Chapitre 25
Cara sur les talons, Kahlan arriva devant la porte du « bureau » de Richard en même temps qu’une jeune femme aux courts cheveux noirs. Portant un plateau lesté d’une théière fumante, la servante s’arrêta face à Raina, qui montait la garde devant la porte avec Ulic et Egan.
— Sarah, Richard a demandé du thé ?
Gênée par le plateau, la domestique fit une révérence maladroite.
— Oui, Mère Inquisitrice.
Kahlan s’empara du plateau.
— Je m’en occupe, Sarah. Tu peux disposer…
La jeune brune s’empourpra et tenta de récupérer son bien.
— Mère Inquisitrice, ce n’est pas à vous de faire ça !
— Ne sois pas stupide, ma fille ! Ça ne me tuera pas !
Ne sachant que faire de ses mains vides, la pauvre Sarah se fendit d’une nouvelle révérence – impeccable, cette fois.
— À vos ordres, Mère Inquisitrice, dit-elle avant de s’éloigner.
Loin d’être heureuse qu’on l’ait soulagée d’une corvée, elle semblait indignée, comme si on l’avait détroussée au coin d’une rue.
— Raina, Richard a veillé tard ? demanda Kahlan.
La Mord-Sith eut une moue désapprobatrice.
— Toute la nuit, Mère Inquisitrice. J’ai fini par aller me coucher, après avoir fait venir des gardes. Et Berdine ne l’a pas quitté une minute.
La raison de la moue désapprobatrice, à n’en pas douter…
— Je suis sûre que c’était important, mais il devrait quand même prendre le temps de se reposer. Ou au minimum, le laisser à Berdine…
— J’en serais ravie, marmonna Cara. Raina est d’une humeur de dogue, quand elle doit dormir seule.
— Berdine a besoin de repos ! se défendit Raina.
— Je suis sûre que c’était important, répéta Kahlan, mais vous avez raison toutes les deux. Si Richard épuise ses collaborateurs, ils deviendront moins efficaces. Je me charge de le lui rappeler. Parfois, muré dans sa concentration, il oublie que les autres existent…
— Merci, Mère Inquisitrice, fit Raina, sincèrement reconnaissante.
Kahlan lâcha le plateau d’une main et ouvrit la porte.
Cara se campa à côté de Raina, suivit l’Inquisitrice des yeux pour s’assurer qu’elle n’allait pas avoir de problèmes avec son « fardeau », puis referma le battant.
Debout devant la fenêtre, Richard contemplait le paysage. Dans la cheminée, un feu agonisant ne parvenait plus à réchauffer la petite pièce.
Kahlan ricana intérieurement, ravie d’avoir enfin l’occasion de faire ravaler ses vantardises à messire Richard Rahl !
Avant qu’elle ait pu poser le plateau sur la table – en faisant assez de bruit pour attirer son attention – le Sourcier parla sans daigner se retourner.
— Kahlan, c’est gentil de venir me voir.
Le front plissé, l’Inquisitrice se débarrassa du plateau.
— Tu me tournais le dos ! s’écria-t-elle. Comment as-tu su que c’était moi, et pas une servante venue t’apporter ton thé ?
Richard se retourna enfin, l’air intrigué.
— Comment aurais-je pu te confondre avec une domestique ? demanda-t-il.
— Richard, parfois, tu me fais peur…
Cela dit, l’expérience n’était pas concluante, décida Kahlan. Car il avait très bien pu voir son reflet dans la vitre.
— Je suis content que tu sois là… (Richard approcha, lui souleva le menton du bout d’un doigt et l’embrassa.) Sans toi, je me suis senti très seul.
— Tu as bien dormi ?
— Dormi ? À vrai dire, je n’ai pas fermé l’œil… Par bonheur, les émeutes ont cessé. Je me demande ce que nous aurions dû faire, si la lune avait encore été rouge, cette nuit ? Tu aurais cru que les gens deviendraient fous à cause d’un phénomène pareil ?
— Reconnais que c’est étrange et inquiétant.
— Certes… Mais pas au point de me faire descendre dans la rue pour casser des vitrines et mettre le feu partout.
— Parce que tu es le seigneur Rahl… Un chef raisonnable.
— Et attaché à l’ordre public, rappela le Sourcier. Je ne tolérerai plus de tels débordements, sans parler de tous ces innocents blessés. Si ça se reproduit, j’enverrai immédiatement la garde, au lieu d’attendre que la foule retrouve son bon sens. Céder ainsi à la superstition n’est pas digne d’un peuple prétendument civilisé ! Et j’ai des préoccupations plus importantes.
Au ton de son bien-aimé, Kahlan devina qu’il était à deux doigts d’exploser.
Le manque de sommeil minait la résistance nerveuse d’un individu, fût-il le maître de D’Hara. Si une nuit blanche pouvait passer, trois de suite ne pardonnaient pas.
— Tu veux parler de ton travail avec Berdine ? demanda Kahlan, espérant que l’épuisement du Sourcier n’affectait pas son jugement.
Il se contenta d’acquiescer.
L’Inquisitrice lui servit du thé et lui tendit la tasse. Il la regarda un moment, indécis, puis la prit et but une gorgée.
— Richard, tu dois laisser à Berdine le temps de se reposer. Si elle ne dort jamais, elle perdra tous ses moyens.
— Je sais… (Le Sourcier se tourna vers la fenêtre et bâilla à s’en décrocher la mâchoire.) Je l’ai envoyée faire une sieste dans ma chambre. Elle commençait à se tromper tout le temps…
— Tu as également besoin de sommeil !
Comme à son habitude, Richard étudia la silhouette massive de la Forteresse, à flanc de montagne.
— Je crois avoir trouvé la signification de la lune rouge, dit-il d’une voix sinistre.
— Quoi ?
Le Sourcier se retourna et posa la tasse sur la table.
— J’ai demandé à Berdine de chercher les endroits où Kolo utilisait le mot moss, et ceux où il mentionnait éventuellement une lune rouge. Selon moi, ça pouvait nous aider.
Il saisit le journal et l’ouvrit.
Richard avait découvert ce texte dans la Forteresse, où il était muré depuis trois mille ans avec les ossements de son auteur. Kolo était chargé de veiller sur la sliph, l’étrange créature qui permettait de voyager très vite, au moment où les tours qui séparaient l’Ancien Monde du Nouveau avaient été activées. Piégé dans la salle de la sliph, il avait fini par y mourir.
Truffé d’informations précieuses, le journal était hélas rédigé en haut d’haran, une langue rarement comprise. Berdine la maîtrisait, mais cette antique variante dépassait ses compétences. Grâce à un roman pour enfants en haut d’haran, ils avaient pu progresser, car ce texte avait été – dans une autre langue – le livre de chevet du jeune Richard. Grâce à sa fabuleuse mémoire, ils parvenaient à croiser des références et à se créer peu à peu un glossaire.
Au fil de ce travail, le Sourcier s’était familiarisé avec le haut d’haran séculier, et avec le dialecte ancien. Mais il avançait trop lentement à son goût.
Après avoir ramené Kahlan en Aydindril, le jeune homme lui avait révélé qu’il s’était servi du journal pour trouver un moyen de la sauver. Par endroits, précisa-t-il, il parvenait à lire presque facilement le vieux récit intime. Deux paragraphes plus loin, Berdine et lui ne comprenaient plus rien.
S’il leur fallait parfois quelques heures à peine pour traduire une page, il arrivait souvent qu’une seule phrase les bloque un jour entier.
— Moss ? répéta Kahlan. Que veut dire ce mot ?
Richard prit la tasse, but une nouvelle gorgée, et la reposa sur la table.
— « Vent », en haut d’haran… (Il ouvrit le livre à une page marquée par un signet.) Pour économiser du temps, nous avons déterminé des mots clés, et nous nous concentrons sur les passages qui les contiennent.
— Je croyais que cette traduction était pour toi une façon d’apprendre le haut d’haran, et de mieux comprendre le style de Kolo…
— Au début, oui, mais je n’ai plus assez de temps… Alors, nous avons changé de méthode.
Kahlan fit la grimace. Elle n’aimait pas beaucoup toute cette histoire.
— Ton demi-frère est le haut prêtre d’une secte appelée Raug’Moss. C’est du haut d’haran ?
— Oui, et ça signifie : « Le Vent Divin ».
Richard tapota le journal, visiblement pressé de changera sujet.
— Tu vois ce paragraphe ? Kolo y parle d’une lune rouge, et il semble dans tous ses états. En fait, toute la Forteresse était en ébullition. Notre ami écrit qu’ils ont été trahis par les « braves ». Il ajoute qu’ils seront jugés pour leurs crimes. Nous n’avons pas encore exploré cette piste, mais…
Dans le journal, Richard récupéra une feuille de parchemin où ils avaient consigné une de leurs traductions écrites.
— Écoute ça : « Aujourd’hui, grâce au travail acharné et génial d’une centaine de braves, notre plus cher désir est finalement exaucé. Si nous sommes vaincus, nos inestimables possessions seront hors de portée de l’autre camp. À l’annonce de ce succès, des cris de joie ont retenti dans toute la Forteresse. Malgré le scepticisme de certains, le miracle est accompli : le Temple des Vents s’en est allé. »
— S’en est allé ? répéta Kahlan. Qu’est-ce que le Temple des Vents ? Et où est-il parti ?
— Je n’en sais rien, avoua Richard en refermant le journal. Mais plus loin, Kolo écrit que les fameux « braves » les ont tous trahis. Le haut d’haran est un curieux langage, où les mots n’ont pas toujours le même sens.
— Ça n’a rien d’exceptionnel. Le nôtre est pareil…
— Sans doute, mais en haut d’haran, un même mot, dans une phrase, peut signifier plusieurs choses. Ça complique beaucoup la traduction.
» Par exemple, prenons le surnom qu’on me donne dans une prophétie : le messager de la mort. Il s’interprète de trois façons. D’abord, que je suis celui qui unira le royaume des morts et le monde des vivants en déchirant le voile. Ensuite, que je peux ranimer les esprits des morts – et je le fais chaque fois que j’utilise la magie de mon arme. Enfin, plus simplement, que je suis un tueur…
» Cette prédiction figure dans le grimoire que nous avons ramené du Palais des Prophètes. Pour la traduire, Warren a dû attendre que je lui révèle que les trois variantes étaient justes. Grâce à moi, a-t-il dit, il a été le premier, en trois mille ans, à véritablement comprendre la prophétie.
— Quel rapport avec le Temple des Vents ?
— Quand Kolo utilise le mot « vent » au pluriel, il peut très bien parler du climat. Mais parfois, j’en suis sûr, c’est une référence au Temple – et une façon de le distinguer des autres lieux de culte.
— Veux-tu dire que Shota, en affirmant que le vent te traque, sous-entendait que ce Temple est à tes trousses ?
— Je n’en suis pas encore sûr…
— Richard, c’est tiré par les cheveux ! Kolo utilisait peut-être cette abréviation pour désigner le Temple. De là à croire que Shota en fait autant, il y a un monde !
— Quand Kolo parle des braves qui seront jugés, il s’exprime d’une façon bizarre, laissant penser que le vent a… hum… des capacités sensitive.
— Bref, le Temple des Vents serait une entité consciente ? résuma Kahlan, très inquiète.
À force de se priver de sommeil, Richard ne pensait plus clairement, c’était évident.
— Je t’ai dit que je n’en suis pas sûr.
— Mais c’est ce que tu crois !
— Présenté de cette façon, ça semble idiot, je sais. En haut d’haran, c’est différent… Une question de nuance, si tu vois ce que je veux dire.
— Nuance ou pas, comment un Temple peut-il avoir des capacités sensitives ?
— Je l’ignore, mais je tente de comprendre. Tu crois que j’ai encore passé une nuit blanche pour m’amuser ?
— Richard, une chose pareille est impossible !
— La Forteresse du Sorcier est un bâtiment, pourtant elle sent qu’un intrus essaie d’entrer, et elle fait tout pour l’arrêter, y compris l’assassiner, si ça s’impose.
— C’est l’action des champs de force ! Des sorciers les ont mis en place il y a des lustres, voilà tout.
— Mais ils s’activent d’eux-mêmes, pas vrai ?
— Comme un piège à loups, quand on le déclenche ! Il n’est pas conscient pour autant, que je sache ! Si tu veux dire que le Temple des Vents est protégé par des champs de force, j’admets que c’est bien possible.
— C’est plus compliqué que ça. Les champs de force montent simplement la garde. D’après ce qu’écrit Kolo, le Temple des Vents peut réfléchir et prendre des décisions, quand il le faut.
— Quel genre de décisions ?
— L’apparition de la lune rouge coïncide avec la trahison des « braves » qui ont chassé le Temple des Vents.
— Et alors ?
— Je pense que le Temple a fait changer la lune de couleur.
Kahlan regarda Richard dans les yeux, et frissonna en y lisant une conviction presque fanatique.
— Je ne vois pas comment c’est possible, mais admettons provisoirement que ce soit vrai. Pourquoi le Temple aurait-il agi ainsi ?
— Pour lancer un avertissement !
— À quel sujet ?
— Les champs de force de la Forteresse sont en principe impénétrables. Moi, je les traverse, parce que je contrôle la magie requise. Un individu mal intentionné pourrait faire de même, à condition d’avoir le même don. Que se passerait-il alors ?
— Ton individu passerait, tout simplement.
— Bonne réponse ! Selon moi, le Temple des Vents peut faire plus. Si on viole ses défenses, il envoie un avertissement.
— La lune rouge…. murmura Kahlan.
— Ça paraît logique.
L’Inquisitrice posa une main sur le bras de son bien-aimé.
— Richard, tu as besoin de repos. On ne peut pas déduire tout ça d’un journal écrit il y a trois mille ans.
Le Sourcier se dégagea.
— Je suis les pistes qui sont à ma disposition. Shota a dit que le vent me traque. Tu veux que j’aille au lit pour faire des cauchemars ?
À cet instant, Kahlan comprit que le message de la voyante n’était pas l’essentiel. Richard pensait à la prophétie gravée sur le mur de l’oubliette.
« L’incendie viendra avec la lune rouge. » C’était la première phrase de prédiction, et sûrement pas la plus angoissante.
La fin avait de quoi glacer les sangs.
« Pour éteindre l’incendie, il devra trouver un remède dans le vent. Mais sur ce chemin, la foudre le frappera, car sa bien-aimée le trahira dans son sang. »
Richard était bien plus affecté qu’il ne l’admettait…
L’Inquisitrice ne put pas pousser plus loin son raisonnement, car quelqu’un frappa à la porte.
— Oui ? cria Richard.
Cara ouvrit le battant et passa la tête dans la pièce.
— Seigneur Rahl, le général Kerson aimerait vous voir.
— Fais-le entrer, Cara… (Le Sourcier posa une main sur l’épaule de Kahlan.) Tu as raison, il faut que je dorme. Mais je n’y arrive pas ! Nadine pourra peut-être me donner une de ses décoctions…
Kahlan aurait préféré que Shota soigne Richard. C’était tout dire ! Mais elle s’abstint de tout commentaire.
Souriant, le général entra, se campa devant le Sourcier et le salua en se tapant du poing sur le cœur.
— Bonjour, seigneur Rahl. Une journée radieuse nous attend !
— Pourquoi cet enthousiasme, Kerson ? demanda Richard avant de boire une nouvelle gorgée de thé.
Le militaire flanqua une grande tape sur l’épaule de son seigneur.
— Les hommes vont beaucoup mieux ! Votre traitement est efficace, et ils sont de nouveau prêts à tout pour vous servir. Je ne puis dire à quel point je suis soulagé…
— Ton sourire l’exprime assez, général… Je suis content aussi.
— Les gars sont gonflés à bloc ! Leur nouveau seigneur Rahl est un grand sorcier qui a chassé la mort de leurs corps, et ça leur donne du cœur au ventre. Ils aimeraient tous vous payer une bière, et trinquer à votre santé.
— La magie n’a rien à voir là-dedans, mais… Remercie-les de vouloir me faire boire à l’œil, général. (Richard se rembrunit.) Et les émeutes, où en sommes-nous ?
— C’est quasiment terminé. Les gens sont redevenus normaux en voyant que la lune n’était plus rouge.
— Une bonne nouvelle de plus, Kerson ! Merci de ton rapport.
— Seigneur, il y a… hum… autre chose… (Le général jeta un coup d’œil à Kahlan.) J’ignore si je dois en parler devant… Eh bien, il y a eu un meurtre cette nuit. Et la victime est une femme.
— C’est triste… Quelqu’un que tu connaissais ?
— Non, seigneur… Cette personne acceptait de l’argent pour… hum…
— Si vous parlez d’une putain, général, intervint Kahlan, ne tournez pas autour du pot. J’ai déjà entendu ce mot, et je ne me suis pas évanouie.
— Je comprends, Mère Inquisitrice… Seigneur, on a découvert le cadavre ce matin.
— Comment a-t-on tué cette pauvre fille ?
Le général parut de plus en plus mal à l’aise.
— Dans ma chienne de vie, j’ai vu beaucoup de morts. Et il y a longtemps que ça ne m’avait plus fait vomir…
— Que lui a-t-on fait, général ? insista Richard.
Kerson regarda Kahlan pour s’excuser, puis il prit le Sourcier par le bras, l’attira à l’écart, et lui murmura à l’oreille des mots que l’Inquisitrice ne comprit pas.
Mais le visage décomposé de Richard parlait de lui-même.
Quand le militaire eut fini, le jeune homme alla se camper devant la cheminée.
— Je suis navré, dit-il en contemplant les flammes. Mais pourquoi m’en avoir parlé ? Ce genre d’enquête n’est pas de mon ressort…
— Seigneur, l’ennui, c’est que la morte a été découverte par votre demi-frère.
Richard se retourna.
— Que faisait-il dans une maison de tolérance ?
— Je lui ai posé la question, seigneur, parce qu’il ne me paraît pas être le genre d’homme qui manque de succès auprès des femmes. Il m’a répondu que c’était son affaire, pas la mienne !
Kahlan vit que Richard serrait les mâchoires pour ne pas exploser de rage.
— Allons voir sur place, dit-il en prenant sa cape. Je veux voir cet endroit, et parler aux gens qui y… travaillent.
Dans le couloir, l’Inquisitrice tira son compagnon par la manche.
— Général, dit-elle, vous pouvez nous laisser seuls un moment ?
Quand le militaire se fut éloigné, Kahlan entraîna Richard dans la direction opposée, loin de Cara, Raina, Ulic et Egan.
À l’évidence, son bien-aimé n’était pas en état de voir des horreurs. Et il y avait autre chose…
— Richard, des émissaires attendent depuis des jours de nous rencontrer !
— Drefan est mon demi-frère.
— Peut-être, mais c’est aussi un grand garçon !
— Je dois m’occuper de cette histoire, et je ne suis pas d’humeur très diplomatique. Recevoir ces émissaires seule t’ennuierait ? Dis-leur qu’une affaire urgente me retient, et qu’ils peuvent tout aussi bien prêter serment d’allégeance devant toi.
— Je veux bien m’en charger… Ces gens seront ravis de m’avoir pour interlocutrice, parce que tu les terrorises.
— Ils n’ont rien à craindre de moi.
— Ben voyons ! Après tout, tu as seulement promis de les tailler en pièces, s’ils osaient s’allier à l’Ordre Impérial.
» Ils craignent que tu mettes ta menace à exécution, par pur caprice, même s’ils se rendent. La réputation du précédent maître de D’Hara te colle aux basques, et tu n’as rien fait pour qu’il en aille autrement. Ils se méfieront de toi encore longtemps, même s’ils ont choisi ton camp.
— Pour les rassurer, dis-leur que je suis un type adorable…
— Je leur annoncerai que tu brûles de travailler avec eux pour assurer la paix et la prospérité à la nouvelle alliance. C’est beaucoup plus diplomatique, comme tu dis…
» Mais Tristan Bashkar, le ministre de Jara, est là aussi, tout comme deux membres de la maison royale de Grennidon. Ces royaumes sont puissants, et leurs armées également. Ces trois-là voudront négocier les termes de la reddition avec toi, pas avec moi.
— Tu sauras t’en débrouiller.
— Bashkar est un homme détestable doublé d’un âpre négociateur. Leonora et Walter Cholbane, de Grennidon, sont du même acabit.
— C’est en partie pour ça que j’ai décrété la fin des Contrées du Milieu. Trop de gens veulent discutailler interminablement. Ce temps-là est révolu. La reddition reste inconditionnelle ! Ce que je propose est équitable, et il n’y aura pas de passe-droit. Désormais, on est avec nous, ou contre nous !
Kahlan passa un index le long du bras musclé de Richard. Depuis qu’il se concentrait sur le journal de Kolo, il ne l’avait pas souvent serrée contre lui…
— Tu as besoin de mes conseils, ne l’oublie pas ! Je connais ces royaumes. Avoir leur reddition ne suffira pas. Ils doivent être prêts à lutter à nos côtés. Jusqu’à la mort, s’il le faut !
» Tu es le maître de D’Hara, celui qui leur a demandé de prêter allégeance – en promettant qu’ils seraient traités dignement. J’ai souvent rencontré ces trois émissaires. Ils espèrent te voir, et constater de leurs yeux que tu les respectes.
— Dans cette affaire, comme pour le reste, nous ne faisons qu’un. Tu guidais les Contrées bien avant mon intervention, et tu restes pour le moins mon égale. S’ils protestent, rappelle-leur tout ça.
Richard jeta un coup d’œil dans le couloir, où le général attendait en compagnie de Cara et des trois autres.
— Tout ce que fait Drefan me concerne, et je ne me laisserai pas abuser par un autre frère. D’après ce que tu m’as dit, et ce qu’on murmure, les femmes du palais sont folles de lui. S’il attrape une sale maladie et la leur transmet, je me sentirai responsable. Parce qu’il serait beaucoup moins populaire s’il n’était pas mon frère.
Sarah, la jeune et innocente servante, comptait au nombre des admiratrices éperdues du guérisseur…
— Je comprends ton point de vue, capitula Kahlan. Si tu me jures de dormir un peu, je recevrai ces émissaires. Pour te parler, ils attendront que tu aies le temps. Après tout, tu es le seigneur Rahl.
Richard se pencha et embrassa la jeune femme sur la joue.
— Je t’aime !
— Dans ce cas, épouse-moi !
— Bientôt… Nous irons réveiller la sliph dans quelques jours.
— Richard, sois prudent ! Marlin a dit que la Sœur de la Lumière – j’ai oublié son nom ! – a quitté Aydindril pour rejoindre Jagang. Mais il a pu mentir.
— Elle se nomme Amelia. Moi, je ne risque pas de l’oublier ! Quand je suis arrivé au Palais des Prophètes, c’est elle qui m’a « accueilli », avec Janet et Phoebe, deux autres amies de Verna. Amelia pleurait de joie en revoyant sa vieille complice de noviciat…
— À présent, elle sert Jagang.
— Si elle l’apprend un jour, Verna en aura le cœur brisé. Et ce sera pire encore si elle découvre qu’Amelia était une Sœur de l’Obscurité.
— Sois prudent, répéta Kahlan. Malgré ce qu’a dit Marlin/Jagang, elle est peut-être toujours ici.
— J’en doute, mais je ferai attention.
Richard se tourna et fit signe à Cara d’approcher. Bien entendu, la Mord-Sith accourut.
— Cara, je voudrais que tu restes avec Kahlan. Ne réveille pas Berdine. Raina, Ulic et Egan m’accompagneront.
— À vos ordres, seigneur. Je veillerai sur la Mère Inquisitrice, c’est juré !
— Je le sais, mon amie… Mais ne te crois pas pour autant exemptée de punition !
— Oui, seigneur Rahl, fit Cara, impassible.
— Quelle punition ? lui demanda Kahlan quand le Sourcier se fut éloigné.
— Un châtiment injuste, Mère Inquisitrice.
— C’est dur à ce point ? De quoi s’agit-il ?
— Je suis condamnée à nourrir des tamias.
— Ça ne semble pas si terrible…
D’un coup de poignet, la Mord-Sith fit voler son Agiel dans sa paume.
— C’est bien pour ça que c’est injuste, Mère Inquisitrice…