quand je pense à tant d'années perdues pour une amitié si chère! Nous devions donc une fois nous aimer, nous rencontrer dans ce monde?… A ces pensées un frisson me saisit. Je me souviens que nous ne nous connaissons point, que nous ne nous verrons peut-être jamais, que vous ne m'aimerez peut-être pas… Si ce malheur m'arrivait, je crois que ce serait le dernier de mes malheurs.

[Note 16: Villemain avait été chargé par l'Académie de rédiger, en collaboration avec Châteaubriand et Lacretelle, une adresse au roi contre le rétablissement de la censure.]

Il y a dans votre lettre des choses si tristes que mes larmes ne peuvent tarir depuis que je l'ai lue. O mon maître bien-aimé! avez-vous donc reçu de si profondes blessures? vous, placé si haut, comment n'avez-vous pu échapper aux traits de l'adversité? Hélas! j'ai trop bien deviné, il y a sans doute dans votre cœur une sorte de sensibilité de femme qui vous a rendu vulnérable a des peines que vous méritiez d'ignorer.

Le chevalier de Berbis est un homme d'acier dur et tranchant, mais pur et fidèle. C'est un saint qui s'en va faisant le bien. Sa sœur est l'amie de ma mère: ses nièces sont mes amies: je lui ai des obligations et je l'estime parfaitement, ce qui dans mon cœur compose toujours une véritable tendresse. Il disait plaisamment que M. de Villèle lui avait l'obligation de n'être pas l'homme de France le plus laid; il est vrai qu'il l'est au point qu'en le voyant vous ne pourrez vous empêcher de rire de la qualification de «mon chevalier», comme je riais moi-même en l'écrivant comme preuve de ma solidité. Adieu, mon maître bien-aimé, j'ai mis en vous toute mon espérance! Si jamais vous prenez un peu d'amitié pour moi, j'aurai tout sur la terre en dépit d'un sort contraire.

MARIE.

P.-S. Je reviens à mon bon chevalier de Berbis: en relisant ma lettre, je trouve que je ne vous ai pas parlé de lui convenablement. Il mérite l'honneur d'être estimé de vous. En 1824, M. de Villèle voulait le faire questeur «Non, lui dit-il, je ne veux point, je veux voter en conscience.» Dernièrement, sur ce que je lui demandais des nouvelles de la pairie, que les journaux lui avaient octroyée, il y a deux ans, et s'il n'avait pas eu l'esprit de la trouver dans cette année d'abondance, il me répondit: «Non, je ne suis point pair, parce que je ne suis point du bois dont on les fait, parce qu'il faut d'autres services que les miens, une autre fortune, et, en tout, quelque chose de plus étoffé que ma chétive personne! Non, je ne suis point directeur général, parce qu'il faut plus de souplesse que je n'en veux avoir et plus d'ambition que je n'en ai! Je suis Gros Jean comme devant et comme je serai toujours tant que je vivrai, n'aspirant à rien qu'à ne rien être et croyant d'ailleurs qu'un député doit être indépendant.» Ce bon garçon, grosse tête chiffrante et combinante, ressemble presque à vos petites filles de Venise; il n'a pas le temps d'être aimable et, s'il l'avait, il n'en prendrait pas la peine; il est bon gentilhomme, tout juste, et n'a que cinq mille livres de rente, qu'il mange de reste dans les sessions. Avec tout cela, je l'ai vu accueilli par tous les grands sociétaires de M. de Villèle avec une considération qui allait jusqu'au respect. M. de Rainneville lui parlait avec déférence. Le veau d'or de nos jours, Rothschild, ne ricanait pas devant lui; et, lorsque ce digne homme se sépara de M. Villèle dont il était l'ancien ami, son départ fit sensation. Ma lettre est presque illisible; ma mère est ici; pour que je vous écrive à mon aise, il faut que nous y soyons seuls.—La longueur de mes lettres me rend presque confuse devant vous, dont le temps est si rempli. Cela tient à deux choses: l'une, c'est que j'ai le cœur plein; l'autre que, n'ayant jamais rien composé, je n'ai pas le savoir de resserrer mes idées en peu de mots, comme mon maître chéri, qui sait, en une ligne, m'envoyer de quoi vivre pour huit jours.—Je viens de lire la notice sur la pauvre Mme de Duras[17]. Cette notice est de vous certainement. Je l'ai coupée et réunie à votre lettre d'aujourd'hui.

[Note 17: Dans le Journal des Débats.]

XII

De M. de Chateaubriand

Paris, 5 février 1828.

Sans doute, mon amie, ces quelques mots étaient de moi; mais ils étaient bien froids, bien glacés; je les avais écrits en présence même du premier mouvement de ma douleur et de toutes les convenances sociales dont je me sentais entouré: craignant de blesser une mémoire sacrée au lieu de l'honorer, je n'ai trouvé sous ma plume qu'un sentiment contraint qui, à force d'être mal à l'aise, a pris l'air de l'indifférence. Je ne me consolerais pas si je ne retrouvais un jour l'occasion de dire tout ce que j'ai perdu[18]. Pardonnez-moi ces détails; je ne devrais vous parler que de vous, et vous remercier tendrement de votre généreuse amitié. Envoyez-moi tout ce que vous voudrez, mais rien de moi, c'est de vous seulement que je veux avoir quelque chose!

[Note 18: On sait que Chateaubriand a longuement parlé de Mme de Duras, et de ses relations avec elle, dans plusieurs endroits des Mémoires d'Outre-Tombe.]

Je ne vois presque pas l'excellent Hyde de Neuville; nous demeurons aux deux barrières opposées de Paris. Il a bien deux vieux chevaux qui le traînent, mais qui ne peuvent suffire à ses courses. Moi, je suis à pied, et je me fatigue à présent beaucoup en marchant. Nos misères ne peuvent se rencontrer que de loin à loin. Je brûle de lui parler de vous. Je le verrai ce matin même, à la séance royale.

Je ne suis pas rassuré par le portrait de votre chevalier. Ces chevaliers si laids, comme Du Guesclin, font souvent des conquêtes.

M. Villemain a toutes sortes de bontés pour moi, il me fait passer à travers la magie de son talent. N'allez pas vous monter la tête sur mon refus du ministère! Il est plus aisé de refuser d'être ministre que de rendre une monarchie; vous m'avez pris pour un brave, et je n'ai été qu'un poltron.

Il faut que vous sachiez que j'ai acheté une carte de France qui me coûte 8 francs; elle n'est pas belle. Savez-vous ce que je fais de cette carte? Je regarde La Voulte, ne pouvant voir H…, qui ne s'y trouve point. Quand j'avais vingt ans, je faisais de ces choses-là. Je retourne à l'enfance, et cela est fort naturel.

Je mets mes respectueuses tendresses aux pieds de Marie.

Écrivez-moi!

XIII

À M. de Chateaubriand

H., 11 février 1828.

MON AMI,

La profonde tristesse que respirait votre lettre m'affligea sans me surprendre. Mais, en relisant les précédentes, j'y retrouve les mêmes pensées, j'en suis troublée. J'ai peine à comprendre que le chagrin puisse vous poursuivre. Dans mes idées, vous devez être heureux. Si, comme je le crains, vous ne l'êtes pas, la charité vous consolera. Après la mort de mon père, je n'ai trouvé que ce baume pour ma blessure.

Je suis les événements avec une attention silencieuse. Que d'ennemis contre celui que j'aime! La lutte va devenir terrible. Si vous ne l'emportez pas, on vous offrira sans doute une ambassade. L'accepterez-vous? C'est à votre indulgente bonté que j'ose adresser cette question.

Lorsque j'ai appris comment vous aviez disposé de vos biens et arrangé votre vie, mon cœur a été comme envahi de sentiments divers, parmi lesquels la satisfaction a dominé. La solitude a toujours été un besoin de votre âme. La pratique du bien en est une nécessité. La palme de Vincent de Paule n'était pas indigne de vous. Dieu vous voit sans doute avec amour, la réunir à celle de Tacite et du Tasse, et maintenant, François-Auguste de Chateaubriand, les Français veulent vous décerner celle de leur Sully! Ah! pourquoi le vertueux Charles X ne vous prend-il pas pour ami? Si cet événement arrivait, je m'en réjouirais sans restriction; non par vertu, mais par tendresse.

L'autre jour, quelqu'un, parlant des gens de lettres, demanda si aucun d'eux ne faisait une Histoire de France. «M. de Chateaubriand en fait une[19]», dit une autre personne. «Oui, dit le prêtre qui avait déjà parlé; mais, depuis son apostasie, on n'aime pas à lire ses ouvrages.» Tout le monde resta muet. «Monsieur, lui dis-je, sachez que, si l'infortune atteint un jour votre vieillesse, vous pourrez en toute assurance aller frapper à la porte de cet apostat; il vous recueillera dans sa maison sans s'enquérir de vos opinions ou de vos injustices; il vous nourrira du pain qu'il doit à ses glorieux travaux: et, lorsque la maladie pèsera sur vous, il veillera lui-même avec sa femme autour de votre lit.» Un grand silence suivit. Mes yeux étaient pleins de larmes, et d'autres aussi. Une vive rougeur couvrit le front du coupable, et je rougis moi-même de la honte de mon supérieur.

[Note 19: Chateaubriand avait en effet, dès lors, conçu le projet de ses Études Historiques, qu'il ne devait écrire que trois ans plus tard.]

(Mon maître chéri, vous avez fondé un hospice, et vous êtes à pied!)

Vous écrivez souvent dans les Débats. Je reconnais vos articles, je les lis avec attention, triste à vos regrets, que ne donnerais-je pour vous être quelque chose, pour les recueillir et les adoucir en les partageant de tout mon cœur? Je n'avais jamais senti la force de cette expression si usuelle: vivre dans le cœur de ceux qu'on aime; j'en éprouve aujourd'hui la justesse. Ce n'est pas mourir que d'être pleuré. La mort véritable est dans l'oubli de ceux qu'on chérit. Regrettez bien votre amie; mais ne la plaignez pas; son sort fut heureux, elle fut aimée de vous durant sa vie, et vous la pleurez à présent!

J'ai eu le cœur atteint par ces paroles: «Je me fatigue beaucoup en marchant»… Soyez bon tout à fait, parlez-moi un peu plus de vous! Votre santé n'est-elle donc pas rétablie? Et cette autre santé si chère, vous ne m'en avez plus rien dit, et pourtant croyez-vous que je n'y pense plus? C'est une chose amère que d'ignorer tout de ceux dont on s'occupe sans cesse.

Vous m'écrivez le matin même de la séance royale: vous regardez le pays que j'habite! Mon cœur devrait être content, et je ne puis respirer! Mais tout ceci n'est et ne peut être qu'un jeu pour vous. Vous trouvez qu'il est inutile de me donner quelques-unes de vos pensées: et cela n'est que trop juste, envers une étrangère que vous n'avez jamais vue et dont vous ne savez rien. Moi, je vous donne beaucoup des miennes, et cela est juste encore…

J'ai été près de me trouver mal, quand j'ai vu mon nom de Marie écrit de votre main. Voici pourquoi: je m'appelle Marie-Louise-Élisabeth. Le nom d'Éliza était à la mode dans mon enfance: ma mère le choisit, c'est celui que je signe et qu'on me donne. Mon père préférait le nom de Marie, et me nommait toujours ainsi. Depuis qu'il a emporté dans son tombeau tout mon amour et tout mon bonheur, je n'avais plus reçu de personne ce nom que son souvenir m'a rendu si cher. Je ne sais par quelle fatalité ce nom m'est revenu en vous écrivant; je n'avais pas besoin de rien ajouter à la pente qui m'entraîne à vous. Mon ami, je vous prie de ne m'abandonner jamais!

Je vous envoie donc notre première correspondance, vous y verrez mes premières espérances et mes premiers chagrins, et comment le cœur de Marie vous suit depuis si longtemps sans se détourner.

Si vous allez dans le midi, si vous me destinez l'honneur et le bonheur de vous recevoir, me donnerez-vous autant de jours que je vous ai donné d'années?

J'espère que vous avez demandé mes lettres à M. Hyde de Neuville. Il vous les aura données, je lui ai écrit il y a quelques jours.

Adieu, mon ami, je vous envoie les plus tendres vœux.

MARIE.

P.-S. Soyez indulgent pour ma tristesse! Songez pour m'excuser que vous êtes beaucoup pour moi et que je ne suis rien pour vous!

Note de Mme de V.—À cette lettre étaient joints la copie des deux lettres que je lui écrivis en 1816, et les originaux de ses réponses.

XIV

De M. de Chateaubriand

Paris, 16 février 1828.

Vous êtes une éloquente amie. Ces pauvres prêtres sont un peu ingrats, et la charité n'est pas leur première vertu; mais ils souffrent; ils sont trompés par les calomniateurs à gages d'une petite faction qui se sert d'eux et qui les perdra. Il est probable que l'apostat sera le seul défenseur qui leur restera dans la catastrophe dont ils sont menacés; si toutefois ma vie ne va pas plus vite encore que le temps.

Ainsi vous aviez deux billets de moi, longtemps avant le commencement de notre correspondance! Vous le voyez bien, c'était un sort, je devais finir par vous aimer! Dans ce moment-ci, notre ami[20] est tout à la politique. Il a de grandes espérances. Lui parler d'une affaire comme la nôtre lui paraîtrait folie. Gardons-la pour vos montagnes et pour mon hospice!

[Note 20: Hyde de Neuville, qui allait devenir ministre de la marine dans le nouveau cabinet.]

«Donnerai-je à Marie autant de jours qu'elle m'a donné d'années?» Cette question me pénètre le cœur de reconnaissance, de regrets, et de tristesse. Que ne vous ai-je connue à l'époque des deux premiers billets? Hélas! qui sait ce que je ferai? Ma vie est tellement entravée que tous mes projets ne sont que des songes. Je cherche à les réaliser, mais je n'ai plus cette foi vive de la jeunesse qui parvient à transformer les chimères en réalités. Ce que j'ai de plus certainement arrêté dans ma pensée, c'est ce voyage qui me conduirait dans votre petit bois. Mais il y a encore cinq ou six mois à attendre, et, comme les sauvages auxquels je ressemble assez, je ne compte guère que sur l'espace renfermé entre deux soleils.

Si l'on m'offre une ambassade, l'accepterai-je? On me l'a déjà offerte, ainsi qu'un ministère, et je l'ai refusée; mais des détails d'intérieur et de position dans lesquels je ne puis entrer peuvent influer sur ma destinée.

Dites-moi à votre tour si vous ne voyageriez pas en Italie, dans le cas où la fortune me pousserait dans ce riant exil?

Ce qu'il y a de mieux, c'est de ne pas nous inquiéter de l'avenir. Prenons le présent; je le trouve heureux pour moi, au-delà de ce que je puis dire, puisqu'il me donne l'amitié de Marie.

P.-S. J'ai écrit assez souvent dans le Journal des Débats, avant la chute du dernier ministère, il y a deux ou trois ans. Mais, depuis près d'un an, j'y ai à peine mis quelques mots. J'ai un sosie[21].

[Note 21: Ce «sosie» était Salvandy, qu'on appelait volontiers «le clair de lune de Chateaubriand».]

XV

À M. de Chateaubriand

La Voulte, 20 février 1828.

MON AMI,

Quand je redoutais pour vous les fatigues du ministère, j'ignorais le genre de vie que vous aviez embrassé. Lorsque je l'appris, je vous admirai, mais j'eus le cœur percé de douleur, en vous trouvant fixé dans une retraite sombre et prématurée. L'innocente Prêtresse des Muses n'était ni plus gracieuse ni plus belle que ne l'est encore l'imagination de mon cher maître. Quel regret de la trouver captive dans cette atmosphère de tristesse et d'austérité. Je craignais la suite de cette résolution. Je vous cachai mes craintes, mais, dès lors, tous mes vœux se tournèrent vers ce ministère que j'avais tant redouté: je le désirai comme un honorable moyen de distraction pour vous. Je possède le don funeste de la prévision. Sans réflexion, sans prévention, pour les choses importantes comme pour les moindres choses, j'entends intérieurement une voix distincte qui, dans une phrase courte et claire, me dit l'avenir. Il y a plus de quinze jours que j'entendis ces mots: «On veut qu'il aille en ambassade»… de là ma question. Et vous y voilà presque décidé! Ainsi vous quitterez l'arène où vous avez vaincu, où tôt ou tard vous auriez triomphé! Vous abandonnerez la retraite d'où, rayonnant dans l'obscurité, vous éclairiez la marche de ceux qui vous redoutent!

Cédant aux impulsions de cette faction, vous allez fuir la France et vous laisser repousser au pied d'un trône étranger quand le nôtre chancelle!… Votre devoir est-il là? Votre gloire est-elle là? Je ne le pense pas. Le public dira comme moi. Enfin vos ennemis personnels, ou ceux que la calomnie vous a faits, triompheront de votre départ. Mais aussi le changement de scène vous sera peut-être favorable. Mon cher maître, l'apologie de la liberté de mes réflexions est dans mes droits d'amie. Je les ai tous, bien que je sois privée du bonheur que ce titre chéri devrait me donner. Vous le voyez, je crois en vous. Vos paroles ne sont point pour moi des paroles vaines. Si mon ignorance des choses, des personnes, et des circonstances, fait porter mes réflexions à faux, mon ami y verra toujours le dévouement et la confiance de son amie. Peut-être aussi le regret de vous perdre me fait-il voir les choses autrement qu'elles ne sont?

Si vous aviez simplement dit à M. Hyde de Neuville: «Qu'est-ce que votre amie, Mme de V…, qui m'a écrit une lettre fort aimable au sujet de Mme de Chateaubriand?» il vous aurait répondu quelques mots qui m'auraient donné votre estime et m'auraient tirée des petites vénitiennes. Il ne m'en fallait pas davantage pour être aimée de vous. Mais vous n'êtes pas curieux de votre Marie, et ne songez point à l'aimer. Vous lisez mes lettres comme on respire le parfum d'un bouquet de violettes, sans songer à cueillir dans le buisson la plante qui le produit.

Notre ami vous aurait aussi appris une chose que notre correspondance m'avait presque fait oublier. Le 12 novembre, le jour même où elle a commencé, une inondation furieuse, un ouragan des Antilles, m'a enlevé la touffe d'herbe dans laquelle j'avais un abri. Les belles allées de Beauchastel et d'H… sont ravagées à jamais. Les arbres à soie et les prairies ont disparu: il ne reste à leur place que des grèves désolées et incultivables, sur la montagne; les vignes sont demeurées déracinées sur des roches dépouillées de terre. Vos lettres m'avaient comme endormie sur ce malheur. Je sens aujourd'hui qu'il m'a ravi le peu de liberté matérielle que la mauvaise fortune m'avait laissé.

La profonde tristesse de votre lettre du 25 janvier fit naître dans mon cœur le désir de vous voir plus tôt et je commençai à regarder mon départ pour Paris comme nécessaire et prochain. Mes devoirs s'y trouvaient. J'aurais été réclamer les soins de mes amis pour réparer mon désastre. Ses suites menacent la vieillesse de ma mère et d'autres parents dont je suis chargée. La force de mes obligations m'aurait donné celle de commencer cette tâche, presque impossible à accomplir pour une femme fière et timide. J'aurais placé mes devoirs sous la protection tutélaire de votre amitié. Encouragée par vous dans leur accomplissement, et me reposant dans votre force, j'aurais goûté sans trouble, le bonheur de vous offrir la sœur qui vous a tant aimé.

C'est ainsi que j'étais charmée d'une lueur douce et belle, que je voyais dans le lointain. J'allais à elle sans regarder autour de moi: mais la voilà déjà qui disparaît à l'horizon: je suis seule dans un désert et je voudrais retourner sur mes pas. Mais j'ai perdu mon chemin…

Vous me demandez si je voyagerais en Italie dans le cas où vous y iriez? Mon maître!!! si j'étais un oiseau, je m'envolerais après vous dans l'Italie ou la Norvège avec la même joie… si j'étais un jeune garçon, je deviendrais votre secrétaire ou votre page, et marcherais à votre suite sans regarder derrière moi tant que la terre pourrait me porter. Si j'étais la parente ou l'amie de Mme de Chateaubriand, je quitterais tout pour la suivre. Je dévouerais mon cœur et ma force à la soigner nuit et jour, pour vous la mieux conserver. Mais, étant ce que je suis, comment pourrais-je avec convenance voyager seule en pays étranger?

Non, cette fois encore, nous serons séparés! Vous partirez encore sans emporter dans votre cœur l'image de celle qui vous aime et sans lui laisser la vôtre. Bientôt sa pensée s'effacera de votre esprit. Seulement quelquefois peut-être, dans des jours d'abattement (puissent-ils être rares, ô mon maître trop aimé!) et de tristesse, vous vous rappellerez la pieuse tendresse de Marie: cette tendresse qui vivait de vos peines.

XVI

De M. de Chateaubriand

Paris, 21 février 1828.

J'allais écrire à Marie lorsque sa lettre est arrivée; j'étais inquiet de son silence. Mon âme est triste et malheureuse. Je crois déjà le lui avoir dit: je porte malheur. A peine notre liaison commence-t-elle que voilà sa retraite ravagée, et l'asile où elle comptait me recevoir détruit! C'est ma destinée; elle m'emporte, moi et tout ce qui s'attache à moi!

Pourtant, je dirai à Marie que je ne quitterai point la France; qu'il est possible que les négociations se renouent, et que, dans tous les cas, je resterai. Il faut que le vieux voyageur se repose pour le dernier voyage. Si mille raisons ne m'arrêtaient, je ne serais pas retenu par l'idée du triomphe des ennemis: sur ce point-là je suis invulnérable; mon mépris est si complet, ou mon indifférence si profonde pour eux, que je ne pense jamais à leur peine ou à leur joie.

Viendrez-vous à Paris? quel bonheur de vous voir et de vous aimer, devant vous, auprès de vous, et de vous le dire! Vous avez été injuste. Vous croyez que je ne suis point curieux de Marie. J'en ai parlé à Hyde de Neuville. Il m'a dit quelques mots gracieux, mais insuffisants. Je n'ai pas recommencé, car je suis timide pour ce que j'aime, et puis vous ne savez pas ce que c'est que la politique pour un homme du caractère, de l'esprit, et de l'âge de notre ami: il ne voit et n'entend rien dans ce moment. Moi, qui n'ai certainement aucune ambition véritable, et que la fatalité a poussé aux affaires, sans en avoir le goût, quoiqu'en ayant assez l'aptitude, vous me donneriez cette passion pour vous être utile. Cette pauvre vallée ravagée me tourmente l'esprit; voilà ce que c'est que les orages! Vous vantiez votre beau ciel d'hiver et vos solitaires montagnes, et vous voyez ce que cela est devenu! Je vous ai surpris pourtant un sentiment qui me plaît: vous voulez sortir du rang des petites vénitiennes! Soyez tranquille, vous restez pour moi un ange, et vous avez raison de le dire: vos lettres sont un parfum.

J'espère bientôt une lettre de vous, moins triste et moins découragée.
J'aime pour la vie mon inconnue.

XVII

À M. de Chateaubriand

La Voulte, 1er mars 1828.

Je suis venue passer ici le carême chez ma mère, pour donner le temps de déblayer les suites de l'inondation et de réparer une portion de ce qui est réparable. Hier matin, je partis pour H…, où j'allais passer la journée. Je laissai l'ordre de m'y apporter mon courrier. J'expliquais à deux jeunes nièces et à leur petit frère, que j'emmenais avec moi, ce que nous allions faire à la campagne; nous étions joyeux tous quatre de cette explication, et je ne pensais pas à vous, lorsqu'en montant en voiture j'entendis: «Il n'y aura pas de lettre ce soir». Cet avertissement ne m'effraya pas: depuis deux jours, ma tristesse s'était dissipée d'elle-même. Je revis ma pauvre vallée avec bonheur; votre cher souvenir m'embellissait ce chaos. Nous eûmes une journée délicieuse; nous fûmes, dans un désert, sur des rochers inaccessibles, au-dessus d'une cascade inconnue, enlever un bel arbre aux fraises, dont la première vue, lorsqu'il était couvert à la fois de ses fleurs et de ses fruits, nous causa des transports de joie, il y a deux ans. Avec beaucoup de peine, et même de dangers, nous déracinâmes notre charmant solitaire, et nous l'apportâmes en triomphe dans un bosquet d'H… Nous le fîmes planter avec des soins et des précautions infinies. On dit qu'il reprendra… Cependant, cette douceur et cette abondance lui plairont-elles autant que son rocher? Je n'ose l'espérer: les pauvres montagnards sont fortement enracinés et difficiles à transplanter.

Au retour, à moitié chemin, l'oracle secret du matin se vérifia. Je n'eus point de lettre. Je n'en fus point troublée, mon cœur était plein d'espérance. Je me fis descendre au pied de la montagne, fis reconduire les enfants chez eux, et continuai seule ma promenade à pied.

La montagne que je gravissais s'élève à pic, au-dessus du Rhône qui, dans cet endroit, se divise en trois branches, comme pour mieux arroser la plaine du Dauphiné, couverte d'habitations et d'une riche culture. Au-delà, les montagnes du matin s'élèvent insensiblement en amphithéâtre, et si chargées de villages qu'on les prendrait pour une ville immense coupée de jardins. Enfin, à l'horizon, les Hautes-Alpes portent jusqu'au ciel leurs cimes pittoresques, dont les formes bizarres offrent des masses de rose ou d'albâtre ou d'azur, dont les riches nuances varient à toutes les heures du jour, suivant le passage d'un nuage ou la direction d'un rayon de soleil. Pour mieux jouir de cette vue, je fus m'asseoir dans un abri d'où je découvrais à ma gauche le vieux château de La Voulte avec ses tours, ses terrasses, et ses murailles crénelées, qui semblent protéger les tombes chéries qui sont à leur pied. Le soleil se couchait: Roche-Colombe et le Roi-René qui font partie des Hautes-Alpes, à l'horizon, étaient chargées de neiges. Sur la chaîne inférieure des montagnes du matin, tout était d'or, de laque ou de rose, et la lune, qui semblait sortir des eaux parmi les îles déjà verdoyantes, mêlait ses blanches clartés aux teintes enflammées du couchant. Ce spectacle était digne de vos yeux et de vos pinceaux.

Un nuage d'or brillait, isolé, il venait lentement du nord, et me fit penser à vous. Je le contemplai longtemps, et, lorsqu'il disparut enfin derrière les montagnes du midi, je ne vous crus point parti pour Naples; je ne me sentis point délaissée. Tranquille et charmée, je regardais monter paisiblement la lune dans le ciel et paraître l'une après l'autre les constellations que j'aime. J'entendis sonner l'office du soir à la chapelle ducale du château, devenue l'église paroissiale. J'y portai votre pensée. Que mes prières furent douces!

Cependant, aujourd'hui, quand votre lettre est arrivée, je n'osais plus l'ouvrir: mais il en est toujours ainsi; et, lorsque j'ai vu que vous resterez en France et que vous m'aimez, des torrents de larmes se sont échappés de mes yeux. La joie brisait mon âme: il m'a fallu la répandre devant Dieu et chercher dans des prières récitées, souvent reprises et longtemps continuées, l'apaisement dont j'avais besoin.

Votre lettre, ô mon ami! aurait fait de votre Marie une créature heureuse si elle pouvait l'être quand vous souffrez. Ainsi l'ordre et l'innocence suffisent dans ce monde au bonheur des hommes ordinaires: et la pratique des plus hautes vertus laisse malheureuse l'âme noble de mon noble maître! Mais cette âme est tendre aussi! Dieu ne la voulut pas créer invulnérable… Puisse-t-il du moins l'avoir rendue accessible aux baumes de l'amitié! Je n'ose en dire plus: je crains, hélas! d'appuyer une épine sur une blessure que je ne vois pas.

Mais perdez, mon bon ange, l'idée de la fatalité qui vous poursuit; reconnaissez au moins, par rapport à moi, que votre influence ne m'a pas été moins secourable qu'elle ne m'est chère! En effet, que serais-je devenue, seule au milieu de ce désastre irréparable, dont les suites atteignent tout ce que j'aime le mieux: que serais-je devenue sans cette existence intime et passionnée que vous avez créée en moi? Sa puissance a suffi pour détourner mes yeux d'un avenir menaçant, et je vous fais l'aveu que je me suis plusieurs fois reproché de sentir mon âme nager dans la joie, lorsqu'une pénible sollicitude devait la remplir; et maintenant que vos expressions si douces me peignent un intérêt si tendre et si profond, de quoi ne serais-je pas consolée? Écoutez, mon ami: le bien suprême, pour moi, c'est d'être aimée de vous et digne de l'être. Quel que soit le reste de ma destinée, je l'accepte de plein cœur.

J'osais à peine vous écrire, sur votre demande; j'osais à peine espérer vos réponses; il me semblait que ces longues effusions de cœur, sans art, que je vous envoyais, vous étaient presque à charge, surtout pendant cette crise politique qui agite la France et tient l'Europe en suspens, cette crise qui est en grande partie votre ouvrage et où vous jouez le principal rôle; et pourtant, pendant ce temps même, vous m'écrivez des lettres longues et fréquentes, vous remarquez dans les miennes un retard de deux jours! Vous me parlez à cœur ouvert, vous me laissez entrer dans la discussion de vos plus grands intérêts, de vos desseins les plus secrets, avec une douceur et une bonté d'ange: moi, étrangère, absente, inconnue!… Ami, sentez-vous au cœur combien je vous aime?

Mais admirez les exigences de votre Marie; je ne veux plus que vous me nommiez votre inconnue, ce mot me glace le sang; il me présente en face l'idée que j'ai établi ma vie sur un rêve… du moins suivant le train du monde.

Adieu! Que je serais heureuse si vous me disiez une fois que le bonheur de
Marie a pénétré jusqu'au cœur de son ami!

J'ai la tête dans un sac pour cette malheureuse politique. Imaginez que je n'y comprends plus rien du tout. J'avais d'abord envie de me désoler de ce que notre ami n'avait pas été choisi par le roi, mais je vous remets le tout, ne pouvant m'empêcher de penser que tout va bien, puisque vous restez.

MARIE.

4 mars.

XVIII

De M. de Chateaubriand

Paris, 10 mars 1828.

Eh bien! Marie, êtes-vous contente? voilà notre ami ministre, et vous serez encore plus satisfaite que j'aie eu le bonheur de contribuer à sa nomination. Je vis les ministres le samedi, et, le lundi, il était à la marine. C'est une excellente acquisition pour la France et pour le roi.

Votre promenade solitaire m'a charmé. J'aurais voulu vous aider à transporter cet arbre et cheminer dans les rudes sentiers de la montagne. Vous avez pris un nuage pour moi. Vous avez raison; je passerai bientôt, mais je n'aurai que la courte existence de votre nuage et non sa beauté.

Ne viendrez-vous point, à présent, solliciter quelque chose à Paris? Vous serez en crédit; vous me trouverez dans mon hôpital; j'en sortirai pour vous. J'irai importuner les ministres. Tâchez de prendre un peu à l'ambition: j'en profiterai, et, si ma vue ne détruit pas votre illusion, nous pourrons nous aimer en nous connaissant, après nous être aimés sans nous connaître.

Je ne puis vous écrire plus au long aujourd'hui, j'ai mon rhumatisme dans la tête: car, malgré votre indulgente imagination, vous vous doutez bien qu'un rhumatisme s'est fourré sous des cheveux gris. Prenez-moi comme je suis; moi, je vous aime à jamais comme vous êtes.

XIX

À M. de Chateaubriand

La Voulte, 16 mars.

C'est avec peine que j'apprends votre indisposition. Je vous remercie de m'avoir écrit, quoique vous fussiez souffrant. J'ai déjà reçu plusieurs preuves de votre condescendance et de votre bonté.

Je croyais qu'un ministère serait pour vous une utile distraction. Je le désirais donc avec une passion qui m'a fait, je crois, éprouver toutes les anxiétés poignantes qui doivent être le partage des ambitieux: j'en suis comme épuisée, votre silence à ce sujet a renversé les espérances que je me plaisais à former.

Je comprends que je vous ai parlé trop librement de ce qui vous concerne. Je tâcherai de mettre plus de convenance dans notre relation, ou plutôt dans mes lettres. Il est vrai que j'ai ardemment désiré le pouvoir pour vous, mais ce désir était généreux, car, s'il avait été réalisé, je n'aurais pas été à Paris et vous n'auriez plus eu le temps de m'écrire.

J'avais aussi une haute ambition pour moi-même: vous n'y avez pas fait attention. J'espérais que ma présence pourrait vous apporter une distraction douce et consolante. De là mon projet, que j'entourais de raisons plausibles. J'ouvre enfin les yeux sur le peu de réalité de ces espérances présomptueuses; je ne serais pas un bien pour vous. Je resterai.

Je vous remercie du fond du cœur de vos bontés; pardonnez si je ne les mets pas à l'épreuve! Ce que je peux désirer est si peu de chose qu'il n'est pas nécessaire de si puissants ressorts pour mouvoir un poids si léger. M. de Berbis y suffira de reste, sans que j'aie besoin d'aller moi-même solliciter, c'est-à-dire appliquer incessamment toutes mes forces et mes attentions à subir de bonne grâce et avec dignité des refus ou des dégoûts. Je vidai ce calice, il y a quelques années; j'avais alors le cœur plus libre et l'âme plus ferme qu'à présent: il m'en reste pourtant le souvenir le plus déplaisant de toute ma vie. Non, je n'irai point mêler le sentiment le plus tendre et le plus pur à la lie des sollicitations! Je veux vous regretter en paix et loin de vous. Je n'ai besoin que d'ombre et de silence.

Adieu, mon cher maître, pensez quelquefois à moi avec un peu d'amitié; ne m'accusez pas d'ingratitude, je ne suis que trop touchée de votre bonté.

MARIE.

Je ne suis pas surprise que vous ayez puissamment contribué à faire entrer M. Hyde de Neuville au ministère: je ne vous soupçonne pas de froideur envers vos amis.

XX

De M. de Chateaubriand

Paris, le 21 mars 1828.

Mon amie, pourquoi cette lettre triste et contrainte? Vous aurais-je blessée sans le vouloir? Avez-vous cru que je vous disais que j'étais souffrant pour abréger ma lettre? Vous auriez été injuste, je souffrais beaucoup, et je souffre encore. Mais ne parlons point de mes maux!

Je ne vous engagerai jamais à vous transformer en solliciteuse. J'aimerais mieux mourir que de demander une faveur, une place, et même un service à qui que ce soit; je comprends donc très bien votre répugnance. Mais je n'aime point que vous n'ayez besoin que de M. de Berbis, et il me semble que, si je vous parlais de venir à Paris, je n'étais pas aussi généreux et désintéressé que j'en avais l'air. Je meurs d'envie de vous voir: cela vous fait-il bien de la peine? Je me creuse la tête à deviner ce que j'ai pu faire qui vous ait donné ce mouvement d'irritation et de peine. Vous voyez du moins que j'ai déjà tous les symptômes d'une vieille et longue amitié! Peut-être me suis-je trompé? Peut-être n'avez-vous rien contre moi? Vous m'avez promis que nous n'aurions jamais d'orages; mais les habitantes des montagnes peuvent-elles bien tenir cette promesse?

Je ne vous parle point de politique. Nous sommes encore chancelants, mais nous finirons par marcher. Il est toujours question de moi pour un ministère. Je ne sais si cela s'arrangera, j'espère que vous ne croyez pas à la Révolution renaissante et à toute cette fantasmagorie de l'opposition Villéliste. Il n'y a plus en France de principe révolutionnaire, le peuple ne remuera pas; l'armée est fidèle, nous jouissons de toute les libertés raisonnables. Le gouvernement seul pourrait se précipiter; mais, s'il est sage, de longue années de repos sont assurées à la France.

Elles seront pour vous, ces années, et non pour moi qui m'en vais, et dont la destinée est d'être troublé jusqu'à ma dernière heure: vivez longtemps, vivez heureuse et n'oubliez pas votre tout à la fois vieux et nouvel ami!

XXI

À M. de Chateaubriand

Hlle, 24 mars 1828.

Mon ami, pour me reposer de la lettre que je vous écrivis le 15 de ce mois, je suis revenue passer quelques jours au milieu de mon déblaiement. Pour mon hygiène morale, j'ai relu d'un bout à l'autre les mémoires de La Rochejacquelein, et le numéro du Conservateur dans lequel vous en avez fait un magnifique résumé. Lorsqu'on fixe son attention sur ces grandes souffrances, sur ces hautes vertus, on rougit d'accorder tant de sensibilité aux revers qui n'affligent qu'une famille, aux chagrins qui n'atteignent qu'un ou deux cœurs… on retrouve alors la force de reprendre son fardeau, et de bon cœur, suivant la volonté de Dieu. Mais on ne marche point sans penser: tout mon courage n'a pu suffire à vous éloigner tout à fait, et, faute de pouvoir m'en défendre, je vous ai mis de moitié dans mes rêves.

Ce qui n'en pas un, c'est le désir d'avoir un hôpital dans le département de l'Ardèche. À force de le désirer, nous avons déjà une grande et belle maison, huit lits, une petite Sainte Vierge, des promesses pour environ mille francs de rentes, plus deux saintes religieuses habituées, en fait de charité, à faire de rien toutes choses. Nous avons donc cela, mais rien de plus. Si vous étiez devenu président des ministres, comme je l'espérais, nous vous aurions mis dans la balance avec toutes nos ressources, et vous auriez pesé plus que notre grande maison. Vous nous auriez fait avoir je ne sais quoi, qui nous aurait fait faire les premiers pas (les seuls difficiles dans ces sortes d'entreprises), et nous aurait peut-être donné le droit de faire porter votre nom chéri à notre hospice… Mais, pour n'être point ministre, vous n'en êtes pas moins vous, et qui sait si vous ne prendrez pas un peu d'intérêt aux projets de votre Marie, comme vous en prenez à sa vallée?

Pauvre vallée; que je l'aime en pensant que vous y viendrez peut-être! Que j'aimerais à avoir son portrait écrit par vous! J'ai le plan d'un petit appartement que je voulais faire faire pour moi, et qu'à présent je vous destine avec délices. Deux croisées au midi, la cheminée entre deux. En face du lit, une croisée au levant. Un cabinet de toilette, aussi au levant. Un cabinet d'étude au couchant… La vue de la vallée de Beauchastel, le bassin du Rhône et les Alpes en bordure. Et pourquoi ne pourriez-vous de temps en temps y revenir comme dans une propriété favorite, pour jouir de la campagne et de la solitude, près d'un cœur ami, dans un climat béni, sous un ciel de bonheur? Les combinaisons de la politique ne sont pour rien dans ce doux rêve. Il est pour moi comme votre royaume de Grèce était pour vous autrefois: moins chimérique, pourtant, si vous m'aimez un jour autant que je vous aime à présent. Alors donc, pourquoi ne viendriez-vous pas goûter la paix de cette riante retraite que votre pensée m'embellit depuis si longtemps? Vous visiteriez aussi votre hospice: vous y verriez, dans les yeux reconnaissants de vos humbles amies, de vos malades, des vieux prêtres auxquels nous destinons aussi un asile, tout le bonheur que votre présence chérie leur apporterait. Je crois à présent plus que jamais qu'à force de désirer les choses, elles arrivent… Quoique ce soit aujourd'hui le dixième jour et que je n'aie rien, je n'ai pas d'inquiétude. Je ne suis ni triste ni abattue, ce qui me persuade que vous n'êtes pas souffrant.

Le jour est trop court pour cueillir de la violette, et voici une lettre qui m'en coûte haut comme cela. Il est six heures du soir, et je suis descendue au jardin à onze heures. J'ai dîné dans une petite cabane sur le ruisseau, c'est de là que je vous écris. Le temps est charmant, tout pousse, l'air est doux et embaumé, on sent le printemps encore plus qu'on ne le voit. Les merles et les pinsons chantent dans les cimes des grands arbres, mais les rossignols chuchotent et tracassent déjà dans les chèvrefeuilles et les lilas, pour commencer leur ménage. J'ai passé la journée auprès des jardiniers, faisant semer de pleins paniers de graines de fleurs, et planter des fagots de rosiers, de bégonias, et d'autres bonnes choses. Pourquoi n'avez-vous pas dîné dans ma cabane avec moi? Vous auriez été heureux comme moi. Je voudrais vous envoyer le soleil de ma Savane, les parfums de l'air, mes eaux si riantes et si vives, et tout cet enchantement si bon à partager avec ce qu'on chérit.

Du 25.—Je viens d'assister à l'installation des deux religieuses trinitaires dans notre hospice. En entrant dans l'allée droite qui précède la maison, j'ai frissonné de la pensée que mon exil s'achèverait là. J'ai senti que je vous suivrais sans que vous me vissiez. J'ai vu toute ma destinée, mes yeux ne s'en sont pas détournés. Notre vie et notre cœur sont entre les mains de Dieu, laissons-le disposer de l'un et de l'autre!

Du 26.—Ami trop aimé, je reçois votre lettre, elle m'accable. Je sens que je pourrai mourir de votre tristesse, si je ne puis l'adoucir. Que ferai-je, je suis déjà lasse! Pardonnez le trouble de votre pauvre Marie, c'est un faible roseau! Je ne puis répondre aujourd'hui à cette lettre cruelle et douce: mais, au milieu de cet orage de larmes que je n'ai pu conjurer, je vous répète vos paroles: vivez longtemps, vivez heureux, et n'oubliez pas votre dernière sœur!

MARIE.

XXII

À M. de Chateaubriand

La Voulte, 29 mars 1828.

Non, mon maître chéri, non, point d'orages, mais une tendresse qui durera plus que ma vie! Je serais bien injuste si je vous envoyais des impressions pénibles, à vous qui êtes si bon et si aimable pour moi, à vous qui, sans m'avoir jamais vue, me donnez le saint nom d'amie; qui plaignez mes chagrins; qui voulez rendre mon sort plus doux; qui, malgré l'accablement d'affaires et de travaux où vous êtes, m'écrivez exactement, même quand vous souffrez. Mais comment pouvez-vous supposer que je doute de ce que vous me dites? Ami, c'est impossible: je ne puis douter de vous en rien. Non, point d'orages, mais quelques larmes, peut-être quelques regrets; la nature de notre relation le comporte, au moins quant à moi. D'ailleurs, c'est une femme qui vous aime, et non pas un ange.

Puisque vous voulez savoir ce que j'avais, je vais vous le dire. Vous me supposiez dans une joie parfaite, et vous ne m'annonciez pourtant qu'une nomination… J'étais peinée que vous n'eussiez pas mieux lu dans mon cœur. Mais tout savant que vous êtes, vous ne savez pas lire de si loin… J'avais aussi le cœur bien serré de ce que votre tristesse ne s'adoucissait jamais dans les moments où vous m'écriviez. Enfin, je voulais être quelque chose pour vous, c'est-à-dire que je voulais l'impossible; je le reconnais, n'en parlons plus; mais ne me jugez pas mal pour cela; si vous connaissiez ma vie, vous comprendriez mon caractère et surtout mes sentiments. Vous verriez bien qu'il n'est pas possible que je vive, que je pense, et que j'aime comme ceux qui n'ont pas souffert, ou qui du moins ont souffert librement.

Il faut, mon aimable ami, que vous me permettiez de vous confier la peine qui me fait souffrir. Jusqu'à présent, j'avais attribué les réflexions tristes qui se trouvent dans toutes vos lettres à des chagrins que je couvrais du voile de mes larmes, sans chercher à les pénétrer. Mais votre lettre d'avant-hier a jeté dans mon esprit un doute si insupportable, que le désir d'en sortir surmonte jusqu'à mon respect pour votre volonté, et jusqu'à la crainte de vous attrister en sortant des limites où je dois sans doute rester. Il m'est venu dans l'esprit que c'était peut-être une altération grave dans votre santé qui faisait naître ces sombres pensées dont je suis alarmée? Si cela est, ne me laissez pas loin de vous! Appelez-moi, je viendrai. Vous le savez, le regard de l'affection est bon pour tous les maux.

MARIE.

XXIII

De M. de Chateaubriand

Paris, vendredi saint, matin. (4 avril 1828.)

J'ai reçu vos deux lettres. Je suis désolé de vous avoir fait la moindre peine. J'étais touché de votre tristesse, et je craignais d'y avoir donné lieu par quelque bévue, voilà tout. Rassurez-vous; ma santé est bonne, je n'ai que des années; maladie incurable, mais avec laquelle on se traîne quelquefois trop longtemps. Je suis las de la vie. Je l'étais dès ma jeunesse: c'est un travers d'esprit, ou de cœur, dont je n'ai jamais pu me corriger. Je m'y suis accoutumé et, toujours rongé d'un ennui secret, j'avance vers le terme qui m'a toujours semblé si loin qu'on ne peut l'atteindre. Toute votre grâce, toute votre amitié ne changeront pas en moi cette disposition intérieure, mais l'adouciront.

Il paraît que vous prenez à la politique plus vivement que moi. Je n'ai jamais eu de bouffées d'ambition que par amour-propre blessé. N'allez donc pas vous affliger de ce qui n'est rien du tout dans ma vie; ma passion est la solitude, et cette passion s'accroît naturellement, à mesure que l'on devient moins propre au monde: heureuse passion qui s'enrichit de tout ce qu'on perd.

Vous me donnez appétit de votre retraite. Si rien ne se dérange dans ma destinée et dans mes projets, je pourrai vous voir cet automne en revenant des eaux des Pyrénées: mais je n'ose trop me plonger dans ce rêve, de peur d'être encore trompé.

Savez-vous que je vous gronderai pour votre hospice? Je sais ce que cela coûte. J'y ai mis tous les travaux et toutes les sueurs de ma vie. L'Infirmerie est fondée, prospère, mais c'est aux dépens de ma santé et de mon aisance. Sans elle, je serais aujourd'hui indépendant et à mon aise: et je n'ai rien, à la fin de mes jours, et je suis obligé, pour vivre, d'être aux gages d'un libraire! Prenez bien garde à cela, et arrêtez-vous à propos! Vous voyez que je vous aime au point de me mêler de vos affaires, et pourtant je vous proteste que je n'aime point du tout les affaires.

Mille tendres hommages à Marie.

XXIV

À M. de Chateaubriand

Je vous remercie, mon cher maître, de m'avoir tirée d'une inquiétude bien pénible. Mes propres réflexions m'avaient déjà allégée d'une partie.

Pendant que je croyais votre existence heureuse et votre santé menacée, vous étiez bien portant, grâces au ciel! mais en proie à un funeste mécompte, et livré à des circonstances dont je ne puis soutenir la pensée. C'est l'inévitable effet de l'absence que les espérances, les craintes, les suppositions, les projets, portent toujours à faux. Pour les âmes tendres, l'absence est comme un néant tourmenté.

Je regrette que vous ne puissiez venir à H., en allant aux eaux plutôt qu'en en revenant. Il y a bien loin, d'ici au mois de septembre, et je ne sais où l'orage de l'automne dernier m'aura poussée dans ce temps-là.

Il faut que je vous dise ce qui m'est arrivé et comment, sans le savoir, vous avez peut-être décidé de mon sort.

M. de V. émigré non indemnisé et rangé dans toutes les plus fâcheuses catégories, s'est réfugié dans une inspection des douanes à Toulouse. Toute son ambition se borna à avoir son changement à Lyon, pour être plus près de nous. Il m'écrivit, il y a quelques jours, pour m'avertir que l'inspection de Lyon était vacante et m'engager à partir sur-le-champ, s'il m'était possible, pour aller la demander à M. Roy[22]. Il m'observait que c'était la seule qu'il désirât et qui lui convînt, qu'elle était vacante pour la première et probablement pour la dernière fois, et que, dans cette circonstance décisive, il ne fallait rien négliger. Je compris d'autant mieux ces raisons qu'elles étaient fortifiées pour moi par l'événement du 12 novembre, dont j'ai laissé ignorer à M. de V. les plus fâcheuses suites. Mais je me sentis si intimidée de notre singulière relation, que je ne pus me résoudre à partir pour l'endroit où vous êtes, et j'aimai mieux tout abandonner au hasard. À présent, je crains d'avoir manqué à ce que je dois à M. de V. en négligeant l'occasion de le sortir d'un abîme; mais je n'ai pas su mieux faire… Si l'influence que vous exercez autour de vous est proportionnée à ceci, vous êtes un puissant enchanteur; mais c'est ce dont je n'ai jamais douté…

[Note 22: Le comte Roy était redevenu ministre des finances, dans le nouveau cabinet.]

Depuis que j'ai reçu votre lettre, tout est peine dans mon cœur, et confusion dans mon esprit. Mais je ne veux plus vous parler des impressions d'une personne qui ne vous est, qui ne vous sera jamais rien. Si ces impressions étaient douces et heureuses, alors seulement je regretterais le pouvoir de vous les faire partager.

Adieu, mon cher maître, je voudrais bien que mes vœux fussent exaucés; s'ils l'étaient, vous seriez si parfaitement heureux dans ce monde que vous perdriez le désir de le quitter.

MARIE.

XXV

De M. de Chateaubriand

Paris, 18 avril 1828.

Votre frayeur de me voir me toucherait au fond de l'âme, si elle ne me faisait rire en me forçant de me regarder. Quelle peur puis-je inspirer à une femme? Je ne fais pas de mes années et de mes cheveux blancs un roman et un texte de sagesse; la chose est bien réelle, je ne m'en plains ni ne m'en vante. Venez donc, et vous me verrez à vos pieds sans être troublée! Ma vie est si incertaine que, toujours faisant des projets, je ne sais si jamais je les réaliserai. Aller aux eaux, c'est ma passion. Mais irai-je? et, si j'y vais, pourrai-je aller vous chercher dans vos montagnes, en allant ou en revenant? Un mois encore pourra éclaircir mon avenir. Dans tous les cas, je ne puis rester comme je suis, et il faudra qu'en peu de temps j'en vienne à quelque parti.

J'ai senti un vif regret en lisant votre lettre. Croiriez-vous que, sous ce ministère qui suit pas à pas la route que j'ai indiquée, et parmi lequel j'ai placé de ma propre main un ami[23], croiriez-vous que je n'ai pas plus de crédit que je n'en avais sous l'ancien ministère, dont la chute est en grande partie mon ouvrage? Je voudrais vous servir que je ne le pourrais pas! jugez-en! J'avais à Bordeaux un parent chargé d'une recette particulière; il est accouru à Paris, croyant que j'allais disposer de tout, et jouir de la plus haute faveur. Il m'a fait faire une démarche auprès du ministre des finances, et je n'ai rien obtenu, et je n'obtiendrai rien. Voyez pourtant si vous voulez m'employer pour M. de V.! Je suis à vos ordres. Mais si vous veniez? quel bonheur pour moi!

[Note 23: Hyde de Neuville, nommé ministre de la marine sur la désignation de Chateaubriand.]

XXVI

À M. de Chateaubriand

Hlle, 25 avril 1828.

Vous avez enfin parlé, dans cette préface du XXVIIIe tome[24]! J'ai besoin de vous en remercier. Tout ce qu'il y a de conviction dans mon estime, d'involontaire tendresse dans mon attachement, et d'orgueil dans mon choix, se trouve consolé par ces lignes: elles allègent mon cœur; elles me contentent, car je sens que, si je savais dire, c'est tout cela que j'aurais dit. Mais pour qui le roi garde-t-il cette présidence? Est-ce pour un plus habile? pour un plus digne? ou pour un plus fidèle? tout cela ne peut être que ténèbres pour moi; mais je partage bien, de toute mon âme, vos chagrins, que je respecte et dont je n'ose vous entretenir; ils font mon étonnement, comme ils causent ma peine. Je comprends que vous êtes dans une crise importante. Je me résigne à tout, pourvu qu'elle se termine heureusement pour vous. Je prie Dieu de vous éclairer et de vous garantir de toute démarche dont vous puissiez vous repentir dans d'autres temps.

[Note 24: Des œuvres complètes.]

Voilà, mon cher maître, la seconde fois que vous m'offrez vos soins pour arranger mon sort. Les circonstances incompréhensibles dans lesquelles vous vous trouvez augmentent tellement le prix de cette offre que je la tiens d'une bonté parfaite. Recevez l'assurance de ma gratitude, mais souffrez avec amitié que je vous dise sincèrement ce que je pense à ce sujet! J'ai trouvé dans votre correspondance de l'urbanité, de la franchise, et de la bienveillance, mais rien de plus. Si j'étais aimée de vous, je crois que j'aimerais à vous devoir moi-même jusqu'à l'air que je respire; mais, dans l'état de notre relation, vous n'avez pas encore gagné le droit de me rendre service. Vous seriez sur le trône, que je ne vous répondrais pas autrement.

Quand je croyais que ma présence vous serait douce dans un moment de chagrin, ou que votre santé était menacée, je partais sans crainte; mais, pour des affaires ou pour mon plaisir, je ne puis m'y résoudre… Vous me grondez un peu rudement d'avoir eu peur de vous voir, et en cela vous êtes injuste, ou insensible pour moi; il fallait au contraire m'approuver et m'encourager. Croyez-vous donc que, si le courage m'a manqué pour partir, les larmes m'aient manqué pour rester? Vous oubliez qu'il y a onze ans que je vous fuis, même en pensée, et que voici la troisième fois que je repousse l'occasion prochaine de vous voir. À présent plus que jamais, je crains qu'en me connaissant vous ne m'aimiez pas assez, et qu'en vous connaissant je ne puisse plus vous quitter. Voilà tout, comme vous dites, et vous auriez trente ans de plus qu'il en serait de même.

À ces craintes trop bien fondées, il se joint une timidité que vous avez fort augmentée vous-même, par la supposition répétée que votre vue détruirait mon illusion… J'en fus blessée dès le commencement, je m'en défendis vivement; je vous expliquai que non seulement l'âge et l'extérieur de mes amis m'étaient indifférents, mais encore que je pouvais aimer avec attrait des personnes dépourvues de toute espèce de charme, et pour lesquelles je n'avais que de l'estime et de la reconnaissance. Vous ne fûtes pas convaincu. Je m'attribuai la première faute de cette injustice, et ne m'y soumis qu'à regret. La timidité me resta. Sans elle, nous nous serions vus depuis longtemps, et maintenant qui sait si nous nous verrons jamais! Mais le malentendu que vous avez fait vient de ce que vous n'avez aucune notion de mon caractère, et il n'est pas étonnant qu'il y ait quelque embarras dans l'intimité de deux personnes qui ne se sont jamais vues. Vous me croyez peut-être romanesque et exaltée? Il n'en est rien. Je ne suis qu'aimante et craintive. Depuis ma naissance, le malheur est mon maître et la crainte ma compagne. J'ai été forcée de me replier dans une vie toute intérieure. Habituée à voir les choses mal tourner pour moi, j'ai fini par y être moins attentive: de là vient que je suis plus affligée d'une marque d'indifférence que d'un revers de fortune, et que je suis plus touchée d'une parole de tendresse que d'un service.

Par suite de cette manière d'être, le ton de vos deux dernières lettres (malgré l'offre qu'elles contenaient) m'a fait naître une crainte. Peut-être la sympathie qui m'attire vers vous n'est-elle pas réciproque, peut-être ne m'écrivez-vous que par pure condescendance? Si rien de ce que je vous ai écrit n'est allé jusqu'à vous, si mon affection lointaine n'est qu'une charge de plus pour un cœur lassé qui se détourne de tout, vous devez en conscience m'en avertir.

Je vous aimais pour vous et non pour moi; je ne songeais qu'à vous offrir l'hommage d'un sentiment capable d'adoucir votre âme offensée. Ce sentiment, croyez-moi, est bien indépendant de l'âge et de la figure, et même des circonstances de la vie extérieure. C'est de l'enthousiasme; c'est un attachement électif; je m'y suis acheminée par l'admiration, par la pitié, par la tristesse; il s'est formé dès mon enfance et me survivra. Vous m'affligez en le confondant avec l'exaltation du caprice et de la vanité. L'un et l'autre me sont étrangers; mais vous vivez dans le tourbillon des plus grandes affaires de ce monde. Quelque supérieur que vous soyez, vous n'avez pas le temps de comprendre, de si loin, l'affection d'un être doux et dévoué qui, dans une retraite écartée, suit vos chagrins et use sa vie dans le vain désir de vous honorer et de vous servir. Dieu seul, dans sa gloire, entend une fleur s'ouvrir et distingue le dernier souffle de l'oiseau du ciel, mourant sous le feuillage.

XXVII

De M. de Chateaubriand

Paris, le 1er mai 1828.

Le résultat de votre lettre est que vous viendriez à Paris si je vous aimais. Eh! bien, si je vous aime, vous viendrez donc à Paris? Mais comment vous persuader que je vous aime, vous que je n'ai jamais vue? Un esprit aussi facile à se tourmenter que me semble être le vôtre ne s'arrangera pas de toutes mes protestations. Vous chercheriez dans les phrases, dans les mots de ma lettre, la preuve que je n'ai pour vous que de la politesse, de la bienveillance commune; que mes sentiments ne sont que cette galanterie dont on se fait un devoir envers toutes les femmes. Mais, en vérité, convenez que, pour une simple politesse, elle serait assez longue! Prendre tant de plaisir à vous écrire si souvent passe un peu le savoir-vivre; et, si un grand attrait ne m'entraînait vers vous, moi qui ai toujours eu en horreur les lettres, ma correspondance avec vous deviendrait bien inexplicable. Allons, ne vous creusez pas la tête; reconnaissez la vérité; et convenez que, si vous ne venez pas à Paris, ce n'est pas à cause de mon indifférence pour Marie!

Je veux vous détromper encore sur un autre point. Vous me paraissez croire que j'attache un grand intérêt à la politique, que je suis tourmenté sous ce rapport, que j'ai de grands soucis d'ambition: c'est une complète erreur. Je suis profondément indifférent à ce qu'on appelle la politique. C'est là, même, mon véritable défaut comme homme public, et ce qui m'empêche de parvenir. Je désire sans doute sortir de la position pénible où je suis, encore plus pour Mme de Chateaubriand que pour moi; mais ce désir ne s'étend pas au-delà d'une aisance honorable qui me permette de me reposer sur mes vieux jours, et ne m'oblige plus d'être aux gages d'un libraire. Vous voyez combien vous êtes, en tout, loin de la vérité; j'aime Marie et ne désire qu'une vie retirée, exempte des inquiétudes du lendemain.

Vous voilà bien grondée! Humiliez-vous et demandez pardon à «votre maître»!

XXVIII

À M. de Chateaubriand

H., le 10 mai 1828.

Vous m'écrivez que vous m'aimez et ne souhaitez qu'une vie retirée et tranquille. Ce peu de mots contient nos vœux et nos espérances à tous deux; puissent les unes et les autres n'être pas trompés!—Ce n'est pas à moi, «mon cher maître», que vous avez besoin d'expliquer que vous n'avez pas d'ambition, c'est-à-dire une ardeur aveugle pour les richesses et le pouvoir. Je le sais depuis que j'admire votre conduite. Mais je n'apprendrais pas sans regret que la noble émulation des grandes âmes fût sortie de la vôtre. Quoi qu'il en soit, c'est moi qui, par moments, ai de l'ambition pour vous. En dépit de ma raison, je vous désire tous les triomphes. Mon amitié voudrait que vous eussiez tous les moyens de retrouver ce que, dans toute la terre, vous avez trop généreusement sacrifié; mais je ne sais où ces moyens peuvent exister pour vous, qui vous obérez dans les ambassades, qui sortez pauvre des ministères, et vous ruinez dans la retraite. Je voyais un grand succès dans cette place de gouverneur[25]; il me semblait qu'avec le génie de Fénelon et le caractère de Tancrède vous pouviez élever le duc de Bordeaux à son rang. J'ai donc souffert de ce que vous ne l'ayez pas eue. À présent je m'en félicite. Quelle chaîne! pour vous surtout!

[Note 25: On avait parlé de nommer Chateaubriand gouverneur du duc de
Bordeaux.]

Cependant, vous m'écrivez que vous ne pouvez rester comme vous êtes: que votre sort va se décider. Alors mes craintes de l'ambassade recommencent. Je la redoute comme si je vous voyais tous les jours et jouissais de votre amitié. Mes vœux recommencent aussi, car je désire avant tout que vos affaires s'arrangent sans que vos goûts soient contrariés.—Si j'étais roi de France, je mettrais ma gloire à vous nommer mon ami, et je vous formerais un modeste apanage.

Les regrets que je vous exprimais vaguement, de peur d'appuyer sur vos peines, ne portaient pas sur l'ambition. Je ne puis avoir oublié que vous seriez ambassadeur ou ministre depuis quatre mois si vous l'aviez voulu, ou plutôt que vous l'auriez toujours été depuis bien des années si la morale des intérêts eût été à votre usage. Je ne pensais qu'à vos affaires, qui vous tourmentent; à quelques-unes de vos relations, dont vous paraissez mécontent; et à vos dispositions intérieures, dont je m'occupe peut-être trop, parce que, si vous n'avez pas assez de temps pour penser à moi, j'en ai trop pour penser à vous.

Dans mon ancien système d'éloignement de vous, je ne lisais pas vos ouvrages. Je les réservais d'ailleurs pour me servir un jour de consolation. Je ne connais aucun de ceux que vous avez publiés depuis quelques années. Je ne connais pas davantage la société de Paris, où j'aurais tant entendu parler de vous. Il résulte de tout cela que j'ignore de vous une foule de choses que tout le monde sait. Si vous vouliez être véritablement aimable et bon pour moi, vous abandonneriez vos réserves de bon goût, qui ne sont avec moi que des ingratitudes, et vous me parleriez beaucoup de vous.

Vous m'écriviez, il y a quelques mois: «Je voudrais connaître votre vie depuis votre berceau jusqu'au commencement de notre correspondance.» Ce désir était amical; je devais y accéder. Mais la répugnance que j'éprouvais à vous occuper de moi seule pendant trois ou quatre pages, et à m'en souvenir moi-même si longtemps, me fit éloigner l'accomplissement de cette tâche. Cette omission a tourné contre moi. Je sens aujourd'hui le besoin d'empêcher à l'avenir tout malentendu entre nous en vous montrant votre amie inconnue. Au premier moment, je vous écrirai les principales circonstances de ma destinée. Le mal que me fera cette démarche sera compensé par le plaisir de vous donner une preuve de confiance parfaite. Quand vous recevrez cette feuille, réservez-la pour la lire dans un moment de repos d'esprit!

Mais n'attendez pas, pour m'écrire, que vous l'ayez reçue, car mon dessein peut encore changer!

Je suis enfin revenue dans ma solitude riante et chérie. Il me semble que je vous y ai retrouvé comme après une absence. Il y a des places qui me rappellent vos lettres, les miennes, et jusqu'à des pensées qui m'ont occupée… Ces lieux alors étaient attristés par l'hiver, désolés par l'orage; je m'y plaisais pourtant! Aujourd'hui je les retrouve embellis de tout le triomphe, de toutes les délices du printemps, et j'y suis moins bien! il y a trop de roses, de rossignols, de parfums, de fraîcheur et de paix pour moi toute seule; je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous donner ma place ici et aller prendre la vôtre, le travail, les ennuis, les affaires qui vous obsèdent: mais que sont les vœux du cœur? et l'amitié lointaine, qu'est-elle?

Quand je vous écris, c'est presque toujours immédiatement après avoir reçu vos lettres. Ordinairement pendant la nuit, toujours d'abondance de cœur et sans réflexions. (Si j'en faisais, il est probable que nous ne serions pas en correspondance.) Mais il est remarquable que j'aie commencé et soutenu une correspondance avec le plus grand écrivain de son siècle et de bien d'autres siècles, sans éprouver le moindre embarras. La vérité est que je ne pense pas plus à bien écrire quand je vous écris que je ne pense à bien parler quand je fais mes prières. Si vous avez révélation du ciel, vous savez qu'on y aime ainsi! Ne me laissez pas dans l'anxiété sur votre position! Je ne sais plus rien de M. Hyde de Neuville depuis le rétablissement de sa femme, qu'il m'écrivit. Il est juste qu'il ait du temps pour aller vous voir et qu'il n'en ait pas pour m'écrire; dites m'en quelque chose!… Mon ignorance se trompe-t-elle en croyant voir que sa position politique est difficile, séparé de vous?

XXIX

À M. de Chateaubriand

H., le 18 mai.

HOMMAGE À L'ÉLU DE MON CŒUR

À l'âge de dix-huit ans, mon père se maria contre son gré pour complaire à sa mère. Il aimait avant son mariage une jeune personne, digne de tous les vœux et de tous les hommages. On l'en sépara parce qu'elle était pauvre. De son côté, ma mère ne s'était mariée que par dépit; ils ne furent pas heureux ensemble.

Ils n'eurent jamais d'autre enfant que moi. Dès ma naissance, je devins la consolation de mon père et l'objet du déplaisir de ma mère. Je restai chez ma nourrice jusqu'à l'âge de cinq ans. J'en revins faible et délicate, parce que j'y avais souffert. Mon père, peu de temps après son mariage, était tombé dans une maladie de langueur qui l'avait empêché de veiller sur moi. Il se rétablit enfin. Il avait repris à la vie et retrouvé son amie.

Il faut que je vous parle d'elle, parce qu'elle a eu une grande influence sur mon sort. L'enfant de celui qu'elle aimait devint son trésor. Sa tendre pitié me donna l'existence une seconde fois; elle m'aimait chèrement et ne pouvait me quitter. Elle employait tous les moyens pour me retenir auprès d'elle; elle me prodiguait tous les soins, tous les dons, toutes les caresses. J'apprenais d'elle à prier Dieu, à chérir mon père, et à aimer les pauvres. Quelquefois elle me dérobait à ma mère; d'autres fois, ne pouvant m'obtenir, elle allait m'attendre dans le bois de pins, au bord de la rivière, et mon père me conduisait à elle. Nous la trouvions qui nous attendait, les larmes aux yeux et le sourire sur la bouche. Il me plaçait dans ses bras et s'asseyait auprès d'elle. Sans comprendre leurs discours, je sentais qu'ils se plaignaient, et tâchais de les consoler par des paroles enfantines qui les faisaient sourire quelquefois, et plus souvent redoublaient leur tristesse. Ils ne sortaient guère de leur vallée, s'aimaient uniquement, vivaient de larmes, et se quittaient peu. Leur amour n'eut d'autre terme que celui de leur vie; et, maintenant qu'ils reposent l'un et l'autre dans le tombeau, leur pauvre délaissée porte rivée à son cou la même chaîne qui les a liés autrefois, et les aime encore l'un pour l'autre. J'étais incessamment couverte de leurs caresses, et baignée de leurs larmes. C'est ainsi que, dès mon bas âge, mon cœur fut empreint de tendresse et de mélancolie.

D'un autre côté, mon enfance fut très malheureuse. Le désespoir ne m'était pas étranger. Une aimable sainte, ma grand'mère maternelle, me donna une dévotion exaltée qui me sauva; plusieurs fois, en faisant mes prières du soir, je demandai à mon ange gardien de me transporter durant mon sommeil dans les déserts de la Thébaïde. L'histoire de saint Alexis me touchait beaucoup[26]. Une fois, à l'âge de sept ans, je demeurai deux jours et une nuit cachée dans un endroit d'où j'espérais voir passer ma mère chaque jour sans qu'elle me revît jamais.

[Note 26: On pourra lire dans la Légende Dorée, à la date du 17 juillet, la romanesque légende de Saint Alexis.]

Ces premiers temps ont laissé dans mon âme des traces ineffaçables; la suite de ma vie les a gravées encore plus profondément.

Mon père, mon appui, mon ami, me fut enlevé lorsqu'il était encore dans la force de sa jeunesse. Frappé à mort, sa vie demeura suspendue jusqu'à ce qu'il fût près de moi; et lorsque sa tête fut appuyée sur mon sein, lorsque son regard eut retrouvé mon regard, il expira. J'abaissai ses paupières pour toujours. Il en fut de lui comme de votre père; un sourire plein de noblesse et de douceur vint aussi embellir ses traits; on voyait qu'il jouissait du repos de la mort, et de la vue de son Dieu. Lorsqu'il me le fallut quitter, je n'avais ni paroles, ni larmes, ni pensée; il ne me resta qu'un baiser. J'appuyai longtemps mes lèvres froides et tremblantes sur sa poitrine froide, plus froide que je ne puis le dire! mais le contact de la mort a peut-être quelque chose de funeste pour les vivants! L'impression de ce baiser demeura pendant des années comme un sceau de glace sur mes lèvres et sur mon cœur, et m'ôta presque la raison.

Cependant, j'exécutai religieusement les désirs secrets de mon père en partageant son héritage avec sa malheureuse amie (mon digne mari m'approuva), mais elle ne demeura pas longtemps après lui. De ma main incertaine, je fermai aussi ses yeux… je ne puis me rappeler ce temps.

Des arrangements de fortune et d'autres motifs avaient déterminé ma mère à me marier à l'âge de treize ans avec un de ses parents, qui avait, dans mon intérêt, donné son consentement. Je subis alors le sort de la comtesse de Ganges[27]; vous n'avez peut-être jamais entendu parler d'elle, mais ses infortunes sont connues de tout le monde, dans le Languedoc. La mienne fut ignorée du public.

[Note 27: Marie-Elisabeth de Rossan, née à Avignon en 1637, avait été mariée d'abord au marquis de Castellane. Devenue veuve en 1656, elle avait épousé en secondes noces, deux ans après, le marquis de Ganges. Les deux frères de son mari s'étaient épris d'elle, et, comme elle refusait de se livrer à eux, ils avaient tenté de l'empoisonner. En 1667, ces deux hommes, d'accord cette fois avec leur frère le marquis,—désireux d'hériter des biens de sa femme,—assaillirent celle-ci, la forcèrent à avaler de l'arsenic, la poursuivirent à travers tout le bourg de Ganges, et lui déchirèrent le corps à coups de couteaux. Elle survécut à ses blessures, mais mourut des suites de l'empoisonnement, le 5 juin 1667, après dix-neuf jours de souffrances. En se comparant à la marquise de Ganges, Mme de V. voulait, sans doute, simplement faire entendre qu'elle avait été mal mariée: mais on ne peut pas s'étonner qu'une telle comparaison ait, comme l'on va voir, vivement excité la curiosité de Chateaubriand.]

L'excellent M. de V. eut tous les malheurs, je les partageai dans toute la sensibilité de mon cœur. Son estime et son amitié sont mes uniques biens. Mais ses chagrins ont affaibli son âme. Le spleen et ses conséquences les plus funestes le menacent incessamment, et moi, avec un caractère craintif et irrésolu, il me faut en secret soutenir et conduire celui qui devrait être mon guide et mon appui… Quoique je le chérisse et l'estime parfaitement, la confiance m'est interdite avec lui. Je dois lui cacher soigneusement la force des atteintes que j'ai reçues moi-même; je cultive la gaieté naturelle et la douceur de mon humeur avec les mêmes soins qu'une autre femme pourrait donner à ses grâces et à sa parure. Ces soins me sont doux à remplir; mais le poids des affaires, pour lesquelles ma répugnance est extrême, est aussi tombé sur moi.

Une circonstance funeste m'a longtemps privée du seul fils que Dieu m'ait donné. Mais il vit et il me sera rendu. La santé de ma mère s'altéra, il y a plusieurs années; il me fallut alors m'arracher à mes regrets et à M. de V. pour demeurer auprès d'elle… Dieu a béni mes soins. Elle est enfin rétablie, et je puis maintenant goûter la solitude et le silence, derniers biens qui me restent.

Cependant, mes chagrins n'ont jamais éclaté au dehors; il n'ont soulevé contre ceux qui les ont causés la censure de personne: eux-mêmes en ignorent peut-être une partie. Je n'ai rompu ni desserré aucune de mes relations naturelles, je suis demeurée étroitement attachée à ce qui me faisait mal, parce que l'honneur vaut mieux que la vie. M'abandonnant au destin contraire, j'ai vécu d'une vie tout intérieure, séparée par la mort de tout ce que j'ai aimé, privée par l'absence de tout ce que j'aime. D'autres malheurs se sont succédé et… j'ai eu des ailes comme celles de la colombe. J'ai volé et j'ai trouvé le lieu de mon repos! Le sort inévitable m'a réfugiée dans votre sein: rien ne peut plus m'en éloigner que vous-même, et vous ne m'en éloignerez pas!

Pour vous seul au monde, je pouvais rassembler ces terribles souvenirs qui dorment habituellement au fond de mon cœur. Que maintenant ils reposent dans le vôtre, et que ce dépôt, sacré pour moi, le soit aussi pour mon ami! Cependant, ne concluez pas de ce sombre tableau que je suis tout à fait malheureuse! Non, cette funeste destinée n'a détruit dans mon âme ni la confiance ni l'espoir. Même avant de vous écrire, il y avait dans ma vie un grand nombre d'heures pleines de douceur, et des moments de joie sans cause qui me sont peut-être doubles en compensation. J'ai d'ailleurs embrassé la résignation comme une véritable amie; je puis souffrir paisiblement sans attrister personne. Je ne connais pas le ressentiment, tout calcul m'est impossible, et, si j'ai de la fierté comme femme, Dieu m'a fait la grâce de me laisser douce et humble de cœur. Mes goûts sont simples, et je prends volontiers tous les petits bonheurs dont la vie est comme semée à chaque pas. Voilà toute l'amie que Dieu envoya à celui auquel les dons les plus parfaits n'ont pu faire aimer la vie!

XXX

De M. de Chateaubriand

Paris, 28 mai 1828.

J'ai lu et relu votre terrible et touchante histoire. Mais votre comtesse de Ganges est-elle la marquise de Ganges? Je n'ose le croire. Non, cela n'est pas possible! Et ce fils dont vous me parlez tout à coup, pourquoi a-t-il disparu, pourquoi revient-il? Vous m'en dites trop ou trop peu. Et quand reçois-je ces confidences? à l'instant où ma vie change encore une fois, où ma bizarre destinée me rappelle encore sur la scène du monde et me pousse hors de ma patrie. Ne vous verrai-je donc jamais? Je vais à Rome[28]. Y viendrez-vous? Pouvez-vous y venir? Puis-je vous rencontrer sur la route? Moi-même serai-je longtemps dans cet exil? Suis-je longtemps quelque part? La roue de ma fortune tourne encore plus vite que ne passent mes années, qui touchent à leur terme.

[Note 28: Chateaubriand venait d'être nommé ambassadeur auprès du
Saint-Siège, en remplacement du duc de Laval, envoyé à Vienne.]

Je suis, je vous assure, tout bouleversé de votre lettre et de ma nouvelle position. J'attends avec impatience une lettre de vous. Je demande peut-être de la force à la faiblesse: mais deux roseaux s'appuient mutuellement.

Il me serait impossible d'écrire quelques lignes de plus. Votre histoire me poursuit comme un mauvais songe. Quelle femme ai-je donc rencontrée? Venez à moi! L'abri n'est pas bien sûr, mais on se cache quelquefois dans des ruines.

J'aime celle qui ne m'est plus inconnue que de visage.

XXXI

À M. de Chateaubriand

Hlle, 8 juin 1828.

J'ai lu votre lettre avec joie. Je vous le dis devant Dieu, je vous aurais donné cette ambassade de ma main, si cela eût été en mon pouvoir, et je vous la redonnerais encore dans ce moment. Et, pourtant, le cœur me manque à l'idée de vous perdre. Allez, mon maître bien aimé, mon ami chéri, vous emportez les dernières lueurs de ma vie! Soyez heureux, vous et la chère compagne de votre destinée, et gardez un souvenir à votre Marie!

Le rétablissement de la santé de ma mère, l'inutilité de mon séjour ici, au moins pendant dix-huit mois, m'avaient fait projeter de m'en absenter. Trop pauvre maintenant pour faire de longs séjours à Paris, j'avais enfin accepté l'invitation d'une amie qui vit seule à la campagne avec son enfant, à quelques lieues de Paris. Je devais aller, avec une seule femme de chambre, passer l'automne et l'hiver chez elle, pour être plus près de vous, et elle devait venir passer ici l'année suivante. Depuis que vous m'avez donné le nom d'amie, ce projet a été mon idée fixe. Hélas!

Le mois qui vient de s'écouler m'avait préparée à l'événement. J'ai reçu votre lettre en allant à vêpres. J'ai versé beaucoup de larmes devant Dieu. Je me plains moi-même de vous perdre sans vous avoir vu. Je vous plains aussi d'avoir inspiré vainement une affection si tendre. Avions-nous donc mérité cette rigueur du sort?

Vous me demandez si j'irai à Rome? Si je pourrai y venir? Relisez ma lettre du 20 février!

Vous ajoutez: Venez à moi! Cette parole est puissante. Écoutez:

Le cœur de Mme de Chateaubriand vous appartient. Dites-lui que vous avez une dernière sœur! Priez-la de m'aimer, et elle m'aimera! Alors je pourrai faire avec vous deux le voyage de Rome. Je ne serai au milieu de vous que lorsque vos cœurs m'y appelleront. Notre vie sera pleine de douceur et de charme. Vous deux, heureux l'un par l'autre, vous trouverez le délassement de votre situation dans mon amitié pure et fidèle. Et moi, solitaire là comme ici, sans crainte et sans regret, je livrerai toute mon âme au bonheur de vivre près de vous et pour vous. Voilà l'inspiration que j'ai reçue au milieu de mes prières: je me suis vue versant, sur les marbres éternels des vastes basiliques de Rome, les mêmes larmes de tendresse que je répands si souvent ici, dans l'église rustique où je vous conduis avec moi.

Si ce projet de ma tendresse ne peut s'exécuter, quelque chose me dit que je ne vivrai pas jusqu'à votre retour.—Quand partez-vous? Par où passez-vous? Ah! retardez tant que vous pourrez!

XXXII

De M. de Chateaubriand

Paris, ce 13 juin 1828.

Enfin, me voilà libre de causer avec vous. Il m'a fallu franchir les premiers moments d'une position nouvelle, et répondre à plus de cent lettres de demandes ou de compliments. Ma main est si fatiguée que je puis à peine écrire, mais le cœur n'est pas las, et il est à vous.

Que ne puis-je disposer de ma vie! quel bonheur j'aurais de vous voir avec nous! Mais je ne puis rien, et je ne hasarderai pas même une proposition qui paraîtrait extraordinaire. Beaucoup de vertus ne sont pas toujours des raisons de paix, de douceur, et de bonheur.

Une chose me console. Ma vie est d'une vicissitude si continuelle que je parierais ne rester à Rome que quelques moments. Irai-je même? Je suis nommé, mais je ne suis pas parti, et je ne puis partir, au plus tôt, que vers la fin du mois prochain. Que de choses peuvent arriver dans cet intervalle! Ah! comment songerais-je à associer une autre existence à une existence aussi troublée et aussi incertaine que la mienne?

«Vous ne vivrez pas jusqu'à mon retour!» Ne le croyez pas! Vous me survivrez de longues années. Mais savez-vous une chose? Il faut absolument que je vous voie! Si vous perdez vos illusions, tant mieux pour vous; si je les réalise, elles deviendront des vérités. N'êtes-vous pas fatiguée de cette ombre qui vous poursuit comme vous me poursuivez? Il y avait d'abord du charme, dans cette amitié adressée à quelque chose d'inconnu: mais ce charme, à la longue, devient une espèce de désespoir. Quand je n'aurais pas pour moi toutes les bizarreries de ma destinée, les sessions me ramèneront nécessairement tous les ans. Je ne sortirai pas de France ou je n'y rentrerai pas sans vous voir, mon parti est arrêté.

J'attendais une explication sur votre vie. Vous ne me la donnez pas. Parlez-moi de votre fils! Est-ce la marquise de Ganges qu'il faut lire dans votre lettre? Écrivez-moi comme à l'ordinaire! Rien n'est changé. Écrivez-moi!

XXXIII

À M. de Chateaubriand

Hlle, 13 juin 1828.

J'ai vu dans les Débats l'inauguration de l'Infirmerie de Marie-Thérèse. Ce récit serait plein de charme même pour une étrangère. J'ai eu de la joie des justes hommages qu'on vous rend. J'ai eu de la tristesse en apprenant cette maladie que vous m'avez laissé ignorer; mais vous ne pouvez partir avant le rétablissement de Mme de Chateaubriand, et pouvez-vous exposer sa convalescence aux fatigues du voyage, jointes aux chaleurs caniculaires du Midi? D'ailleurs on annonce que vous devez défendre la loi de la presse. Tout cela entraîne des délais que je saisis comme une branche…

16 juin.—Hier, je fus voir ma mère, elle reçoit la Gazette, que je ne daigne jamais regarder, mais dont je suis quelquefois contrainte d'entendre lire et commenter les ignobles insolences. Expressément invitée à lire celle du 10, je ne sais quelle prévision me poussa à la parcourir avec rapidité: j'y vis ces mots: M. de Chateaubriand a enfin pris congé du roi. Ainsi, l'audience de congé avait eu lieu il y avait déjà cinq ou six jours: elle précède immédiatement le départ des ambassadeurs. Le vôtre était donc effectué; vous deviez même avoir passé les monts! Je demeurai tranquille sous le coup, mais il ne porta pas à faux. D'affreuses douleurs de cœur me saisirent; je réunis toutes mes forces pour les surmonter, et me hâtai de me faire conduire ici, où mes pauvres domestiques me soignèrent de bon cœur. Ces douleurs aiguës augmentaient de moment en moment, elles m'ôtaient le pouls, la respiration, et presque la vie. J'ai été bien soignée, le danger est passé. Ainsi une pensée a suffi pour renverser une santé que les chagrins avaient toujours laissée inaltérable (hors une fois)!

Que devins-je, hier au soir, en revenant aux lieux d'où j'étais partie le matin pleine d'espérance et de joie, parce que je ne prévoyais point d'obstacle à notre réunion? Je dois rester ici jusqu'à ce que M. de V. revienne à Lyon. Il plaint ma solitude, et les ennuis qui la troublent; il ne m'aurait pas refusé son agrément pour le voyage de Rome, entrepris sous vos auspices; votre heureuse compagne ne m'aurait d'abord aimée que de sa tendresse pour vous; mais, bientôt, elle m'aurait aimée pour moi-même. Quelle femme au monde pourrait lui offrir une affection plus tendre et plus vive, des soins plus doux et plus caressants? Que mes heures, que mes jours seraient bien employés à la distraire de ses maux, s'ils duraient encore, à la délasser des contraintes de la position! Mon pauvre ami, que je me sentais heureuse de devenir l'amie de votre femme: de ne vous voir, de ne vous aimer qu'ensemble; et de vous confondre dans mon cœur en vous apercevant l'un et l'autre pour la première fois, en allant vous chercher tous deux en toute sécurité. Et tout cela n'était qu'un rêve! Pauvre Marie! Oublie l'espérance, suis encore un peu de temps ta carrière solitaire, marche encore sans assistance et sans appui!

Du 17.—Hier, quoique souffrante, j'ai lu les Débats. L'article paru ne confirmait pas votre départ, mais ce silence ne me rassure pas, parce que je l'avais aussi remarqué lors de votre nomination. Aujourd'hui, triste, abattue, je parcourais avec langueur et distraction la séance du 11. Je me réveille en apercevant ce nom trop cher que j'entends toujours intérieurement. C'est M. Dupin qui le prononce. Il dit: «Ce Chateaubriand, dont le nom se lie inséparablement à la liberté de la presse: quoique absent de la France, sa voix y retentit encore dans tous les souvenirs.» Ces paroles excitent un enthousiasme général… Voilà donc la confirmation de votre départ! Les termes sont ceux que mon cœur aurait employés; mais il est donc vrai que, déjà depuis plusieurs jours, vous êtes absent de la France! Vous l'avez toujours chérie; n'oubliez pas ceux que vous y laissez! Puissent leurs regrets ne pas vous poursuivre, puissent ces ombres, trop fidèles, ne pas obscurcir pour vous les beaux jours de l'Italie! et puissiez-vous y trouver, avec l'éclatante réparation qui vous y attend, la fin de vos ennuis et l'oubli des injustices sans bornes et sans nombre qui n'ont pu ni vous lâcher, ni vous changer.

Du 18.—Mon ami, quelles tristes lettres je vous écris, moi qui voudrais acheter votre bonheur au prix du mien! Quelle âme blessée vous avez recueillie! C'est un chagrin de plus pour moi de ne pouvoir retenir ma tristesse et de l'envoyer jusqu'à vous. Pardonnez-la-moi ou soyez-en reconnaissant; il y a dans mon attachement pour vous une confiance intime et expansive qui m'empêche de vous cacher aucune de mes impressions, malgré le désir sincère que j'en ai quand elles sont pénibles.

18 au soir.—Depuis trois jours j'oubliais d'envoyer à la poste. Mais voici une lettre de vous. Elle est timbrée de Paris 13 juin, Chambre des Pairs. Vous n'étiez donc pas parti le 10, ainsi qu'amis et ennemis se sont rencontrés pour me le faire croire? Quel changement autour de moi! Cette lettre m'a remplie de trouble, d'étonnement, et de regret, mais aussi de consolation, car vous êtes en France et vous m'aimez! Je l'ai relue plusieurs fois; puis, la pressant sur mon cœur souffrant, comme un baume pour les blessures, je me suis endormie d'un sommeil paisible qui s'est prolongé trois heures et a commencé ma convalescence. Je suis confuse d'avoir tant souffert et de vous le dire. Mais ma lettre partira telle qu'elle est. Vous y verrez, il est vrai, que j'ai besoin d'appui; mais je le trouverai tout entier dans les fréquentes expressions de votre tendresse; elles suffiront à tout, même à une absence éternelle. Soutenue par vous, je ne vous donnerai que des consolations.

Que d'espérances cette lettre m'apporte! Je veux m'y livrer; cette fois encore elles m'aideront. Mais la série d'espérances déçues qui me sont venues de vous, et de craintes chimériques qui m'ont troublée à votre sujet, serait singulière à détailler. L'absence donne naissance à beaucoup de déceptions; mais quelle absence que la nôtre! elle n'a point eu de commencement, puisse-t-elle avoir une fin! Ainsi, en mettant tout au pire, vous reviendrez donc tous les ans à Paris! Si je l'habitais, cette espérance me rendrait heureuse. Elle change déjà l'aspect de ma profonde vallée.

J'ai lu, dans les Débats du 13, un article qui commence ainsi: «M. de Villèle et ses plans secrets…» Cet article est de vous, c'est le réveil du lion! Dieu vous garde, noble et intrépide ami! Quant à votre gloire, elle s'accroîtra, je le sais, et sortira plus brillante et plus pure de cette troisième persécution.

Mon fils est sans reproche. Sa passion pour l'état militaire le lui a fait embrasser bien avant la fin de ses études; il est entré au service prématurément, à l'époque de la guerre d'Espagne; il a été fait lieutenant à la rentrée du prince. Sa conduite est parfaite. Il a d'excellentes qualités. Il y a deux ans que nous ne nous sommes vus. Je ne sais quand je le retrouverai. Son père en décidera. Je n'en puis dire plus.

C'était bien la marquise de Ganges qu'il fallait lire. Je n'avais confondu que le titre de ce malheureux modèle. Mais ne rappelons plus les souvenirs! Ce n'est pas impunément que je les ai rassemblés, pour que vous eussiez une idée vraie du cœur qui vous aime.

Ainsi donc, mon projet était impossible! Si vous connaissiez ma timidité, vous m'aimeriez de l'avoir formé; je serais embarrassée devant tout autre que vous; mais vous, qui connaissez le fond des cœurs, vous voyez le mien. Vous ne tournerez en dérision ni sa confiance, ni l'ignorance du monde où je suis demeurée. Pourquoi faut-il que vous soyez privé de moi? Cette douceur et cet abandon vous reposeraient! L'explication que vous me donnez m'oblige à vous prier de régler vous-même ma conduite en ce qui vous concerne. Mais est-il possible que la pensée faible et incertaine de votre Marie inconnue puisse arriver jusqu'à vous, à travers le bruit et le trouble d'une existence si forte et si tumultueuse? C'est le brin d'herbe qui se fait jour dans le marbre et le granit.

Adieu, mon maître chéri, mes vœux vous suivent.

MARIE.

XXXIV

De M. de Chateaubriand

Paris, 24 juin 1828.

Il faut bien que je vous gronde. Vous rendre malade pour un article de gazette, est-ce sage? Que m'importe, d'abord, l'injure de Villèle, et, ensuite, suis-je parti parce qu'il le dit ou le fait dire? Mais enfin, vous êtes guérie. Dieu soit loué! Venons aux faits! Il est impossible désormais que je parte avant le mois de septembre, et nous avons d'abord deux grands mois à nous écrire. Ensuite je reviendrai à chaque session, et il est plus que probable que je ne ferai pas un long séjour à Rome.

Comme je reviendrai seul en France, je suis déterminé à revenir par la Corniche et aller vous voir dans votre désert; vous pouvez y compter. Nous nous verrons avant de quitter la vie; soyez-en sûre!

Ce n'est aucune des idées qui semblent vous être venues qui fait la difficulté pour Mme de Ch. C'est le tour de son esprit, et la presque impossibilité où elle est de rompre des habitudes intérieures de sa vie et de s'associer une compagne. Je l'ai vue quelquefois tentée de prendre avec elle une jeune ou une vieille parente, pour la soigner, et jamais elle n'a pu arriver à une détermination. Lui proposer une inconnue lui semblerait une folie. Si quelque hasard vous la faisait connaître, alors il y aurait quelque chance; encore, il ne faudrait guère y compter.

Non, Marie, c'est moi qui irai vous trouver! C'est moi qui arrangerai votre vie! Un peu de temps encore, et les difficultés s'aplaniront.

Vous vous êtes trompée sur l'article. Depuis la chute de Villèle, je n'ai pas mis un seul mot dans les Débats, ni n'y mettrai. L'article, je crois, était de Salvandy.

XXXV

À M. de Chateaubriand

Hlle, 25 juin 1828.

J'étais assise, ce matin, sur ma terrasse, ombragée et entourée des cimes des grands arbres qui s'élèvent du fond du vallon. Je voyais briller à leurs pieds les eaux qui rafraîchissent mon asile, pendant que la sécheresse atteint tout un peu plus loin, je jouissais du calme de ma solitude et de mes espérances. J'oubliais le parfum des fraises et du café servi devant moi. J'abandonnais les soins que je donne tous les jours aux mélodieux compagnons de ma retraite; soins payés par une confiance si parfaite, qu'après m'avoir ravie par leurs beaux chants, qu'ils ne refusent jamais à mon appel, ils amènent maintenant leurs petits autour de moi, pendant que je déjeune ou que je me baigne; j'oubliais donc tout cela, pour chercher la mystérieuse jouissance de ma mystérieuse tendresse, dans les journaux livrés à toute l'Europe. C'était vous que je cherchais là, mon maître. Je vous y ai trouvé tout entier dans l'éloge de M. de Sèze[29]. Tout ce qu'il y a de noble, de bon, de satisfaisant, dans l'âme et dans la destinée humaine, abonde dans ces lignes immortelles qui consolent, qui récompensent, qui rendent heureux! Hélas! est-il possible que vous n'aimiez pas la vie, vous qui la rendez si belle? vous dont l'âme est un si riche trésor de ses véritables biens? Je pensais à ma vie, mystérieusement empoisonnée dans toutes les sources de bonheur ouvertes à tous, et mystérieusement consolée par votre affection sympatique, et je sentais que cette affection suffit pour me dédommager de tout ce m'a qui été refusé. Elle m'entraîne pourtant dans les troubles et vicissitudes de votre destinée. Je ne m'en plaindrai jamais.

[Note 29: Avant de partir pour Rome, le 18 juin 1828, Chateaubriand avait lu à la Chambre des Pairs un éloge du comte de Sèze, qui était mort le 2 mai précédent.]

Cet éloge de M. de Sèze a d'abord rempli mon cœur des plus tendres, des plus généreuses émotions; puis, il m'a rappelé un chagrin que j'eus autrefois par rapport à vous, et à son occasion.

J'étais à Paris en 1816. Vous savez que je désirais vivement vous voir. On allait célébrer à Saint-Denis, pour la première ou la seconde fois, le service solennel pour le roi Louis XVI. Je résolus d'y aller pour vous voir. L'occasion était bien choisie; on vous aurait sûrement montré à moi, sans que j'eusse besoin de m'en enquérir; vous seriez en face de moi pendant plus d'une heure, et je pourrais, sans craindre vos regards ni ceux de personne, graver à loisir dans ma mémoire les traits dont je voulais emporter le souvenir pour toute ma vie. J'arrivai tard, la cérémonie était commencée. J'étais émue de mon projet, je l'étais aussi de la circonstance, car j'avais été nourrie dans un royalisme ardent. La travée dans laquelle j'étais était vis-à-vis une autre travée dont l'intérieur était caché par un vaste crêpe noir qui descendait jusqu'au pavé du chœur. Je demandai ce que c'était, on me dit que Mme Royale[30] était là… Immédiatement au-dessous et, je crois, le premier parmi les pairs, je vis un vieillard prosterné dans une attitude de désolation. Il était à genoux sur le pavé; ses bras étaient jetés en avant de lui dans le fond de sa stalle, où sa tête chauve demeurait comme ensevelie. On me nomma M. de Sèze. L'émotion toujours croissante dont je n'avais pu me défendre me surmonta dans ce moment: je perdis connaissance. Quand je revins à moi, on me ramenait à Paris. Ce fut ainsi que je ne vous vis point. Je passai plusieurs mois combattue entre le désir de vous voir et la timidité qui m'en empêchait. Vous savez que vous vîntes chez moi, et qu'un accident me força à m'en éloigner, le jour où je vous y attendais; que ma volonté m'en fit partir quand vous dûtes y revenir une seconde fois: et comment notre bizarre destinée nous a conduits enfin à nous chérir sans nous connaître, et probablement à nous perdre avec déchirement de cœur sans nous être jamais vus!

[Note 30: La duchesse d'Angoulême, fille de Louis XVI.]

Mais revenons à vous! Je croyais que vous aviez trouvé l'amour dans le mariage, la sérénité dans l'étude, et le bonheur dans la vertu. Puisqu'il n'en est pas ainsi, tout est trouble et confusion dans mon cœur et dans mon esprit. Tout l'ordre moral est comme bouleversé pour moi par cet incompréhensible mécompte; il me jette dans des pensées dangereuses et affligeantes que je voudrais éloigner, mais où je retombe souvent. Quand vous aurez un moment pour moi, guérissez-moi de ce mal: et si jamais il vous arrive quelque impression de vrai bonheur, quelque charme puissant qui vous contente, dites-le-moi!

Je crois que vous aviez donné à mon projet de Rome plus d'extension que je ne lui en avais donné moi-même. Je désirais, pour la bienséance, qu'il ne fût pas dit que j'y allais avec vous. Je pensais que nous pourrions nous rencontrer sur la route, que ma voiture suivrait la vôtre jusqu'à Rome, que, là, nous nous serions séparés, et que ma qualité de voyageuse stationnaire me permettrait d'éloigner ou de rapprocher mes visites à Mme de Chateaubriand, suivant le degré d'amitié qui s'établirait entre nous.

Du 28 juin. En relisant ma lettre, j'hésite à vous l'envoyer. Je vois que je vous écris avec détail et abandon, comme à mes plus anciens amis. Mais c'est ainsi qu'il faut que je vous écrive, ou pas du tout; et, puisque vous aimez mes lettres telles qu'elles sont, je ne referai pas celle-ci parce que mes rossignols et mes prognettes (nom vulgaire des hirondelles dans mon pays) s'y sont glissés; laissez-les passer, comme l'araignée de Pélisson! D'ailleurs, vous leur devez de l'indulgence, c'est vous qui m'avez appris à les aimer; que n'étiez-vous moins aimable en parlant d'eux?

Vous me grondez d'avoir été malade, comme les mères grondent leurs enfants lorsqu'ils tombent. Pouvais-je supposer un mensonge sur un fait aussi public que le départ d'un ambassadeur? Et M. Dupin? C'était donc une fleur de rhétorique? Non, je devais le croire: et je ne vous aurais pas aimé si je n'avais été navrée en vous voyant quitter la France sans m'adresser un adieu. Mais tout ce tracas de politique, de chambres et de journaux m'est si étranger que, livrée à moi-même au fond de mes bois, je n'y comprends rien du tout. Tout est contraste entre nous, hors le fond du cœur.

Du 28 juin. J'avais bien raison, hier, quand je vous écrivais que vous vous étiez trompé sur mon projet de Rome, faute d'avoir eu le temps de deviner ce que je ne vous disais pas. Vous m'avez crue si folle que j'en suis peinée.

Ce projet était extraordinaire dans le fond; mais il pouvait devenir fort simple et fort convenable, dans le fait.

Je pensais que vous pouviez dire à Mme de Chateaubriand qu'une femme dont vous avez reçu des marques d'attachement, il y a bien des années, vous avait inspiré une bienveillance que sa correspondance avait portée jusqu'à l'amitié; que, cette femme devant venir à Rome, vous désiriez profiter de cette occasion pour lui faire un bon accueil et la prier de s'en charger. De là une présentation et quelques visites, ainsi que je vous l'ai dit au commencement de ma lettre. Si Mme de Chateaubriand vous avait aimé du sentiment que je lui supposais, vous seriez inévitablement devenu notre lien: elle m'aurait bientôt donné son amitié parce que je vous aime, et par la même sympathie qui me fait à présent lui accorder tout mon intérêt, sans que je sache rien d'elle que son nom. Il est vrai que ce nom établissait dans mon esprit toutes les bases d'une généreuse amitié, avec l'attrait et la grâce qui en font le charme. Tout cela n'était pas si extravagant. Ce qui l'était un peu (pardon, mon cher maître!) c'était l'idée que vous me supposiez. En vérité, vous me rendez comme Mme de Grignan, qui rougissait en pensant aux péchés des autres.

J'avais bien de mon côté quelque chose à me reprocher. Ce mot: venez à moi! et le plaisir d'y répondre par une confiance imprudente, par un dévouement impossible, me faisaient affronter bien des choses qui me sont contraires. J'avais destiné de brillantes inutilités aux dépenses de ce voyage, ce qui m'empêchait d'en avoir du scrupule; mais cependant ce léger sacrifice n'était fait que pour moi, et ce n'est pas à moi que je dois songer maintenant. Enfin, aurais-je obtenu l'agrément de M. de V.? J'en doute en y pensant bien; et moi-même, en définitive, la résolution ne m'aurait-elle pas manqué? J'étais comme quelqu'un qui veut aborder sur un point unique, et qui nage en pleine mer, dans une profonde obscurité. N'y pensons plus, et mettez ce projet dans le trésor des tendresses perdues!

La Voulte, 30 juin.

Je croyais notre correspondance ignorée, parce que je n'en avais jamais parlé: je me trompais. La connaissance qu'on en a dans mes relations les plus indispensables y jette des dégoûts et une amertume pénible; une conversation dont je vous parlais cet hiver, et sur laquelle vous me répondites que j'étais une éloquente amie (je répète cette phrase pour que vous me compreniez, ne voulant rien préciser ici), a été suivie de mille attaques et intrigues qui, ne pouvant être dirigées contre moi, ont atteint dans leur fortune et leur existence des personnes auxquelles je m'intéresse. Tout cela fermentait autour de moi depuis quelque temps sans que je m'en fusse aperçue. Je ne trouve plus qu'une investigation haineuse et accusatrice dans une autorité qui devrait être régénératrice et sainte, et ne dépose à ses pieds qu'une résistance de conviction, à la place de la soumission repentante que j'y devrais apporter. Je me trouve déconcertée de ce perfectionnement d'ennui, et affligée de ce que mon amitié ait été si nuisible à une famille estimable.

Soyez assez bon pour observer les timbres et les cachets de mes lettres!

M. Hyde de Neuville et le chevalier de Berbis ne m'écrivent plus, et n'ont pas même répondu à mes lettres de cet hiver. Tout se trouble et s'obscurcit autour de moi, de plus en plus.

Vous me dites: «Nous nous verrons avant de quitter la vie», et, plus loin: «c'est moi qui arrangerai votre vie!» Ces paroles sont douces, je les prends pour soutien. Je crois que vous m'avez envoyé votre mal.

XXXVI

De M. de Chateaubriand

Paris, lundi 7 juillet 1828.

Je n'ai rien remarqué dans vos lettres qui pût motiver vos craintes sur les dates et les cachets. Il faut accorder aux hommes auprès desquels vous avez été éloquente du respect et de l'estime, mais les tenir à distance, ne pas leur permettre de s'emparer de notre vie, ce qu'ils sont toujours prêts à faire, et bien distinguer ce qui est de notre devoir de leur confier, et de notre devoir de leur taire.

Je n'avais pas compris votre voyage comme vous l'expliquez. Comme cela, il était praticable, aux inconvénients près du caractère et des humeurs, que je ne puis vous détailler. Le mieux, si votre bonne intention subsistait, serait de venir directement à Rome. Là vous feriez la connaissance de Mme de Ch. et, si vous trouviez la chose possible quand vous auriez vu, vous resteriez.

Nous ne partons qu'au mois de septembre, et il serait possible que je revinsse dès le mois de novembre. Je vous l'ai dit, ma destinée ne me permet de rester nulle part avec la fortune. Je suis donc à peu près sûr de vous voir avant peu de temps, car je reviendrai par le midi de la France. En vérité, j'en suis quelquefois à croire que je ne partirai pas.

Je suis obligé de quitter aujourd'hui ma mystérieuse amie plus tôt que je ne le voudrais. Voici cette loi sur la presse qui vient aux Pairs; il faut que je l'étudie pour parler après-demain, et, jusqu'à présent, je n'ai pu m'en occuper. Ce sera mon dernier travail et, après, je ne songerai plus qu'aux préparatifs de mon exil. Dites à vos oiseaux de chanter pour moi, et à Marie de m'aimer!

XXXVII

De M. de Chateaubriand

Paris, ce 9 août 1828.

Je vous ai écrit le mois dernier, il y a environ trois semaines. J'attendais votre réponse de jour en jour; elle n'arrive point. Je m'inquiète de cette interruption subite de notre correspondance. Êtes-vous souffrante? Que vous est-il arrivé? Est-ce tout simplement l'ennui d'écrire qui vous a saisie tout à coup? Est-ce mes lettres qui sont trop régulières? Enfin, dites-moi par un mot ce qui est! J'ai encore le temps de recevoir ce mot ici, ne partant que le 1er septembre. Quand j'aurai cessé d'être inquiet, je gronderai bien ma nouvelle amie.

XXXVIII

À M. de Chateaubriand

La Voulte, 14 août 1828.

Mon cher maître, des raisons de convenance et de délicatesse ont seules causé mon silence depuis six semaines. Hier, en revoyant enfin une lettre de vous, mon cœur s'est ému de la pensée que je ne suis pas encore sortie de votre mémoire. J'en aurais eu de la joie, si la joie maintenant pouvait arriver jusqu'à moi. Mais, en lisant ces lignes insuffisantes, qui semblent toujours ne s'adresser à personne (j'oublie souvent que vous ne m'avez jamais vue), en y trouvant enfin l'annonce positive de votre départ, je suis retombée dans une tristesse morne contre laquelle je ne lutte plus.

J'avais perdu l'espérance de vous voir à H., cette année. Je voulais affaiblir une préoccupation vaine et douloureuse, et me disposais à retourner auprès de M. de V. Je sentais enfin le besoin d'un peu d'amitié pour reposer ma vie de l'aride solitude dans laquelle j'éteins mon cœur depuis si longtemps. Mais les Pyrénées fuient aussi devant moi. Dans les commencements de notre correspondance, vous y deviez aller aussi. Je crus pendant quelque temps que nous nous rencontrerions au Cirque de Marbre ou à la Cascade de Gavarnie. Mais ce rêve se perdit comme ceux qui l'ont suivi.

À la veille de mon départ, ma mère tomba dangereusement malade; privée, pendant deux jours, du seul médecin qu'il y ait ici, il me fallut la soigner sans guide, dans une maladie dont je savais le danger. Dans ces deux jours je connus le malheur. Dieu me prit en pitié, je la sauvai. Je passai trente-sept jours sans sortir de sa chambre; mes soins lui furent agréables. Pendant quelques jours, lorsque je fus rassurée, je me sentais plus heureuse que je ne croyais pouvoir l'être. Je pensais rarement à vous, j'espérais vous oublier comme l'autre fois. Mais, à mesure que nous nous sommes éloignées du danger, je suis retombée dans mon isolement. Le regret de votre départ m'est revenu, et je suis seule et triste comme avant.

Durant tant d'heures de veille, pendant la nuit, durant tant d'heures de silence et d'obscurité pendant le jour, le temps ne m'aurait pas manqué pour vous écrire; mais je ne voulais rien ajouter à l'accablement du départ, rien ôter à vos amis; et j'aimais mieux vous attendre que vous prévenir.

Voilà mes raisons; elles sont bonnes: je ne me plaindrai pas si vous les jugez autrement.

Adieu, monsieur l'ambassadeur! Adieu mon cher maître! Mes vœux vous suivront partout, et votre nom me sera cher tant que je vivrai.

MARIE.

P.-S. M. de V. me presse d'aller à Paris pour l'affaire dont je vous avais parlé cet hiver. M. de Berbis me le conseille, et je sens moi-même que je ne puis longtemps rester comme je suis. J'irai donc, je crois, au mois d'octobre, précisément au moment où vous en serez parti, et il est probable que j'en reviendrai quand vous y rentrerez vous-même.

Correspondance de Chateaubriand avec la marquise de V... / Un dernier amour de René
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