5
Ézaïl et Tchavir

 

Ses cheveux auraient pu leur permettre de lui donner un nom, car au soleil ils avaient la couleur des soucis. Sa chevelure était la dot qu’elle apportait pour sa nouvelle vie, mais elle avait été acceptée sans sentiment de lucre. Plus tard, elle proposa d’elle-même ce trésor en expliquant de manière éloquente, quoique succinctement, que la masse de cet ondulant voile soyeux lui pesait, qu’il lui convenait de se les faire couper jusqu’aux épaules tous les trois mois... car, dès sa septième année, sa chevelure lui descendit jusqu’aux genoux, aux pieds, et continua de pousser au point qu’elle traînait sur le sol. En dehors de sa pigmentation, de sa douceur, de sa luxuriance et de ses reflets merveilleux, elle exsudait un léger parfum irradiant. Ces remarquables caractéristiques persistaient alors que les boucles avaient été coupées. En vérité, il se trouvait, dans le coffre du chef de train, une tresse datant de la deuxième année que l’enfant avait passée avec lui et, lors de son dix-septième anniversaire, cette tresse était aussi parfaite qu’à la minute où elle avait été coupée. Cette chevelure était également totalement malléable, facile à natter ou à crépir. Une fois vendue, elle servait à décorer les riches vêtements ou les montures précieuses. Ceux qui l’achetaient n’en connaissaient pas l’origine et l’appelaient néanmoins Toison d’Ange ou Fils d’Éther. Grâce à ses cheveux, l’on savait sans le savoir ce qu’elle aurait pu être. Mais ce n’était pas tout.

Le chef de train, qui l’avait recueillie sans arrière-pensée dans les marais, l’emporta rapidement jusqu’à la ville où se trouvait son foyer. A ceux qui l’interrogeaient, aussi bien durant le voyage qu’en ville, sur ce qu’il comptait en faire, il répondait simplement :

— Elle est venue sur ma route. Les dieux mettent des fleurs au bord de la route. Nous pouvons les cueillir si bon nous semble.

— Mais, disait-on généralement, cela n’a rien d’une fleur. C’est une enfant malformée et maudite sans nul doute abandonnée par des parents irrités.

— Il manque à mon foyer un être féminin, disait le chef de train.

— Tu ne peux vouloir élever cela pour l’utiliser à...

— Je n’ai l’intention ni de l’élever ni de l’utiliser. Elle devra grandir et sera elle-même. Mais cela se passera à l’abri de mon toit.

En fait, les deux femmes du chef de train, qu’il avait toutes deux aimées chèrement, étaient mortes de la peste dix ans auparavant. Sa progéniture qui devait naître était partie avec elles. A l’époque, il avait été très affecté et s’était engagé dans les caravanes, abandonnant sa maison sur place. Lorsqu’il y revenait, il n’embauchait que des serviteurs de sexe masculin et, pour se consoler, s’était tourné vers les garçons. Dans ses affaires, il ne rencontrait que des marchands, des bouviers, des prêtres et des petits seigneurs. C’était comme s’il craignait que la peste ne s’accroche à lui et ne risque d’infecter l’autre sexe, qu’il préférait mais connaissait assez mal.

L’enfant changea tout cela.

Voyant qu’elle était si petite et si jeune, il engagea sur-le-champ une nourrice et, par la suite, acquit une petite esclave qu’il affranchit pour qu’elle devienne la compagne de la fillette.

Tous ceux qui avaient affaire à l’enfant blêmissaient de répugnance au premier abord. En sept minutes, ils étaient apitoyés. Une heure de plus et ils étaient soit apaisés, soit intrigués, soit rendus muets. En l’espace de sept jours, ils étaient joueurs et pleins de gaieté. Ils lui appartenaient.

L’on ne pouvait dire exactement comment cela se pouvait. Quelque chose dans ses yeux. Quelque chose dans ses manières. C’était une petite créature naine et bossue qui se déplaçait comme une vague, comme un oiseau en vol. Elle était malformée, défigurée et peut-être mentalement retardée ; il régnait autour d’elle un parfum de fleurs blanches, elle avait une voix rare qui tintait comme l’or pâle. Son regard d’idiote était plein d’une sagesse que l’intelligence effaçait. Comme l’avait dit le chef de train, elle devint elle-même. Elle était elle-même. Elle ne s’agitait pas. Nul ne l’avait jamais vue mécontente, irascible ou effrayée, passionnée, désorientée, excitée, en train de pleurer. Elle souriait, mais seulement à la manière dont une feuille se tourne vers le soleil.

Elle était, elle grandissait. La maison grandit avec elle. Elle apprit les habitudes de la société humaine et, si elle ne les copiait point, elle les respectait. Elle apprit le langage que les humains parlaient en ces lieux et l’utilisait occasionnellement.

La première fois qu’elle se coupa les cheveux, elle les apporta au chef de train. C’était le soir de ses neuf ans, car elle comptait ses anniversaires à partir de la nuit de sa découverte, et il lui avait donné un cadeau, comme toujours, un collier de perles en améthyste. Elle déposa devant lui la magnifique chevelure semblable à un rouleau de corde dorée. Elle sourit.

— Trop lourds. Vends-les, tu ne peux pas ?

Puis elle s’assit pour jouer avec les perles, les caressant et les embrassant parfois, ou les élevant pour capter la clarté palpitante de la nuit. De toute évidence, en vivant dans cette maison, elle avait entendu parler du commerce. Mais quel plan ! (En allant jeter un coup d’œil à la tresse parfaite de sa seconde année, la valeur de son plan commença à le chatouiller.) Il raconta l’histoire à quelques-uns de ses partenaires.

L’homme rusé déclara :

— Fais-le. Je n’ai jamais vu une substance pareille. Elle est magique et pavera ta route d’argent.

Le deuxième commenta :

— Tu as intérêt à lui obéir. Elle est tellement magnifique que tu aurais de la peine à le lui refuser.

— Magnifique ! s’écria le chef de train, choqué et atterré d’entendre quelqu’un d’autre exprimer ses propres pensées.

— Oui, dit le partenaire, ce vin fort que tu nous as servi m’a délié la langue. Mais je m’en tiens à ma description. Magnifique.

L’homme engloutit encore du vin et leva les yeux sur le ciel étoilé (car ils dînaient en cette nuit d’été sur le toit de la maison et il était minuit).

— Je supposerai que chaque membre de l’humanité possède une âme, fait que, sobre, je n’accepte point. Et l’âme de celle que tu as trouvée au bord de la chaussée transperce sa peau comme une flamme une lampe brisée. Puis-je donc voir la lampe, avec ses défauts et ses malformations, lorsque la lumière m’éblouit ?

— Mais les cheveux qu’elle porte, ajouta le plus rusé, là, tu peux voir la flamme qui se libère de la lampe.

Le chef de train songeait à elle, alors qu’il se trouvait à des centaines de milles sur les routes des caravanes, dans les cours et les camps, dans la poussière et le tumulte, lorsque les brigands menaçaient, les douanes étaient officieuses, les animaux ou les hommes rétifs, lorsqu’il était fatigué, lorsqu’il se rappelait le fantôme de ses femmes. Il songeait à elle qui brûlait dans sa maison comme une lampe à la fenêtre. Il n’était plus de première jeunesse, autrement il l’eût épousée... non pour coucher avec elle ou la posséder de quelque manière, mais pour se l’attacher, pour l’introduire plus encore en son cœur. Mais cela n’était pas nécessaire. Un instinct l’en empêchait. Pourtant, il l’aimait bel et bien.

Lorsqu’elle eut environ treize ans, il se mit à l’emmener avec lui dans ses voyages, ainsi que sa compagne et la nourrice, et il eut donc un chariot plein de femmes sur la route ; peu après, d’autres femmes se mirent à voyager aussi, femmes et concubines de marchands, prêtresses, chevrières et grandes dames. Celles-ci le prenaient parfois à part.

— Qui est cette naine ? Elle m’a lancé un sourire tellement plaisant. Et ses cheveux sont dignes d’une déesse.

— C’est ma fille.

— Et quel est son nom... car j’aimerais un peu lui parler.

— Nous l’appelons Ézaïl.

Ézaïl : Âme.

Or, une nuit d’un voyage, alors qu’Ézaïl avait quinze ans, le chef de train fit un rêve étrange.

La caravane avait serpenté toute la journée à travers une grande plaine nue, mais elle était parvenue au soir dans un havre de bosquets et de villages. Là un lac flottait dans la terre comme un sort miroitant et des bœufs couleur de crème buvaient sous les cèdres. Ézaïl n’avait pas accompagné le chef de train dans ce voyage, car il avait estimé qu’il serait trop rude, aussi bien du point de vue de la route de jour que des caravansérails de nuit. Il le regretta en voyant le crépuscule fleurir sur les eaux et les bœufs qui buvaient à l’ombre des reflets des cèdres.

— Je lui raconterai tout, se dit-il.

Mais lorsqu’il s’endormit, quelqu’un se tint devant sa tente. Le chef de train se leva et sortit à sa rencontre. C’était un jeune homme enveloppé dans une cape magenta. Son profil ciselé était tel que le chef de train le prit pour un prince et il regarda fixement ses cheveux jaunis par la lune et les cils dorés de son œil baissé.

— Messire, que puis-je faire pour toi ?

Le beau prince ne répondit point. Il se contenta de tirer sur son visage la capuche de son vêtement, de telle sorte que le côté gauche demeura invisible.

— Si tu désires te joindre à la caravane, seigneur, je me porte garant de notre hospitalité.

Le prince éclata alors de rire. Un instant, ce fut le vacarme le plus blessant qu’eût jamais entendu le chef de train... puis ce fut le son le plus charmant de toute sa vie, plus une mélodie qu’un signe d’amusement. Mais en riant le jeune homme montra ses dents qui étincelaient très bizarrement.

Le chef de train recula d’un pas. Dans son rêve, il pensa : « Il faut que je sois prudent. »

— Ce n’est pas essentiel, fit le prince. Car c’est moi qui suis à ta merci. Je suis venu demander la main de ta fille.

Le chef de train fut tellement effaré qu’il répondit aussitôt :

— Je n’ai pas de fille.

— Non, mais tu en as eu une. Flamme-de-l’Âme, Ézaïl.

Le chef de train ne sut alors que ressentir. Ce qu’il éprouvait était trop important. L’écœurement, le chagrin, la jalousie, l’ironie, le mépris, la flatterie et la fureur en faisaient peut-être partie.

— Tu ne peux penser ce que tu viens de dire. Car elle... elle n’est pas faite pour les formes du mariage.

— Tu veux dire, murmura le prince, qu’elle n’est point faite pour l’amour.

— Exactement... c’est ce que je voulais dire.

— Pour la mort, donc ?

Les sentiments du chef de train se précipitaient et se figèrent en un seul. Il était terrifié.

— Ne la maudis point, elle a suffisamment souffert. Maudis-moi, s’il le faut.

Il aperçut alors l’éclat d’un œil. Un œil horrible, dont la teinte était de travers.

— Tu te méprends, dit le propriétaire de l’œil en se détournant de lui un petit peu plus. L’amour et la mort ne sont que jeux pour nous, tant que nous vivons.

Le chef de train répliqua alors, à sa surprise inconfortable :

— Mais toi, seigneur, tu vis à tout jamais. La mort ne représente rien pour toi. Et encore moins l’amour.

A cet instant, la lune s’envola au-dessus du bosquet de cèdres. Elle fit du lac un blanc miroir. Elle fuma à travers la silhouette du personnage princier, à travers sa capuche, ses cheveux, son corps et sa cape admirable où les constellations étaient cousues en tessons de verre.

— J’affirme être mortel, dit la transparence, tout autant que toi. Mais ceci est-il mon rêve ou le tien ? Suis-je en train de te rêver ? Me rêves-tu ? Ah, avant que l’un de nous ne se réveille, promets-moi Ézaïl. Peu m’importent ses difformités physiques. Moi aussi, je suis déformé. Mon côté gauche, qui est dissimulé sous ce manteau... oh, c’est un spectacle qui te ferait t’enfuir, pris de folie, je te l’assure.

— N’imagine donc pas que je puisse te permettre de la posséder.

— Tu ne pourrais la tenir à l’écart de moi si elle le désirait, dit le prince, ou le diable, ou quoi qu’il fût.

Mais la lune, qui coulait à travers lui, était en train de le balayer. Il parla encore une fois, bruit vocal semblable à un gravier passant à travers un tamis de cuivre.

— Peu m’importe ce rêve. Réveille-toi et laisse-moi me réveiller. Il me reste trois années avant de redevenir humain. Je suis fils de roi par l’une de ses épouses mineures. Je n’ai aucun droit d’aînesse. Ma destinée est de rôder et de délirer au-delà des murs de la maison de mon père, de faire de moi-même une sorte de héros. Aie confiance en moi, je n’ai point de place pour les rêves de déments.

Sur ce, il disparut. Mais, au même moment, le chef de train eut l’impression d’apercevoir un autre pays dans la nuit, un palais aux hautes murailles sur une colline élevée, la claire-voie d’une fenêtre et une chambre où quelqu’un était allongé, s’agitant et gémissant dans son sommeil.

Mais cela s’évapora également et le chef de train se détourna aussi et se retrouva sur son matelas dans la tente. Où, en homme raisonnable, il s’en prit au vin de dattes et à la plaine nue, aux bœufs en train de boire dans le crépuscule et à l’arôme des cèdres, et il se rendormit. En se levant à l’aube, le rêve n’était plus qu’une ecchymose en train de guérir. Il ne sentait plus rien à midi.

 

Tchavir naquit dans la Maison Haute, où il fut le trente-troisième fils du roi, ce qui n’augurait rien de bon pour lui. Ses cheveux étaient d’un noir de corbeau et ses yeux du bleu de la turquoise. Mais en cela aussi il avait erré, car les cheveux noirs étaient considérés comme portant malheur en ce pays, alors qu’on ignorait presque totalement les yeux bleus.

La mère de Tchavir s’était crue stérile car, bien qu’épouse mineure, pendant une saison elle avait été la favorite des plaisirs du roi. Souvent appelée à sa couche, ses entrailles avaient décidé d’ignorer ses efforts. Elle avait donc eu recours à une sage vieillarde qui rendait visite de temps à autre à la cour des femmes. La sorcière sonda l’épouse mineure, lui posa des questions pertinentes et impertinentes et finit par ôter une cassette de sa robe.

— Puisque tu désires ajouter ton rejeton aux quatre-vingt-dix-sept autres qui braillent ou vont bientôt brailler dans le palais royal, mets ta main droite dans cette cassette et tires-en, sans un regard, le premier objet que tes doigts rencontreront.

La reine mineure, avec un pincement de nervosité, obéit alors. Ce qui remonta dans sa main était un petit objet cubique, dur et froid comme un galet du fleuve.

— Un dé ? demanda la mégère, apparemment intriguée. Je n’ai jamais vu de dé ainsi pioché, auparavant. Es-tu sûre de ne point l’avoir introduit toi-même là-dedans ?

— Pour quelle raison ? repartit la reine mineure avec irritation.

— A quoi bon toute chose ? rétorqua la sorcière de manière fort peu convaincante. La chair n’est que poussière, la vie irréelle, une illusion, un jeu.

La reine tapa du pied et se renfrogna.

— Dois-je appeler mon esclave et créer en toi l’illusion que ta poussière reçoit les coups d’un bâton irréel ?

— Fais comme bon te semble, dit la sorcière avec un air d’indifférence. Mais, dans ce cas, ne t’attends pas à recevoir de moi le moindre conseil.

— Il n’y aura point de bâton, réel ou irréel. Mais deux tasses de bière au miel et une bague en or.

— Alors, il faut que tu prennes le dé, le réduise en grains, le laisse tomber dans un liquide et avale ce breuvage la prochaine fois que tu seras appelée auprès de ton mari.

La reine fit ainsi et écrasa dans un mortier le dé qui ressemblait assez à de l’ambre mais était un peu plus friable. Elle garda les grains à portée de main et les avala à l’heure appropriée. La félicité qu’elle connut entre les bras du roi fut d’une intensité inaccoutumée et elle se retrouva bientôt enceinte.

Le roi perdit alors tout appétit pour elle et, en temps voulu, l’enfant naquit, un fils, sans grande manifestation de joie. Et même le plaisir de la mère s’évanouit. L’enfant, quoique beau, avait les yeux bleus, les cheveux noirs et son comportement était tellement fugitif que certains déclarèrent qu’il était demeuré. Il avait les mêmes inclinations qu’un chaton : il aimait beaucoup le sommeil et l’exercice. Avant que son fils eût atteint l’âge de cinq ans, la reine mineure ne s’occupa plus de lui et prit des amants. Étant surprise avec l’un de ceux-ci par l’intendant du roi, elle dut partir avant que son fils eût sept ans.

Satellite méprisé de la cour, le gamin continua le voyage de sa vie, plutôt entravé par les gâteries et les tatillonneries, la tutelle et les colères, les ouvertures amoureuses et les plaisanteries d’un harem oisif, plusieurs précepteurs et la plupart des soldats de la Maison Haute du roi.

A quatorze ans, il ne pouvait ou ne voulait lire, écrire, combattre ou forniquer. Il insultait néanmoins tout un chacun à la limite de se faire assassiner ; par ses chants, il faisait descendre les oiseaux de leurs branches, récitait de la poésie aux cochons et offrait souvent en souriant des venins verbaux à ses supérieurs. Il savait aussi grimper aux arbres jusqu’à des hauteurs que l’on ne peut rapporter ici. Telles étaient sa force et sa présence, de plus, qu’il pouvait ressembler, au repos, à un homme adulte très sage. En action, il pouvait ressembler, par sa vitalité, à un guerrier, digne héritier d’un roi, voire à un sorcier. Mais il n’était pas exactement tout cela. En fait, c’était un peu un lynx domestique sous forme humaine.

— Que fait-il ici ? demandait toute la maison, ce qui voulait dire : Pourquoi est-il né ici pour nous irriter ?

— Il faut que tu changes tes manières, disaient les pédants à Tchavir, allongé en dessous des branches chamarrées.

— Je n’ai pas de manières, répondait Tchavir en plongeant dans un étang parmi les roches.

— Il est concevable qu’il ait été infecté par un diable. Ou une multitude de diables, marmottaient certains. Se changerait-il en vouivre à la maturité de la lune ?

Mais Tchavir ne faisait rien de tel, sauf dans certains de ses rêves.

— Mange avec moi, enivre-toi avec moi, complote avec moi, querelle-toi avec moi, couche avec moi, disait la cour.

— Éloignez-vous, répondait Tchavir.

Plus de trois fois, des ennemis  – soupirants déçus ou autres personnes courroucées  – envoyèrent leurs agents. Les assassins au pied léger trébuchèrent et tombèrent du toit. On trouva des cobras nichés sur les genoux de Tchavir, qu’ils n’avaient point mordu.

— Qui est ce garçon ? demanda le roi lorsque Tchavir marcha fièrement près de lui sans le voir tandis que l’ensemble de la cour se prosternait loyalement.

— Le trente-troisième fils, majesté.

— Accordez-lui trente-trois coups de fouet, dit le roi.

— Cela le tuera indubitablement, dit l’intendant du roi plein d’optimisme.

Leur ayant faussé compagnie, il ne put être retrouvé avant l’aube, car il était en un endroit auquel ils n’avaient point pensé : sa propre chambre. Il y reposait tandis que le soleil le contemplait, s’agitant dans un cauchemar doré. Il chantait dans son sommeil, sous l’étreinte du rêve. Il chantait qu’il était une mante religieuse en équilibre au-dessus d’un lac. Il chantait qu’il était seigneur et allongé dans un sac de dés. Il chantait qu’il aimait la fillette d’un magicien, d’un chef de train, ou d’un prince dont les yeux étaient la nuit. Il chantait les louanges de quelqu’un qu’il appelait la Fille de la Nuit.

Sa voix était tellement musicale qu’ils s’arrêtèrent pour l’écouter. Puis ils le secouèrent et le réveillèrent.

— Viens dans la cour, Tchavir.

— Viens te faire fouetter, Tchavir.

— Trente-trois coups. Tu as trop brillé devant le roi.

— Trente-trois ? fit Tchavir. Folie. Je ne me suis pas fait naître pour mourir. J’ai mieux à faire.

D’un bond, il leur échappa comme un éclair éblouissant brûlant entre leurs mains, brisa la claire-voie de la fenêtre, sauta de l’appui, entra dans un arbre, où il brilla en brillant plus fort que le soleil... et disparut.

Sur l’ordre du roi, Tchavir fut chassé quelques mois parmi les collines. En vain.

 

Une poignée de journées après le dix-septième anniversaire d’Ézaïl, tandis que son tuteur contemplait la boucle de ses cheveux toujours vivants, un étranger vint lui rendre visite.

— Chef de train, je serai franc avec toi. Moi et les miens désirons faire un pèlerinage jusqu’à la ville sacrée de Djhardamordjh. Elle est lointaine et nul autre n’accepte notre proposition. Nous voulons arriver durant le mois du Festival de l’Élévation, dont nous voudrions étudier les rites obscurs. Voici l’or. Nous te paierons généreusement. Qu’as-tu à dire ?

— J’ai entendu parler de Djhardamordjh, mais je pensais qu’il s’agissait d’une légende. Êtes-vous certains de son existence ? (Le pèlerin se répandit en protestations de foi.) Elle possède de grandes merveilles, n’est-ce pas ? Des animaux de pierre qui parlent et une fontaine mystique qui guérit tous les maux ?

— A ce que l’on dit.

Après d’autres échanges, le chef de train accepta l’entreprise. Dans son cœur, il avait vu Ézaïl se relevant d’un bassin magique dans cette ville inconnue, droite et belle. Il se morigéna pour cette image folle, car les miracles se faisaient rares, en cette époque.

— Néanmoins, elle partira avec moi. Car s’il est vrai que ces statues parlent ou chantent, comme je me rappelle qu’on le disait quand j’étais gosse, autant le voir avant que je sois trop vieux. D’ailleurs, la route va au nord, selon ce gaillard, et le voyage prend près de six mois. Je ne voudrais pas rester séparé d’elle aussi longtemps.

 

La route du nord passait parmi de hautes plaines et plongeait dans de vastes forêts. L’hiver les rencontra en route. Des piliers de pluie se dressaient de la terre jusqu’au ciel, quand ce n’étaient point des arbres. Ils arrivèrent à un fleuve jaune qui rageait dans l’humidité. Un pont de granit noir le franchissait, qu’il leur fallut une heure pour traverser. Mais quatre mois s’étaient déjà écoulés.

Ils pénétrèrent alors dans un pays de vallées, un pays de printemps. D’autres caravanes se trouvaient sur les pistes. Les hommes se hélaient et tous parlaient de Djhardamordjh. Dans les camps, il y avait des danses, des foires, des échanges, du troc et des contes débridés. Bien des jolies filles voyageaient dans des chars ou dans des litières portées par de robustes esclaves, des chariots tirés par des ânes couleur de neige.

— C’est le Festival, disaient les pèlerins qui bavardaient avec tout un chacun. Le mois de l’Élévation n’a lieu qu’une fois tous les sept ans.

Si l’on ne faisait qu’évoquer les rites, on n’en discutait pas ouvertement. Les filles charmantes regardaient fièrement entre leurs rideaux et sous leurs voiles de perles.

Les pèlerins glanèrent tout au moins une chose : une jeune vierge serait choisie pour un honneur sans nom. Toutes le désiraient et transperçaient les autres avec les dagues de leurs yeux. Il en était de même des familles qui les accompagnaient. Et au fur et à mesure que l’on approchait de la cité, il y eut parfois des paroles un peu vives, des coups et même un empoisonnement, disait-on. Une fois, assise au bord de la route, le chef de train aperçut une jeune fille en train de sangloter. Il tira sur les rênes, mais elle se refusa à répondre et se dissimula le visage.

Or la nourrice d’Ézaïl avait vieilli et ne l’avait pas accompagnée dans ce voyage, mais la compagne d’Ézaïl, qui avait des yeux brillants et perçants et des oreilles bien sensibles, annonça au chef de train :

— Cette nuit, j’ai vu cette fille debout près du chariot de son père et elle pleurait. Elle a dit : « Je refuse », et le père a répondu : « Alors, rentre à la maison à pied. » La voici et elle est prête à le faire.

— Mais qu’a-t-elle refusé ?

— C’est quelque chose en rapport avec le choix, l’Élévation. Tu sais que je me suis promenée, j’ai regardé un peu partout durant les fêtes parmi les caravanes, et j’ai remarqué une chose. Elle n’est pas aussi jolie que bien d’autres et elle redoutait sans nul doute d’être publiquement écartée.

 

C’est au matin qu’ils descendirent sur Djhardamordjh, la ville sainte. Le soleil se levait à gauche. Les toits de Djhardamordjh éclataient d’arcs-en-ciel et d’or, et elle était cerclée de trois murailles, de taille croissante, la première ayant juste la taille de soixante-dix hommes, soixante-neuf placés sur les épaules du premier. Le mur le plus bas possédait des tours plaquées de cuivre, le mur médian des tours plaquées de bronze. Le mur le plus élevé n’avait pas de tour mais un large chemin de ronde où poussaient des jardins. Au lever du soleil, chaque matin, durant le Festival, mille oiseaux bleus étaient lâchés dans le ciel. Au coucher du soleil, mille oiseaux rouges étaient envoyés à leur suite. La route qui conduisait jusqu’à la cité était longée d’icônes et d’obélisques de basalte écarlate et noir ; plus loin, c’étaient les champs de fleurs irrigués par d’innombrables canaux.

La plus basse des trois murailles était percée, là où la route l’atteignait, par une poterne possédant trois portes. Séparant les portes ainsi qu’à leurs extrémités, se trouvaient quatre énormes bêtes de basalte noir comme le charbon. Au fur et à mesure qu’une heure en suivait une autre, ces bêtes, par magie ou la magie d’un mécanisme quelconque, levaient un pied après l’autre, tournaient la tête comme pour regarder autour d’elles et émettaient finalement une note longue semblable à celle d’une cloche, que l’on entendait à travers toute la ville et dans tous les environs sur des milles et des milles.

Le chariot du chef de train s’approchait de la poterne en compagnie de bien d’autres lorsque se produisit le déplacement de la première heure du matin.

Froidement, les bêtes noires démêlèrent leurs membres, tournèrent le cou, séparèrent leurs têtes dotées d’un bec et poussèrent leur note incomparable.

Plusieurs chevaux, ânes et mulets se mirent à piaffer et ruer, ceux du chef de train ne faisant pas exception. Dans les chariots, les hommes et les femmes lancèrent des cris, ou bien, se jetant à genoux, effectuèrent des génuflexions ésotériques.

Mais, pierres imperturbables, les grandes créatures de la porte, leur travail achevé, reposèrent leurs pieds, braquèrent vers le sud leur tête (qui avait la figure d’un aigle) et s’immobilisèrent.

En atteignant la poterne, chaque voyageur contemplait fixement ces merveilles. Chacune était aussi grosse qu’un éléphant. Les corps sculptés étaient ceux de chevaux, mais les pattes étaient en fait celles de volatiles gigantesques. Ils avaient des cous en or, de l’or sur les griffes et le bec, de noirs miroirs dans les yeux.

Le tuteur d’Ézaïl avait eu peur que la jeune fille ne fût troublée ; sa compagne avait hurlé sous une terreur manifeste. Mais Ézaïl ne manifesta aucune crainte, ni stupéfaction. Elle considérait avec intérêt les bêtes de basalte, comme toutes les choses plus ordinaires.

— Il est clair que la ville a été nommée d’après ces bêtes, dit le chef des pèlerins. Car, dans la langue rituelle du Festival, qui est l’antique langage de ce pays, tel est la signification de Djhardamordjh... Un prodige hybride, un cheval ayant les pieds et la tête d’un aigle.

Il fallut un certain temps pour franchir le portail, qui était empli de pèlerins et autres visiteurs. De temps à autre, durant l’attente, ils entendaient un bruit semblable à des marmites qui se brisent.

Bientôt, la route fut libre et un homme s’avança vers le chef de train.

— Prospère dans ta demeure, étranger. Y a-t-il des femmes avec toi ?

— Oui, comme tu peux le voir, répondit le chef de train, car, si Ézaïl s’était retirée hors de vue, sa compagne avait passé la tête par le rideau.

— Sont-elles vierges ou non mariées ?

— A ma connaissance, oui.

— Acceptes-tu donc les tablettes de l’Élévation ?

Le chef de train eut un certain retour de conscience.

— Est-ce la tradition ?

— En cette période, aucune fille non mariée entre les âges de quinze et de vingt-trois ans ne peut résider ni entrer dans la ville sans accepter une tablette d’argile brisée par moitié dont l’autre moitié, portant son nom et ses origines, aura été mélangée aux autres et sera tirée au sort. De la sorte, lorsqu’arrivera l’heure du choix, aucune tricherie ne sera possible.

— J’ai entendu parler du choix, dit le chef de train, et j’ai vu la manière dont les beautés de toutes régions affluent ici. Mais avant d’accepter quoi que ce soit pour mes filles, qui sont d’une sorte quelque peu commune, je désirerais d’autres renseignements. S’il doit y avoir choix, quel est son but ?

— Nous n’en parlons point, répondit l’officier à la porte avec un visage inflexible. Cela est néanmoins compris.

— Je suis étranger. Moi, je ne comprends pas.

— Peu importe, je n’en puis dire davantage. Soit tu acceptes ces tablettes, soit tu laisses tes femmes dehors.

— Je n’accepte pas. Elles et moi resterons à l’extérieur. Laisse entrer ces pèlerins que nous avons escortés et qui sont venus spécialement ici.

Il écarta alors son chariot et ses hommes l’entourèrent. Réduits à quia, les pèlerins se précipitèrent à l’intérieur, accompagnés de plusieurs filles et femmes particulièrement belles.

 

Comme il évitait la ville, le chef de train ne put donc la visiter, après toute cette route. Mais comme son contrat prévoyait qu’il ramènerait les pèlerins chez eux à la fin du Festival, il fit un campement pour son chariot et ses gens près d’un village dans les champs en fleurs. Le village lui-même était presque désert, ses habitants s’étant rendus à Djhardamordjh.

La cité était donc à. trois milles de là, ses murs et ses tours luisant sous le soleil et sous la lune. A l’aube, un nuage bleu d’oiseaux en montait et au crépuscule un tonnerre de plumes écarlates. Toute la journée la note des bêtes de la poterne sonnait ses heures, mais elles restaient silencieuses entre le coucher et le lever du soleil.

Le chef de train battait la semelle en attendant les pèlerins. Il commençait à avoir envie de regarder à l’intérieur des murailles de Djhardamordjh. Et d’un autre côté il n’en avait aucun désir. De plus, la déception de la compagne d’Ézaïl lui pesait.

— Ne pourrais-je me déguiser en jeune garçon et me glisser dans leur ville aux milles spectacles ?

Le chef de train s’y refusa.

— Leurs rites ont un petit quelque chose d’équivoque. Ils ne veulent pas en parler. Il ne faut pas que tu prennes de risques, tu ne dois pas entrer. Et moi non plus.

Quant à ses hommes, il ne voyait aucune raison de le leur empêcher.

— Allez-y et, quand vous en aurez assez, revenez me dire ce que vous avez vu et appris.

Les conducteurs de chariots partirent donc à Djhardamordjh le même soir et y passèrent un certain temps. Au bout de deux ou trois jours, le plus âgé revint.

— Messire, dit-il au tuteur d’Ézaïl, jamais depuis ma naissance je n’avais contemplé un tel endroit. J’ai entendu dire que jadis une déesse régnait sur terre et sa vaste métropole ne pouvait être plus grandiose que cela.

 » Les rues principales sont pavées de pierres de couleur et les bâtisses sont en marbre noir et blanc comme le lait, décorées d’or et couronnées de tuiles vertes comme les dragons ou rouges comme les roses. Partout se trouvent des fontaines qui jaillissent de gargouilles en bronze dans des bassins en porphyre. Elles sont censées être magiques et j’ai bu à chacune d’elles, je crois ; je ne peux qu’en tirer profit ! Par ailleurs, il y a des parcs et des jardins de végétaux variés, plantés pour former des dessins particuliers qui ne sont visibles que des plus hautes fenêtres et des chemins de ronde ; certains n’ont qu’une seule variété de formes et une seule couleur, par exemple un jardin de magnolias et de hyacinthes blancs dont l’herbe est aussi blanche que le sucre le plus pur, avec même un palmier blanc au tronc semblable à un os et au feuillage de vélin... il y voletait des papillons verts qu’un jardinier tentait en vain de chasser.

 » Près du centre de la ville se trouve de nombreuses tours de basalte, sur les terrasses aux balustrades en or desquelles poussent aussi des jardins, avec d’énormes prismes pour séduire le soleil.

 » Durant le Festival, un visiteur n’a qu’à demander pour recevoir à manger et à boire ce qu’il y a de mieux, bien qu’on ne l’invite point dans les demeures, ce qui, à cette période, serait apparemment une grossièreté. Quant aux tavernes et aux maisons de plaisirs, je n’en ai pas trouvé, bien qu’il y ait en ville de nombreuses femmes magnifiques, de vingt-quatre ans ou un peu plus, qui, n’ayant pu être choisies durant les précédentes Élévations, ne vivent que pour la joie des sens. Et se coucher dans ces parcs somptueux n’a rien de désagréable sous ce climat printanier.

 » Au centre de la ville se dresse une sorte de colline et je ne saurais dire s’il s’agit d’un objet naturel ou façonné par l’homme, car personne n’a voulu éclairer ma lanterne. Car si l’on dit à une habitante de Djhardamordjh : « Explique-moi les rites », elle se contente de répondre : « Je t’en prie, prends encore une pomme. » Ou si tu dis : « Quelle est cette colline ? » elle répond : « Oh, embrasse-moi encore ! Voici une montagne bien plus attirante. » Mais la colline est là et elle est parcourue de nombreuses terrasses et volées de marches, et un bois semble la revêtir, où des colonnes dorées reflète le soleil ou la lune, où scintillent des eaux éclatantes. Elle se termine dans quelque chose de très brillant. Mais si on demande : « Qu’est-ce qui brille là-haut ? » elle répond : « Es-tu faible au point de ne pouvoir m’enlacer par trois fois ? »

 » Mais il y a autre chose : durant la nuit, j’ai entendu battre les tambourins et sonner les sistres ; et, comme des fantômes, les adorables vierges de Djhardamordjh dansent dans les avenues et sous les palmiers blancs, bleus, rosés et vert dragon. Elles dansent avec des rubans dans les cheveux et leurs yeux sont écarquillés, comme fous, comme ceux de rêveurs déments. Assurément, elles boivent ou mangent quelque chose, ces femmes et ces filles à partir de l’âge de quatorze-quinze ans. Et les visiteuses l’absorbent aussi. A moins que ce ne soit ce qu’on leur enseigne plutôt que ce qu’on les habitue à avaler.

 » De toute façon, j’en ai assez vu. Demain aura lieu le fameux choix, dont tous se refusent à parler, mais qui emplit l’atmosphère comme la poussière. Et je ne désirais pas le voir.

 » Pourtant, je te dirai une chose encore. J’ai vu une fille danser à minuit auprès d’une fontaine magique, et elle portait une robe en or aux franges de soucis scintillants, de la chevelure de ta pupille, messire. Nous savons que la compagne de ta pupille a tressé, collé et vendu en cachette ce produit sur les marchés le long de la route, et cette fille a certainement dû en acheter pour orner son vêtement. Tandis qu’elle dansait pieds nus sous la fontaine, tapant sur le tambourin de ses mains étroites, je l’ai entendue murmurer sans arrêt :

 » — J’ai ensorcelé ma tablette, ils la prendront. Je serai parmi celles qui seront choisies. Et c’est moi qui, finalement, serai la Très-Haute. Car ne suis-je pas la plus belle ? »

 » C’est à cet instant que la femme de vingt-cinq ans avec qui j’avais couché (et qui s’imaginait que je dormais) s’est approchée de la jeune danseuse et l’a examinée avec haine et envie.

 » — Écoute-moi, lui a-t-elle dit, même s’ils te choisissent, ils pourront rompre la règle comme la tablette s’ils en découvrent une qui soit plus belle que toi et qu’ils n’auront pas tirée au sort. C’est comme cela. Car il y a sept ans, ma tablette était parmi celles qui avaient été tirées et l’on me jugea la plus belle de toutes celles qui étaient présentes. Mais ma sœur, dont la tablette n’était pas sortie, s’est alors avancée, nue, et les juges l’ont trouvée plus belle que moi. Ils ont violé la règle et l’ont choisie à ma place. Depuis lors, je me languis ici et je couche avec les étrangers pour soulager mes souvenirs.

 » C’est alors, dit l’homme du chef de train, que j’ai feint de me réveiller et toutes deux se sont enfuies, mais j’avais appris tout ce qu’il me fallait et je te le transmets maintenant.

— Au nom de la vie, mais que fabriquent-ils donc ? s’exclama le chef de train, tuteur d’Ézaïl.

— Ils n’ont dans leur ville ni roi, ni prêtre que j’aie remarqué, ni palais royal ni temple, déclara le vieil homme. Je crois que leur richesse et leurs coutumes sont issues d’une créature ou d’une idée puissante qui se manifeste sur cette colline centrale. Et c’est pour celle-là que les femmes sont choisies. Cet honneur et cette bénédiction sont frénétiquement enviés. C’est celle qui est jugée comme la plus belle qui peut devenir la Très-Haute, monter sur la colline et n’en jamais revenir. Sept ans plus tard, le processus recommence. Et cela dure depuis deux cents ans ou davantage. Et je n’ajouterai que ceci : si j’étais un homme qui a des sœurs ou des filles entre l’âge de quinze et vingt-trois étés, malgré toutes les beautés de cette ville je les emmènerais de nuit en dépit de toutes leurs lamentations et partirais avec elles dans un pays lointain.

 

Les bêtes de la porte chantèrent pour la dernière heure du jour, le soleil déclina, les oiseaux du couchant volèrent dans le ciel. Dans le calice doré de lumière rémanente, avant la fermeture des portes, un voyageur supplémentaire pénétra dans Djhardamordjh. C’était un bel homme dans la splendeur de sa jeunesse, les cheveux crinière noire peignée comme de la soie. De quelque côté qu’on l’abordât, l’on ne pouvait qu’être frappé par son apparence. Sur son corps élancé était nouée une robe de magenta chaud, à ses pieds étaient glissées des chaussures de cuir blanc. Mais il n’avait pas d’épée sur la hanche et, bien que ses yeux bleus eussent parfois des flamboiements de poignards, ils pouvaient aussi se transformer en fumée, devenir suaves.

Sortant de l’obscurité, les femmes de la ville fondirent sur lui en flots de parfums, de voiles et de voix. Il les repoussa d’une main douce comme la langue d’un fouet.

On lui offrit du vin. Il le déversa sur les rues pavées.

— Une libation pour vos dieux. Qui sont-ils, ici ?

Les femmes eurent un sourire mystérieux, certaines eurent un regard en direction d’une haute colline couverte de terrasses, de bois, de colonnes, et à l’ouest de laquelle jouait un clignotement de soleil pareil à une unique étoile dorée.

Quand il eut faim, il prit des fruits sur les arbres des parcs. Les jardiniers, qui montaient aussi la garde durant la nuit, le réprimandèrent. Ils n’étaient pas charmés de trouver un beau jeune homme allongé parmi les charmilles qu’ils soignaient, occupé à absorber leurs décorations. Mais l’étranger s’évapora comme un serpent parmi les branches.

A Djhardamordjh, tous les sept ans, était élu un nouveau conseil qui jugeait l’Élévation. La nouvelle parvint aux oreilles de ces gens. A la veille même du choix, un étranger était apparu à l’intérieur des murs, qui ne se comportait pas comme les autres étrangers. Les soldats de la ville partirent le chercher avec des torches. Le bruit de leurs pas résonna dans les avenues, car nul ne marchait durant cette nuit. Même les visiteurs, drogués par les attentions dont ils faisaient l’objet, dormaient dans les profondeurs des jardins. Les danseuses frénétiques, les filles entre les âges de quinze et vingt-trois ans, reposaient sur le dos, insomniaques, planifiant l’avenir.

Les soldats trouvèrent Tchavir assis sur les marches d’une fontaine. Elle se trouvait au centre de la ville, tout contre la mystérieuse colline. En arrivant à la base de la colline, Tchavir avait vu qu’elle était encerclée par une haute muraille de plus de soixante-dix pieds. Malgré tous ses efforts, il n’avait pu y découvrir d’ouverture. Les lieux étaient silencieux, exception faite de la brise vespérale sur les arbres de l’éminence, le chuchotement des eaux et le clapotis de la fontaine sur le sol.

Retentirent alors les pas secs des soldats et les crépitements des torchères, puis la question :

— Quel est l’objet de ta visite à cette ville, jeune homme ?

Tchavir baissa les yeux et son regard fut clandestin.

— Me reposer de mes aventures.

— Tu te vantes. Quelles furent ces aventures ? Nous avons appris que tu ne te montres même pas courtois envers les femmes assoiffées. Tu ne portes pas l’acier ni le fer d’un guerrier.

— Jamais je n’ai couché avec une femme, ni combattu avec un homme. (Il sourit.) D’ailleurs, je n’ai jamais combattu avec une femme, ni couché avec un homme. Il est d’autres exploits. J’ai fui le courroux d’un roi devant qui je me refusais à m’incliner, et depuis lors, depuis plus d’un an, j’ai traversé bien des pays avec autant d’agilité que le jour. Mais, çà et là, certains m’ont aimé ou détesté ; les chiens d’un seigneur m’ont suivi, fascinés ; un coupe-jarret a attenté à ma vie et quelque chose dans mes manières l’a fait s’enfuir en hurlant. J’ai aussi apprivoisé des panthères, répondu à des devinettes alors que les autres, n’y répondant point, étaient mis à mort. Je me suis ainsi découvert certains dons pour certaines choses. J’ai vu bâtir des temples, brûler des villes, gronder des montagnes, se vitrifier des mers dans le froid. Rien de tout cela, toutefois, ne peut être comparé aux rêves curieux qui me viennent lorsque je dors. Je ne vous les conterai point. Je dirai simplement que, sous une forme que je n’entends point, ce qui ne me trouble pas, d’ailleurs, mes rêves m’ont conduit jusqu’à votre cité.

Les soldats, immobiles, le regardèrent fixement.

Leur capitaine déclara :

— Demain sera un jour sacré. Ne le prends point mal, mais je pense que tu aurais toutes tes aises dans notre prison en attendant le coucher du soleil.

— Comme il vous plaira, dit Tchavir. Désirez-vous m’entraver ? Je vous avertis que j’ai ou ai acquis certaines magies qui me permettent de défaire tous les liens.

Les soldats s’esclaffèrent et firent grand chahut dans la rue. Trois d’entre eux s’avancèrent sur Tchavir, le prirent entre eux et mirent à ses poignets des menottes en acier. Tchavir leva les bras, les menottes se défirent et tombèrent bruyamment au sol.

— Il semble que je sois un briseur de chaînes, dit-il. Mais je vous accompagnerai néanmoins en prison et y resterai jusqu’au coucher du soleil.

Les soldats avaient reculé, interloqués, hébétés. Le capitaine resta seul face à Tchavir.

— C’est une folie que de se fier à toi, mais nous n’avons pas le choix. Nous allons marcher jusqu’à la prison. Suis-nous si tu le veux.

Ils firent demi-tour, se mirent en route, et Tchavir les suivit sur ses semelles de cuir blanc, ses yeux emplis de poignards inoffensifs.

 

Avant l’aube, dans l’heure d’améthyste, la fille qui avait dansé avec un tambourin quitta son lit et enfila sa robe en or. Elle brillait, ses franges parfumées ondoyaient. Elles étaient magiques. Sa tante qui la cajolait, durant le voyage à Djhardamordjh pour l’Élévation, les avait achetées à une femme rusée de la caravane.

— Fabriquées avec des cheveux d’anges ! déclarait la femme, puis la tante. Il y a longtemps, avait ajouté la tante de son côté, j’ai raté ma chance lors du choix. Comme tu le sais, ma nièce, je suis née de l’autre côté du monde et nous étions ignorants en ces lieux. Qui sait, il se peut que ta beauté te confère extase et honneur, et gloire à ta famille.

De l’autre côté de la ville, la jeune fille le savait, d’autres filles étaient en train de se lever, de se parfumer et de se vêtir comme des reines. La fille dorée ouvrit largement sa fenêtre.

— Ce sera moi, dit-elle à la ville et au ciel.

Mais, dans tout Djhardamordjh, mille fenêtres et balcons arborèrent des jeunes filles qui prononçaient exactement les mêmes paroles.

Le soleil ouvrit alors largement sa propre fenêtre et, de mille portes et rabats de tentes et autres ouvertures, sortirent mille variétés de la fleur humaine, chacune assistée par ses servantes et sa famille, chacune étreignant fermement une tablette en argile brisée.

Il se trouvait une place spacieuse parmi les tours de basalte ; c’était là que devait avoir lieu le choix. Une fontaine clapotait tout près du flanc d’un mur impressionnant de plus de soixante-dix pieds de haut qui encerclait une colline boisée. (Sur les marches de la fontaine gisaient deux menottes brisées et la faverole d’une prune, mais nul ne les remarquait.)

La foule sur la place était dense tandis que des hommes et des femmes se pressaient sur les terrasses et les toits. Comme dans un pré dans cette foule, les fleurs élancées levaient leurs têtes de dorure, de miel, d’auburn, de henné, de chrysanthème...

Le conseil grimpa une estrade au milieu de la place. Puis un bac de bronze à la forme allongée y fut hissé. Il était fermé par une plaque de plomb, avec plusieurs serrures et vingt ou trente sceaux en cire qu’il fallut tous briser... L’on aurait pu, pour ce faire, s’en remettre, pour gagner du temps, à un beau jeune homme qui reposait en ce matin dans la prison, dont toutes les serrures étaient tombées sur les dalles. Mais l’on ne fit point appel à Tchavir. L’on brisa les sceaux, ouvrit péniblement et laborieusement les serrures au vu de la foule. Un silence total s’instaura.

Le couvercle en plomb fut ôté et révéla des piles de demi-tablettes en argile. Elles furent précautionneusement mélangées par des esclaves aux yeux bandés.

Un homme traversa alors la foule, conduisant un étalon noir d’un an, puis un second qui portait une cage en osier dans laquelle s’agitait un aiglon tigré.

Le premier juge du conseil s’adressa ainsi aux deux animaux :

— Réponds : combien de tablettes doivent être tirées ?

Le yearling encensa à trois reprises et l’aiglon déploya ses ailes courtes une fois, deux fois.

— Pour chacun, le nombre est de cinq.

Chacun des membres du conseil remonta alors ses manches précieuses et, une cagoule sur la tête et les yeux, fut conduit jusqu’au bac, y plongea les bras jusqu’au coude comme une lavandière et fouilla pour sortir une à une ses cinq tablettes brisées.

Comme le nombre de membres du conseil s’élevait cette année-là à dix personnes, cinquante de ces tablettes finirent par reposer sur l’estrade.

Les cors et les tambours retentirent. Puis les noms des cinquante filles choisies furent criés.

A chaque nom s’élevaient des hurlements et tombaient des corps pâmés. Immédiatement, il se produisait un tourbillon et un sillage à travers la foule. La jeune fille s’avançait seule. Elle arrivait, comme en transe, hébétée, et dérivait, pareille à une somnambule, jusqu’à l’estrade sur laquelle elle montait.

Quand les cinquante jeunes femmes eurent toutes été nommées et leurs tablettes brisées vérifiées, un brouhaha de tristesse s’éleva de la place, issu des gorges de celles qui avaient été oubliées. Les plus jeunes, qui savaient que dans sept ans elles auraient une nouvelle chance, ne prenaient pas trop mal la chose. Mais celles qui étaient dans leur dix-septième année ou plus étaient hors d’elles-mêmes. Certaines déchirèrent leurs vêtements et leurs cheveux. D’autres se frayèrent un chemin à travers la foule et se jetèrent devant les juges en exhibant sans retenue particulière leurs prétentions à la beauté.

Mais il était vrai que chacune des cinquante constituait un article incomparable qui ne paraissait pas pouvoir être transcendé.

Les cris finirent par s’apaiser. De lourds écrans de laque furent érigés sur l’estrade. Des femmes nobles vinrent examiner, derrière ces paravents, les jeunes filles choisies.

En attendant, le soleil, peut-être désireux de manifester sa curiosité, s’éleva au-dessus des écrans et jeta sa lumière enflammée sur les couches d’examens. C’était midi.

Les paravents furent enlevés. Chacune des jeunes filles inspectées était sans tache.

Ces cinquante bijoux de la terre attendaient donc, chacune hurlant dans son cœur en émoi qu’elle devait quitter cette terre pour rejoindre... quoi ?

Voici la vérité. Nulle d’entre elles n’aurait pu le dire. La colline en terrasses qui était toujours là, les rites pressants, l’ambiance sacrée omniprésente, rien de tout cela n’avait jamais été expliqué par quiconque car personne ne le savait. Nul ne posait d’ailleurs de questions, hormis les étrangers, que l’on détournait de ces sujets. C’était un Mystère. C’était une Merveille. Cela était éternellement présent dans la vie de Djhardamordjh. Mais c’était inconnu. De la sorte, nombreuses étaient celles qui, au fin fond de leur cervelle, s’étaient mises à croire que la connaissance leur avait été accordée. Qu’il s’agissait de ceci ou de cela. Et, de temps à autre, avait surgi dans la cité un culte secret qui évoquait l’accès à une réponse. Mais il était rapidement supprimé car hérétique. Pour les jeunes filles de la ville, cela avait fini par représenter tous leurs espoirs, vu leur époque, leur jeunesse, leur état de personnes du sexe féminin et leur enseignement féminin.

La jeune fille en robe dorée et frangée se tenait donc sur l’estrade parmi les cinquante élues, certaine que la sorcellerie de sa tablette avait assuré son choix, occupée à se revêtir d’une nouvelle magie, pareille à une araignée dans sa toile : « Maintenant, choisissez-moi encore. »

Car elle avait l’impression de savoir ce que dissimulait ce rituel. L’Élévation était un mariage à un dieu. Le dieu de la ville, qui habitait sur la colline. La colline donnait mystérieusement sur un autre monde, un royaume des cieux. Et là se trouvait le mari divin. La qualité de leur union et ses conditions étaient suffisamment remarquables pour que seules sept années pussent permettre de la supporter. Mais quelle importance ? Dans sept ans, son éclat se serait terni, ce serait une vieille de vingt-trois ans et elle ne pourrait plus être choisie. D’ailleurs, s’il l’aimait, le dieu ne lui donnerait-il point l’immortalité dans les terres supérieures ? Elle deviendrait déesse après sa mort sur terre, jeune à tout jamais, belle à tout jamais... et, s’il l’aimait véritablement, lui appartenant à tout jamais ?

« Maintenant, choisissez-moi encore. » Cri jaillissant de combien d’esprits en train de rêver !

Les trois mystiques du conseil, qui avaient jeûné, passé la nuit plongés dans une profonde réflexion, respiré de l’encens en guise de petit déjeuner, s’approchèrent alors et allèrent et vinrent le long de l’alignement de jeunes filles. Parfois, les mains de ces hommes se crispaient, ou ils fronçaient les sourcils. Parfois, ils s’arrêtaient et fixaient l’une des filles de leurs pupilles dilatées, et elle pâlissait terriblement en serrant les poings.

Le troisième mystique arriva devant la fille dorée, la fille qui avait dansé, et qui avait des franges de soucis sur sa robe. Étant arrivé devant elle, il ne bougea plus. Il se tint devant elle comme un soupirant frappé par l’amour. Et la fille dorée affronta son regard. Ses yeux marquèrent « choisis-moi » au fer rouge dans son cerveau.

Enfin, il s’éloigna, rejoignit son fauteuil sur l’estrade et s’appuya sur le bras d’un autre homme, mais ne s’assit point.

La foule remarqua cela et émit des bruits d’approbation et de désapprobation.

Peut-être légèrement influencés par l’action très nette du troisième mystique, le premier et le second allèrent aussi graviter auprès de la fille en or, se détournèrent aussi de l’alignement sans un autre regard et rejoignirent leur fauteuil.

Déjà, des larmes semblables à des gouttes de verre, teintées par le khôl et le maquillage sur les pétales des paupières, glissaient de quarante-neuf paires d’yeux. Déjà, quarante fleurs se fanaient. Mais une fleur se tenait bien droit sur sa tige d’acier, un feu d’acier et non de l’eau dans les yeux.

Alors, le deuxième et le troisième mystique, comme le voulait la coutume, se relevèrent et désignèrent la fille qu’ils avaient choisie, la fille d’or et d’acier. Ils revinrent jusqu’à elle, lui prirent les mains et la firent avancer. Au même instant, elle aussi se mit à pleurer sous l’émotion tandis que quarante-neuf autres gémissaient, vacillaient et déversaient des flots de désespoir.

Le troisième mystique, qui devait s’approcher de la Très-Haute pour proclamer son nom, écarta les bras et s’écria d’une voix de dément :

— Non ! Pas elle ! Pas elle ! C’est l’autre, qui est là-bas. C’est l’autre qui est choisie ! L’autre !

Sur ce, un nouveau silence retentit sur la scène. On eût pu entendre le bruit de cent larmes qui tombaient.

Le conseil et les deux mystiques se pressèrent auprès du troisième, du dissident.

— Que dis-tu ?

— Que veux-tu dire ?

Le troisième mystique recouvra péniblement son sang-froid.

— Je n’ai aucune idée de ce que je veux dire. Je sais seulement ceci : alors que je me tenais près de cette fille, j’en ai vu une autre. Elle était grande, pâle comme un lotus. Ses yeux ressemblaient à la lumière. Elle avait un manteau de la couleur de fleurs fauves et dorées et il en émanait un parfum qui me donnait le vertige. C’est elle, la Très-Haute. Nul, en la voyant, ne pourrait en douter. Même si sa tablette n’a pas été tirée, si elle était venue devant nous, nous aurions dû la choisir. Mais quand j’ai rouvert les yeux pour la faire avancer, il n’y avait qu’une jolie fille comme toutes les autres. Pas celle que j’avais vue.

Le conseil était interloqué. La foule se reprit et se mit à se manifester.

— Allez, l’ordre doit être respecté, insista l’un des membres du conseil. Suivons le choix. La fille en or est la Très-Haute.

Nombreux furent d’accord.

Mais le troisième mystique, qui, semblerait-il, était fidèle à sa vocation, s’écria de nouveau :

— Non, pas elle ! Espèces d’idiots ! fit-il en considérant toute la foule avec mépris. Ne vous rendez-vous point compte qu’une vision m’a été accordée ? Ne pouvez-vous comprendre que... un autre que moi a fait son choix ?

Tous contemplaient la fille dorée, mais plus avec le même regard. Elle tomba à genoux en pleurant de frayeur. Sa détresse était à ce point débridée que certaines de ses rivales vaincues vinrent auprès d’elle la réconforter. Elles voyaient bien qu’elle aussi avait raté sa chance.

Le troisième mystique s’approcha également d’elle et la dévisagea gravement de ses yeux dans le vague.

— Damoiselle, je suis désolé de t’avoir blessée. Mais je ne puis aller à rencontre du Destin, ni de la vérité. Dis-moi, qui puis-je avoir vue à ta place ? Aurais-tu une sœur, malade, peut-être, ou dissimulée chez toi ? Ou bien dans un autre pays ? Car si tel est le cas, nous devons la mander.

La fille continua de pleurer. Cette pluie argentée reposait sur les franges dorées de ses cheveux.

— Voyez, dit lentement le mystique, les franges de son vêtement... ce sont ses cheveux mêmes qu’elle porte en manteau. Comment cela se peut-il ?

A ces phrases, emportées par l’acoustique du Destin ou de la vérité à travers toute la place, la tante cajoleuse de la fille dorée lâcha un terrible cri perçant. Elle ne put s’en empêcher. Elle ne put davantage le retenir lorsque quelques centaines de personnes se tournèrent vers elle pour lui en demander la raison.

— Parmi les marchés des caravanes, j’ai trouvé une fille espiègle qui m’a vendu ces franges en leur donnant le nom de « Toison des Anges ». Mais quelqu’un d’autre m’a appris que c’étaient les cheveux de sa maîtresse, qui étaient si magnifiques qu’elle les vendait fréquemment de la sorte. Bien que cette personne n’ait jamais été aperçue par mon informateur, elle m’en a montré le chariot. Il se trouve actuellement à l’extérieur de la ville, près du village de la Rue Tordue, car ces gens n’ont point voulu assister à l’Élévation.

 

Lorsque le chef de train entendit le grondement, il le prit pour le tonnerre.

— Mais il y a un moment le ciel était clair.

Il sortit alors de sa tente pour regarder.

Et il vit que le tonnerre n’était pas dans les cieux mais sur le sol.

C’était tout Djhardamordjh qui courait vers lui à travers champs.

Il jura et appela ses hommes auprès de son chariot. Ils attendirent alors, le regard et l’épée dressés.

La foule commença à arriver. Au premier plan venait le conseil, gardé par ses soldats. Mais, l’océan de visages n’était pas hostile, les gestes étaient ouverts et embarrassés. Le chef de train découvrit qu’on le dévisageait. Cela ne lui plut guère.

— Que désirez-vous, pour que la ville tout entière ait besoin de venir le demander ?

Alors, avec humilité et douceur, des compliments et des louanges, le conseil lui dit ce que l’on désirait, mais dans la langue antique du rituel. Il se mit en colère, et ils se reprirent ; avec humilité et douceur, des compliments et des louanges, ils répétèrent leur requête. La foule garnit leur demande de ses applaudissements.

— Vous êtes fous, décida le chef de train, qui se tenait à l’entrée de son chariot. Mes filles ne sont pas des beautés. Celle dont vous parlez est... (Il bégaya alors, car ses paroles choquaient son cœur.)... elle est... infirme et bossue. C’est une naine, pareille à une enfant... et elle m’est aussi chère que ma propre vie.

Le conseil tituba, interdit. Ses membres se tournèrent les uns vers les autres.

— Voyons, dit l’un d’eux qui avait un visage de mystique.

Le chef de train leva son gourdin et ses hommes leurs lames et leurs crosses, même ceux qui avaient festoyé à Djhardamordjh.

Mais le troisième mystique s’avança.

— Elle a été choisie... non par nous... mais par ce dont nous ne parlons jamais. C’est cela qui l’a choisie. Et si elle est magnifique à ses yeux, elle sera alors magnifique aux nôtres. Voyons.

Au-dessus de la tête et derrière le dos de son tuteur, Ézaïl écarta le rabat en peau du chariot. Elle se tenait là. Elle était si petite et bossue que la plupart ne purent la distinguer, pourtant ils décelèrent l’éclat du soleil sur sa chevelure, crièrent et applaudirent. Les hommes qui étaient plus près restèrent bouche bée. Les membres du conseil furent réduits à quia, comme terrifiés. Le chef de train tourna la tête et eut alors aussi une expression de terreur, mais c’était une peur pour elle.

Le troisième mystique seul regardait Ézaïl avec des yeux qui semblaient la voir, et ce fut en vérité sur lui qu’elle porta son regard.

— C’est la lune avant le lever du soleil, dit le troisième mystique de sa voix qui portait loin et dans la langue antique du rituel. C’est la libellule dans la chrysalide et la rose sous la glace. C’est la beauté enfermée... oh, une telle beauté que seule une telle forme peut la conserver. C’est elle. La Très-Haute. La voici.

Cela fut tellement étrange qu’ils en furent saisis. Ils virent Ézaïl, et ils virent la vraie Ézaïl, car elle se tenait là, lumière dans la lampe, rose sous la glace. Ils la virent et l’acclamèrent. Même le chef de train, en une faiblesse soudaine, pris entre l’horreur et la tendresse (comme la première fois qu’il l’avait vue au bord de la chaussée), même lui sut que sa destinée s’était imposée, qu’ils se trouvaient dans ses rets et qu’il était inutile de se débattre. Quant à Ézaïl, assurément, cela ne parut guère la gêner. Elle embrassa son tuteur et sa servante au visage décomposé. Elle se laissa emmener par le conseil et les citoyens vers la ville sainte. Elle ne regarda point par-dessus son épaule déformée. Pas un mot d’imploration ou de doute ne fut prononcé. Pas un mot d’adieu.

 

L’on ne pouvait trouver de porte dans le mur parce qu’il n’en existait aucune. Tous les sept ans, des artisans venaient briser le mur en l’endroit déterminé par les hochements de tête d’un cheval, les battements d’ailes d’un aigle et autres augures. Lorsqu’un trou de taille suffisante avait été obtenu, la Très-Haute y pénétrait et arrivait aux pieds des terrasses boisées de la colline. Alors, rapidement, comme pris d’une inquiétude abjecte, les artisans remuraient l’ouverture avec des briques, des pierres et du mortier tout prêt, la sueur jaillissant d’eux, les yeux comme exorbités. Car, après tout, la barrière ne fermait-elle point un endroit qui, en un point quelconque, devait percer un autre monde ? Mais nul n’en parlait. On se contentait de refermer la muraille aussi vite que possible et l’on s’éloignait le cœur plus tranquille pour aller se réjouir pendant sept années encore.

 

Ézaïl, emmurée, ne s’attarda point au pied de la colline. Peut-être une sorcellerie de l’habitude y avait-elle été créée par les innombrables jeunes vierges qui ne pouvaient attendre, car quiconque entrait devait alors rapidement commencer à grimper à toute allure vers... le sommet.

Une myriade de sentiers serpentaient autour de la colline. Tous conduisaient jusqu’à la cime. A peine s’engageait-on sur l’un d’eux que les bosquets épais de la colline refermaient sur vous leurs rideaux. En montant, bien que la cité fût parfois distincte tandis qu’elle rétrécissait en dessous, le panorama était déformé par les entrelacs de feuillages, les embruns des fontaines et une sorte de brume lumineuse qui ne se trouvait peut-être que dans le regard de la spectatrice.

Le soleil de l’après-midi était aussi monté sur la colline. Il ne devait pas être tenu à l’écart d’un lieu aussi agréable. Jadis, il avait eu un jardin à lui sur la terre, n’est-ce pas ? Mais il y avait des millénaires de cela.

La petite jeune fille naine et bossue grimpait régulièrement, avec la vigueur qu’elle possédait depuis toujours et sa délicatesse habituelle, dérangeant à peine l’herbe et les plantes le long du sentier.

Peut-être remarqua-t-elle qu’aucun oiseau ne chantait dans les arbres, qu’aucun insecte ne s’affairait par ici. Aucune grenouille, aucun lézard ne paressait parmi les bassins des fontaines. Les seuls serpents étaient les sentiers.

A un virage, un pavillon éclatant surgit. Il avait des colonnes d’or blanc cerclées d’or roux et un toit en or jaune, et il brillait comme s’il allait s’enflammer. C’était un sanctuaire, mais à qui était-il dédié ?

Sans se troubler, Ézaïl continua son chemin. Peu après, elle rencontra un autre sanctuaire similaire, fait aussi de toutes sortes d’ors, et qui brasillait au soleil.

Les terrasses de la colline s’étaient érodées au long des années et sous les fourrés, mais de vieilles marches en pierre s’y trouvaient encore pour faciliter l’ascension. Le sentier d’Ézaïl l’amena à l’un de ces escaliers. Un ruisseau le long de celui-ci et, sur la mousse verte sous les arbres touffus, se dressait un étrange objet.

Ézaïl avait-elle jamais vu une telle chose auparavant pour pouvoir le reconnaître ? Probablement, car elle avait beaucoup voyagé. Mais dans une telle posture, dans un tel état ? on pourrait en douter.

Une main était levée vers la tête, l’autre tendue en avant, comme pour trouver l’équilibre. La mousse avait poussé sur les pieds et, çà et là, dans les lambeaux de vêtement que les paillettes avaient préservés de la destruction totale par le temps et les intempéries, se mêlait maintenant du lierre. Sur la tête, une tiare de perles ternies, toute de guingois, où était emprisonné un bout de tissu coloré qui volait sous la brise. C’était le squelette d’une jeune fille. Le hasard avait dû la frapper là, droite, dure, immobilisée comme un mince arbre brun.

En empruntant ce sentier et en tombant sur cette chose, qu’eût pensé ou fait une autre fille ? Eût-elle même cru aux marques de la mort et du malheur en ces lieux sacrés ?

Ou bien, si elle avait pris un autre sentier, n’eût-elle rien vu de tel et eût-elle continué son exaltant voyage sans aucune appréhension ?

Il faut dire que, quel que fût le sentier pris par la jeune fille, elle fût tombée sur l’une de ces reliques, car la colline en était parsemée, ce que découvrit Ézaïl en continuant de monter, se contentant de leur jeter un regard tranquille, hésitant à peine.

Chaque image était semblable à la première, non pas dans la pose, car elles n’étaient pas toutes debout, certaines étant allongées, les orbites servant de vases aux asphodèles. Mais toutes étaient rigides. C’était cette rigidité qui avait fait, lorsqu’elles étaient debout, qu’elles l’étaient resté pendant des décennies et des décennies. Et bien que la mort eût suivi son processus normal de décomposition de la chair, les os étaient demeurés soudés comme à l’instant de la mort, des os semblables à de la pierre, comme s’ils s’étaient pétrifiés.

Une exploration minutieuse de la colline eût révélé le nombre total de toutes les vierges de l’Élévation, depuis sa naissance, deux cents ans ou davantage auparavant.

Mais Ézaïl continuait simplement de monter entre les sanctuaires, les fontaines et les squelettes de jeunes filles.

La cité se trouvait maintenant à un million de milles. Le monde était-il bien perdu ?

Le soleil descendait à l’ouest, nuage d’airain lorsque les arbres s’ouvrirent sur le coteau de la terrasse la plus élevée.

Le sentier qu’avait emprunté Ézaïl se terminait aux arbres. Devant elle s’étendait une pelouse bien nette, comme tondue par une multitude de moutons. Dans ce gazon se trouvait un bassin de marbre. Il était très ancien, rempli d’une eau stagnante et vaseuse, noire comparée au cristal de roche des cascades qui coulaient plus bas sur la colline. Mais sur le rebord en marbre de la mare boueuse se dressaient les statues parfaites d’une troupe d’oies, toutes dorées. Plus loin, une chèvre dorée penchait la tête vers une fleur dorée. Plus haut sur la pente, trois arbres fruitiers, penchés par les vents et l’âge, les feuilles rares, tenaient dans leurs branches des fruits d’argent. Cela n’était-il pas bizarre ?

Mais pour Ézaïl, qui possédait le don de tout accepter, ce n’était qu’une nouvelle facette des merveilles désordonnées de la terre. Car tout y était merveilleux, tout l’était et tout l’est encore, mais l’humanité s’immunise contre les surprises répétées : le lever du soleil ; une minuscule graine qui devient un arbre ou un homme ; la vie, surgie du néant, nous met en mouvement comme des mécanismes d’horlogerie, puis s’en va en nous plongeant dans le sommeil. Ou bien, comme alors, nous emporte avec elle, qui sait ? Mais nous sommes habitués à tout cela, à l’aube et à tout ce qui pousse, vit et meurt. Il nous faut un dragon sur le toit pour nous réveiller maintenant... et en ce temps-là également. Mais pour Ézaïl, tout était merveilleux et rien ne l’était davantage que le reste : les aubes et les dragons tout autant.

Au-dessus de la pelouse à la chèvre dorée, du bassin aux oies dorées et des arbres aux fruits argentés, se dressait un bâtiment. Son toit avait des tuiles de cristal et reposait sur des piliers blancs cerclés d’or jaune, comme les bras d’une princesse, mais chaque bracelet était aussi grand qu’une meule de moulin. Dans les murs polis se trouvaient d’énormes portes dorées. Le soleil oblique les teintait de rouge et révélait qu’elles étaient en partie entrebâillées.

Les ombres s’allongeaient aussi à partir des statues des oies, de la chèvre et des vieux arbres penchés. Ainsi que de trois minces personnages en ossements pétrifiés à diverses distances sur le coteau.

De cette vaste demeure, si demeure il y avait, se déversait l’ombre en direction de l’est, pareille à un liquide noir. Et le rougeoiement du couchant pénétrait dans les portes dorées.

Ézaïl foula la pelouse et remonta la colline en direction de la maison dorée et de l’ombre.

Elle eut bientôt l’impression de déceler que, bien que les derniers rayons du soleil fussent sur les portes, ils ne pouvaient se glisser entre elles. Quelque chose de noir et d’impénétrable se trouvait là, bien plus noir que l’ombre, ou l’ombre de la nuit tombante. Alors, très haut entre les portes entrouvertes, clignota une lumière, une fois, deux fois.

Puis les portes, avec un faible gémissement, commencèrent à s’ouvrir et il apparut entre elles le cœur noir de l’ombre cosmique, haute comme les portes, presque aussi large qu’elles, noire comme le noir, les yeux de feu, penchant sa tête terrifiante ; le raclement des serres colossales ébranla les racines de la colline...

Ézaïl contempla alors ce qui était l’essence de l’Élévation, le mystère, le Djhardamordjh en personne, qui avait donné son nom à la ville.

 

D’un pas vif, Tchavir sortit de la prison.

— J’ai fait ce que vous désiriez, dit-il. Jusqu’au coucher du soleil j’ai logé dans votre oubliette et j’ai appris une ou deux chansons à vos jolis rats.

Un soldat lui barra la route.

— Où vas-tu maintenant ? Tu as encore l’intention de te livrer à quelque méfait ?

— Exactement, mon petit cochon.

Le soldat recula, effrayé.

— Voudrais-tu me transformer en porc ?

— Je m’appelle Tchavir ; les magiciens ne me comptent point dans leurs rangs. D’ailleurs, il existe déjà une ressemblance très nette ; quelle autre transformation pourrait être nécessaire ?

Seul le capitaine osa tendre la main pour stopper leur invité.

— Mais où veux-tu donc aller, Tchavir ?

— J’éprouve une grande envie d’admirer encore la colline boisée qui se trouve derrière ce mur sans porte.

Le capitaine sentit l’attouchement du Destin sur son épaule. Il répondit :

— Va donc. Le mur est redevenu sans porte, comme tu l’as dit.

Dans le ciel rubis voguait un croissant de lune. Sur terre, les ténèbres et les humeurs de la nuit.

Tchavir marcha parmi les pics de basalte jusqu’à la place à la fontaine en escalier. (Cette nuit, la place était décorée de reliefs : des carcasses et des fleurs brisées, des paillettes, des squelettes d’éventails, les marques indéchiffrables des larmes et de l’angoisse. Là avait couru la fille-qui-dansait-avec-le-tambourin, dans une folle explosion d’espoir déçu. Pour Tchavir, d’une manière inintelligible, l’empreinte de ses pieds fuyants brillait aussi clairement que le feu sur les pavés.)

Dans le mur, les signes d’une réparation récente étaient visibles pour quiconque se donnait la peine de les chercher.

Ce que fit Tchavir.

Il leva alors les yeux sur toute la hauteur du mur, jusqu’à l’épaulement sombre et bestial de la colline. Tout n’était plus qu’obscurité. Même les sons s’étaient assombris ; pas la moindre trace de feuilles ni d’eau.

Tchavir posa un pied contre le mur, en un angle bizarre, la semelle à plat sur les briques et les pierres.

Puis il y posa le deuxième pied.

Un pied, puis l’autre, dans leurs chaussures de cuir blanchi.

Ce spectacle paraissait si simple qu’on aurait pu y croire. Sa robe pendait vers le bas, ainsi que sa chevelure hyacinthine. Il montait, parfaitement horizontal. Il tenait les bras contre ses flancs. Comme une mouche, Tchavir grimpa sur le mur.

(Si quelqu’un le vit effectivement, il referma rapidement ses volets et ses yeux.)

 

Les jeunes filles qui étaient allées sur la colline en s’attendant à toutes sortes de délices étaient mortes de terreur jusqu’à la dernière. Elles avaient été pétrifiées par la peur, de telle sorte que leurs muscles s’étaient transformés en pierres, leurs os en roche et leur sang en pluie, et leur cœur s’était arrêté.

Le Djhardamordjh arrivait comme la nuit au coucher du soleil ou dans l’heure jaune de midi. Qu’il était noir, énorme, terrible ! Il avait le corps d’un cheval gigantesque, quatre pattes qui étaient celles d’un aigle géant, une tête d’aigle énorme, avec un bec de basalte. Sa peau était comme la poix, ses plumes ressemblaient à du fil de fer, et ses yeux étaient de braise. Cruel et dépourvu d’esprit, il se dressait là et les ombres fuyaient loin de lui en le transformant en un composé d’ombres et de noirceur sans égal.

Les sacrifiées ne s’écriaient pas : « Où se trouve la magnifique et superbe récompense ? Où se trouvent l’accomplissement, les délices ? » Elles mouraient, c’était tout. Ce qui suffisait largement.

Mais Ézaïl, la nouvelle sacrifiée, restait sur place à fixer la bête qui était une tour vivante. Peut-être sans raison aucune, elle dit ceci :

— Tu as été fait pour moi. Tu m’appartiens.

C’était tout simplement la vérité.

Des siècles auparavant, lorsque le Prince démon Hazrond avait courtisé la fille d’Ajrarn, Ajriaz la Déesse... qu’avait-il fait ? Il avait accouplé une jument à un aigle, et de l’œuf de la jument était né le premier enfant, un cheval ailé, qui devait tenter la dame qu’il convoitait. Mais Ajriaz avait refusé ce présent, comme elle avait refusé Hazrond. La seconde créature dans l’œuf, toutefois, le second enfant de la jument, le petit cheval avec les pattes et la tête d’aigle, banni dans le monde du dessus, était devenu l’animal favori d’une jeune aveugle, son oiseau du foyer, son gardien. Et il l’avait bel et bien gardée, ayant par là découvert qu’il pouvait s’enfler en une créature telle que tous les hommes s’enfuyaient de peur.

Mais la fille aveugle vieillit. Elle devint une vieille femme aveugle et elle finit par mourir.

Il circulait désormais de nombreuses histoires sur elle et sur la bête qui la gardait. L’humanité vint donc apporter des offrandes. Au fil des années, on lui construisit un tombeau de marbre avec des portes dorées, l’on planta des bosquets, fit jaillir des sources, érigea des effigies et des sanctuaires en or où l’on cacha aussi des présents. Mais l’on évitait toujours la bête qui rôdait sur la colline.

— C’est un dieu et elle était sa prêtresse. Nous devons les apaiser.

Avec le temps, l’on ne vit plus la bête en bas de la colline ; on la clôtura d’une muraille, car mieux vaut enfermer les dieux derrière un mur, un autel, le ciel ou des barreaux. Avec le temps, aussi, une cité se développa au pied de la colline, car l’on considérait que c’était un lieu de pouvoir. Mais la tradition demeura, d’une créature terrible qui devait être honorée et évitée. Finalement, comme pour bien des mythes, l’on offrit tous les sept ans une épouse au dieu. Ils vouèrent toutes leurs femmes à leur rêve et leur ville entière à la vérité oubliée. La région devint elle-même une offrande votive. Vivant autour de la colline, ils vénéraient par le moindre de leurs actes et de leurs paroles, puisqu’à chaque acte et parole la colline était invoquée... bien qu’on ne la regardât ni n’en parlât. Puisqu’ils prospéraient et que les merveilles de la cité étaient renommées, ils surent qu’ils avaient bien agi. Tandis que tout le long du jour les bêtes noires en pierre aux portes de la ville chantaient leur hymne horaire que l’on entendait de fort loin. Et les visiteurs de demander :

— Quelle est cette colline ?

Ou bien :

— Qu’est-ce que l’Élévation ?

Quant aux vierges données au dieu, elles étaient pétrifiées et leur cœur cessait de battre en voyant le Djhardamordjh. Ce qui fut advenu d’elles est donc inconnu. De même que ce que la bête pensait en s’approchant d’elles et en assistant à leur fin. Car la bête n’était-elle point encore le familier de la jeune fille aveugle, le fameux Pioupiou, le second enfant de la jument, qui était resté pour garder la maison ?

— Se peut-il que tu repousses mon cadeau ? avait dit Hazrond.

— C’est toi que je repousse, avait répondu Ajriaz.

Mais l’âme d’Ajriaz était désormais logée dans le corps d’une naine, Ézaïl, et Ézaïl dit à la seconde partie oubliée du cadeau : « Je t’accepte. Tu m’appartiens. »

Pioupiou baissa sa tête hideuse aux plumes d’un bitume rigide et poussa un soupir brûlant. Qui fit reculer les feuilles sur les arbres et rida le bassin où jadis des oies réelles se nourrissaient.

Ézaïl s’assit alors sur la pelouse, ôta son collier d’améthyste et se mit à jouer avec lui.

Ombre colossale, le Djhardamordjh s’approcha d’elle. Il se tint à son côté et pencha la tête pour voir ce qu’elle faisait. Ézaïl leva les perles et les frotta sur le bec dur, doucement. Ézaïl s’appuya sur l’une des grandes pattes, entourée par les larges serres, tandis que la bête léchait précautionneusement les perles qu’elle laissait retomber une à une dans sa main.

C’est ainsi que Tchavir les découvrit lorsqu’il sortit des bosquets dans la nuit, la lune levante sur les épaules, pareille à une lyre.

— Voyons, dit Tchavir, dans les histoires, le héros doit occire le monstre et soustraire la jeune fille à la mort. (Tchavir fronça les sourcils.) Mais je n’ai ni épée, ni dague. (Il cassa une branche sur les arbres antiques.) Ceci devrait faire l’affaire.

Tchavir s’approcha du Djhardamordjh et le toucha légèrement de sa branche à la gorge et sur le flanc. Les yeux du Djhardamordjh se contentèrent de brasiller. Il ne fit rien et laissa la dernière perle tomber de son bec dans la main d’Ézaïl.

— Ceci étant fait, je vois qu’il me faut raconter ma propre histoire, dit Tchavir en s’asseyant près de la naine et en s’appuyant sur une autre patte du Djhardamordjh.

Mais ils restèrent un certain temps sans parler, elle et lui, la bête derrière eux, tous trois braquant leur regard dans le ciel où toutes les étoiles étaient accrochées sur la vigne de la nuit.

Tchavir lui raconta donc :

— Il semblerait que j’étais jadis quelqu’un d’autre, mais afin que cet instant existe je me suis laissé insérer dans les entrailles d’une femme et m’y suis réveillé, rose à naître d’un enfant. Et dans cette rose de chair j’ai été porté jusque dans le monde des hommes, où j’ai grandi, devenu Tchavir, qui porte tes couleurs, le bleu et le noir, de même que tu portes les miennes, ma petite fille couleur souci.

Ézaïl répondit alors à Tchavir et elle parla grâce à une méthode qu’elle n’avait jamais utilisée auparavant.

— Mais, cher ami, tu n’as point occis la bête. Et la jeune fille ne devrait-elle pas être très belle ?

— Oh, tu es magnifique. Quand tu étais une vieillarde, je te voyais belle ; quant à moi, sous ma défroque double au visage en partie hideux, je te paraissais un bel amant. N’est-il pas vrai ?

— Sans nul doute. Mais c’était mon désir, de vivre ainsi que je l’ai fait, d’être telle que je suis. Et aussi d’exister sans ton amour, car cette privation est méritée, tout comme l’autre.

— Bien-aimée, accorde-moi un privilège.

— Non.

— Accorde-moi de te libérer, pour cette vie seulement. Pour être avec moi.

— Non, répéta-t-elle.

— Nous serons mortels. Nous devrons mourir. Quel mal y aurait-il ? Nos jours sont brefs.

— Bien-aimé, dit-elle, ne me distrais point de ma route.

— Il y a tout le temps. Tout le temps pour réaliser ton plan. Mais, en l’occasion, joue encore avec moi aux jeux de l’amour. Et le jeu de la mort y mettra fin assez rapidement.

— Allons, dit Ézaïl, devrais-je céder sans protester plus vigoureusement ?

— C’est toi qui m’as appelé le Briseur de Chaînes.

Au-dessus, les étoiles brûlaient, immobiles, et la lune montait lentement. Le vaste monde de la Terre Plate gisait entre ses montagnes et ses mers, dans une robe de panthère noire, avec comme bijoux les lumières de l’humanité. Et de milliers et de milliers de tours, les rêveurs et les érudits sondaient le firmament pour y trouver une trace des dieux et du destin ; dans des millions et des millions de cœurs, la connaissance oubliée de toute chose fermentait et dormait. Tandis que dans les forêts les animaux de la nuit allaient et venaient, s’abreuvaient aux ruisseaux, chassaient et dansaient ; et dans les villes l’homme bestial vaquait à ses fêtes et ses appétits. Tandis que dans les cimetières gisaient les poussières de toute cupidité et de tout chagrin et sous les lis blancs des bois et des champs les ossements blancs ; et dans les ténèbres secrètes d’hommes innombrables attendait la graine du commencement et dans le calice replié des entrailles des femmes, le fantôme d’une vie nouvelle. Cependant qu’au-dessus de tout cela, les étoiles brûlaient, immobiles, et la lune montait lentement.

Bientôt, descendit d’une colline boisée et à travers un mur qui se fendit sans un bruit une bête géante qui était à la fois aigle et cheval, noire comme le jais, le pas aussi léger qu’un vent d’automne. Devant la bête, le tenant au bout d’une laisse d’herbes tressées, marchait un beau jeune homme, l’œil bleu et le cheveu noir, les chaussures de cuir blanchi et le vêtement teint en violet. Sur le dos élevé de la bête chevauchait une fille mince et adorable, grande et pâle comme un lotus, vêtue de blanc, les cheveux de la couleur des soucis.

A travers la ville de Djhardamordjh ils passèrent en silence, dans les rues pavées, entre les maisons et les parcs. A la porte, peut-être, on les aperçut, mais peut-être pas, car le spectacle était trop extraordinaire pour être remarqué. Néanmoins, les portes de la ville s’ouvrirent et ils s’engagèrent sur la route, où les obélisques et les icônes conduisaient vers le sud.

Les bêtes mécaniques et magiques de la porte ne firent aucun signe, n’émirent aucun cri, car c’était encore la nuit et l’heure ne le leur permettait pas.

Quant au reste, rien de plus n’est raconté, hormis le fait que les amants aiment et vivent et, à l’heure dite, comme tous les hommes, ils meurent aussi. Il en fut ainsi pour Ézaïl et Tchavir qui avaient été Sovaz et Oluru, Ajriaz et Chuz. Car telles étaient et telles sont la vie des mortels et la mort des mortels. Quant à l’amour, qui peut en prédire, mesurer, préparer, attribuer ou déclarer la fin ? L’Amour est l’un des immortels.



[1] Anciens amants mortels d’Ajrarn, Prince des Démons.

Les sortilèges de la nuit
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