Chapitre 8
— Parfait ! s’exclama joyeusement Kahlan, étonnée d’être si bonne comédienne. T’avoir au palais me ravit. Nous parlerons de Richard, et je me régalerai de ses aventures de jeunesse. Nadine, je m’en fais déjà une joie !
S’avisant qu’elle jacassait – la mauvaise influence de sa visiteuse, déjà – l’Inquisitrice s’arrêta net.
— Je pourrai dormir dans le lit ? demanda Nadine.
— Bien entendu ! Où coucherais-tu, sinon ?
— Par terre, enroulée dans ma couverture… Comme ça, je ne froisserais pas les draps.
— Pas question ! Tu es mon invitée, et je veux que tu te sentes comme chez toi.
— Dans ce cas, ce sera le sol ! À Hartland, j’ai une paillasse installée dans la petite pièce du fond, au-dessus de la boutique.
— Mais ici, tu auras droit à un lit. (Avant de continuer, Kahlan jeta un coup d’œil à la Mord-Sith.) Plus tard, si ça t’amuse, nous ferons le tour du propriétaire. En attendant, déballe tes affaires, installe-toi et prends un peu de repos. Cara et moi avons des problèmes urgents à régler.
— Lesquels ? demanda la Mord-Sith.
Elle avait tenu sa langue tout du long, pensa Kahlan, et voilà qu’elle posait la seule question qu’il ne fallait pas !
— Des problèmes marlinesques, si tu vois ce que je veux dire ?
— Le seigneur Rahl nous a interdit de l’approcher.
— On l’a envoyé tuer Richard. Pas question d’en rester là !
— Je viens aussi, déclara Nadine. Qu’on veuille assassiner quelqu’un me dépasse, alors, quand il s’agit de Richard… Il faut que je regarde ce tueur dans les yeux.
— Non. Nous devons interroger cet homme, et ce ne sera pas un spectacle plaisant.
— Vraiment ? demanda la Mord-Sith, pleine d’espoir.
— Qu’allez-vous lui faire ?
— N’insiste pas, Nadine ! fit Kahlan en levant un index menaçant. Je parle dans ton intérêt : Marlin est dangereux, et tu dois t’en tenir loin. Une invitée qui sait se comporter respecte la volonté de son hôte.
— C’est vrai… (Nadine baissa les yeux.) Veuillez m’excuser.
— Si tu as besoin de quelque chose – prendre un bain, manger, boire… – demande à un garde, qui t’enverra une domestique. À mon retour, nous dînerons tout en faisant la conversation.
Nadine se tourna vers son sac, qu’elle avait posé sur le lit.
— Je ne veux surtout pas déranger…, marmonna-t-elle.
L’Inquisitrice lui tapota doucement l’épaule.
— Je ne désirais pas te rudoyer, tu sais ? Mais la présence de cet assassin me rend très nerveuse. Navrée de t’avoir parlé durement. Profite de ton séjour au palais et de cette magnifique chambre.
— Je comprends que vous soyez énervée. Merci de votre gentillesse.
Nadine était vraiment jolie, et il y avait en elle une innocence que ne démentait pas, bien au contraire, sa tendance à modifier la réalité selon les besoins du moment. L’Inquisitrice comprenait très bien que Richard l’ait trouvée attirante.
Par quel caprice du destin le jeune homme avait-il fini avec elle, au lieu d’épouser son amie de jeunesse ? Quelle que fût la raison, Kahlan remerciait les esprits du bien de leur générosité. Et elle les implorait de ne pas reprendre ce qu’ils lui avaient donné.
Si elle l’avait pu, Kahlan aurait renvoyé à Hartland le cadeau empoisonné de Shota. Cette jeune femme séduisante, désirable et dangereuse aurait dû être le plus loin possible de Richard. Mais pour l’instant, ce n’était pas envisageable.
Après avoir ordonné aux gardes de traiter Nadine comme une invitée d’honneur, Kahlan et Cara remontèrent le couloir et s’engagèrent dans un escalier désert.
— Seriez-vous folle ? lâcha la Mord-Sith.
Elle s’arrêta sur un palier, et, la tirant par le bras, força l’Inquisitrice à l’imiter.
— De quoi parles-tu, Cara ?
— Une voyante offre une deuxième fiancée à votre homme, et vous l’invitez à rester au palais ?
— Il le fallait ! Ça ne te semble pas évident ?
— Une seule chose l’est pour moi : comme elle l’a suggéré, vous auriez dû faire tondre cette catin et l’expulser de la ville au fond d’un chariot plein d’ordures.
— Dans cette histoire, Nadine est une victime. La dupe de Shota…
— Cette fille ment comme elle respire ! Elle veut toujours Richard. Si vous ne l’avez pas lu dans ses yeux, c’est que vous êtes aveugle !
— J’ai confiance en lui, donc ça ne m’inquiète pas. Le loyauté est une de ses vertus principales. Entre ses mains, mon amour sera toujours en sécurité.
» Si je cédais à la jalousie et renvoyais Nadine, qu’en penserait-il ? Ne pas se fier à lui revient à mettre en doute se loyauté. Il en aurait le cœur brisé, et à juste titre.
— Cette chanson ne marchera pas avec moi, Mère Inquisitrice, je ne dis pas que vous mentez, mais vous avez invité Nadine pour d’autres raisons, en réalité, vous mourez d’envie de l’étrangler, comme moi – et peut-être plus encore ! Je le lis dans vos yeux…
— Abuser une Sœur de l’Agiel n’est pas facile…, soupira Kahlan. Tu as raison, Cara. J’ai invité Nadine parce que quelque chose de dangereux est en cours. Et la chasser n’éliminera pas la menace.
Du dos d’une main, Cara écarta une mèche blonde de son front.
— Quelle sorte de danger ?
— Tout le problème est là ! Je n’en sais rien… Et n’ose même pas penser à torturer cette pauvre fille pour en apprendre plus ! Je dois découvrir ce qui se trame, et elle peut m’être utile. La laisser partir et être obligée de la rattraper plus tard m’a semblé absurde.
» Cette comparaison t’aidera à comprendre. Aurait-il été bon de chasser Marlin du palais, après sa surprenante déclaration d’intentions ? Crois-tu que ça aurait résolu le problème ? En l’interrogeant, nous en apprendrons plus sur le plan de notre ennemi. Et il en va peut-être de même avec Nadine.
L’air dégoûté, la Mord-Sith essuya la traînée d’onguent, sur sa joue.
— À mon avis, vous avez convié le démon à votre table.
— Je sais…, souffla Kahlan. La solution évidente, que je brûle de mettre en application, serait de la renvoyer chez elle sur l’étalon le plus rapide du palais. Mais on ne règle jamais les problèmes aussi facilement. Surtout quand ils viennent de Shota.
— Vous pensez à ce que la voyante a dit au sujet du vent, qui traquerait le seigneur Rahl ?
— Entre autres choses, oui… J’ignore le sens de cette phrase, mais elle ne ressemble pas à une invention malveillante… Quand elle veut nuire, Shota se montre plus directe.
» De toute façon, il y a pire… La prière : « Puissent les esprits avoir pitié de son âme. » J’ignore pourquoi Shota a dit ces mots, et ils me terrifient. Surtout au moment où je commets peut-être la pire erreur de ma vie. Mais quel choix ai-je ? Deux intrus ont fait irruption au palais le même jour. Un pour tuer Richard, l’autre pour l’épouser… Quelle menace est la plus dangereuse ? Je n’en sais rien, et il ne faut en négliger aucune. Quand quelqu’un tente de t’enfoncer un couteau entre les omoplates, fermer les yeux n’éloigne pas le péril.
Cara cessa d’afficher son masque de Mord-Sith, redevenant une femme comme les autres – et pleine de compassion pour leurs angoisses communes.
— Je veillerai sur vous… Si cette vipère se glisse entre les draps du seigneur Rahl, je l’en expulserai avant qu’il se soit aperçu de sa présence.
— Merci. À présent, en route pour les oubliettes !
Cara ne bougea pas d’un pouce.
— Le seigneur Rahl vous a interdit d’y aller.
— Depuis quand obéis-tu à ses ordres ?
— Depuis que je le connais, Mère Inquisitrice. Et spécialement quand il est très sérieux. Comme dans ce cas.
— Très bien. Surveille donc Nadine pendant que je serai en bas.
Kahlan voulut s’éloigner, mais Cara la retint par le bras.
— Le seigneur Rahl ne veut pas que vous vous mettiez en danger !
— Et moi, j’entends qu’il ne lui arrive rien ! Quand il a énuméré les questions que j’aurais dû poser à Marlin, je me suis sentie tellement stupide… Je dois obtenir les réponses !
— Le seigneur Rahl a dit qu’il se chargerait de l’interrogatoire.
— Il ne sera pas de retour avant demain soir ! Et si c’était trop tard pour arrêter le complot en cours ? Imagine que Richard meure parce que nous n’avons rien fait, à part lui obéir bêtement ? Il s’inquiète pour moi, et ça l’empêche de réfléchir. Marlin nous livrera des informations précieuses. Cara, il ne faut jamais perdre de temps quand le danger rôde. Ne m’as-tu pas dit tout à l’heure qu’hésiter pouvait être fatal pour soi-même… ou signer la perte de ceux qu’on aime ?
La Mord-Sith encaissa le coup mais ne riposta pas.
— Quand il s’agit de Richard, je n’hésite jamais, continua Kahlan. Marlin va parler, et tout de suite !
Cara s’autorisa enfin à sourire.
— J’aime votre façon de penser, Mère Inquisitrice. Vous êtes bien une Sœur de l’Agiel ! Les ordres du seigneur Rahl n’étaient pas très judicieux – voire totalement idiots. Les Mord-Sith se plient à ses exigences absurdes quand sa fierté masculine est en jeu. Jamais lorsqu’il est question de sa vie.
» Nous allons bavarder avec Marlin, et obtenir toutes les réponses aux questions que vous évoquiez, et à d’autres… À son retour, nous donnerons au seigneur Rahl les informations dont il a besoin. Si nous n’avons pas déjà éliminé la menace…
— Ça, c’est la Cara que je connais ! lança Kahlan.
Elles repartirent, quittèrent l’étage aux luxueux murs lambrissés et s’enfoncèrent dans des corridors obscurs où l’air empestait le moisi.
Kahlan aurait aimé ne pas connaître aussi bien ce chemin. Mais c’était là, dans les oubliettes, qu’elle venait très souvent recueillir les confessions des condamnés. Elle y avait détruit son premier esprit, celui d’un homme justement accusé d’avoir violé et tué les filles de ses voisins.
À l’époque, un sorcier l’accompagnait chaque fois qu’elle devait user de son pouvoir. Aujourd’hui, un sorcier l’attendait au fond du puits…
Quand elles eurent dépassé le détachement de gardes qui surveillait une intersection, un peu avant celle qui les conduirait au couloir de l’oubliette, bondé de soldats, Kahlan jeta un coup d’œil à sa compagne. Aussi jolie qu’elle fût, lorsqu’elle regardait ainsi autour d’elle, prête à tout, sa seule vue glaçait les sangs.
— Cara, je peux te poser une question personnelle ?
— Bien sûr, puisque vous êtes une Sœur de l’Agiel !
— Quand tu m’as parlé de l’hésitation et des risques qu’elle implique, tu te référais à ta propre expérience, n’est-ce pas ?
Cara ralentit le pas et s’arrêta. Même dans la pénombre, Kahlan vit qu’elle avait blêmi.
— Voilà une question très personnelle !
— Rien ne t’oblige à répondre. Je ne t’ai pas donné un ordre… C’est une simple preuve d’intérêt, de femme à femme. Tu sais tant de choses sur moi, alors que j’ignore tout de toi, à part que tu es une Mord-Sith.
— Et je ne l’ai pas toujours été…, souffla Cara.
À présent, elle ressemblait à une petite fille terrorisée. Comme si elle ne voyait plus les murs sinistres du couloir, autour d’elle, mais de très anciens souvenirs.
Affreux, hélas…
— Je n’ai aucune raison de vous cacher ça… Vous l’avez dit vous-même : je ne suis pas responsable de ce que d’autres m’ont imposé…
Cara prit une profonde inspiration.
— En D’Hara, chaque année, quelques fillettes sont sélectionnées pour suivre une formation de Mord-Sith. Le principal critère est qu’elles aient un cœur particulièrement tendre, parce que c’est de la bonté, dit-on chez moi, qu’on peut tirer la plus grande cruauté. Pour obtenir une liste de candidates, le Palais du Peuple offre des récompenses très stimulantes. J’étais fille unique, une autre condition requise, et j’avais l’âge voulu…
» Comme toujours, mes parents furent emmenés avec moi, car la mort de son père et de sa mère fait partie du conditionnement d’une Mord-Sith. Les miens ignoraient qu’on avait vendu nos noms aux « recruteurs »…
Cara était redevenue de marbre, comme si elle parlait de la pluie et du beau temps. Mais ses paroles, malgré un ton monocorde, exprimaient assez ses émotions.
— Mon père et moi étions dans la cour, derrière la maison, en train de tuer des poulets. Quand ils sont arrivés, je n’ai pas compris ce qui se passait. Mon père, lui, les avait repérés depuis un moment, sur la colline, et il savait ce qui nous attendait. Au début, sa résistance les a surpris, et il a même eu l’avantage. Mais ils étaient trop nombreux pour lui…
» Il m’a crié de prendre le couteau, et j’ai obéi. Puis il m’a ordonné de frapper les trois hommes qu’il était parvenu à immobiliser. “Cari !”, a-t-il hurlé, “poignarde-les, vite !”
Cara plongea son regard dans celui de Kahlan.
— Je n’ai pas bougé… Blesser un être humain, alors que je ne parvenais pas égorger un poulet, lui laissant toujours cette partie du travail ? Bref, j’ai hésité…
La Mord-Sith se tut et Kahlan se demanda si elle allait continuer. Dans le cas contraire, décida-t-elle, elles en resteraient là sur ce sujet. À tout jamais…
— Quelqu’un s’est approché de moi… Aussi longtemps que je vivrai, jamais je n’oublierai cette superbe femme aux longs cheveux blonds nattés et aux yeux bleus plus limpides que le ciel. Ni la façon dont les rayons de soleil faisaient briller son uniforme de cuir rouge !
» En souriant, elle s’est penchée vers moi et m’a pris le couteau, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Mais son sourire, Mère Inquisitrice, n’avait rien de chaleureux. Il ressemblait plutôt au rictus d’une vipère. D’ailleurs, c’est ainsi que je l’ai surnommée ensuite. Vipère…
» Après s’être relevée, elle a sifflé, comme un serpent : “N’est-ce pas mignon ? La gentille petite Cari ne veut blesser personne avec son méchant couteau… Hésiter a fait de toi une Mord-Sith, très chère. Et ta nouvelle vie vient de commencer.” »
Cara se figea, comme si elle se transformait en pierre.
— Ils m’ont enfermée dans une minuscule pièce, avec un soupirail en bas de la porte. Les barreaux étaient trop serrés pour que je puisse sortir, mais assez écartés pour laisser passer les rats. La nuit, quand je ne pouvais plus résister au sommeil, ils venaient me mordre les doigts et les orteils.
» Vipère m’a rouée de coups quand j’ai tenté d’obstruer le soupirail avec mes vêtements. Les rats adorent le sang…
» J’ai appris à dormir roulée en boule, les poings fermés et plaqués sur mon estomac, pour préserver mes doigts. Les orteils, c’était plus difficile. J’ai tenté de m’envelopper les pieds dans ma chemise, mais dès que je ne dormais plus sur le ventre, les rats venaient me mordre les tétons. Rester étendue la poitrine contre la pierre froide, et les mains sous les hanches, était une torture. Au moins, ça me gardait éveillée plus longtemps.
» Hélas, rien n’arrête les rats ! Ils s’en sont pris à mes oreilles, à mon nez et même à mes mollets. Réveillée par la douleur, je les chassais en criant et en gesticulant comme une folle…
» Bien entendu, j’entendais les autres filles hurler à chaque morsure. Ensuite, elles sanglotaient ou appelaient leur mère. Parfois, c’était ma propre voix qui gémissait : “Maman… Maman…”
» Souvent, je me réveillais parce que les rats me griffaient le visage, leur museau glacial collé contre mes lèvres, à la recherche d’une miette de pain. À ces moments-là, leurs moustaches me chatouillaient les joues, et c’était pire que tout le reste.
» Un jour, je n’ai rien mangé, laissant sur le sol mon bol de gruau et ma tranche de pain dur. Avec un peu de chance, m’étais-je dit, ces horribles bêtes dévoreraient mon repas et me ficheraient la paix.
» Ça n’a pas marché, car l’odeur de la nourriture a attiré des hordes de rats, qui l’ont vite engloutie. Après, j’ai avalé tout ce que Vipère m’apportait, jusqu’à la dernière bouchée.
» Elle aimait se moquer de moi quand elle me donnait ma pitance. “N’hésite pas à manger, Cara, sinon tes petits amis se régaleront à ta place !” Bien entendu, elle employait à dessein le verbe “hésiter” – pour me rappeler ce que mon manque de détermination avait coûté à mes parents. Le jour où ils ont torturé maman à mort, devant mes yeux, elle a lancé : “Tu vois ce qui arrive parce que tu as été trop timide ? À cause de ton hésitation ?”
» On nous a enseigné très vite que Darken Rahl était le “Petit Père Rahl”, notre seul véritable parent. Quand on m’a brisée pour la troisième fois, m’ordonnant de tuer lentement mon vrai père, Vipère m’a conseillé de ne pas hésiter, cette fois. Et je l’ai écoutée…
» Papa m’a suppliée. “Cari, par pitié ! Ne leur fais pas le plaisir de devenir un monstre !” Mais je n’ai pas failli. Ensuite, je n’ai plus eu qu’un père : Darken Rahl.
D’un coup de poignet, Cara fit voler son Agiel dans sa paume et le regarda longuement.
— C’est comme ça que je l’ai gagné… Celui avec lequel on m’a dressée… Oui. ce jour-là, j’ai enfin eu le droit de porter le titre de Mord-Sith.
Cara chercha de nouveau le regard de Kahlan, comme si elles étaient séparées par un gouffre infranchissable, non par deux ou trois pas. Le gouffre de la folie que d’autres lui avaient imposée…
L’inquisitrice aussi crut se transformer en pierre.
— Plus tard, j’ai agi comme Vipère, face à des fillettes trop gentilles pour frapper quelqu’un avec leur couteau…
Depuis toujours, Kahlan détestait les serpents. Après cette histoire, ça ne risquait pas de s’arranger.
— Je suis désolée pour toi, Cara, dit-elle, les larmes aux yeux.
L’estomac noué, elle aurait tout donné pour pouvoir enlacer et consoler la jeune femme blonde en cuir rouge. Mais elle ne parvenait pas à bouger un cil.
Au loin, elle entendit l’écho étouffé de conversations. Les gardes plaisantaient pour tromper l’ennui – et peut-être aussi l’angoisse.
L’eau qui gouttait de la voûte formait une flaque de boue verdâtre au milieu du couloir.
— Le seigneur Rahl nous a libérées de tout ça, conclut Cara.
En voyant Raina et Berdine rire comme des gamines, avec les tamias, Richard aussi avait eu les larmes aux yeux. Et c’était normal, parce qu’il comprenait en profondeur la folie de ces femmes. Pour elles, il ne s’agissait pas seulement de se « décoincer », mais de revenir du bout d’une abominable nuit. Et même si elles se perdaient en chemin, il leur aurait donné une chance de s’en sortir…
— Allons voir comment Marlin prévoyait de tuer le seigneur Rahl, dit Cara, redevenue une Mord-Sith jusqu’au bout des ongles. Mais n’espérez pas que je sois clémente s’il… hésite… à répondre.
Sous le regard vigilant du sergent Collins, un soldat d’haran déverrouilla la porte bardée de fer et recula comme s’il s’était brûlé aux flammes du royaume des morts. Deux de ses camarades s’emparèrent sans effort apparent de la lourde échelle.
Alors que Kahlan allait ouvrir la porte, elle s’interrompit, troublée par des bruits de pas et des échos de voix. Toutes les têtes se tournèrent vers l’entrée du couloir…
Nadine approchait, flanquée de quatre solides D’Harans.
Après s’être frotté les mains, comme si elle avait froid, elle se fraya un chemin parmi les gardes éberlués.
Kahlan répondit par un rictus au grand sourire de sa rivale.
— Que fiches-tu là ?
— Je suis une invitée, non ? La chambre est magnifique, mais j’avais envie de me dégourdir les jambes. Alors, j’ai demandé à ces gentilshommes de me conduire aux oubliettes. Parce que je veux voir le tueur.
— Je t’ai dit d’attendre là-haut ! Venir ici t’était interdit !
— Peut-être, mais j’en ai assez d’être traitée comme une péquenaude ! (Nadine pointa fièrement le menton.) Chez moi, on respecte les guérisseuses, et on les écoute. Quand je donne un ordre, figurez-vous qu’on l’exécute ! Même les conseillers restent au lit et boivent leur potion trois fois par jour, lorsque je le leur prescris.
— Je me moque qu’on t’obéisse à Hartland ! explosa Kahlan. Ici, c’est moi qui claque des doigts et toi qui t’exécutes. C’est compris ?
Nadine plaqua les poings sur ses hanches et serra les lèvres.
— Ça ne se passera pas comme ça, siffla-t-elle. En chemin, j’ai crevé de peur, de froid et de faim, puis je me suis fait rouler dans la farine par des gens que je ne connaissais pas ! Je menais ma petite vie sans ennuyer personne, avant qu’on me force à faire ce stupide voyage. Et tout ça pour quoi ? Arriver ici, où on me traite comme une lépreuse, alors que je propose mon aide ? Dans votre beau palais, des inconnus m’ont rudoyée, et un ami d’enfance m’a humiliée comme jamais !
» Je pensais épouser l’homme que j’ai toujours voulu, et mon monde s’est écroulé parce que c’est vous qu’il aime, Mère Inquisitrice. Me suis-je révoltée contre ce coup du sort ? Non. Mais quand on ose me dire que la sécurité de Richard ne me concerne pas…
Nadine brandit un index accusateur sur Kahlan.
— Richard Cypher m’a sauvé de Tommy Lancaster, qui m’aurait violée puis épousée de force. Aujourd’hui, il est marié à Rita, et sans Richard, c’est moi qui aurais les yeux au beurre noir à longueur d’année. Et qui croupirais dans sa cabane minable, le ventre lourd de sa foutue progéniture !
» Tommy se moquait de moi parce que je voulais devenir guérisseuse. Selon lui, une femme n’y connaissait rien, et mon père avait intérêt à avoir très vite un fils, s’il voulait que quelqu’un lui succède. Sans Richard, je n’aurais jamais pu espérer exercer un jour ce métier.
» Sous prétexte que je ne l’épouserai pas, devrais-je me désintéresser de lui ? C’est un ami d’enfance, et un garçon de chez moi. En Terre d’Ouest, nous nous serrons les coudes entre gens du pays, même quand on n’est pas parents ! J’ai le droit de savoir quel danger le menace. Et de connaître le monstre de votre pays qui veut tuer quelqu’un qui m’a tant aidée !
Kahlan n’était pas d’humeur à polémiquer – et encore moins à épargner des traumatismes à Nadine. Elle l’étudia, tentant de savoir si Cara avait raison. Espérait-elle encore récupérer Richard ? Peut-être, mais sonder son regard ne suffisait pas à le déterminer…
— Tu veux voir l’homme qui prévoyait de nous assassiner, Richard et moi ? (Kahlan saisit la poignée et ouvrit la porte.) Eh bien, que ton désir soit exaucé !
L’Inquisitrice fit signe aux deux hommes qui portaient l’échelle. Aussitôt, ils la mirent en place dans le trou.
— Que dame Nadine contemple ce qu’elle désire voir ! (Kahlan décrocha une torche de son support.) Prends ça, très chère, et ne te brûle pas avec !
Cara évalua du regard la détermination de l’Inquisitrice. La jugeant plus solide que le roc, elle entreprit de descendre au fond de l’oubliette.
— Viens donc ! lança Kahlan. Découvre mon univers, et celui de Richard !
Après une seconde d’hésitation, Nadine suivit la Mord-Sith dans le gouffre obscur.
— Sergent Collins, dit l’Inquisitrice, si cet homme passe la porte avant nous, assurez-vous qu’il ne sorte pas vivant du couloir. Sinon, Richard mourra.
— Sur mon honneur de soldat d’haran, Mère Inquisitrice, personne ne touchera à un cheveu du seigneur Rahl.
Obéissant à un geste de leur chef, tous les gardes dégainèrent leurs armes. Plus loin, les archers armèrent leurs arcs.
Kahlan salua cette belle discipline d’un hochement de tête. Puis elle s’empara d’une autre torche et commença à descendre.