6
L’existence des forains s’écoulait paisiblement, chaque saison suivant la précédente à la queue leu leu. Les années qui passaient apportèrent trois dons précieux à Horty : d’abord un point fixe, un centre, auquel son existence pouvait se rattacher, puis Zena et enfin une grande lumière cerclée d’ombre.
Lorsque, grâce aux bons soins du Cannibale, sa main ne le fit plus souffrir et que le tissu cicatriciel commença à se former, le nouveau nain (ou plutôt la nouvelle naine) fut accepté définitivement dans la troupe. Peut-être fut-ce à cause de la bonne volonté qui irradiait de toute sa personne, à cause de son désir ardent, joyeux, de trouver enfin sa place et d’avoir une véritable utilité, peut-être fut-ce caprice ou négligence de la part du Cannibale, toujours est-il que Horty resta avec ses nouveaux amis.
Chez les forains, les phénomènes, les acrobates, les aboyeurs et leurs compères, les danseurs, les avaleurs de sabres, les hommes-serpents, le mécanicien de manèges, les monteurs de tentes et les chefs de troupe ont quelque chose en commun, par-delà toutes les différences de couleur, de sexe, de race ou d’âge, qui peuvent les opposer : tous ils sont avant tout des forains et ont leur métier dans le sang. Pour eux le grand but ici-bas est d’attirer la foule et de la faire entrer dans leur baraque. C’est pour cela et pour cela seulement qu’ils feront des efforts. Horty devint bientôt semblable à eux.
Dans le tour de chant avec Zena qui constituait son numéro, la voix de Horty ne semblait qu’une partie de celle de la naine, tant leur accord était parfait. Ils passaient juste après Bets et Bertha, deux soeurs qui totalisent à elles deux dans les sept cents livres. L’affiche présentait Zena et Kiddo sous le nom de Lilliput Sisters. Elles se livraient d’abord à une désopilante parodie du numéro précédent, puis passaient à leur propre numéro, qui consistait en une combinaison habilement dosée de danses et de chansons et se terminait par une étourdissante tyrolienne à deux voix. Celle de Kiddo était claire comme du cristal et très juste ; elle s’harmonisait avec le riche contralto de Zena comme deux registres d’orgue. Ils s’exhibaient aussi dans le Village lilliputien : cité en miniature avec un poste d’incendie, une horloge, une mairie et un restaurant, le tout proportionné à des tailles d’enfant. Les adultes n’y étaient pas admis ; Kiddo servait du thé léger et des petits gâteaux aux gosses ébahis, couverts de taches de rousseur, qui composent le public des foires de province. Il sentait qu’une partie de leur admiration, une partie de leur foi dans cette ville magique se reportait sur lui. Etre une partie de quelque chose... Appartenir à un tout... Cette idée revenait comme un leitmotiv infiniment séduisant dans tout ce que faisait Kiddo. Kiddo était une partie de Horty et Horty était une partie de l’univers ; pour la première fois de sa vie il se sentait rattaché à un ensemble.
La caravane des quarante roulottes de la troupe serpenta à travers les Montagnes Rocheuses et s’étira le long de l’autoroute de Pennsylvanie ; elle pénétra en grondant sur le champ de foire de Ottawa et se perdit dans l’exposition de Fort-Worth. Une fois, il y avait dix ans, Horty aida la géante Bets à accoucher ; il n’y attacha du reste aucune importance, car c’était là un des aléas prévus de la vie des forains. Une autre fois, un pauvre nain sans cervelle, tout heureux de vivre, qui gloussait tout bas ou riait aux éclats sans savoir pourquoi du matin au soir dans un coin de la galerie des phénomènes, mourut entre les bras de Horty après avoir bu par erreur une bouteille de lessive. La cicatrice laissée dans la mémoire de Horty par cette terrifiante bouche rouge, par ces yeux étonnés et douloureux, devint, elle aussi, une partie de Kiddo, qui était elle-même une partie de Horty, qui était une partie de l’univers...
Il y avait ensuite Zena. Tant qu’il n’eut pas acquis une parfaite aisance dans sa nouvelle existence de naine, elle fut à la fois ses mains, ses yeux et son cerveau. Elle était le lien qui le rattachait à cet univers nouveau auquel il devait s’intégrer ; la personnalité de l’enfant, sevré jusque-là de toute tendresse, s’épanouit voluptueusement au contact de celle qui lui était prodiguée. Elle lui faisait la lecture pendant des heures : toutes sortes de livres y passèrent qu’elle lui lisait de sa voix grave et expressive, et qui, presque automatiquement, se modifiait pour tenir le rôle de chaque personnage. Elle se servit de sa guitare et de disques pour lui enseigner la musique. Rien de ce qu’il apprenait ne le transformait, mais rien non plus n’était oublié, car Horty, ou Kiddo, retenait tout sans effort, étant doué d’une mémoire prodigieuse et purement machinale.
La Havane répétait souvent qu’il était bien dommage que Kiddo eût une main en capilotade. Zena et l’enfant portaient des gants noirs pendant leur numéro, et cela avait l’air un peu bizarre ; de plus il aurait été préférable qu’elles pussent toutes deux, jouer de la guitare. Mais il ne pouvait naturellement pas en être question. Le soir, La Havane disait parfois à Bunny que Zena finirait par s’user les doigts si elle jouait toute la journée sur une estrade pour le public, et recommençait toute la nuit pour amuser Horty ; il est vrai que la guitare, tour à tour gémissante et joyeuse, chantait pendant des heures, quand tout le monde était couché. Bunny lui répondait invariablement d’une voix somnolente que Zena savait bien ce qu’elle avait à faire : c’était l’exacte vérité.
Elle savait aussi ce qu’elle faisait quand elle s’arrangea pour que Huddy fût renvoyé de la troupe. Pendant quelque temps elle en eut beaucoup de chagrin. Elle avait dû pour y parvenir violer la loi non écrite des forains, et elle était foraine jusqu’au bout des ongles. Cela lui fut d’autant plus difficile que Huddy n’avait pas pour deux sous de malice. C’était un acrobate au large dos et à la grande bouche tendre. Il idolâtrait Zena et ne demandait qu’à inclure Kiddo dans sa muette adoration. Il leur apportait des gâteaux et des petits cadeaux sans valeur qu’il achetait dans les villes où ils passaient, et se cachait sous leur estrade pour les écouter répéter. C’était sa plus grande joie.
Quand le Cannibale l’eut renvoyé, il vint leur dire au revoir dans leur roulotte. Il s’était proprement rasé, mais son costume de confection ne lui allait pas très bien. Il s’arrêta sur le pas de la porte, son vieux canotier entre ses doigts, mâchonnant péniblement entre ses dents des mots qu’il ne parvenait jamais à terminer complètement.
— Il m’a renvoyé, dit-il enfin.
Zena lui caressa la joue.
— Est-ce que... est-ce qu’il t’a dit pourquoi ?
Huddy secoua la tête.
— Il m’a fait appeler et il m’a donné mon compte. Je n’avais rien fait de mal, Zena. Je... je n’ai rien osé lui dire. Il me regardait avec des yeux... comme s’il avait voulu me tuer. Je... j’aurais voulu... (Il cligna des yeux, posa sa valise à terre et s’essuya les paupières avec sa manche.) Tiens, dit-il, c’est pour toi.
Il fouilla dans sa poche, en tira un petit paquet qu’il mit entre les mains de Zena et s’enfuit à toutes jambes.
Assis sur sa couchette, Horty les avait écoutés en ouvrant de grands yeux.
— Mais... Zena... qu’est-ce qu’il a donc fait ? Il était si gentil...
Zena referma la porte et regarda le paquet. Il était enveloppé dans du papier doré et ficelé d’un ruban rouge dont le noeud s’épanouissait en cocarde. Les gros doigts maladroits de Huddy avaient dû passer une bonne heure à le confectionner, et Zena le fit glisser sans le dénouer. Le paquet contenait un foulard de soie, criard et vulgaire à souhait, mais dans l’esprit de Huddy c’était sûrement le plus bel objet qu’il lui avait été possible de découvrir après des heures de laborieuses recherches.
Horty s’aperçut soudain que Zena pleurait.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
Elle vint s’asseoir à côté de lui et lui prit les mains.
— Je suis allée raconter au Cannibale que Huddy me... enfin, m’ennuyait. C’est pour cela qu’il l’a renvoyé.
— Mais... mais, Huddy ne t’avait jamais rien fait ! Rien de mal, je veux dire.
— Je sais, murmura Zena. Oh ! je sais bien. J’ai menti. Mais il fallait absolument qu’il s’en aille. Et tout de suite.
— Je ne comprends pas, fit Horty en la regardant avec étonnement.
— Je vais t’expliquer, dit-elle en choisissant ses mots avec soin. Je vais te faire de la peine, Horty, mais cela évitera peut-être pour l’avenir des malheurs qui t’en feraient encore bien plus. Ecoute-moi bien : toi qui te rappelles toujours tout, tu te souviens que tu parlais à Huddy, hier ?
— Oh ! oui. Je le regardais enfoncer des piquets avec Jemmy, Ole et Stinker. J’aime bien les voir enfoncer des piquets. Ils se mettent en rond autour du piquet avec leurs grands maillets ; ils commencent par taper lentement – plip-plip-plip-plip, et puis ils font tourner leurs maillets au-dessus de leur tête et se mettent à taper de toutes leurs forces – blap-blap-blap-blap... très vite. Et le piquet s’enfonce dans la terre comme dans du beurre ; on dirait qu’il fond par le bout.
Il s’interrompit ; ses yeux brillaient ; grâce à la précision de cet étrange cinéma sonore qu’il avait dans l’esprit, il semblait entendre et voir les lourdes masses de bois en train de s’abattre.
— Très bien, mon chéri, dit Zena avec patience. Et qu’est-ce que tu as dit à Huddy ? T’en souviens-tu ?
— Je suis allé tâter le haut du piquet, là où il y a un cercle de fer. Il était tout fendillé. J’ai dit : « Mais il est complètement en bouillie ! »
Et Huddy a dit : « Tu te rends compte de ce qui arriverait à ta main si tu la laissais là pendant qu’on tape ? » Je me suis moqué de lui et j’ai dit : « Ça ne me gênerait pas bien longtemps. Elle repousserait. » C’est tout, Zena, je t’assure.
— Les autres ne t’ont pas entendu ?
— Non ; ils commençaient déjà à enfoncer un autre piquet.
— Eh bien, tu vois, à cause de ce que tu lui as dit, il fallait que Huddy s’en aille.
— Mais... mais il a pris ça pour une blague. Il a ri... Zena, qu’est-ce que j’ai fait de mal ?
— Horty, mon chéri, je t’avais dit qu’il ne fallait jamais, jamais rien dire à personne au sujet de ta main, ni parler de choses qui repoussent toutes seules une fois coupées. Il faut que tu gardes nuit et jour un gant à ta main gauche et que tu ne la laisses jamais voir à personne.
— Même maintenant que j’ai trois doigts tout neufs ?
Elle posa sa main sur la bouche de l’enfant.
— Surtout ne parle jamais de ça à personne d’autre qu’à moi, siffla-t-elle. Il faut que tout le monde l’ignore toujours. Tiens... (Elle se leva et posa le foulard bariolé sur les genoux de Horty.) Garde-le. Regarde-le de temps en temps et pense à ce que je t’ai dit... et laisse-moi un peu seule. Huddy était... enfin... je regrette, mon pauvre Horty, mais en ce moment je ne peux plus t’aimer tout à fait comme avant.
Elle lui tourna le dos et sortit, le laissant tout triste, tout ahuri et profondément honteux. Très tard dans la nuit, lorsqu’elle s’approcha de son lit, glissa ses petits bras tièdes autour de son cou et lui dit que maintenant c’était fini et qu’il ne fallait plus pleurer, il en fut si heureux qu’il ne put répondre. Il enfouit son visage au creux de l’épaule de Zena et promit – c’était une promesse solennelle qu’il se faisait à lui-même, bien plus qu’à elle – de toujours, toujours, faire tout ce qu’elle lui dirait à l’avenir. Jamais plus il ne fut question de Huddy entre eux.
Toutes les sensations visuelles et même olfactives qu’il éprouvait étaient pour Horty comme de véritables trésors ; il attachait aussi un prix inestimable au souvenir des livres que Zena et lui avaient lus ensemble : des histoires fantastiques, surtout ; des livres étranges et ironiques, mais profondément humains, dont chacun était l’unique spécimen de son espèce. La musique était encore un autre trésor. Il en connaissait maintenant qui était gaie, ou naïve, ou même cacophonique ; il y en avait de tendre, de romantique, de sonore et d’azurée comme celle de Tchaïkovsky, d’architecturale comme celle de Franck qui semblait bâtir ses mélodies avec des plumes d’oiseau, des fleurs et de la foi, tandis que Bach utilisait l’agate et l’acier chromé.
Mais ce qu’il chérissait par-dessus tout, c’étaient les conversations échangées sans hâte dans l’obscurité, parfois sur un champ de foire, après le travail, parfois sur des routes baignées de lune, au rythme des cahots.
— Horty...
Elle était la seule qui l’appelât Horty, et seulement quand personne ne pouvait l’entendre. C’était devenu un petit surnom secret et tendre d’amoureux.
— Quoi ?
— Tu ne peux pas t’endormir ?
— Je réfléchissais...
— A quoi, mon chéri ? A ta jeunesse ?
— Comment le sais-tu ? Oh ! ne te paie pas ma tête, Zena !
— Je te demande pardon, mon chéri.
La voix de Horty s’éleva soudain dans l’ombre.
— Tu sais, Zena, Kay était la seule qui me disait des choses gentilles. La seule. Et pas seulement la nuit où je me suis sauvé. Quelquefois, en classe, elle me souriait sans rien dire. Je... j’attendais ce moment-là pendant des heures. Tu te moques de moi, hein ?
— Non, Kiddo, je t’assure. Tu es si mignon.
— Enfin, voilà, dit-il, maintenant sur la défensive. J’aime bien penser à elle de temps en temps.
Il pensait en effet souvent à Kay Hallowell, très souvent même. C’était là cette lumière cerclée d’ombre qui lui était si précieuse. L’ombre, c’était Armand Bluett. Il ne pouvait penser à Kay sans penser en même temps à Armand, malgré tous ses efforts. Parfois, les yeux humides et froids d’un roquet hérissé, aperçu dans une cour de ferme, ou le bruit sec, précis, menaçant d’une clef tournant dans une serrure Yale faisaient tout à coup apparaître à côté de lui Armand Bluett, ses froids sarcasmes, ses dures mains, toujours prêtes à frapper... Zena le savait bien et c’est pour cela qu’elle se moquait toujours de lui quand il parlait de Kay...
Que de choses il apprit au cours de ces conversations indolentes... au sujet du Cannibale entre autres :
— Comment est-il devenu un forain, Zena ?
— Je ne sais pas exactement. Il y a des moments où j’ai l’impression qu’il déteste la vie qu’il mène. Il a l’air de mépriser tous les gens avec lesquels il vit. Je crois qu’il a choisi ce métier parce que c’était la seule façon pour lui de garder ses...
Elle s’interrompit tout à coup.
— Ses quoi, Zena ?
Elle se taisait toujours. Ce fut lui qui rompit de nouveau le silence.
— Il y a pourtant des gens auxquels il... il tient, finit-elle par expliquer. Solum, par exemple, et aussi Gogol, l’homme-poisson. Il y avait encore le petit Pennie... (Le petit Pennie était le nain qui avait bu de la lessive.) Et d’autres encore. Et aussi certains des animaux. Le chat à deux pattes, le cyclope... Il... il aime à rester près d’eux. Avant de se faire forain, il en avait déjà plusieurs avec lui. Mais cela devait lui coûter cher, tandis que, maintenant, au contraire, ils lui rapportent de l’argent.
— Pourquoi, au juste, les aime-t-il ?
Elle s’agita avec nervosité.
— Parce qu’il est de la même race qu’eux, souffla-t-elle.
Un silence tomba.
— Horty, reprit-elle enfin, ne lui laisse surtout jamais voir ta main.
Une nuit, dans le Wisconsin, quelque chose réveilla Horty en sursaut.
— Viens ici.
Ce n’était pas un son. Ce n’éyait pas des mots. C’était un appel intraduisible, tout chargé de cruelles résonances. Horty ne bougea pas.
— Viens ici. Viens ici. Viens. Viens.
Horty s’assit sur sa couchette. Il n’entendait que le vent dans la prairie et le chant des grillons.
— Viens.
Cette fois l’appel avait changé de nature. Il lui était parvenu enveloppé dans une bouffée brûlante de colère contenue, volontaire, où s’exprimait cette nuance subtile de volupté qu’éprouvait Armand Bluett lorsqu’il prenait Horty en faute. Il sauta à bas de son lit et s’immobilisa, tout hors d’haleine.
— C’est toi, Horty ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Zena, à demi nue, surgit de la blancheur indistincte de ses draps comme un dauphin de l’écume.
— Il faut que... que j’y aille... dit-il péniblement.
— Qu’est-ce que tu ressens ? murmura-t-elle d’une voix émue. Tu entends comme une voix au-dedans de toi ?
Il hocha affirmativement la tête. De nouveau l’injonction furieuse vint le frapper et il fit une grimace de souffrance.
— N’y va pas, murmura Zena. Tu m’entends, Horty ? Surtout ne bouge pas !
Elle enfila une robe de chambre.
— Recouche-toi. Tiens bon et surtout, quoi qu’il arrive, ne quitte pas la roulotte. Le... ça va cesser. Je te promets que ça va cesser très vite. (Elle le força à se recoucher.) C’est bien compris ? Quoi qu’il arrive, tu ne bouges pas.
Etourdi, ahuri par cette insistance pressante, angoissée, il se laissa retomber sur sa couchette. L’appel retentit de nouveau au-dedans de lui. Il se redressa. « Zena... » commença-t-il. Mais elle avait déjà disparu. Il se releva, serrant sa tête entre ses mains, puis, se souvenant de l’ordre formel qu’il avait reçu, il se rassit.
Il s’immobilisa et son esprit tâtonna timidement autour de lui, comme l’on passe la langue sur une dent sensible. C’était fini. Il ne sentait plus rien. Epuisé, il se renversa en arrière et se rendormit.
Zena ne revint qu’au petit matin. Il ne l’entendit pas rentrer. Quand il lui demanda où elle était allée, elle lui lança un coup d’oeil bizarre.
— Dehors, dit-elle seulement.
Il ne lui demanda plus rien, mais, pendant le petit déjeuner qu’ils prenaient avec Bunny et La Havane, elle lui saisit tout à coup le bras, et profitant d’une seconde où les deux autres convives étaient allés l’un près du poêle, l’autre chercher le grille-pain :
— Horty, murmura-t-elle, si jamais tu entendais encore l’appel de cette nuit, réveille-moi. Réveille-moi tout de suite, surtout !
Elle paraissait si furieuse qu’il eut peur ; il n’eut que le temps de hocher affirmativement la tête avant le retour des deux nains. Il n’oublia jamais ces incidents. Il lui arriva encore de la réveiller et de la voir se glisser dehors sans mot dire pour ne rentrer que plusieurs heures après, mais pas souvent ; en effet, quand il eut compris que ces étranges appels ne s’adressaient pas à lui, il cessa rapidement de les entendre.
Les saisons passèrent et la troupe s’agrandit. Le Cannibale, toujours omniprésent, continuait à cingler ses hercules, ses phénomènes, ses trompe-la-mort et ses chauffeurs, de son arme favorite, le mépris, qu’il portait partout avec lui comme une épée nue. La troupe grandissait, prenait de l’importance. Bunny, La Havane, Zena grandissaient aussi, ou plutôt vieillissaient d’une façon insensible, mais certaine. Horty, lui, ne changeait pas du tout.
Il – ou elle – était devenu une vedette avec sa voix claire de soprano et ses gants noirs. Maintenant le Cannibale l’acceptait ; par une rare faveur, il mettait une sourdine momentanée à son mépris pour lui dire bonjour – il est vrai qu’il ne lui disait jamais rien d’autre. Mais tout le monde, autour de lui, aimait Horty-Kiddo avec cette affection bon enfant particulière aux forains.
La troupe disposait maintenant d’innombrables remorques, de multiples hommes de peine, de projecteurs braqués vers le ciel, d’un pavillon de danse et d’itinéraires compliqués et zigzagants, fixés très longtemps à l’avance. Un magazine diffusé dans tous les Etats-Unis avait publié un long article sur la troupe en mettant l’accent sur ses « phénomènes » – on préférait en général ce mot à celui de « monstres ». Le Cannibale avait un agent de publicité et des imprésarios, et passait chaque année des contrats avec de grosses organisations. Les estrades étaient munies de micros et de haut-parleurs et le personnel avait des roulottes, pas toutes neuves, certes, mais plus neuves quand même qu’autrefois.
Depuis longtemps le Cannibale avait renoncé à son numéro de télépathie et ne se montrait plus guère qu’à sa troupe. Dans la presse on ne parlait de lui que comme d’un « associé » ou même pas du tout. On l’interviewait rarement et on ne le photographiait jamais. Il passait ses heures de travail avec son personnel, et ses moments de liberté avec ses livres, son laboratoire ambulant et ses « phénomènes ». Certains racontaient l’avoir aperçu bien avant l’aube, dans la pénombre tout emplie de rauques respirations animales, tandis que, les mains derrière le dos, ses maigres épaules voûtées, il regardait Gogol dans son bassin, ou jetait un coup d’oeil songeur à son serpent à deux têtes ou à son écureuil sans poils. Les veilleurs de nuit et les garçons de cage avaient appris que, à ces moments-là, il valait mieux le laisser seul ; ils se retiraient sans bruit en hochant la tête, et l’évitaient prudemment.
— Merci, Zena, dit le Cannibale d’un ton courtois, presque mielleux.
Zena sourit avec lassitude, referma la porte de la roulotte sur la nuit, alla jusqu’au fauteuil fait de tubes d’acier chromé et de sangles en matière plastique et s’y pelotonna en relevant sa robe de chambre sur ses orteils nus.
— Je n’avais plus sommeil, dit-elle.
Il versa du vin dans deux verres – du vin du Rhin qui pétillait un peu.
— Ce n’est guère une heure pour boire du vin, dit-il, mais je sais que tu aimes bien ça.
Elle accepta un des verres et le posa sur l’angle du bureau. Elle attendit sans mot dire. Elle avait appris à attendre.
— Aujourd’hui j’en ai encore trouvé quelques-uns, dit le Cannibale.
Il ouvrit un lourd coffret d’acajou et en retira un casier recouvert de velours.
— Presque uniquement des jeunes, ajouta-t-il.
— Oui et non, rétorqua le Cannibale avec colère. Ils sont plus dociles, mais ils ne sont pas capables des mêmes choses que les sujets plus vieux. Il y a des jours où je me demande pourquoi je me donne tant de mal !
— Ça, moi aussi, dit Zena.
Il lui sembla que les yeux de Ganneval se tournaient vers elle avant de se perdre de nouveau dans l’ombre de leurs orbites creuses, mais elle n’en était pas tout à fait certaine.
— Regarde, dit-il.
Elle prit le casier sur ses genoux. Huit cristaux étaient posés sur le fond de velours où ils jetaient des feux ternes. On les avait débarrassés de leur gangue de terre – cette terre semblable à de la boue séchée qui les recouvrait toujours lorsqu’on les trouvait, et les faisait ressembler à de petites mottes, ou à des cailloux sans valeur. Ils n’étaient pas tout à fait transparents, et, pourtant, on pouvait apercevoir leur noyau central, lorsqu’on savait exactement quel genre d’ombre mobile il fallait chercher dans leur masse.
Zena en prit un et l’éleva dans la lumière. Ganneval grommela entre ses dents. Elle leva les yeux vers lui d’un air interrogateur.
— Je me demandais lequel tu prendrais en premier, dit-il. Celui-là est particulièrement vivace.
Il le lui prit des mains et le fixa intensément en fronçant le sourcil. La flèche de haine qu’il lui décochait arracha une protestation étouffée à Zena.
— Non ! Je vous en prie...
— Je te demande pardon... C’est qu’il crie si bien... dit-il doucement en reposant le cristal à côté des autres. Si seulement je pouvais comprendre comment ils pensent... Je peux leur faire mal. Je peux les diriger. Mais je ne peux pas leur parler. Un jour je trouverai bien...
— Sûrement, dit Zena en observant à la dérobée le visage de son interlocuteur.
Allait-il être pris d’un de ces accès de fureur qu’elle ne connaissait que trop ? Elle le sentait venir...
Il se laissa tomber dans un fauteuil, serra ses mains jointes entre ses genoux et s’étira. Elle entendit craquer les os de ses épaules.
— Ils rêvent, dit-il, tandis que sa voix, sonore comme un tuyau d’orgue, s’amenuisait jusqu’à ne plus être qu’un murmure chargé de passion. Je n’ai pas encore trouvé d’expression plus juste. Oui, ils rêvent.
Zena attendit la suite en silence.
— Mais leurs rêves ont une vie propre dans notre monde à nous – dans l’espèce de réalité que nous connaissons. Leurs rêves ne sont pas des pensées, des ombres, des images, des sons, comme les nôtres. Ils sont faits de chair, de sève, de bois, d’os, de sang. Et il arrive même que leurs rêves restent inachevés ; c’est pourquoi je possède un chat à deux pattes, un écureuil sans poils et aussi Gogol, qui devrait être un homme, mais n’a ni bras, ni glandes sudoripares, ni cerveau... Tous ces êtres sont inachevés... Il leur manque à tous, entre autres choses, de l’acide formique et de la niacine. Mais... ils sont quand même vivants...
— Et vous ne savez pas... pas encore... comment les cristaux s’y prennent pour les créer ?
Il se dressa d’un bond qui envoya son fauteuil heurter la paroi.
— Qui peut comprendre un rêve matérialisé ? cria-t-il.
Puis il reprit d’une voix plus douce en maîtrisant sa surexcitation :
— Essaie de parler à un oiseau et de lui faire comprendre qu’une tour de soixante-dix mètres est le rêve matérialisé d’un architecte, ou que l’esquisse d’un artiste est un élément d’un autre rêve. Va-t’en expliquer à une chenille la structure d’une symphonie... et le rêve d’où elle est sortie. Au diable les structures ! Au diable les comment !
Son poing s’abattit sur le bureau. Zena mit tranquillement son verre à l’abri.
— La façon dont le phénomène se produit n’a aucune importance. Sa cause non plus. L’essentiel est qu’il se produise et que je puisse le contrôler.
Il se rassit.
— Encore un peu de vin ? dit-il courtoisement à Zena.
— Non, merci. Je n’ai pas fini.
— Mes cristaux vivent, continua Ganneval sur le ton de la conversation. Ils pensent. Mais leur pensée est totalement différente de la nôtre. Ils vivent sur cette terre depuis des centaines, des milliers d’années... sous forme de mottes de terre, de graviers, de cailloux... Ils pensent à leur manière... ne désirant rien de ce que l’humanité convoite, ne prenant rien de ce qui lui est nécessaire... Ils ne gênent personne, ils n’entrent en communication qu’avec leurs semblables. Mais ils disposent d’un pouvoir dont nul homme n’a jamais rêvé. Et ce pouvoir, je le veux. Je le veux et je le leur arracherai.
Il dégusta son vin à petites gorgées tout en regardant fixement son verre.
— Ils se reproduisent, poursuivit-il. Ils meurent aussi. Et ils font même une chose que je ne peux comprendre : ils meurent par paire, et ensuite, je n’ai plus qu’à les jeter. Mais un jour je les forcerai à me donner ce que je veux. Ils créeront pour moi un être complet : un homme, une femme, peu importe ; ce sera quelqu’un qui pourra entrer en communication avec les cristaux... quelqu’un qui leur fera faire ce que je voudrai.
— Comment... comment pouvez-vous en être sûr ? demanda prudemment Zena.
— Grâce à certains indices que je recueille quand je leur fais du mal : des lueurs, des étincelles de pensée. Depuis des années je les tourmente, je les harcèle : une fois sur mille, peut-être, ils m’abandonnent une parcelle de vérité. Je ne peux pas exprimer cela par des mots, mais c’est une chose que je sais. Les détails m’échappent et rien n’est encore très clair dans mon esprit... mais je sais que leurs rêves, quand ils sont achevés, ont un caractère particulier. Ils n’aboutissent pas à des monstres comme Gogol, ou comme Solum... Ils ne sont ni incomplets ni mal formés. Ils ressembleraient plutôt à cet arbre que j’ai vu jadis. Et cet être, achevé, sera sans doute humain... ou presque... S’il l’est, je pourrai m’en rendre maître...
« Autrefois j’ai écrit un article sur mes cristaux, reprit-il après un silence, tout en ouvrant un grand tiroir de son bureau soigneusement fermé à clef. J’ai pu le faire accepter par une de ces revues littéraires trimestrielles que lisent les snobs intellectuels. J’avais rédigé mon article de telle façon que, pour un lecteur non averti, il parût une suite de conjectures pures et simples. J’y décrivais mes cristaux de la façon la plus précise, mais en me gardant bien de dire à quoi ils ressemblaient matériellement. Je démontrais la possibilité d’autres formes de vie que celles que nous connaissons ; je prouvais que des êtres pouvaient vivre et grandir autour de nous sans que nous le sachions – à la seule condition que sur aucun terrain ils n’entrent en compétition avec nous. C’est là le point essentiel : les fourmis entrent en compétition avec nous, les plantes aussi, et même les amibes ; mais ces cristaux, non. Ils vivent leur existence propre, un point c’est tout. Ils ont peut-être une conscience sociale, comme les humains – mais, en tout cas, ils ne l’utilisent pas pour la lutte. Et la seule preuve que l’homme ait de leur existence, ce sont leurs rêves, leurs tentatives ratées, avortées, pour copier les êtres vivants qui les entourent. Eh bien, sais-tu quel genre de réfutation scientifique m’a valu mon article ?
Zena attendit la suite en silence.
— Voici, continua Ganneval avec une redoutable douceur, ce que mon contradicteur m’a opposé en fait d’arguments : dans la ceinture d’astéroïdes qui gravitent entre Mars et Jupiter, a-t-il dit, il existe un corps sphérique, de la taille d’un ballon de basket, entièrement rempli de crème au chocolat ! Cette affirmation doit être, concluait-il, considérée comme vraie puisque l’inexistence de ce corps ne peut être scientifiquement établie. Le diable l’emporte ! rugit Ganneval avant de reprendre son monologue sur le même ton paisible. Un autre prétendait expliquer tous les faits relatifs aux malformations des êtres vivants à l’aide d’un galimatias éclectique où il était question de mouches, de vinaigre, de rayons X et de mutations. C’est avec cette attitude aveugle, bornée, criminelle, que, dans le passé, on a démontré, à grand renfort de preuves, que les avions ne pourraient jamais voler – car si un bateau avait besoin d’énergie pour se maintenir à flot, outre celle qui lui est nécessaire pour avancer, nous n’aurions pas de bateaux – ou que les chemins de fer étaient une utopie – car le poids des wagons sur les rails étant supérieur à l’adhérence des roues de la locomotive, le train ne pourra jamais démarrer ! Des volumes de preuves logiques, rassemblées par des observateurs impartiaux, ont prouvé que la terre était plate. Les mutations ? Bien sûr, il y en a de naturelles. Mais pourquoi vouloir absolument qu’il n’existe qu’une seule réponse, qu’une seule solution ? Les mutations provoquées par des rayons durs, cela se démontre. Des mutations proprement biologiques sont également très probables. Quant aux rêves des cristaux...
Du fond du grand tiroir, il retira un cristal portant une étiquette. Il prit son briquet d’argent sur le bureau, l’alluma d’un coup de pouce et passa la flamme jaunâtre sur le cristal.
Un faible cri de douleur s’éleva dans la nuit.
— Non, je vous en prie ! s’écria Zena.
Il jeta un coup d’oeil perçant sur ses traits tirés.
— Ce n’est que Moppet, dit-il. Depuis quand t’es-tu prise d’affection pour les chats à deux pattes ?
— Il est inutile de le torturer.
— Inutile !
De nouveau il effleura le cristal avec la flamme ; de nouveau un cri douloureux retentit du côté des cages.
— Cette preuve était utile à ma démonstration, dit-il.
Il éteignit le briquet et Zena parut visiblement soulagée. Ganneval reposa cristal et briquet sur le bureau et poursuivit paisiblement :
— Des preuves ! Si je pouvais faire venir dans cette roulotte l’imbécile au ballon plein de chocolat, et lui montrer ce que tu viens de voir, il me soutiendrait que le chat a tout simplement la colique. Je pourrais lui montrer des photos, prises au microscope électronique, d’une molécule géante qui se trouve dans les globules rouges de ce chat et qui est bel et bien en train de transmuter des éléments, qu’il m’accuserait de les avoir truquées. Tout au cours de son histoire, ça a été le malheur de l’humanité de vouloir à tout prix que ce qu’elle savait déjà fût vrai et que ce qui différait des idées reçues fût faux. J’ajoute ma malédiction à celle de l’histoire ! Et de tout coeur ! Je te jure ! Dis-moi, Zena... ?
— Oui ?
Le brusque changement de ton de Ganneval l’avait fait tressaillir. Elle n’avait jamais pu s’accoutumer à cette manie.
— Les êtres complexes – les mammifères, les oiseaux, les plantes – les cristaux ne les copient que s’ils en ont envie, ou si je les y contrains à force de tortures. Mais il y a des choses plus faciles à obtenir.
Il se leva et écarta les rideaux qui masquaient les rayonnages installés derrière lui. Il souleva un râtelier chargé de tubes à essais, le plaça sous la lumière et caressa tendrement les tubes.
— Ce sont des cultures, dit-il d’une voix tendre. Des cultures simples, inoffensives... pour le moment. Des bâtonnets ici, des spirilles là. Les cocci viennent moins bien, mais ils viennent tout de même. Si cela me fait plaisir, Zena, je ferai pousser à volonté le microbe de la morve – celui de la peste... Je sèmerai des épidémies aux quatre coins du pays... Je dépeuplerai des villes entières... Pour y arriver il ne me faut qu’un être intermédiaire – un rêve que les cristaux aient achevé. Lui, il pourra m’apprendre comment ils pensent. Je trouverai mon intermédiaire, Zena, ou je le fabriquerai. Et quand je l’aurai, je ferai ce que je voudrai de l’humanité entière, à ma façon, à mon heure...
Elle regarda en silence son visage sombre.
— Pourquoi donc viens-tu ici m’écouter, Zena ?
— Vous le savez bien. Parce que vous m’appelez. Parce que vous me feriez du mal si je ne venais pas, dit-elle avec le plus grand calme. Pourquoi aimez-vous donc tant me parler ? ajouta-t-elle.
Il se mit à rire, tout à coup.
— Depuis tant d’années que nous nous connaissons, c’est bien la première fois que tu me demandes cela, Zena. Vois-tu, jusqu’au moment où l’on peut les transvaser dans un autre cerveau, les pensées restent informes, pareilles à un langage chiffré, ce ne sont que des impulsions, sans forme, sans substance, sans direction. Mais quand on les a communiquées à autrui, elles deviennent des idées que l’on peut reprendre et décortiquer à loisir. On ne sait pas soi-même ce qu’on pense tant qu’on n’en a pas parlé à quelqu’un d’autre. C’est pour cela que j’ai besoin de causer avec toi. C’est à cela que tu me sers... Finis donc ton vin.
— Pardon !
Elle obéit docilement, en regardant Ganneval par-dessus le bord de ce verre trop grand pour elle.
Il lui rendit enfin sa liberté.
Les saisons passèrent, apportant bien des changements. Maintenant Zena ne lisait presque plus jamais à haute voix. Elle écoutait son phono, jouait de la guitare ou travaillait paisiblement à des ouvrages de couture, tandis que Horty, allongé sur sa couchette, feuilletait des livres, le menton niché dans le creux de sa main. Ses yeux ne se déplaçaient pas plus de quatre fois par page au cours de sa lecture, et les feuillets tournés bruissaient d’une façon presque ininterrompue. C’était Zena qui lui choisissait ses livres, mais maintenant ils étaient presque tous au-dessus de sa propre compréhension. Horty, lui, semblait d’un simple coup d’oeil ramasser toute la science contenue dans ses livres, la pomper, l’emmagasiner, la classer dans les cases de son cerveau d’où elle ne s’échappait plus. Zena le regardait souvent et parfois avec un étonnement profond, comme stupéfaite que ce pût être là Horty... ou Kiddo, la fillette qui, quelques minutes plus tard, allait monter avec elle sur les planches pour y chanter une tyrolienne swing. C’était pourtant bien le ou la même Kiddo qui, dans la tente des cuisines, riait à coeur joie des blagues de Cajun Jack ou aidait Lorelei à revêtir ses costumes ultra-réduits d’écuyère. Pourtant, même quand elle riait ou papotait chiffons, Kiddo était aussi Horty qui, quelques minutes plus tard, allait prendre un livre recouvert d’une jaquette aguichante, et se plonger dans les pages ardues cachées sous ces apparences frivoles : traités de microbiologie, de génétique, de cancérologie, de diététique, de morphologie, d’endocrinologie, tout y passait. Il ne discutait jamais ce qu’il lisait et semblait même ne jamais y réfléchir. Il emmagasinait simplement jusqu’à la dernière page, jusqu’au moindre diagramme, jusqu’au plus petit mot, tous les livres que lui apportait Zena. Il aidait celle-ci à les recouvrir de fausses couvertures et à se débarrasser secrètement des volumes quand il les avait terminés. Jamais en effet il n’avait besoin de s’y reporter. Jamais non plus il ne s’était posé de questions sur le motif de ces étranges précautions.
Les affaires humaines ne sont jamais simples... Les mobiles humains se refusent obstinément à être clairs. La tâche de Zena était toute de dévouement, mais le but qu’elle poursuivait lui semblait encore obscur et incertain. Cela rendait son fardeau bien lourd à ses frêles épaules...
Ce jour-là, à l’aube, la pluie frappait rageusement les parois de la roulotte et, en plein mois d’août, l’air avait une fraîcheur automnale. La pluie en sifflant évoquait pour Zena le bouillonnement qu’elle devinait si souvent à l’intérieur du cerveau de Ganneval. Tout autour d’elle s’étendait le monde de la foire. Il emplissait même ses souvenirs, depuis tant d’années, hélas ! qu’elle y était prisonnière. La foire était un monde à part, où elle se sentait chez elle, mais qui exigeait un lourd tribut en échange de ce qu’il lui apportait. Le fait même qu’elle s’y sentît à sa place impliquait en contrepartie la hantise d’une mer d’yeux écarquillés, de doigts pointés vers elle, qui semblaient clamer : « Tu n’es pas comme les autres ! Tu n’es pas comme les autres !... Tu es un monstre ! »
Elle s’agitait dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil. Les films, les romances, les romans, les pièces... dans tout cela il était question de femmes – à elles aussi on disait qu’elles étaient jolies – de femmes capables de traverser une pièce en cinq enjambées au lieu de quinze, d’envelopper un bouton de porte dans la paume d’une seule de leurs mains... Elles montaient dans les trains, elles, au lieu d’escalader les marchepieds des wagons à quatre pattes, comme de petits animaux. Elles se servaient de fourchettes ordinaires, sans avoir besoin pour cela de se distordre la bouche...
Et surtout elles aimaient ! Elles étaient aimées, elles pouvaient choisir. Les problèmes que leur posait ce choix étaient subtils, certes, mais si simples au fond : les différences qui séparaient tous ces hommes, semblables à elles, étaient si insignifiantes ! Comment auraient-elles pu avoir une véritable importance ? Ces femmes, quand elles regardaient un homme, n’étaient pas forcées de se demander avant tout autre chose : « Quel effet cela va-t-il lui faire que je sois un monstre ? »
Elle était si petite – et à tant de points de vue ! Petite et sotte. Le seul être pour qui elle s’était éprise d’une véritable affection, n’avait-elle pas été l’exposer, en permanence, à un terrible danger ? Elle avait agi pour le mieux, mais comment savoir si elle avait bien fait ?
Elle se mit à pleurer sans bruit.
Horty n’avait pu l’entendre. Pourtant il se trouva tout à coup près d’elle et se glissa dans son lit. Elle sursauta ; pendant une seconde son souffle s’arrêta dans sa gorge où le sang battait à grands coups. Elle le prit par les épaules et le retourna sur le côté. Elle pressa ses seins contre le cou tiède, croisa ses bras sur la poitrine lisse de Horty. Elle se serra contre lui, tout près, jusqu’à ce qu’elle entendît le bruit de sa respiration. Ils restèrent ainsi sans bouger, blottis, nichés l’un contre l’autre, comme deux cuillers dans un tiroir...
— Ne bouge pas, Horty. Ne dis rien...
Ils demeurèrent longtemps silencieux.
Elle avait envie de parler. Elle voulait lui confier sa solitude, sa soif de tendresse. Quatre fois elle avança les lèvres pour commencer une phrase et quatre fois elle en fut incapable ; ses larmes coulèrent sans bruit sur l’épaule de Horty. Lui restait immobile, apportant à son amie la douceur de sa chaude présence. Il n’était encore qu’un enfant, bien sûr, mais si proche d’elle, si présent...
Avec le drap elle essuya l’épaule de Horty et de nouveau l’entoura de ses bras. Peu à peu la violence de ses sentiments et la pression de ses bras, presque brutale au début, se relâcha.
Elle finit par lui dire deux phrases qui semblaient exprimer les affres qu’elle ressentait. Avec ses seins gonflés, ses reins douloureux, elle lui dit :
— Je t’aime, Horty. Je t’aime tant !
Et un peu plus tard, avec toute son immense soif de tendresse, elle dit :
— Je voudrais tant être grande, Horty. Je veux être grande...
Après quoi elle parvint à le lâcher, à se retourner et à s’endormir. Quand elle s’éveilla dans le petit jour blême, tout trempé de pluie, elle était seule.
Il n’avait rien dit, il n’avait pas fait un mouvement, mais cependant il lui avait donné ce matin-là plus de bonheur qu’aucun être humain n’en avait donné à Zena dans toute sa pauvre petite existence de naine.