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La Première Nuit : Retrouvailles
Un messager se tenait devant la maison du père de Dhur. Le messager était élégamment vêtu, mais il n’avait pas de monture et ce ne devait être qu’un adolescent. Le portier de la maison le considéra d’un œil malveillant.
— Mon jeune Seigneur Dhur est absent. Il est parti ce matin même.
Le messager pâlit dans la pénombre. Ce devait être un maître peu commode qui l’avait envoyé, et qui le châtierait pour ne pas avoir remis son message.
— Mais mon jeune maître sera de retour dans trois jours, au plus tard. Il est simplement allé chasser dans les bois.
— Sans cœur, haleta le bel adolescent.
Son regard, qui était déjà brillant, se noya de larmes.
— Ton maître est-il impatient ? voulut savoir le portier. Vraiment, la vie est dure pour nous autres serviteurs.
— Soit je remets au Seigneur Dhur mon message pressant, soit je périrai, chuchota l’adolescent.
Le portier se décida. Il supposa que Dhur avait une dette quelconque ou qu’un mari irrité voulait se venger et qu’il s’agissait là de la mise en garde d’un ami. Comme il aimait bien Dhur et qu’il ne voulait ni l’exposer au danger, ni alerter son père, le portier prit sur lui de sauver la situation... d’ailleurs, ce séduisant adolescent pouvait par la suite s’avérer agréablement reconnaissant.
— Voyons un peu, dit donc le portier, il y a dans l’écurie un bel âne de selle que j’ai le droit d’utiliser et qui ne manquera à personne. Je vais te le prêter pour que tu puisses suivre Dhur. La route est assez simple. Il te suffit de prendre la porte de la ville... qui doit rester ouverte ce soir en l’honneur d’un cortège nuptial qui doit sortir (et qui est fort étrange, ai-je entendu dire !). Suis ensuite la route et pénètre dans les bois, mais ne t’écarte point de la piste. Le Seigneur Dhur et ses compagnons seront logés à l’Auberge de la Tourterelle, qui est au bord de la route. C’est un simple voyage de trois ou quatre heures.
Si le portier avait espéré une manifestation immédiate de gratitude, il fut grandement déçu. L’adorable adolescent s’appuya frêlement contre la porte, approcha l’âne lorsqu’il arriva, grimpa dessus sans aucune habileté et, affalé sur son dos avec un regard douloureux, remercia le portier d’une voix faible, sans lui offrir soit une pièce, soit un baiser.
— Telle est l’ingratitude crasse des jeunes, marmotta le portier.
Il songea un peu tard que l’âne risquait de ne jamais revenir et qu’il lui faudrait alors trouver une bonne excuse pour sa disparition.
Le séduisant adolescent (Marsineh déguisée) traversa la ville, qui ne lui était guère familière, franchit la porte de la ville, ce qu’elle n’avait jamais fait, et s’engagea sur la route inconnue. La lune neuve se levait et elle ne pouvait que penser à une noce qui allait commencer...
Au milieu de l’après-midi, avant l’entrée de la cohorte de femmes, Yezade était allée seule préparer et habiller la mariée. C’est ainsi que la mariée (Yezade) s’était habillée. Elle avait aussi habillé Marsineh en messager. Il s’ensuit une intéressante réflexion sur l’intimité de cette maisonnée et des parents avec leurs enfants, puisque Marsineh et Yezade s’attendaient à ce que la remplaçante voilée puisse convaincre sans peine tandis que la vraie victime ne devait éprouver aucun problème à s’enfuir de la maison. Inutile de dire que les deux aventures s’exécutèrent sans le moindre anicroche.
Pourtant, en atteignant la porte de son amant et en apprenant qu’il était parti chasser, la résolution de Marsineh faillit faiblir. Puis elle se prit à songer que, lui aussi s’était enfui pour aller noyer son cœur brisé dans le sport. Il ne pouvait même pas supporter de rester dans la ville où elle devait être unie à un autre que lui. Ainsi réconfortée, Marsineh était montée sur l’âne que le destin taquin (et le portier) lui avait fourni. Bien qu’elle n’eût jamais de sa vie enfourché de monture, elle en supporta l’inconfort aigu et poussa l’animal à trottiner malgré lui, ce qui lui causa des douleurs encore plus intenses. Qu’étaient-ce que quatre heures pour un cœur amoureux en fuite ? Les heures n’étaient rien quand leur fin la verrait entre les bras protecteurs de son bien-aimé.
La nuit était jeune et bleue et les étoiles féroces. Ceci, ainsi que son assise incommode sur l’âne, son espoir et sa peur, l’empêcha d’associer la route de son rêve avec la route par laquelle elle quittait alors la ville. Et une heure plus tard, gémissant sous l’épreuve de sa chevauchée, Marsineh était bien loin de remarquer qu’il s’agissait là précisément de la forêt de son cauchemar, dans laquelle la crainte de Koltchach l’avait poussée.
Peu avant minuit, Dhur se divertissait avec quelques amis dans une salle supérieure de l’Auberge de la Tourterelle. Ils étaient revenus bredouilles de leur chasse, ce jour-là ; ils avaient simplement débusqué une créature mystérieuse dans la lueur argentée qui précédait le lever du soleil... pour s’évaporer prestement. A midi, chevauchant ou se promenant sous les pavillons des arbres, quelques jeunes gens avaient fait allusion à d’étranges contes des bois, qui étaient hantés par une étrange magie. Pourtant, nulle sorcellerie n’était venue les tenter et aucune bête n’était apparue pour se faire chasser avant de tomber devant leurs épieux et leurs poignards.
— C’est la tristesse et les regrets de Dhur qui les éloignent, dit quelqu’un, à demi sérieux.
Mais Dhur ne semblait ni triste, ni plein de regrets. Il avait juré contre l’absence de gibier, mais dans la salle supérieure de l’auberge il avait mangé et bu avec plaisir et il était maintenant allongé parmi ses coussins et regardait la danseuse tout en jouant avec les tresses de la joueuse de lyre.
— Chante-nous une chanson d’amour, dit Dhur à la chanteuse, sans tristesse ni regrets.
— Oh, beau seigneur, dit-elle en lui coulant un regard sous ses paupières dorées, on dit qu’il est dangereux de le faire ici. Il y a de nombreuses années, dit-elle d’une voix mélodieuse, que deux amants surnaturels habitent quelque part dans les profondeurs de la forêt. Et comme aucun amour mortel ne peut rivaliser avec le leur, cela porte malheur de chanter une chanson qui parle d’un amour qui n’est pas le leur.
— Chante-nous donc leur amour. Qui sont ces êtres remarquables ?
— Deux démons, dit la fille à la lyre en posant ses propres paupières dorées sur l’épaule de Dhur.
— Il est beau, dit la danseuse en venant s’allonger sur le genou de Dhur, tout doré comme une aube d’été. Mais elle...
— Elle est noire et blanche, la peau blanche comme la rose blanche, les cheveux noirs comme un nuage de hyacinthes noires, dit la chanteuse en souriant à Dhur mais sans s’approcher.
— Elle a des yeux si bleus, murmura la fille à la lyre, que si elle pleure il en tombe des saphirs.
— Puissent les dieux me donner une telle femme ! s’écria l’un des jeunes gens. Je la corrigerais et la battrais pour qu’elle soit toujours en larmes.
— Celle-ci, dit la danseuse, même toi, doux seigneur, tu n’oserais la battre...
— Eh bien, chante donc.
A cet instant, une autre servante de l’auberge entra brutalement dans la salle et annonça :
— Mon Seigneur Dhur, il te faut descendre. Un messager est arrivé, à moitié mort, et il bredouille qu’il ne veut parler qu’à toi...
Très inquiet, comme on peut le supposer, Dhur se leva d’un bond et se hâta de descendre l’escalier de l’auberge jusqu’à la chambre où avait été installé le nouvel arrivant.
A ce stade, il faut dire que Marsineh avait depuis longtemps l’impression d’avoir vu souvent Dhur et de s’être sans cesse trouvée en sa compagnie. Ceci parce qu’elle avait rêvé de lui presque toutes les nuits et songé à lui encore plus régulièrement. Son visage et sa voix lui étaient aussi familiers que ceux de son père et de sa mère. Mais en fait les deux jeunes gens ne s’étaient rencontrés qu’à six reprises et pas une seule fois depuis que le mariage avait été décidé.
C’est pourquoi, bien qu’insensibilisée par les souffrances de sa chevauchée inaccoutumée et l’énormité de tout ce qui lui était arrivé, lorsque Marsineh leva les yeux dans le vague et le vit entrer dans sa chambre, elle le reconnut aussitôt et un bond de folle joie la fit se redresser. Mais Dhur, en voyant Marsineh, qu’il n’avait pas vu depuis trois mois et qui était vêtue comme un adolescent épuisé, ne la reconnut pas du tout. Le fait est que, si elle était amoureuse de lui, il n’avait jamais été amoureux d’elle, bien qu’il eût beaucoup d’affection pour elle.
— Parle ! s’écria Dhur d’une voix désespérée en se demandant si son père avait trouvé la mort ou si la maison familiale était tombée en ruines... car quelle autre nouvelle pouvait apporter un messager aussi forcené ?
Et la pauvre Marsineh, prenant son regard et son ton affolés pour des signes de reconnaissance et de bienvenue, se jeta contre sa poitrine.
— Ah, tu vas me sauver ? Je suis perdue sans toi ! s’exclama-t-elle.
— Là, là, dit Dhur en la tapotant doucement sur le dos. Reprends-toi et dis-moi ce qui s’est passé.
— N’est-ce pas absolument évident ? se lamenta-t-elle.
— Pas du tout. Allons, parle ! lâcha Dhur en commençant à perdre patience.
Et il repoussa cette personne qu’il considérait comme un importun.
— Eh bien, je me suis enfuie, dit Marsineh en tremblant et en vacillant. Je n’avais pas le choix. Comment aurais-je pu endurer... cela ?
— Endurer quoi ? cria Dhur, hors de soi.
— De me résigner à un tel esclavage... alors que j’avais connu le miel des espoirs que tu avais engendrés...
Dhur, les pouces dans la ceinture, foudroya le messager du regard.
— Allons, gronda Dhur, cesse ces babillages, petit idiot, et dis-moi ce qui a pu se passer... ou bien faut-il que je te fasse parler à coups de fouet ?
— Mais, je ne suis pas... commença Marsineh.
Sa voix faiblit. A ce terrible moment, tout lui apparut clairement. Non seulement son bien-aimé avait été abusé par son déguisement et la prenait pour ce qu’elle se prétendait : un bel eunuque venu apporter de funestes nouvelles. Non, il n’y avait pas que cela. Grâce à l’instinct acéré et insupportable de l’amour, elle venait de prendre conscience de l’indifférence, de l’inattention qu’il portait à Marsineh en tant que telle, elle qui seule pouvait expliquer son déguisement. Il aurait pu venir jusqu’à elle déguisé comme il le voulait, elle l’eût immédiatement percé à jour. Mais il ne la reconnaissait pas... car il ne l’avait jamais regardée autrement que d’un œil distrait. Contrairement à elle, il n’avait pas rêvé et songé à l’objet de son désir. Oh, elle comprenait maintenant pour quelle raison il ne lui avait donné aucune nouvelle, pour quelle raison il était parti chasser le jour de ses noces. Il l’avait oubliée.
A cette seconde, son cœur se brisa et dans un craquement tellement fort qu’il l’arracha à sa transe, à sa pâmoison, à son rêve même, à toute chose. Elle vit ce qu’elle avait fait et dans quelle situation elle se trouvait : une fuyarde, détachée du sein du monde, dépourvue de toute amitié. Car son unique amie, Yezade, était la proie d’un terrible ennemi et ce n’était qu’un autre ennemi qui se tenait désormais devant Marsineh. Cette révélation était tellement effarante qu’elle la rasséréna et lui rendit tous ses esprits.
Dhur, qui n’aimait pas Marsineh, ne l’aiderait pas. Mais puisqu’il était maintenant son unique moyen de survie, il fallait l’implorer selon les termes qu’il lui offrait.
Marsineh tomba à genoux avec un cri de souffrance multiple.
— Mon seigneur, couina-t-elle, je ne suis qu’un pauvre garçon et j’ai échappé à un maître cruel. Tu l’as oublié, mais tu m’as une fois vu dans la rue et tu t’es montré doux envers moi. Je te supplie de me permettre de te servir. Oublie ma supercherie. Je ne suis porteur d’aucun message. Mais ne me refuse pas la protection de ton service. Sinon, mon ancien maître me tuera.
Dhur était tellement soulagé de découvrir sa famille saine et sauve que, plutôt que de se mettre en colère, il éclata de rire. (Oh, comme cela fracassa les morceaux du cœur déjà brisé de Marsineh !)
— Misérable, j’ai bien envie de te châtier pour ton impudence. Mais quel est cet ennemi que tu fuis ?
— Il s’appelle Koltchach, dit Marsineh pour bon nombre d’excellentes raisons.
— Koltchach ? Voyons, j’ai déjà entendu ce nom...
— Il est venu en ville afin d’épouser une malheureuse fille. La pauvre dame doit être désespérée.
— Oui, une noce... je crois qu’on m’en a parlé. L’une des filles de notre voisin... la grande fille maigre ou celle qui a un nez comme un bec de cigogne. (Marsineh, oh, Marsineh !) Mais, voyons, tu exagères les vices de Koltchach. C’est un vieil homme fortuné et, comme tous les vieillards fortunés, on l’envie. Quant à toi, tu es d’une insolence remarquable. Mais je suis d’humeur magnanime. Je t’accepte le temps de mon séjour dans la forêt. Tu me serviras à la chasse.
Marsineh se prosterna comme devait le faire un esclave reconnaissant... ou ainsi qu’ils le faisaient chez son père. Dhur l’enjamba et remonta en riant au premier.
Un domestique ne tarda pas à la chasser dans l’écurie.
Elle y resta éveillée toute la nuit, à cause de la douleur de ses membres contusionnés et de son cœur brisé. A travers une fente dans le mur, elle apercevait la fenêtre brillante tout en haut, où Dhur et ses amis buvaient et chantaient, jusqu’à ce que les lampes s’éteignent et que la fenêtre devienne une fleur ténébreuse qui frissonnait et haletait, et un cri léger en tomba comme une bague en or. Peu avant l’aube, les trois filles de l’auberge descendirent et passèrent à proximité, la chanteuse, la danseuse et la musicienne ; elles se parlaient à voix basse de Dhur, de sa beauté et de sa générosité.
Marsineh pleura alors contre le flanc de l’âne qui, pensant que ses larmes n’étaient qu’une grosse rosée, ne s’en soucia nullement.
Malgré leur nuit de plaisirs, les chasseurs furent levés avant le soleil. Marsineh, épuisée par son malheur et son insomnie, se glissa lentement hors de l’écurie en entendant ces cris.
— Mais quel est donc cet animal ? demanda Dhur en voyant l’âne de selle qui prenait ses aises parmi la paille. Mais, c’est la bête que mon père prête à notre portier.
Marsineh, ne désirant pas rendre un vilain service contre un bon, confessa simplement qu’elle avait volé l’âne.
— Quel petit démon, dit Dhur.
Et, avec un nouveau rire, Dhur lui assena une claque sur l’épaule qui faillit la faire tomber.
— Un diablotin bien pâle et bien maladif, dirent les autres jeunes gens. Il ne vaut pas son pesant d’or. Regarde un peu cette tête baissée. Et comment va-t-il nous suivre, Dhur ?
— Eh bien, sur cet âne.
— Je t’en prie, non, dit Marsineh qui était encore toute raide et endolorie au point qu’elle en aurait pleuré.
— Existe-t-il un autre moyen ? fit gaiement Dhur. Tu es peu robuste et ne peux assurément nous suivre à pied. Chevauche derrière nous aussi vite que tu le pourras et veille à ne pas nous perdre, car si tu t’écartes parmi les arbres, je ne viendrai pas te chercher. Et ne fais aucun bruit, car le gibier est déjà assez malin, dans ces bois.
Les chasseurs se mirent en route, frais comme des gardons, mangeant et buvant en chemin. Marsineh avala une miette et grimpa péniblement sur l’âne irrité qui était aussi décontenancé qu’elle par cette expédition.
— Suis, esclave ! s’écria Dhur, sinon je te renvoie chez Koltchach.
La chasse s’enfonça donc dans la forêt et Marsineh suivit lentement le mouvement sur son âne qui marquait de fréquents temps d’arrêt pour se délecter de quelques bouchées de gazon tandis que la jeune fille l’implorait de se hâter entre deux gémissements de douleur.
Au-delà de la route et de la clairière où se dressait l’auberge, les arbres coulaient comme une marée. Tandis que la lumière commençait à apparaître, toute la hauteur de la forêt se révéla et dans l’ombre vert foncé de ses étages supérieurs, les rayons de soleil se logeaient aussi fermement que des épieux et les oiseaux filaient en tous sens. Sur les longues branches d’émail, les lézards se reposaient la tête en bas, pierres au regard fixe, et parfois un serpent remuait pour observer les cavaliers et toute cette quantité de bruits et de jambes, qui étaient totalement étrangers à sa race. Parmi les troncs, bien plus bas, où les jeunes gens à cheval passaient sans réfléchir et à travers lesquels la malheureuse fille était portée bon gré, mal gré, les toiles des araignées étaient pendues parmi les larges feuilles des buissons, la rosée matinale scintillant sur elles. Tout était fuyant et essentiel dans la forêt, même de jour. Et tous les chemins se ressemblaient. Très rapidement, Marsineh fut aussi perdue qu’un voyageur dans les profondeurs d’un lac. Et malgré tous ses efforts avec son âne, l’expédition de chasse semblait s’éloigner de plus en plus. Parfois, elle ne les apercevait même plus et n’entendait plus que leurs voix. Et elle se prit à penser : « Quelle importance si je perds Dhur ? Je l’ai déjà perdu. Quant à moi, je puis aussi bien mourir en ce lieu et laisser les oiseaux et les lézards cruels picorer mes ossements. Car nul ne se soucie de moi, je ne puis trouver d’abri. J’aurais dû me soumettre au funeste Koltchach. »
Elle arrêta son âne (qui s’était déjà arrêté tout seul, mais, dans sa détresse, elle ne l’avait pas remarqué), lui embrassa le visage et lui pardonna la douleur qu’il lui avait causée. Puis elle se dégagea de son dos et clopina seule, dans une brume de tristesse et de solitude, dans le vaste bois... qu’elle n’avait toujours pas reconnu.
Voilà pour Marsineh, pour l’instant.
Mais, cependant (le crépuscule, puis la nuit, puis le matin), qu’était-il advenu de Yezade, la magnifique demi-sœur qui avait pris la place de la mariée ?
Trois heures après le lever de la lune, la noce avait été achevée, les pétards avaient explosé et le festin avait commencé. Mais c’est alors qu’un autre membre de la suite du Seigneur Koltchach s’était avancé pour déclarer que le marié allait partir avec sa femme.
Il n’y eut aucune protestation. Les présents avaient surpassé par la beauté et même le poids la magnificence de la dot. La mariée elle-même était modestement demeurée cachée sous son voile et, de peur qu’elle ne tombe en larmes de terreur, sa famille n’avait pas insisté pour qu’elle en fît autrement. Koltchach, devant les feux de l’autel, avait suffisamment levé le voile pour satisfaire à la coutume et son propre désir. De son côté, il avait continué de porter ses lourds vêtements et, lorsque sa coiffure volumineuse dévoila un partie de son visage, l’on vit qu’elle était masquée sous une laque noire. Finalement, un départ rapide pour le voyage de noces semblait n’être que prudence.
Le couple fut donc emporté dans la nuit, sous un ciel constellé encore marqué par les anémones roses des feux d’artifice.
La mariée était dans une litière, l’époux sur un cheval noir comme le charbon... Pourtant, il était difficile de le distinguer parmi la foule de sa suite.
Ils franchirent la porte de la ville, s’engagèrent sur la route ; le cortège était éclairé par des lampes, mais sans une note de musique ni de chanson, et, au bout d’une heure, il atteignit ainsi la forêt où il pénétra.
Au bout d’un moment, le mouvement de la litière s’interrompit. Un personnage ténébreux en écarta les rideaux.
— Ma dame, le Seigneur Koltchach désire que tu descendes.
Et l’épouse (toujours modestement voilée) fut conduite sur les pelouses de la forêt par-dessus un petit torrent avec une marche en son milieu et jusqu’à un pavillon qui luisait comme de la nacre. Elle y pénétra.
La tente était meublée luxueusement, tandis que, sur un perchoir doré, était installé un oiseau de feu avec une grande crête et une longue queue. Il la considéra d’un œil glacial. Au fond de la tente se dressait une icône noire et or que (si elle n’avait déjà contemplé son mari devant l’autel) Yezade aurait pu prendre pour la statue d’un dieu étranger. Mais elle avait déjà vu la statue remuer, lever ses mains gantées d’or aux longs ongles noirs jusqu’à son voile et bouger son visage masqué sous le lourd diadème. Elle s’adressa donc à lui.
— Bonsoir, seigneur mon mari.
Et, d’un geste hardi, elle rejeta aussitôt son voile.
Le masque se tourna légèrement. Les yeux scintillèrent derrière leurs trous, dissimulés.
— Bonsoir, ma femme, dit une voix rocailleuse. Ne viendras-tu point t’asseoir et te rafraîchir avec un peu de vin et de nourriture ?
— Tu es aimable, mon seigneur. Mais pas un morceau de nourriture ni une goutte de liquide ne franchira mes lèvres, dit Yezade, tant que toi-même n’auras mangé et bu.
— Chère épouse, dit la voix, j’ai déjà soupé.
— Je ne mangerai donc point. Car il me semble, ajouta-t-elle, que je ne puis avoir d’appétit pour manger ni boire si mon mari est à ce point mécontent de moi qu’il ne veut me montrer son visage.
Il y eut un moment de silence.
Le personnage en forme d’icône parut alors frissonner de tout son corps. La voix parla sèchement.
— Chère épouse, se peut-il que tu désires contempler ce que je te dissimule par déférence pour toi ?
— Cher époux, puisque tu m’as épousée et m’a conduite jusqu’à ton pavillon, je suis sûre qu’avant la renaissance du jour je t’aurai sacrifié ma virginité. Et tu m’auras alors vue aussi nue que la lune. De toi, en retour, je n’exige qu’un aperçu de ta face. Ce n’est assurément pas une faveur déraisonnable à demander à mon seigneur et amant.
Un second silence s’ensuivit, plus long que le premier.
— Cher époux, dit enfin Yezade, ma mère, qui possédait le don de voyance, avant de mourir m’a prédit ceci, que si je voulais obtenir une grande fortune, je devrais épouser le mari d’une autre femme. Pendant de nombreuses années, je ne compris point ceci, jusqu’au jour où la fille de mon père et maître, à qui je ressemble beaucoup hormis par la richesse et la position, fut fiancée à un célèbre seigneur, un certain Koltchach. Toi. Aussi, en utilisant un charme hérité de ma mère, j’ai jeté à cette petite idiote un mauvais rêve sur sa nuit de noces et je l’ai fait s’enfuir. J’ai donc pris sa place à l’autel, et nous voici. Tu vois maintenant que je ne suis nullement effrayée par toi, si je t’informe de tout ceci. Tu peux donc croire que je ne redoute point ton apparence. Démasque-toi !
Il y eut alors un troisième silence, plus long que les précédents.
Yezade, n’obtenant de réponse ni à sa confession ni à son exigence, se leva et traversa la tente sans hésitation. Alors, l’oiseau de feu lâcha un ricanement et lui tourna le dos, mais la silhouette de Koltchach ne bougea pas.
— Allons, allons, dit Yezade.
Elle leva les mains, prit le rebord du masque en laque noire et l’arracha.
Yezade poussa un cri. Elle écarquilla les yeux sans bouger.
Sur le tapis gisait la tête de Koltchach, qu’elle venait de détacher brutalement. Car c’était la tête d’une poupée, un objet mécanique, et dans ses orbites les yeux de verre roulaient, tandis que du cou déchiré sortaient des fils métalliques qui grésillaient en émettant des étincelles et des libérations d’énergie qui moururent rapidement.
Au même moment, la lumière de la tente vacilla. Elle s’assombrit, rougit et s’éteignit comme un petit soupir.
Il n’y eut plus alors que les ténèbres les plus absolues. Et Yezade se retrouva debout sur l’herbe sous les arbres, pas la moindre lampe, ni tente, ni poteau, ni homme, ni cheval, ni serviteur. Seule dans la forêt et la nuit.
Alors, une autre voix lui parla, claire et mélodieusement menaçante.
— Tu es une idiote, Yezade.
Elle virevolta et découvrit qu’elle n’était pas seule, en fin de compte. Car sur une branche était perché l’oiseau de feu, brillant légèrement comme une lointaine étoile d’ocre.
— Que signifie ceci ? demanda Yezade en s’efforçant de garder tout son courage.
— Peut-être cela signifie-t-il que Koltchach, qui n’est pas sorcier mais a néanmoins accès à certains pouvoirs magiques, n’aime pas qu’on use de tromperie envers lui en matière d’épouses.
L’oiseau ouvrit alors largement ses ailes et tendit son cou vers elle, ce qui provoqua quelque chose de si terrifiant qu’une grande vague d’horreur éclaboussa Yezade et la submergea malgré la résistance qu’elle lui opposa. Elle ramassa alors le voile qu’elle avait laissé tomber, fit volte-face et s’enfuit. Elle s’enfuit à travers la forêt malveillante, qui l’égratigna, la mordit, la fit trébucher et tomber, au point qu’elle eut l’impression de franchir d’énormes vagues déferlantes, de percer la jungle de la nuit elle-même qui s’était animée, la frappait et se riait d’elle. Finalement, la terre se déroba sous ses pieds et elle s’affala dans les profondeurs d’un abîme, dans un néant.
Elle balança en ce lieu et ne vit pas le lever du soleil, qui ne tarda pas à s’installer au-dessus d’elle, ni le jour qui passa ensuite au-dessus de la forêt dans un œillet vert qui apparut tout en haut. Ni le reflux du jour vers le crépuscule.
Yezade ne vit, n’entendit, ne sentit, ne sut, ni même ne rêva quoi que ce fût. Bien qu’elle rêvât peut-être que les enchevêtrements de lianes qui la maintenaient dans ce puits lui murmuraient :
— Dors, dors, tandis que nous te berçons soigneusement.
Et la roche sur laquelle elle s’était cognée la tête dans sa chute repartit :
— Dormir ? Oui, j’y ai veillé.
Mais, dans le lointain, une autre voix lança :
— Koltchach n’aime pas qu’on use de tromperies envers lui.
La nuit vint alors pour la forêt, pour Yezade et tout ce qui se trouvait sur la Terre Plate.