Chapitre 44
Dans la ruelle déserte, une femme sortit de sous une porte cochère. L’homme dut s’arrêter net pour ne pas la percuter. Sous son châle, la fille portait une robe très fine. À voir comment ses tétons tendaient le tissu – une réaction normale, par un froid pareil – il devina qu’elle n’avait rien d’autre dessous.
Elle crut qu’il lui souriait, mais elle se trompait. L’homme se réjouissait de la bonne fortune qui croisait son chemin au moment où il s’y attendait le moins. En réalité, ce n’était pas un hasard, mais une juste récompense pour un être aussi exceptionnel que lui.
Même pris par surprise, il ne manquait jamais de tirer parti des coups de chance.
La fille sourit, tendit une main et, du bout d’un index, lui caressa le torse puis le menton.
— Eh bien, mon chéri, aimerais-tu sentir la morsure du plaisir ?
Cette gourgandine n’avait rien d’attirant. Mais son désir s’éveilla, parce qu’il ne devait jamais rater une occasion de le satisfaire, même médiocre. Il savait ce que voulait cette femme. Depuis qu’elle s’était quasiment jetée sur lui, il ne doutait plus que la chance lui souriait. Ce n’était pas la première rencontre de ce genre qu’il faisait. Pour être franc, il s’efforçait même de les provoquer. En profiter était un véritable défi. Et le risque augmentait sa satisfaction.
La situation n’avait rien d’idéal. Par exemple, il ne devrait pas permettre que ses cris attirent l’attention d’éventuels badauds. Mais même dans ces conditions, il éprouverait du plaisir. Déjà, ses sens s’aiguisaient et il absorbait tous les détails comme une terre desséchée enfin nourrie par une averse.
Il se laissa envahir par l’ivresse de sa luxure.
— Tu as une chambre ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Il connaissait déjà la réponse – négative, bien entendu. Il avait tant de fois vécu ces moments-là.
— Qui a besoin d’une chambre, mon chéri ? susurra la fille en lui posant une main sur l’épaule. Une demi-couronne d’argent suffira.
Aussi discrètement que possible, l’homme étudia les bâtiments alentour. Il n’y avait pas de lumière aux fenêtres, et seules quelques lueurs lointaines troublaient l’obscurité. Dans ce quartier commerçant, des entrepôts s’alignaient le long des rues, et personne n’y habitait. À part les promeneurs nocturnes, comme lui, on ne devait pas y croiser grand-monde. Pourtant, il ne devait pas jeter la prudence aux orties.
— Il fait un peu froid pour se déshabiller au milieu de la rue, non ?
D’une main, la fille le força à tourner la tête pour la regarder. De l’autre elle lui caressa l’entrejambe et gémit de satisfaction quand elle découvrit sa virilité.
— Ne t’inquiète pas, mon chéri. Pour ce prix, je fournis aussi un endroit chaud.
L’homme aimait tant ce petit jeu ! Et il s’était retenu si longtemps… Taquin, il afficha son expression la plus innocente.
— Eh bien, j’hésite encore… Tout ça est si… brutal. En général, je préfère que mes partenaires aient le temps d’apprécier aussi.
— Ne t’en fais pas pour ça ! Tu crois que l’argent est ma seule motivation ? Je fais ça parce que ça me plaît. Le paiement est un simple bonus.
La fille recula vers la porte cochère, et il la laissa l’entraîner avec elle.
— Je n’ai pas de si petite monnaie sur moi, dit l’homme.
Aussitôt, il vit briller les yeux de la prostituée. Un riche client était toujours une aubaine. Pour elle, ce serait une chance très particulière, mais elle ne le savait pas encore.
— Vraiment ? dit-elle, prête à faire mine de retirer son offre, maintenant qu’elle le tenait au bout de sa ligne. Tu sais, une dame doit gagner sa vie. Bon, je vais te laisser et voir plus loin si…
— Je n’ai rien de plus petit qu’une pièce d’argent. Mais je veux bien te la donner, si tu consens à prendre ton temps et à aimer ce que nous ferons. Je veux que les jeunes dames comme toi aient du plaisir avec moi. C’est ça qui me rend heureux.
— Tu es un amour…, souffla la fille en prenant la pièce que sa conquête lui tendait.
Cette garce puait. Même quand elle souriait, son visage restait quelconque, avec des yeux trop petits, une bouche molle et un nez vaguement tordu. En principe, un homme de son statut ne s’accommodait pas de partenaires si vulgaires. Mais tous ne cherchaient pas la même extase que lui.
Il étudia la prostituée et tendit l’oreille, à l’affût du moindre bruit. S’il voulait retirer un maximum de plaisir de cette expérience, tous les détails étaient capitaux.
La fille recula encore et s’assit sur une chaise. La porte cochère était juste assez large pour les contenir tous les deux, le dos de l’homme dépassant un peu dans la ruelle.
Il s’indigna qu’elle le juge si ignorant, idiot et impétueux. Mais elle découvrirait bientôt à quel point c’était faux.
Tout en débouclant sa ceinture, elle embrassa distraitement le renflement, sur le devant de son pantalon. Cette garce était pressée. Dès qu’elle en aurait fini avec lui, elle entendait partir en quête d’un autre gogo, pour se faire autant d’argent que possible pendant la nuit.
Avant qu’elle eût ouvert son pantalon, il lui immobilisa doucement les poignets d’une seule main. Quand ça commencerait, avoir les fesses à l’air ne serait pas adéquat. Non, pas adéquat du tout…
La fille lui sourit, un rien étonnée, mais sûre de l’ensorceler en lui montrant ses dents jaunies. Par bonheur, il ne devrait pas supporter ça longtemps. On allait bientôt passer aux choses intéressantes.
Il faisait trop sombre pour que cette idiote voie ce qu’il préparait. De toute manière, les gens étaient aveugles et sourds.
Avant qu’elle lui pose une question, il tendit une main et la prit par le cou. Elle ne s’inquiéta pas, pensant qu’il désirait la tenir pendant qu’elle s’occuperait de lui.
La façon dont elle inclinait la tête était idéale.
D’un pouce, et en grognant à peine sous l’effort, il lui écrasa la trachée artère.
L’homme sourit – une juste revanche. Les bruits qu’elle émettait en s’étouffant n’éveilleraient pas immédiatement les soupçons. Et de toute manière, qui s’en soucierait, dans cette ville au cœur glacé ?
Prudent, l’homme se pencha un peu vers la prostituée, pour entretenir l’illusion qu’elle lui faisait sentir la « morsure du plaisir ». Si quelqu’un passait derrière eux, la scène aurait l’air tristement banale.
— Surprise ? demanda-t-il à la catin aux yeux écarquillés.
Quand elle ne bougea plus, il lui lâcha les poignets, la prit par les cheveux et lui inclina la tête pour continuer à donner l’impression qu’elle lui dispensait du plaisir.
Quelques secondes plus tard, il entendit des bruits de pas furtifs, dans son dos. Deux hommes, comme il s’y attendait. Car il avait compris tout de suite à quoi il avait affaire : un traquenard classique.
Bientôt, les voleurs l’attaqueraient. Le temps s’étira délicieusement, lui permettant de s’enivrer d’images, de sons et d’odeurs. Oui, il était un homme exceptionnel. Le maître du temps, de la vie… et de la mort.
À présent, il allait vraiment prendre du plaisir.
D’un coup de genou, il repoussa le cadavre et se retourna. Son couteau fendit l’air et s’enfonça dans les intestins du type qui se tenait derrière lui. La lame remonta, fendant les chairs avant de s’arrêter sous le sternum du crétin, dont les tripes se déversèrent sur les pavés.
Les voleurs n’étaient pas deux, mais trois. D’habitude, ce genre de fille se contentait d’un duo de complices. Le danger qui vint s’ajouter au défi augmenta son extase.
Le deuxième voleur, placé sur la droite, leva un bras. L’homme s’écarta et le couteau de son agresseur fendit le vide.
Le troisième larron avançant, l’homme le repoussa d’un formidable coup de pied au plexus solaire. Après avoir percuté le mur, le bandit tomba à genoux, le souffle coupé.
L’autre type se pétrifia. Combattre à un contre un ne lui disait rien. De plus, à voir son visage, ce détrousseur d’imbéciles venait à peine de sortir de l’adolescence. Effrayé comme un petit garçon, il tourna les talons et s’enfuit.
L’homme sourit. Dans ces conditions, la tête du fugitif faisait une cible idéale. À l’inverse des bras et des jambes, elle ne bougeait presque pas, et chaque coup au but était mortel.
L’homme lança son couteau. Le voleur accéléra encore, comme s’il avait senti le danger. Mais l’acier fut plus rapide et se planta dans son crâne avec un bruit sourd. Comme prévu, le jeune idiot s’écroula, raide mort.
Le troisième type était en train de se relever. Plus âgé, musclé et puissant, il semblait furieux. Un adversaire intéressant.
Un coup de pied latéral lui brisa le nez. Hurlant de douleur et de rage, le voleur bondit en avant. L’homme s’écarta de la trajectoire de son couteau et lui fit un croc-en-jambe.
Tout cela n’avait duré qu’un instant, mais quel merveilleux moment ! La charge de ce taureau humain avait quelque chose de glorieux, même si elle venait d’échouer lamentablement.
Son vainqueur savoura les détails : les vêtements miteux, la déchirure dans le dos du manteau, la peau blanche du voleur, ses cheveux bouclés crasseux, son oreille droite où manquait le lobe, la façon dont ses omoplates s’écrasèrent quand une botte se plaqua dessus.
Alors qu’il lui ramenait les bras dans le dos, l’homme remarqua le sang. Un précieux liquide qu’il adorait contempler. Mais celui-là le surprit. Il n’avait pas encore blessé sa proie, et ce sang-là ne venait pas de son nez cassé.
L’homme avait rarement été aussi étonné que par cette découverte.
Il s’avisa que le type hurlait de douleur. Et ce fut pire encore quand la jointure de ses épaules craqua sous la pression. Pour le calmer, l’homme s’accroupit sur son dos, le prit par les cheveux et lui cogna plusieurs fois le visage contre les pavés.
Puis il lui tira la tête en arrière, à la limite de résistance de sa nuque.
— Voler est une occupation dangereuse. Il est temps pour toi d’en payer le prix.
— Nous ne t’aurions pas fait de mal…, gargouilla le bandit. Simplement détroussé, espèce de bâtard !
— Bâtard, c’est bien ce que tu as dit ?
L’homme dégaina un autre couteau et ouvrit la gorge de sa proie avec une délicieuse lenteur. Décidément, cette nuit avait tenu bien plus que ses maigres promesses ! Levant les mains, il plia les doigts et aspira à pleins poumons l’odeur de la mort qui planait dans l’air. Lui interdisant de se dissiper, il l’attira en lui, et se laissa submerger par cet extraordinaire nectar.
Grâce à lui, ces quatre miteux n’auraient pas vécu pour rien. Il était l’équilibre et la mort incarnée. Le lire dans les yeux de ceux qu’il transcendait, juste avant la fin, était le plus grand moment de son existence. Cette conscience aiguë mêlée de terreur lui donnait le sentiment d’être enfin complet.
Il se leva et s’enivra encore de l’odeur du sang.
Dommage que tout cela soit allé si vite ! Dans d’autres circonstances, il se serait délecté des cris de ses partenaires. Son désir, il le savait, était centré autour de ces hurlements. Grâce à eux, il devenait entier et connaissait le bonheur. Ce n’était pas une affaire de sons, puisqu’il bâillonnait souvent ses victimes. Il suffisait de les entendre monter dans leur gorge pour exprimer une terreur qui dépassait tout.
Ce soir, il n’était pas entièrement satisfait.
Remontant la ruelle, il constata qu’il n’avait pas perdu la main, au lancer de couteau. Le jeune voleur était couché sur le flanc, la garde de l’arme enfoncée dans le crâne. De l’autre côté, la lame dépassait entre ses yeux, centrée au quart de pouce. Un très joli spectacle, vraiment !
Dans le flot de sensations qui l’envahissait, l’homme en identifia une qui ne lui était pas familière. La douleur !
Étonné, il baissa les yeux sur son bras et découvrit d’où venait le sang qui l’avait tant surpris, un peu plus tôt. Une plaie de six pouces de long béait sur son avant-bras droit. Elle était profonde et nécessiterait des points de suture.
Devant un tel surcroît de plaisir, il gémit d’extase.
Le danger, la mort et une blessure… Tout cela en une nuit, au gré d’une rencontre de hasard. C’était presque trop !
Les voix avaient eu raison de le pousser à venir en Aydindril.
Pourtant, il lui manquait encore l’essentiel : la terreur, les incisions précises, la lame qui tranche les organes, le flot de sang… Faire mal pendant longtemps, avec une lenteur calculée, puis terminer en crescendo, en lardant de coups de couteau une carcasse scientifiquement écorchée.
Les voix venues de l’éther lui promirent que cela arriverait bientôt. Encore un peu de patience, et il recevrait l’ultime récompense. La grande conquête de sa vie, qui affermirait à jamais son équilibre. L’étreinte qui ferait de lui plus qu’un homme.
Un feu d’artifice de débauche et de perversité !
Oui, très bientôt, la partenaire dont il rêvait serait à lui. Son heure de gloire approchait. Et celle de la Mère Inquisitrice aussi, bien entendu.
Parce qu’il faudrait qu’elle ait sa part de plaisir.
Quand Verna retira le tissu humide du front de Warren, son compagnon ouvrit les yeux et elle soupira de soulagement.
— Comment te sens-tu ?
Le futur Prophète tenta de s’asseoir. D’une main douce mais ferme, Verna lui plaqua une main contre la poitrine et le maintint sur son lit de paille.
— Reste étendu et repose-toi.
— J’ai soif…
Verna se tourna, sortit la louche du seau et l’approcha de la bouche de Warren. Il but avidement, les deux mains sur la partie ronde de l’ustensile.
— Encore…, souffla-t-il quand il eut fini.
La Sœur de la Lumière replongea la louche dans le seau et le laissa se désaltérer autant qu’il voulait.
— Contente que tu sois réveillé…. fit-elle lorsqu’il cessa de boire.
— Pas autant que moi ! Combien de temps ça a duré, cette fois ?
— Quelques heures…
Warren leva la tête pour étudier son environnement. Verna prit la lampe et la tendit à bout de bras, afin d’illuminer la petite étable. Avec la pluie qui martelait le toit, cet abri de fortune se révélait très confortable.
— Ce n’est pas une auberge de première classe, dit Verna en reposant la lampe, mais au moins, on y est au sec.
Warren était à demi inconscient quand ils avaient enfin trouvé la ferme. Touchée par la gentillesse des paysans, Verna avait refusé de prendre leur chambre. Elle n’allait quand même pas les exiler dans leur propre étable !
Durant ses vingt années d’errance, elle avait souvent dormi dans des endroits semblables. À la longue, elle s’y était habituée, même si le confort laissait à désirer.
Pendant deux décennies, elle avait pesté contre la mission qui la contraignait à voyager. De retour au Palais des Prophètes, où on vivait cloîtré, elle n’avait pas tardé à regretter les grands espaces, avec la délicieuse odeur de l’herbe, de la terre et même de la poussière.
— Verna, dit Warren en lui tapotant les mains, je suis navré de te ralentir comme ça.
La sœur sourit. À une époque, elle aurait effectivement bouilli d’agacement, tel un animal en cage. L’amour de Warren l’avait apaisée, l’incitant à manifester une douceur et une patience qu’elle ne se serait pas soupçonnées. Cet homme lui faisait du bien. Désormais, il était tout pour elle.
Elle écarta ses cheveux blonds bouclés et lui posa un baiser sur le front.
— Ne dis pas de bêtises ! De toute façon, il aurait fallu s’arrêter pour la nuit. À quoi bon avancer sous une pluie pareille ? Après quelques heures de repos, nous progresserons plus vite. Crois-moi sur parole : j’ai l’expérience de ce genre de situations.
— Mais je me sens si… inutile.
— Warren, tu es un Prophète ! Grâce à toi, nous obtenons des informations vitales ! Sinon, nous aurions voyagé des jours dans la mauvaise direction.
— Les migraines deviennent de plus en plus fréquentes… Chaque fois que je m’endors, j’ai peur de ne plus me réveiller.
Pour la première fois de la nuit, Verna foudroya son compagnon du regard.
— Je ne veux plus entendre ces sottises ! Nous réussirons, c’est une certitude !
— Si tu le dis… (Il hésita, peu désireux de se disputer avec sa bien-aimée.) Mais je te ralentis chaque jour un peu plus.
— J’ai réglé ce problème.
— Comment ?
— Je nous ai trouvé un moyen de transport. Sur une partie du chemin, en tout cas.
— Verna, tu ne voulais pas d’une diligence louée, pour ne pas attirer l’attention sur nous. Tu avais peur qu’on te reconnaisse, ou que des fouineurs posent trop de questions.
— Il ne s’agit pas d’une diligence. Surtout, ne gaspille pas ta salive en objections, parce que je n’en tiendrai pas compte. Le fermier nous conduira vers le sud dans son chariot. On se couchera derrière, et il nous couvrira de foin, pour que personne ne nous ennuie.
— Pourquoi ferait-il ça pour nous ?
— En partie parce que je le paie bien. Mais surtout parce que sa famille et lui sont fidèles à la Lumière. Il respecte les femmes comme moi…
— Eh bien, ça me paraît parfait. Tu es sûre qu’il était volontaire ? Ou tu l’as un peu… poussé ?
— Il doit partir de toute façon.
— Pourquoi ?
— Sa fille est malade. Elle n’a que douze ans, tu comprends… Il veut lui acheter un tonique.
Warren se rembrunit.
— Pourquoi ne l’as-tu pas soignée ?
— J’ai essayé, mais ça n’a pas marché. Elle est brûlante de fièvre et elle vomit sans arrêt. J’aurais donné cher pour la soulager, mais c’était au-delà de mes compétences.
— Et comment expliques-tu cet échec ?
— Le don n’est pas une panacée universelle, Warren. Tu le sais très bien. Un membre fracturé ne me poserait aucun problème. D’autres affections non plus, d’ailleurs. Mais la fièvre est une autre affaire…
— C’est injuste. Ces gens nous aident, et nous ne pouvons rien pour eux.
— Je sais… Au moins, j’ai traité ses crampes intestinales. Elle pourra se reposer, maintenant.
— Une bonne nouvelle… (Warren ramassa un brin de paille et joua distraitement avec.) Tu as communiqué avec Annalina ? Au moins, t’a-t-elle laissé un message dans le livre de voyage ?
— Non, répondit Verna en tentant de dissimuler son inquiétude. Je n’ai pas eu de réponse aux miens, et elle ne m’en a pas envoyé de nouveaux. Elle doit être très occupée, et se ficher de nos petits problèmes. Nous entendrons parler d’elle quand elle aura un peu de temps.
Trop las pour converser, Warren se contenta de hocher la tête. Verna souffla la lampe, s’allongea près de lui et posa la tête sur son épaule.
— Il faudrait dormir… Demain, nous partirons à l’aube.
— Je t’aime, Verna. Si je meurs dans mon sommeil, je veux que tu le saches.
En guise de réponse, la sœur caressa la joue du futur Prophète.
Réveillée par la lumière de l’aube qui filtrait des magnifiques rideaux vert sombre, Clarissa se frotta les yeux puis s’assit dans le lit. S’était-elle jamais sentie aussi bien un matin ? Elle n’en avait pas le souvenir…
Tendant la main pour réveiller Nathan et l’en informer, elle découvrit qu’il était déjà debout.
La jeune femme se leva et s’étira. Fatigués par une nuit tumultueuse, les muscles de ses jambes protestèrent. En repensant à la cause de cette douleur, Clarissa eut un sourire ravi. Elle n’aurait jamais cru que des courbatures puissent être une source de joie.
Elle enfila la robe de chambre rose que lui avait offerte Nathan, ajusta le col de fourrure et noua la ceinture. Puis elle s’aventura avec délices sur le tapis si doux sous ses pieds nus.
Assis au bureau, Nathan écrivait une lettre. Dès qu’il l’aperçut dans l’encadrement de la porte, il sourit, les yeux pétillants de malice.
— Bien dormi ?
Les yeux mi-clos, Clarissa soupira d’aise.
— Comme un bébé ! Même si la nuit n’a pas été longue…
Nathan fit un clin d’œil complice à sa compagne. Puis il trempa sa plume dans l’encrier et reprit ses travaux d’écriture. Clarissa vint se camper derrière lui et lui posa les mains sur les épaules. Le torse nu, il avait simplement remis son pantalon.
Du bout des pouces, la jeune femme lui massa la nuque. Comme il ronronna de satisfaction, elle continua. Elle aimait l’entendre soupirer de plaisir, surtout quand elle en était la cause.
Alors qu’elle passait à ses épaules, elle jeta un coup d’œil à ce qu’il écrivait. La lettre commençait par ordonner des déplacements de troupes dans des endroits dont elle ignorait l’existence. Ensuite venait un sermon, adressé à un général, sur l’importance du lien avec le seigneur Rahl, et les risques qu’on courait quand on le négligeait. Le ton du texte était celui, plein d’autorité, que Nathan prenait face aux gens censés le traiter avec déférence. Un respect qu’il méritait, d’ailleurs, car il était vraiment un homme hors du commun.
Le Prophète mit un point final à la missive et la signa : « seigneur Rahl ».
Clarissa se pencha et lui mordilla l’oreille.
— Nathan, cette nuit était fantastique ! Je suis la femme la plus heureuse du monde, et tu as été… magique.
— Il y avait un peu de ça, je l’avoue, fit le Prophète avec un sourire coquin. Un vieil homme ne doit négliger aucun de ses atouts.
— Un vieil homme ? répéta Clarissa en lissant les cheveux en bataille de son amant. Tu n’as rien d’un vieillard. J’espère avoir été à moitié aussi délicieuse que toi…
— Moi, je me demandais si j’avais été à ta hauteur… (Le Prophète sourit, plia la lettre, puis glissa une main sous la robe de chambre de sa compagne et lui pinça un sein, la faisant sursauter.) Avoir été en compagnie d’une femme aussi belle et passionnée restera un des grands moments de ma vie.
Clarissa blottit la tête du Prophète contre sa poitrine.
— Nous ne sommes pas encore morts, que je sache ? Pourquoi ne pas recommencer tant que nous en avons l’occasion ?
Nathan glissa de nouveau sa main sous la robe de chambre de la jeune femme et lui caressa la poitrine.
— Dès que j’en aurai fini avec ce travail, nous nous assurerons de rentabiliser au maximum cet excellent lit.
Avec une petite cuillère de cuivre, il prit dans une boîte en étain des petits morceaux de cire rouge et en saupoudra la feuille de parchemin pliée.
— Nathan, il faut faire fondre la cire sur la lettre, sinon…
— Tu devrais être bien placée pour savoir, très chère, que mes méthodes sont toujours les meilleures.
Le Prophète passa sur la lettre un index dont jaillit une minuscule étincelle. La cire fondit docilement pour former un cachet parfaitement rond.
Clarissa eut un petit cri ravi. Avec Nathan, on passait d’une surprise à une autre, et toutes étaient agréables. Elle rosit en pensant que la magie de ses doigts ne se limitait pas à produire des étincelles…
— Seigneur Rahl, j’aimerais beaucoup que vous retourniez dans ce lit avec moi. En emportant votre magie, bien sûr…
— Je suis à vos ordres, gente dame. Laissez-moi seulement le temps d’envoyer cette lettre vers son destin.
Il plia l’index droit. Sous le regard stupéfait de Clarissa, la feuille de parchemin se souleva toute seule et vola devant lui tandis qu’il se dirigeait vers la porte. D’un geste théâtral de la main gauche, Nathan l’ouvrit sans toucher à la poignée.
Le soldat assit dans le couloir se leva d’un bond et salua en se tapant du poing sur le cœur.
Vêtu de son seul pantalon, ses longs cheveux blancs ébouriffés, Nathan devait avoir l’air d’un vieux fou dangereux. Clarissa savait qu’il n’en était rien, mais dans cette situation, aussi grand et autoritaire qu’il fût, on ne devait pas pouvoir s’empêcher de le prendre pour un illuminé.
Les gens avaient peur du Prophète, cela se voyait dans leurs yeux. Et c’était compréhensible. Avant de le connaître, elle aussi était terrorisée. Et elle avait failli s’évanouir la première fois qu’il s’était campé devant elle. À présent, cette réaction lui semblait ridicule.
Mais quand il plissait le front, ses yeux bleus exprimant tout son mécontentement, il y avait de quoi mettre une armée entière en déroute.
Il tendit le bras et la lettre vola jusqu’à la main droite du soldat.
— Tu te souviens de tous mes ordres, Walsh ?
L’homme tendit la main, s’empara de la feuille de parchemin et la glissa dans sa tunique. Bien que très respectueux, il ne semblait pas intimidé par le Prophète.
— Bien sûr, Nathan. Tu me connais trop bien pour en douter.
Perdant un peu de son attitude hautaine, le Prophète se gratta la tête.
— Pour te connaître, ça, je te connais…
Clarissa se demanda où Nathan avait déniché ce soldat, et quand il avait eu le temps de lui donner des ordres. Il était sans doute sorti pendant qu’elle dormait.
Ce militaire ne ressemblait pas à ceux qu’elle avait l’habitude de voir. Portant un manteau de voyage, avec des sacoches de cuir à la ceinture, il était bien mieux vêtu que les hommes de troupes qu’on croisait un peu partout. Armé d’une épée courte, il était en revanche équipé d’un couteau plus long que la moyenne. De très haute taille, il n’avait pas besoin de lever les yeux pour croiser ceux de Nathan. Mais le Prophète, avec son maintien princier, paraissait plus grand que tout le monde – aux yeux de la jeune femme, en tout cas.
— Remets cette lettre au général Reibisch, Walsh. Et n’oublie pas : si les Sœurs de la Lumière te posent des questions, rappelle-leur que le seigneur Rahl t’a ordonné de ne pas répéter ce que tu sais. Ça leur rabattra le caquet.
— Compris… seigneur Rahl, fit le soldat avec un sourire entendu.
— Parfait. Où en sont les autres ?
— Bollesdun viendra bientôt vous informer de ce qu’il a découvert. Je suis presque sûr qu’il s’agit seulement du corps expéditionnaire de Jagang, mais il vaut mieux vérifier, même si ce détachement est impressionnant, son armée entière compte beaucoup plus d’hommes. Il n’y a aucun indice qu’elle ait quitté le port de Grafan pour se diriger vers le nord. D’après ce que j’ai entendu dire, Jagang se contente d’attendre les bras croisés. Je ne sais pas pourquoi, mais il ne semble pas pressé d’envoyer ses troupes dans le Nouveau Monde.
— L’armée que j’ai vue s’y était enfoncée profondément.
— Je maintiens qu’il s’agit d’un corps expéditionnaire. Jagang est patient. Il lui a fallu des années pour conquérir l’Ancien Monde et affermir son pouvoir. Et il a recouru à la même tactique : une avant-garde pour prendre une cité importante, ou s’emparer d’informations vitales, essentiellement des archives et des grimoires. Ses soudards sont brutaux, ça fait partie de leur mission, mais ils s’intéressent surtout aux livres. Ils font parvenir leur butin à l’empereur, puis attendent ses prochains ordres. Bollesdun et certains de nos hommes enquêtent sur ce sujet, mais ils doivent être prudents. Alors, en attendant, profite de cette belle chambre.
Pensif, Nathan se gratta le menton.
— Oui, je comprends que Jagang ne voie aucune urgence à envoyer ses troupes dans le Nouveau Monde… Walsh, tu devrais y aller !
Le soldat acquiesça. Puis il aperçut Clarissa, et se tourna vers Nathan, tout sourires.
— Tu es un homme selon mon goût, Nathan.
— Ah, les mystères insondables de l’amour ! Une des merveilles du monde, mon ami !
À ces mots, la jeune femme sentit son cœur battre un peu plus vite.
— Tu seras prudent, dans l’antre des rats, Nathan ? demanda Walsh. Je n’aimerais pas apprendre que tu n’avais pas un œil derrière la tête, finalement. (Il tapota la lettre, sous sa tunique.) Surtout après avoir délivré ce message…
— Ne t’inquiète pas, mon garçon. Mais ne manque pas d’apporter ce pli à son destinataire.
— Compte sur moi, Nathan !
Quand le Prophète eut fermé la porte, en finissant avec le travail, il se tourna vers sa compagne.
— Enfin seuls, très chère, dit-il avec une lueur de désir dans les yeux.
Jouant à merveille la terreur, Clarissa alla se réfugier dans le grand lit.