Chapitre 22
Clarissa crut qu’elle allait s’évanouir. Comment une personne pouvait-elle appartenir à qui que ce fût ? À sa courte honte, elle dut aussitôt admettre que sa relation avec le Père Supérieur ne lui permettait pas de regarder les choses de haut. À sa façon, le gros homme avait été bon avec elle, mais il l’avait tenue pour sa propriété.
Les brutes qui l’avaient capturée ignoraient jusqu’à la notion de « bonté ». Ce que ces barbares lui feraient, elle n’en doutait pas, serait bien pire que les attouchements d’un Père Supérieur aviné et à demi impuissant. Et le regard du capitaine Mallack indiquait que ces hommes-là ne prenaient pas de gants lorsqu’ils désiraient une femme…
Au moins, elle portait un anneau d’argent. Aussi stupide que ce fût, cela comptait pour elle.
— Le vieillard a parlé de livres, dit Mallack. Contiennent-ils des prophéties ?
Le Père Supérieur aurait été inspiré de la fermer, pour une fois ! Mais le mal était fait, et Clarissa refusait de mourir pour préserver ces ouvrages. De toute façon, ils ne seraient pas difficiles à trouver, puisque Renwold avait la réputation d’être imprenable. Pourquoi cacher des trésors quand personne ne risquait de les voler ?
— Oui, ils en contiennent.
— L’empereur veut qu’on lui apporte tous les grimoires de ce genre. Nous montreras-tu où ils sont ?
— Bien entendu.
À cet instant, une voix, derrière les trois hommes, lança un « bonjour » amical.
— Comment ça va, les amis ? continua-t-elle. Tout est en ordre ? On dirait que vous avez les choses bien en main…
Mallack et ses deux hommes se retournèrent vers le vieillard étrangement vigoureux campé sur le seuil de la porte. Ses cheveux blancs lui tombant sur les épaules, il portait des bottes hautes, un pantalon marron, une chemise à jabot et une veste verte. L’ourlet de sa longue cape sombre frôlant le sol, il arborait sur la hanche gauche un élégant fourreau dont dépassait la garde ouvragée d’une épée.
C’était le Prophète !
— Qui êtes-vous ? demanda le capitaine Mallack. D’un geste négligent, le vieil homme expédia sa cape derrière son épaule gauche.
— Un homme qui cherche une esclave…, dit-il.
Écartant du coude un des barbares, il approcha de Clarissa et lui prit le menton pour la forcer à tourner la tête.
— Celle-là fera l’affaire. Combien en voulez-vous ?
— Les esclaves appartiennent à l’Ordre Impérial ! cracha Mallack. (Il saisit le vieillard par les pans de sa chemise.) Ils sont la propriété exclusive de l’empereur !
Le Prophète baissa un regard furibond sur les mains de Mallack, puis il se dégagea vivement.
— J’aime cette chemise, mon ami, et tu as les mains sales.
— Bientôt, elles risquent d’être rouges de ton sang… Qui es-tu, vermine ? Et quel est ton métier ?
— Je crains que ma profession n’intéresse personne, en ces temps troublés… Combien pour l’esclave ? Je suis prêt à payer grassement. À votre place, les gars, je songerais à me remplir les poches, et pas seulement celles de l’empereur. Tout honnête travailleur mérite un salaire.
— Pour ramasser du butin, il suffit de nous baisser, grogna Mallack. (Il se tourna vers l’homme à l’aiguille.) Tue-le !
Le Prophète tendit une main apaisante, paume ouverte.
— Je ne vous veux pas de mal, les amis… (Il se pencha davantage vers les trois barbares.) Vous ne préférez pas repenser à ma proposition ?
Mallack ouvrit la bouche mais il se ravisa, comme si aucun mot ne consentait à en sortir.
Clarissa entendit les ventres des trois hommes gargouiller bizarrement, comme s’ils avaient les entrailles en ébullition.
— Un problème ? demanda le Prophète. Si je peux vous aider… Non ? Bon, et cette proposition, les gars ? Combien pour cette esclave ?
Les trois hommes grimacèrent de douleur et Clarissa eut les narines agressées par une odeur déplaisante.
— Eh bien…, fit Mallack. Je pense… (Il grimaça de nouveau.) Bon, je crois qu’on doit y aller…
— Merci de votre générosité, les gars, dit le Prophète en s’inclinant. Filez donc, s’il le faut ! Mais saluez mon ami Jagang de ma part, quand vous le verrez.
— Et ce type ? demanda un des soldats à Mallack alors que les trois hommes s’éloignaient.
— Quelqu’un finira tôt ou tard par lui trouer la peau, répondit le capitaine en franchissant la porte.
Le Prophète se tourna vers Clarissa. Son sourire évanoui, il riva sur elle son regard d’aigle.
— Alors, que penses-tu de tout ça ?
Clarissa sentit qu’elle tremblait de tous ses membres. Qui devait elle redouter le plus ? Les envahisseurs, ou le Prophète ? Les barbares la feraient souffrir, c’était certain. Mais que lui infligerait ce vieillard ? Lui révélerait-il quand et comment elle perdrait la vie ?
Il l’avait prévenue qu’une cité entière serait rasée, et c’était arrivé. Tout ce qu’il racontait pouvait bel et bien advenir. Parce que les Prophètes contrôlaient la magie…
— Qui êtes-vous ? souffla-t-elle.
Le vieil homme se fendit d’une référence exagérée.
— Nathan Rahl, et je t’ai déjà dit que je suis un Prophète. Excuse-moi d’écourter les présentations, mais nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous.
— Pourquoi voulez-vous une esclave ? osa demander Clarissa malgré le regard bleu acier qui la terrorisait.
— Eh bien, pas pour la même raison que ces types…
— Je refuse de…
Nathan prit Clarissa par le bras et la força à se tourner vers la fenêtre.
— Regarde ce qui se passe dehors !
Incapable de se maîtriser plus longtemps, la femme éclata en sanglots.
— Créateur bien-aimé…
— Ne compte pas sur lui pour te tirer de là, ma fille ! Plus personne ne peut sauver ces malheureux, désormais. Moi, je suis venu t’aider, à condition que tu me rendes la pareille. Si tu es inutile, pas question de risquer pour toi ma vie et celle de dizaines de milliers d’innocents ! Je trouverai bien une femme qui préfère venir avec moi plutôt que d’être l’esclave de ces chiens.
— Ce sera dangereux ?
— Oui.
— Je mourrai en vous aidant ?
— Peut-être… Et peut-être bien que non. Mais si tu péris, tu seras tombée pour une noble cause : empêcher que des malheureux souffrent encore plus que les citadins de Renwold.
— Pouvez-vous les aider ? Arrêter ce massacre ?
— Non, parce que ce qui est fait ne saurait être défait. On peut lutter afin de modeler l’avenir, jamais pour modifier le passé.
» Tu as eu un aperçu des dangers qui nous guettent. Jadis, un Prophète a vécu ici, et il vous a laissé certaines prédictions. Ce n’était qu’un Prophète mineur, mais il vous a confié un trésor. Et comme des idiots, vous avez cru y voir l’expression de la volonté divine !
» Les prophéties n’ont rien de sacré, tas de crétins ! Elles parlent de ce qui pourrait être, tout simplement. Comme si je te disais que ton destin est entre tes mains. Tu peux devenir une des putains de cette armée en campagne, ou m’accompagner et risquer ta vie pour une raison valable.
— J’ai… j’ai peur…, avoua Clarissa dans un souffle.
Le regard bleu de Nathan s’adoucit.
— Femme, ça t’aiderait de savoir que je suis terrifié ?
— Vraiment ? Vous semblez si confiant…
— Je sais ce que je peux faire pour aider les autres, et rien de plus. À présent, conduis-moi aux archives, avant qu’une de ces brutes les trouve.
Clarissa se détourna, heureuse d’avoir une excuse pour échapper au regard du Prophète.
— C’est par là… Je vais vous montrer le chemin.
Elle approcha de l’escalier en colimaçon, au fond de la pièce. Étroit et abrupt, ce passage était rarement emprunté, car on risquait à chaque pas de s’y casser le cou. Mais le Prophète qui avait fait construire l’abbaye était du genre filiforme, et ces marches devaient lui convenir à merveille.
Clarissa ayant du mal à passer, elle se demanda comment Nathan y arriverait, avec son imposante stature.
Contre toute attente, l’exercice ne lui posa aucun problème.
Au pied des marches, dans une alcôve obscure, le Prophète les éclaira avec une petite flamme de paume. Clarissa s’immobilisa, stupéfaite que sa peau ne brûle pas…
Nathan la pressa de continuer. Passant une porte basse en bois, ils débouchèrent dans un couloir très court. Au centre, un autre escalier donnait accès aux archives. Au fond, une nouvelle porte ouvrait sur la salle principale de l’abbaye, où le massacre des innocents continuait.
Clarissa dévala les marches et faillit s’étaler. La retenant par un bras, Nathan lui rappela plaisamment qu’une chute mortelle n’était pas le danger dont il l’avait avertie…
Dans la pièce sombre où ils arrivèrent, il leva nonchalamment une main. Toutes les lampes fixées sur des supports de bois s’allumèrent aussitôt. Le front plissé, il étudia les étagères alignées le long des murs. Au centre de la salle, deux grandes tables très simples permettaient de lire et de prendre des notes.
Alors que le Prophète longeait les étagères de gauche, Clarissa tenta de penser à un endroit où elle serait hors d’atteinte des assassins de l’Ordre Impérial. Il devait en exister un ! Tôt ou tard, les envahisseurs quitteraient la ville, et elle serait de nouveau en sécurité.
Nathan la terrorisait. Ce qu’il attendait d’elle, quoi que ce fût, lui semblait dépasser de loin ses aptitudes. Qu’on lui fiche la paix, voilà tout ce qu’elle désirait !
Le Prophète passait en trombe devant les rangées d’ouvrages, s’arrêtant une fraction de seconde pour en sélectionner un, qu’il arrachait brutalement à ses compagnons. Sans prendre le temps d’ouvrir ces volumes, il les jetait sur le sol, au milieu de la pièce, et continuait son inspection.
Tous ces livres sans exception contenaient des prophéties. Pourtant, il n’avait pas sélectionné la totalité des recueils de prédictions. Comment diantre faisait-il son choix, surtout à cette vitesse ?
— Pourquoi moi ? demanda Clarissa. Pour quelle raison me voulez-vous ?
Nathan s’immobilisa, l’index sur la tranche d’un énorme volume relié de cuir. Regardant la femme comme un oiseau de proie qui s’apprête à piquer sur un rongeur, il retira le livre de l’étagère, le jeta près des autres, se pencha sur sa « sélection », ramassa un ouvrage de plus petite taille et le feuilleta en approchant de sa compagne.
— Lis cette ligne, femme !
Clarissa prit le livre et obéit.
— « Si elle vient librement, celle qui porte l’anneau pourra toucher ce qui de tout temps ne fut confié qu’aux vents. »
Ce qui de tout temps ne fut confié qu’aux vents…
Le genre de phrase incompréhensible qui donnait à Clarissa une formidable envie de fuir à toutes jambes.
— « Celle qui porte l’anneau », c’est moi ? demanda-t-elle.
— Oui, si tu viens librement…
— Et si je choisis de rester et de me cacher, que se passera-t-il ?
— Je trouverai une autre candidate à la fuite, voilà tout. Tu es la première à se voir offrir cette chance pour… hum… des raisons qui me regardent. Et parce que tu sais lire. Mais tu n’es sûrement pas la seule, dans ce troupeau de pauvres filles.
— Et que pourrai-je « toucher », si je vous accompagne ?
Nathan arracha le livre à Clarissa et le referma.
— Ne cherche surtout pas à comprendre ces mots ! Je sais qu’un tas d’idiots passent leur vie à essayer, mais ils perdent leur temps ! Crois-moi, je suis le mieux placé pour le savoir… Quoi qu’on pense ou qu’on redoute, ce n’est jamais ce qui se passe.
Clarissa eut moins envie que jamais d’accompagner ce vieillard pompeux. Même s’il l’avait sauvée, dans la tour, il continuait de l’effrayer. Un homme bardé de tant de connaissances mystérieuses ne pouvait pas inspirer confiance.
Les barbares lui avaient mis à la lèvre un anneau d’argent, pas de cuivre. Une preuve qu’elle serait traitée un peu mieux que les esclaves moyennes ? Sans doute… En tout cas, ils ne la tueraient sûrement pas. Convenablement nourrie, elle n’aurait pas à affronter des périls inconnus en compagnie d’un vieux fou.
— Clarissa, lâcha Nathan, la faisant sursauter, va chercher quelques soldats. Dis-leur que tu dois les conduire aux archives…
— Pourquoi voulez-vous… ?
— Obéis ! Raconte-leur que le capitaine Mallack t’a ordonné de les y amener. S’ils hésitent, ajoute que celui qui marche dans les rêves, selon leur chef, viendra leur rendre une désagréable visite, s’ils « ne se magnent pas les fesses ». Utilise cette expression, et ils sauront que le message vient vraiment de l’officier.
— Mais si je monte…
— Suis mes instructions, et tout ira bien.
Clarissa aurait voulu en savoir plus sur les motivations du Prophète. Mais la façon dont il la foudroya du regard la dissuada de l’interroger. Elle se précipita dans l’escalier, heureuse de s’éloigner de Nathan Rahl, même si elle se précipitait dans les bras des barbares.
Devant la porte de la salle principale, elle s’immobilisa. Pourquoi ne pas fuir, puisqu’elle en avait l’occasion ?
Moins d’une heure plus tôt, le Père Supérieur avait proposé la même tactique, et elle l’avait jugée stupide. Où se serait-elle cachée, dans cet enfer ? De plus elle portait un anneau d’argent, et ça lui vaudrait sûrement des égards…
Elle ouvrit le battant, avança d’un pas… et se pétrifia, les yeux écarquillés d’horreur. La double porte d’entrée était fracassée, et des dizaines de corps d’hommes mutilés gisaient sur les dalles de marbre de la salle.
Les envahisseurs fêtaient la victoire en violant toutes les femmes qui s’étaient réfugiées là avec leurs époux ou leurs pères.
En colonne par deux, les soudards attendaient leur tour – surtout quand il s’agissait de besogner les plus belles prises, affublées d’anneaux d’or. Ce qu’on infligeait à ces malheureuses fit monter dans la gorge de Clarissa un flot de bile qu’elle ravala avec peine.
Paralysée, elle ne pouvait détourner les yeux de Manda Perlin, une des jeunettes qui aimaient se moquer d’elle. Très séduisante, elle avait épousé un homme dans la force de l’âge qui s’était enrichi dans l’usure puis le transport de marchandises. La gorge tranchée, l’infortuné Rupert gisait à quelques pas de sa bien-aimée, qui hurlait de terreur et de souffrance tandis qu’un barbare la chevauchait comme une vulgaire pouliche.
Les hommes qui lui tenaient les bras et les jambes riaient à gorge déployée de sa détresse et se flanquaient de grands coups de coudes dans les côtes.
Des larmes aux yeux, Clarissa se corrigea mentalement. Ces soudards n’étaient pas des « hommes » mais des bêtes sauvages !
Un barbare prit Clarissa par les cheveux, et un autre l’attrapa par la jambe et la fit basculer en arrière. Avant qu’elle atterrisse sur le dos, en hurlant de terreur, un troisième lui releva la robe jusqu’au menton.
— Non ! cria-t-elle.
Les soudards rirent d’elle comme ils se moquaient de la pauvre Manda.
— Non ! On m’a envoyée…
— Une excellente idée, en tout cas, dit un des violeurs. J’en avais marre d’attendre mon tour.
Clarissa tenta de l’empêcher de la lutiner. Il la gifla si fort que ses oreilles bourdonnèrent.
Par le Créateur, elle avait un anneau d’argent ! On ne pouvait pas la traiter ainsi…
À côté d’elle, une autre femme cria quand un colosse couvert de sang lui écarta de force les jambes. Celle-là aussi portait un anneau d’argent…
— Mallack ! Le capitaine Mallack m’a envoyée…
Le barbare prit sa proie par la nuque et tenta de l’embrasser. La plaie, à la lèvre de Clarissa, saigna de nouveau, et un liquide chaud coula sur son menton.
— Merci au capitaine ! lança l’homme avant de mordre l’oreille de sa « conquête ».
Clarissa ne put retenir un cri de douleur. Alors que des mains pressantes lui retiraient ses dessous, elle essaya de se rappeler ce que Nathan lui avait conseillé de dire.
— Le capitaine m’a chargée de vous livrer un message ! Je dois vous conduire aux archives. Et si vous ne vous magnez pas les fesses, celui qui marche dans les rêves vous rendra une visite désagréable !
Les soudards jurèrent d’abondance, puis ils relevèrent Clarissa en la tirant par les cheveux. Alors qu’elle lissait machinalement sa robe, un des soldats lui glissa une main entre les jambes.
— Ça te plaît, pas vrai, salope ? Allez, ne reste pas plantée là, et montre-nous le chemin !
Les genoux tremblants, Clarissa dut se tenir à la rampe pour ne pas tomber dans l’escalier. Tout le long du chemin, six brutes sur les talons, elle repensa à ce qu’elle avait vu dans la salle principale.
Le Prophète les accueillit devant la porte, comme s’il s’apprêtait à partir.
— Vous en avez mis, du temps ! grogna-t-il. Tout est là, les gars. Emportez ces livres avant qu’il leur arrive malheur. Sinon, l’empereur nous fera tous frire à petit feu.
Désorientés, les soldats inspectèrent la pièce. Au centre, là où Nathan avait entassé des livres, il ne restait plus qu’une petite pile de cendres blanches. Sur les étagères, il avait réarrangé les ouvrages restants pour dissimuler les emplacements vides.
— Il y a comme une odeur de fumée…, dit un des soldats.
Le Prophète lui flanqua une solide tape sur le crâne.
— Espèce d’abruti ! La ville flambe, et tu t’étonnes que ça sente le roussi ? Au travail, tas de crétins congénitaux ! Moi, je vais faire mon rapport au capitaine…
Nathan indiqua à Clarissa de le suivre, mais un des types la retint par le bras.
— Laissez-nous la donzelle, dit-il. On a un truc à finir avec elle.
Le Prophète foudroya les six hommes du regard.
— Cette « donzelle » est un scribe, pauvre débile ! En clair, elle connaît tous ces ouvrages. Tu crois qu’elle n’a rien de mieux à fiche qu’éponger six idiots en rut ? Exécutez mes ordres, et trouvez-vous une autre femme. Pour en ramasser une, il suffit de se baisser ! Sinon, je devrai mentionner cet incident au capitaine Mallack…
Même s’ils ignoraient à qui ils avaient affaire, les soldats jugèrent plus prudent de ne pas insister. Les laissant à leur travail, Nathan sortit avec sa compagne et ferma la porte derrière eux.
Dans l’escalier, l’estomac retourné et les jambes comme du coton, Clarissa dut de nouveau s’accrocher à la rampe.
— Respire lentement et régulièrement, dit le Prophète. Sinon, tu vas t’évanouir.
— Dans la salle… j’ai… j’ai vu…
— Je sais…
Folle de rage, Clarissa gifla le vieil homme.
— Pourquoi m’avez-vous envoyée là-haut ? Vous n’aviez aucun besoin de ces hommes !
— Tu pensais pouvoir te cacher… À présent, tu sais que leur échapper est impossible. Ces monstres mettront la ville à sac, puis ils la raseront. Il ne restera rien de Renwold.
— Mais, je… Nathan, j’ai peur de vous accompagner. Je ne veux pas mourir.
— Tu préfères ce qui t’attend si tu restes ici ? Clarissa, tu es une très jolie jeune femme. Sais-tu ce que subiront les jolies femmes de Renwold ces trois prochains jours ? Imagines-tu ce que sera leur vie, au service de l’Ordre Impérial ? Crois-moi, ce destin est pire que la mort !
— Comment peuvent-ils commettre des horreurs pareilles ?
— C’est l’atroce réalité de la guerre, fillette. Il n’y a aucune règle, à part celles du vainqueur, qu’il soit du bon ou du mauvais camp. On peut lutter contre cette injustice, ou s’y soumettre…
— Et ces malheureux ? Pourquoi ne les aidez-vous pas ?
— Parce que j’en suis incapable… Toi, je peux te sauver, mais il faut que tu en vailles la peine, parce que je n’ai pas de temps à perdre. (Nathan se radoucit un peu.) Ici, les innocents ont eu une mort rapide. Si l’Ordre Impérial l’emporte, des multitudes de pauvres gens connaîtront une longue et douloureuse agonie. Je ne peux rien pour tes concitoyens, mais aider les futures victimes est dans mes moyens. Essayer, en tout cas… Si je me dérobe à cette mission, à quoi bon être libre ?
» Choisis ton destin, fillette ! Veux-tu vivre à genoux, ou mourir debout ?
La tête pleine de visions d’horreur, Clarissa aurait juré qu’elle était déjà morte. Si combattre pour les autres pouvait lui permettre de « revivre », elle devait saisir cette chance. La seule qu’elle aurait, ça ne faisait pas de doute…
— Je viens, dit-elle en essuyant les larmes qui roulaient sur ses joues, puis le sang qui maculait son menton. Et je jure de vous obéir, si ça doit épargner des innocents, et me permettre de vivre libre !
— Même si je t’ordonne de risquer ta vie, sans grandes chances de t’en tirer ?
— Oui.
Le sourire chaleureux de Nathan réchauffa le cœur de Clarissa. Sans crier gare, il la tira vers lui et la serra tendrement dans ses bras. Depuis son enfance, plus personne ne l’avait consolée ainsi…
Le Prophète posa les doigts sur la lèvre blessée de sa compagne. Envahie par une douce chaleur, sa terreur presque apaisée, elle repensa à ce qu’elle avait vu dans la salle principale. Cette fois, cela renforça sa détermination d’arrêter les criminels de l’Ordre. Enfin, elle allait faire quelque chose d’important : lutter pour la liberté et défendre des innocents…
Quand Nathan la lâcha, Clarissa toucha doucement sa lèvre. Autour de l’anneau, les chairs s’étaient refermées, et elle ne souffrait plus.
— Merci, Prophète…
— Appelle-moi Nathan, tu veux bien ? À présent, filons d’ici. Plus nous restons dans cette ville, et moins nous avons de chances d’en sortir vivants !
— Je suis prête, Nathan…
— Pas encore ! (Le Prophète prit la tête de Clarissa entre ses mains.) Pour fuir, nous devrons traverser la ville, et tu as déjà vu trop d’atrocités. Je ne veux plus que tu supportes ça ! Et c’est une torture que je peux t’épargner…
— Nathan, comment échapperons-nous aux soldats de l’Ordre ?
— Ça, c’est mon problème, fillette ! Je vais te jeter un sort de surdité et de cécité. Ainsi, tu ne verras et n’entendras plus rien de ce qui se passe dans ta ville dévastée par une meute de chiens.
Clarissa ne crut pas vraiment ce discours généreux. Selon elle, Nathan craignait qu’elle panique et les fasse prendre. Et elle n’aurait pas juré qu’il avait tort…
— Si vous croyez que c’est mieux, j’obéirai.
Le vieil homme sourit et se pencha sur sa compagne. Aussi âgé qu’il fût, il restait d’une beauté frappante…
— J’ai choisi la femme qu’il me fallait, dit-il. Tu ne me décevras pas, je le sais. Fassent les esprits du bien que la liberté et le bonheur t’attendent au bout de notre chemin !
Reliée au monde par la main du Prophète, où elle avait glissé la sienne, Clarissa n’entendait pas les cris de terreur et ne voyait pas le sang qui rougissait les caniveaux. Bizarrement, elle ne sentait même pas la fumée, autour d’elle. Pourtant elle savait qu’ils avançaient dans un charnier.
Dans son univers de silence, elle implora les esprits du bien de protéger les âmes de tous ceux qui étaient morts aujourd’hui. Aux femmes survivantes, quelle que soit la couleur de leur anneau, elle les supplia de donner de la force et du courage…
Nathan la guida à travers les décombres et autour des foyers d’incendie. Chaque fois qu’elle trébuchait sur des gravats, il lui serra plus fort la main, comme si elle était une enfant qui apprend à marcher.
La traversée de la ville martyre sembla durer des heures. De temps en temps, le Prophète s’arrêtait, lâchait la main de sa protégée et la laissait seule dans sa bulle de silence et d’obscurité. Coupée de la réalité, Clarissa supposa que Nathan parlementait – de son inimitable façon – pour obtenir qu’on les laisse passer.
Ces pauses durèrent parfois si longtemps qu’elle frémit de peur à l’idée des périls que le vieux Prophète tentait de lui éviter. En une ou deux occasions, après un intermède de ce type, il la prit par la taille et l’aida à courir à ses côtés.
Clarissa s’abandonna à lui, certaine qu’il la mènerait à bon port.
Alors que ses jambes menaçaient de ne plus la porter, il lui posa les mains sur les épaules et l’aida à s’asseoir… sur une douce étendue d’herbe.
Ses sens revenus d’un seul coup, Clarissa découvrit les collines verdoyantes qui moutonnaient devant elle. Partout, elle ne vit qu’une nature souriante. Ils devaient être très loin de Renwold, puisqu’elle n’apercevait même plus les colonnes de fumée qui en montaient inévitablement.
Alors, l’ancienne esclave du Père Supérieur éprouva un immense soulagement. Parce qu’elle avait échappé à la tuerie… et à son ancienne vie.
Dans son âme, la terreur avait brûlé si fort qu’elle avait le sentiment de sortir d’une forge d’angoisse, telle une tige de fer devenue assez tranchante et dure pour triompher de tout ce qui l’attendait.
Ce qu’elle devrait affronter, comprit-elle enfin pour de bon, ne pouvait pas être pire que le sort auquel elle avait échappé. En restant, elle se serait détournée à jamais de ses frères humains – qui avaient tant besoin d’aide – et… d’elle-même.
Que lui demanderait Nathan, avant qu’ils n’atteignent le bout de leur chemin ? Clarissa l’ignorait, mais une certitude ne quitterait plus jamais son esprit : elle lui devait chaque jour de liberté qu’il lui restait à vivre. Et au fond, que cela se compte en années, en mois ou en semaines importait peu.
— Nathan, merci de m’avoir choisie…, souffla-telle.
Perdu dans ses pensées, le Prophète sembla ne pas l’avoir entendue…