3
Froid rivage et cité brillante
En tombant, il lâcha alors un cri de terreur. Mais l’air était raréfié et il s’étouffa. Pereban perdit conscience. Quelque chose lui assena un coup qui le réveilla.
Il gisait, haletant, les os paraissant cliqueter dans la peau sous l’effet du choc. Mais il y avait une surface en dessous de lui. Elle le soutenait. Il ne tombait plus et ne semblait pas mort.
Pereban songea avec un pincement de chagrin : « Tout ceci n’était qu’un rêve. Le dieu. Le cheval ailé et le vol dans les cieux. Et dans ce rêve j’ai péché. » Il avait donc dû rouler de sa paillasse sur le sol. Il ouvrit les yeux et découvrit que le sol était d’un blanc éclatant et brillait dans une brume épaisse et errante qui régnait partout et obscurcissait tout...
D’autre part, le sol était brûlant comme la plaque d’un four. Pereban se reprit et se leva, ce qui eut pour effet de lui brûler la plante des pieds. Cela se pouvait-il ? Au lieu de plonger sur des milles et des milles et se trouver réduit en pièces, il était tombé sur une courte distance à la surface de la lune. Ce qui signifiait qu’il avait dû tomber vers le haut, la lune ayant mystérieusement servi d’aimant pour sa chair ou sa vie.
Le jeune homme se redressa, déplaçant son poids d’un pied sur l’autre pour éviter de les blesser, haletant sous le choc et l’atmosphère inadéquate tandis que la brume fantomatique dérivait continuellement autour de lui.
Oui, c’était la lune, et il se trouvait dessus. Il n’avait point péri, mais quel espoir lui restait-il ? Bien que le disque fût finalement gigantesque et lui permît de demeurer inconfortablement à cuire sur place, sûrement était-il dépourvu de toute créature. Le cheval l’avait trahi, lui et ses plans encore informes... sans doute batifolait-il plus bas, prêt à devenir une légende dans les pays humains... Mais il avait été puni pour son péché de chair. Il mourrait de faim, de manque d’air, brûlant lentement. Mieux eût valu se trouver réduit en miettes sur le sein de sa planète natale.
Néanmoins, puisqu’il était impossible de rester immobile sur le gril de cette surface, Pereban commença à avancer rapidement. Il n’avait ni point de repère ni idée d’une direction où aller ; la brume cachait toute chose, devant, derrière et jusqu’au ciel. Il pouvait fort bien se hâter de tourner en rond jusqu’à la mort. Peut-être quelque démon hantait-il les lieux, une créature lunaire qui se dresserait brutalement pour le jeter au sol...
Pereban s’arrêta et se brûla les pieds. Devant lui, dans la brume, s’était levée une forme. Elle faisait la moitié de sa taille et ne bougeait pas, s’étant peut-être ramassée avant de bondir.
— Présente-toi, dit Pereban. Je n’ai pour armes que mes mains et mes pieds, mais je les utiliserai.
La forme ne répondit pas.
Pereban, qui sautillait, se rendit compte qu’une légère fraîcheur provenait de son adversaire. Pereban décida de mourir et s’avança ; il heurta alors de l’orteil l’extrémité inférieure de son adversaire, apprenant ainsi qu’il ne s’agissait que d’une bosse dépassant de la surface blanche. Sur cette bosse était posé un plateau aussi translucide que la porcelaine. Et de ce plateau jaillissait un souffle d’air glacé, de telle sorte qu’il se jeta instinctivement dessus. A peine avait-il fait cela que le plateau bascula et le précipita vers l’intérieur. La lune elle-même venait de l’avaler.
Il découvrit alors qu’il dérivait dans une sorte de pénombre argentée, comme porté sur un fleuve. A une certaine distance, un feu brillait clairement avec un éclat surnaturel, comme un soleil d’hiver pâle comme un narcisse. En dessous s’étendait un miroir d’onyx aux dessins faits de longues vagues déferlantes noires et blanches. Mais Pereban avait maintenant tellement froid qu’il ne pouvait le supporter et, tournoyant et s’enfonçant dans cet air, il fut gelé et périt. De temps à autre, il se rassurait et priait pour ce ne fût qu’un rêve, dont il n’allait plus tarder à se réveiller et se libérer.
Pourtant, ce n’était pas un rêve, bien que cela en fût digne. L’air était plus riche à l’intérieur qu’à l’extérieur et, n’eût été le froid, l’aventurier en chute aurait pu le respirer sans peine. Néanmoins, cet air possédait une sorte de densité inaccoutumée. Il ne lui permettait de descendre que lentement, le tournant et le touillant aussi comme un morceau de viande dans un ragoût.
Au loin, le narcisse de lumière brillait toujours, mais pâlissant et s’éloignant au fur et à mesure qu’il descendait. La pénombre elle-même lui semblait posséder aussi une espèce de luminescence.
Presque par inadvertance du fait de son inconfort et de sa détresse, Pereban remarqua tout cela et, finalement, en voyant qu’il allait tomber dessus, l’endroit qui était situé en dessous.
Étant désormais plus proche, il distingua ce qui semblait être une grande mer agitée lentement et lourdement comme de la crème. Elle avait deux couleurs, noir comme l’encre, blanc comme le lait, qui se réunissaient et se séparaient mais ne se mêlaient jamais pour former du gris. De longues vagues maussades de cette encre et de ce lait se précipitaient sur une masse de terre qui était elle-même d’un blanc enfumé luisant, marquée par l’ombre noire et fuligineuse d’une chaîne de montagnes.
Pereban les regarda d’un air dubitatif, car elles semblaient sculptées et aplanies, tant elles étaient lisses et polies, lorsqu’un mouvement brutal le fit regarder dans une autre direction. S’élevant des profondeurs de la mer, il vit une bête marine couleur de perle, avec deux vastes ailerons dentelés ou des ailes qui palpitaient, et l’éventail d’une queue qui, lorsque la bête replongea, se leva hors de l’eau en projetant des gouttes aussi grosses que la main. Elles heurtèrent Pereban comme de curieuses pierres molles. Mais, au bout d’un instant, l’air le fit rouler sur une longue plage blanche.
C’était vraiment un endroit étrange. Le sol était fait d’une matière semblable aux montagnes, totalement lisse et uniquement rongé çà et là par de vagues ornières, là où les marées qui devaient aller et venir depuis des siècles l’avaient taillé comme un camée. Sur des milles, cette plaine s’étendait vers les deux horizons, la mer sur le troisième et les montagnes sur le quatrième. Le narcisse du soleil, s’il en était un, se tenait maintenant à côté d’elles et allumait leurs cimes d’un or pâle absolument éthéré.
Mais Pereban, allongé complètement glacé sur cette plage froide, ne prêtait guère attention à toute cela. Quand de nouvelles pierres aquatiques le martelèrent, il ne se soucia guère que des quantités de bêtes cétacéennes fussent en train de bondir et de replonger dans les eaux d’encre et de lait tout près du rivage.
Il entendit alors une longue note assourdissante dans le lointain, qui se répétait sans cesse et devenait de plus en plus forte. Il commença à percevoir une vibration qui se transforma rapidement en bruit de plusieurs gros tambours. Pereban mit ces sons dans sa tête sur le compte de sa faiblesse ou d’une hallucination due à l’approche de la mort. De cette idée, il passa à une méditation théosophique sur sa mort peut-être déjà survenue et une punition éventuelle des dieux dans ce monde alternatif. Il était tellement absorbé par ce débat à demi conscient qu’un vaste cortège qui s’avançait de la plaine en direction du bord de la plage fut presque sur lui avant qu’il l’eût vu. Mais les trompettes assourdissantes et les tambours retentissants provenant du cortège se turent brutalement. Cela attira l’attention de Pereban. Il leva les paupières et vit ceci :
Les terres elles-mêmes semblaient avoir fait éruption pour donner naissance à des centaines de guerriers blonds en cotte de mailles blanches ceints d’épées en acier. Et pour leur fabriquer une multitude de chars en argent tirés par des meutes de chiens albinos. Elles avaient aussi fait surgir des longueurs d’ivoire qui devinrent des bannières brodées de meubles de l’azur le plus blanc et de l'or le plus anémique. Elles s’étaient assombries en trompettes argentées dans les mains de joueurs enturbannés de soieries grises dont le cerveau semblait émettre des plumets de fumée. Elles s’étaient à nouveau éclaircies pour les tambours et leurs joueurs vêtus de peaux gris pommelé. Enfin, le paysage blanc s’était épanoui en trois gigantesques ours blancs comme la neige marchant à quatre pattes et sur le dos desquels se dressait un trône d’or blanc sous un parasol semblable à un coquelicot bleu. Trois personnages imposants occupaient ces trônes, le premier desquels étant en train de descendre grâce à un escabeau. Comme son ours, il était vêtu de fourrure blanche et, de sa tête et de son menton, retombaient de vénérables poils à peine plus blancs que la chevelure des jeunes capitaines blonds et des tout jeunes pages qui l’assistaient. Assurément, les sillons qui creusaient son visage indiquaient que c’était un vieillard et qu’il était manifestement habitué à tous ses droits. Sur sa tête était posé un diadème de jonquilles d’un or éclatant. (Par contraste, les deux autres grands hommes, sur le deuxième et le troisième ours, étaient enveloppée dans des fourrures grisâtres et portaient sur leur noble crâne des diadèmes faits uniquement de l’omniprésent argent.)
Le vieillard doré foula la plage de marbre pour venir caler ses chaussures contre les côtes de Pereban. Le vieil homme le salua, plaça les mains devant son visage de manière rituelle. Puis il s’inclina plus encore et toucha légèrement le lobe des oreilles de Pereban et ses lèvres.
— Seigneur, comme prédit, tu es tombé du soleil.
Pereban en était arrivé à un état délirant d’abêtissement et il se trouva enclin à le reprendre.
— Pas du tout, dit-il.
— L’observation en a été faite, mon seigneur, le corrigea sévèrement le vieillard. Des témoins t’ont vu, semblable à un grain de feu, au cours de ta descente. D’ailleurs, nous te reconnaissons à ta chevelure dorée.
Pereban, qui désirait se quereller plus avant, ne put que frissonner. Ses dents claquèrent si fort que certains des chiens de trait s’imaginèrent sans doute qu’il leur grognait après et lui répondirent pareillement.
— Seigneur du Soleil, dit le vieux, vois l’état où tu te trouves, alors que c’est presque l’hiver chez nous. Que pourrais-tu être sinon une créature du soleil ?
Il fit un signe à un couple de pages qui se précipitèrent pour présenter à Pereban une robe de fourrure et de tissu doré. Lorsqu’on l’eut aidé à l’enfiler, une flasque de cordial en pierre-de-lune fut portée à ses lèvres. Il but. Le cordial, bien que d’un goût aqueux, le revigora instantanément de manière extraordinaire, ses veines s’emplirent d’une chaleur vivifiante et il ouvrit largement les yeux pour considérer l’assemblée dans un mélange d’inquiétude et d’incrédulité.
— Mes facultés sont restaurées, pourtant je rêve toujours. Ce n’est pas un rêve.
— Non. Tu es ici en accord avec nos prophéties, jappa le vieillard sur un ton sentencieux.
Des chaussures en velours furent placées aux pieds de Pereban et des gants en velours à ses mains.
— Où est ma couronne ? dit Pereban en regardant la coiffe du vieux.
Tous les mythes que le prêtre avait entendus commençaient à lui porter conseil. S’il était arrivé en réponse à quelque présage, il pouvait s’attendre à ce qu’il y avait de mieux.
— Plus tard, tu seras sacré roi. Daigneras-tu, seigneur, partager mon trône sur cet animal ?
Pereban accepta et grimpa très prestement sur l’ours après une nouvelle goulée du cordial. Le vieillard monta à sa suite en craquant de toutes ses articulations.
— Quel bonheur que nous parlions la même langue, fit Pereban.
— Pas du tout. Cela a été réalisé magiquement lorsque j’ai touché tes oreilles et ta bouche.
L’escabeau fut ôté. L’ours grogna et repartit sur la plage de son pas chaloupé. Les tambours et trompettes se remirent à sonner. Dans l’océan d’encre et de lait, les baleines retombaient.
— Où allons-nous, maintenant, demanda allègrement Pereban.
— A la Cité Brillante.
— En avant ! En avant ! s’écria Pereban en agitant les bras, souriant comme un bienheureux, irritant l’ours lunaire et enivré de vin de lune.
Le vieillard doré, dont le titre était Seigneur Premier, s’avéra une autorité éminente sur toute chose et durant tout le voyage, qui dura peut-être quelques heures terrestres, il parla sans cesse de sa voix monotone. De temps à autre, le Seigneur Second ou le Seigneur Troisième (deuxième et troisième anciens sur les ours voisins) lançaient quelque consigne ou anecdote compliquée.
— Ne leur prête point attention, recommanda le Seigneur Premier. Ils sont tous deux séniles. Moi qui suis plus âgé, ayant atteint ma millième année, je suis encore à la fleur de l’âge, comme tu peux le voir.
Pereban n’en crut pas un mot. Le Seigneur Premier n’avait sans doute pas plus de quatre-vingt-dix ans et les autres vieillards ne paraissaient pas plus vieux, mais plutôt plus jeunes.
Cependant, le cortège, mené par les ours blancs, avait escaladé une pente en terrasses qui semblait avoir été taillée par les mêmes outils titanesques qui avaient creusé et poli tout le reste ; il arriva bientôt dans un défilé des montagnes.
Un vent soufflait dans le défilé avec des sonorités de flûte et les plus hautes cimes des montagnes paraissaient fumer. Le Seigneur Premier dit à Pereban qu’il s’agissait du gel qui s’était accumulé là durant l’hiver et le printemps.
— Durant l’été se produit une grande chaleur et, ainsi que tu le remarqueras, à cette époque de l’année, nous allons presque nus, portant à peine une robe de fourrure.
— L’extérieur du disque, toutefois, est d’une chaleur bouillante, dit Pereban qui s’était adjugé l’usage exclusif du cordial de lune. Pourquoi cela ?
— De quel disque parles-tu ?
— Du disque lunaire, à l’intérieur duquel nous nous trouvons.
— Quelle absurdité. Il ne peut y avoir d’extérieur. Je vois que tu cherches à me mettre à l’épreuve. Il n’existe que cette terre, cette mer et le cercle du soleil qui était ta patrie avant ta chute.
— Comme il te plaira, dit Pereban.
Car, durant sa période passée comme prêtre dans le temple, il avait appris qu’il était moins fatigant de ne pas contredire les idées reçues.
— Cette terre où tu as chu, ou été lancé, est le pays de Dooniveh. La mer de Dooniveh l’encercle. Bientôt, étant entré dans l’anneau des montagnes de Dooniveh, tu auras atteint la Cité Brillante de Dooniveh.
— Pour être fait roi de Dooniveh ? avança Pereban.
— A condition d’avoir rempli une condition.
— Quelle condition ?
— Là-dessus, je resterai pour l’instant silencieux.
Mais il continua de s’exprimer sur tous les autres sujets disponibles. De ce bavardage, Pereban tâcha de rassembler des faits.
Dooniveh (le monde à l’intérieur de la lune) comprenait un océan et une unique masse continentale, sur laquelle ils voyageaient actuellement. Dans le ciel gris irisé de Dooniveh, présidait un unique objet : son soleil. Il tournait autour de la terre et de la mer en un mouvement latéral. Il ne descendait ni ne montait et ne passait jamais sous les terres pour se coucher puis se lever, à la manière des satellites de la Terre Plate. (Et d’ailleurs de la lune elle-même.)
Mais le soleil de la lune était une fleur frêle, de l’avis de Pereban. En passant près de la terre, il arrivait à côté des montagnes et au-dessus de la cité en leur milieu ; déclarant alors que l’été était arrivé, les indigènes se dépouillaient de toutes leurs robes épaisses et de leur dizaine de sous-vêtements sauf un en bénissant la chaleur bienfaisante de la saison.
Une année à Dooniveh durait un mois et chacune avait quatre saisons.
L’été durait sept jours, des jours d’ailleurs sans nuit. Il était précédé d’un printemps de sept jours durant lequel le soleil arrivait au-dessus de l’océan avant de passer au-dessus des terres, et suivi d’un automne de sept jours, où le soleil s’éloignait pour repartir vers la mer. En hiver, qui ne durait pas plus de sept jours, le soleil était à son point le plus éloigné de la masse continentale, flottait au-dessus de l’étendue marine, distinct à partir du rivage comme une pointe d’épingle dans les ténèbres. Il régnait alors la nuit, et un froid extrême.
Pereban se rendit alors compte que, bien que l’échelle temporelle fût assez différente et la vision des effets pas exactement similaire, ces passages internes d’un soleil expliquaient le changement de la forme de la lune vue de la terre. L’été de Dooniveh était la pleine lune, les derniers jours du printemps et les premiers de l’automne (tandis que le soleil se rapprochait et s’éloignait) devaient correspondre à la nouvelle lune, aux quartiers et à la demi-lune. Les nuits terrestres sans lune coïncidaient avec le nadir de l’hiver de Dooniveh ; le soleil lunaire était de l’autre côté de la mer et donc à l’arrière interne du disque lunaire. (En d’autres termes, la lune était encore présente dans le firmament terrestre mais dépourvue de lumière.)
Manifestement, la surface extérieure de la lune possédait une quelconque propriété magique qui dirigeait la lumière fraîche, frêle et interne dans la direction de la terre en un éclat brûlant...
Si les sélénites avaient eu davantage conscience de leur situation réelle, de quelles étranges métaphysique et lunagraphique n’eussent-il point discuté avec leur visiteur.
Par exemple, un livre du temple de Pereban expliquait de quelle manière, à chaque matin du monde, la lune sombrait dans l’océan de chaos et en remontait chaque nuit, entièrement revigorée. Peut-être le bain de chaos était-il cela même qui polissait l’extérieur de la lune. A l’idée du globe dans lequel il se trouvait actuellement en train de descendre dans le ciel de la terre ainsi qu’il devait le faire avant de plonger dans l’abysse, Pereban en avait la tête qui tournait. De plus, le livre avait avancé que le chaos était ennemi de la vraie matière... comment donc était-il possible de survivre à ce plongeon ?
Au même moment, s’étant glissé entre deux puits coniques, le cortège émergea du défilé pour arriver au-dessus de la Cité Brillante de Dooniveh sous son soleil, ce qui détourna heureusement l’attention de Pereban.
La ville semblait faite d’une glace pareille à celle que Pereban avait parfois contemplée au sommet de la montagne en parasol de son pays natal. Les terrasses et les tours blanches et lisses étaient à demi transparentes et des empourprements de couleur pastel les traversaient. Le soleil faisait vraiment briller la ville, de manière glaciale et glissante. L’instinct de Pereban devina aussitôt qu’il pourrait y trouver un certain art, mais qu’il serait difficile de se réchauffer.
« Telle est la rétribution pour mon péché brûlant et sans art », songea-t-il avec une complaisance inconfortable.
Une route glacée conduisait jusqu’aux murs de la ville. Ils descendirent, accompagnés par les tambours et les trompettes, avec des reflets semblables à un lac gelé, puis passèrent sous une arche grandiose.
Aux balcons glacés le long de la route, des demoiselles aux cheveux pâles contemplaient Pereban de leurs yeux d’opale. Elles ne le tentèrent point, bien qu’elles fussent très belles.
Les rues de la ville étaient larges et suivaient souvent un canal à l’eau paresseuse, soit noire, soit blanche, de curieux poissons incrustés dedans attendant que le fluide se démêle.
Quant aux bâtiments de la ville, ils paraissaient ne faire qu’un, découpé en bandes et portions par les canaux, les rues et les places. Finalement, la procession se faufila dans une énorme cour où se dressaient des arbres ne ressemblant à aucun de ceux qu’avait jamais vus Pereban, grands, maigres, sans branches, mais chargés de grappes de fruits dorés scintillants. Au-delà se dressait une autre tranche de la cité. Le Seigneur Premier, qui n’avait toujours pas cessé de parler en s’attardant sur chaque sujet par des digressions philosophiques et des aphorismes, indiqua deux portes bleues.
— Le palais. Nous sommes arrivés.
Que la ville parut silencieuse à ce moment, lorsque les tambours et les trompettes, les chariots et les bêtes... et le Seigneur Premier, cessèrent tous de faire du bruit. Pas un son en dehors des flûtes à vent des montagnes et, de temps à autre, un curieux petit cliquetis en provenance des fruits.
Le goût de l’aventure, de la peur et du vin, l’abandonnèrent. Plein d’émoi, il descendit de l’ours géant et fut conduit dans le palais.
Ils préparèrent pour lui un sofa de soie exsangue, dans une salle semblable à une caverne glacée, chauffée par des feux d’un bleu cendré. A Dooniveh, la mode était d’imiter le froid luxuriant de l’été. Derrière les fenêtres de mince argent, le vent d’été chargé de givre se lamentait et miaulait comme des chats en train de se battre.
Des servantes pâles mais charmantes apportèrent à Pereban, sur des tranchoirs de verre presque invisible, des nourritures de lune aqueuses et, dans des coupes du même matériau, des vins de lune comparables. L’on disposa aussi devant lui un plat d’abricots de lune en provenance des arbres en forme de poteaux plantés à l’extérieur. Les fruits jaunes étaient apparemment faits de métal et, ayant tenté d’en percer et d’en peler un, Pereban se contenta de le glisser dans la poche de sa robe, au cas où il pourrait lui trouver un usage à l’avenir.
Les Seigneurs, Troisième et Second et Premier, étaient perchés à proximité.
Pereban, son piètre repas avalé et sa coupe de vin intacte, méditait de nouveau sur la proximité du chaos lorsque le Seigneur Premier l’interrompit.
— Nous t’en prions, parle-nous quelque peu de ton pays, qui est notre soleil.
Pereban répondit :
— Ne savez-vous rien de ce lieu ?
— Absolument rien.
— Nous sommes donc unis.
— Comment cela se peut-il ?
— Dans ma course folle, dit Pereban lentement, j’ai perdu tout souvenir de ma jeunesse et ne me rappelle rien de ma patrie. (Là, les Seigneurs Second et Troisième se jetèrent un regard furtif.)
Le Seigneur Premier ouvrit les lèvres pour commencer un nouveau monologue.
Mais à ce point, les discrets Seigneurs Second et Troisième lancèrent des cris perçants.
Le Seigneur Premier leva la main pour avoir le silence.
— Ils me réprimandent pour ne pas t’avoir expliqué les conditions de la royauté. Ce que je répugne à faire, car cela touche mon honneur personnel. Et il en serait de même du leur si leur état desséché ne les avait pas rendus inaccessibles aux sentiments.
Une altercation suivit ces paroles. Mais, un instant plus tard, les portes de la salle furent ouvertes et sept domestiques entrèrent. Ils portaient des vêtements blancs bordés d’or. Les trois seigneurs se turent aussitôt et détournèrent le visage.
— Seigneur du Soleil, dit le premier domestique à Pereban, tu dois maintenant nous suivre.
Pereban vida sa tasse et se leva. Une nouvelle fois, les vieilles histoires et les mythes furent dans son esprit. Assurément, une quelconque épreuve allait lui être proposée, qui permettrait à ces gens de déterminer s’il avait le droit de régner sur Dooniveh. Cela ne le tentait guère, mais il dut partir, faute de mieux.
Le dernier voyage conduisait vers le bas. Les couloirs se transformèrent en roche, éclairés par des lampes pareilles à des poignards de glace.
— Quelle splendide journée d’été, fit Pereban en tournoyant dans le froid. (Les domestiques ne prêtèrent nullement attention à sa plaisanterie.)
Ils finirent par parvenir à une grande porte en fer, où ils firent halte. Le premier domestique s’inclina, les mains devant le visage.
— Seigneur du Soleil, tu dois ouvrir cette porte et entrer dans le lieu qui se trouve de l’autre côté. Là dort la reine de notre ville, et ce depuis quelque sept cents ans, gardée par une terrible bête. Vaincs la bête, éveille cette dame et elle t’appartiendra, ainsi que la Cité Brillante de Dooniveh.
— C’est bien ce que je pensais, murmura Pereban. Si ce n’était que de moi, ils pourraient s’accrocher en guirlandes leurs portes et leurs belles reines endormies. Mais les choses étant ce qu’elles sont... J’enlace mon destin.
Les domestiques s’éloignèrent en saluant.