Chapitre 26
Leurs sacs abandonnés sur le sol, les deux jeunes gens sortirent de la maison et foncèrent vers l’endroit où ils avaient aperçu Savidlin pour la dernière fois. Les voyant courir comme des fous dans la boue, tous les villageois s’écartèrent de leur chemin. Quand ils déboulèrent sur la place, la foule paniquée s’éparpilla et les Anciens se replièrent sous leur abri de fortune. L’Homme Oiseau se dressa sur la pointe des pieds pour mieux voir ce qui se passait ; ses archers, derrière lui, tirèrent des flèches de leurs carquois et les encochèrent sur leurs arcs.
Savidlin sembla désorienté de les entendre crier à tue-tête le nom de son fils.
— Savidlin ! lança Kahlan. Il faut trouver Siddin. Et l’empêcher d’ouvrir la bourse de cuir avec laquelle il joue !
Blanc comme un linge, l’Homme d’Adobe tourna sur lui-même pour sonder les environs, puis il partit chercher l’enfant parmi les villageois qui couraient en tous sens.
Kahlan ne parvint pas à localiser Weselan. Richard et elle se séparèrent pour étendre le champ de leurs recherches. Dans la confusion, la jeune femme dut écarter sans douceur tous ceux qui lui barraient le passage.
Si Siddin ouvrait la bourse…
Soudain, elle vit le petit garçon.
Au centre du village, assis dans la boue, il ne prêtait pas une once d’attention à la panique ambiante. Très concentré, il secouait la bourse pour essayer d’en faire sortir la pierre.
— Siddin, non ! cria Kahlan sans cesser de courir.
Comme tout le monde braillait, l’enfant n’entendit pas l’appel de son amie.
Il ne réussira peut-être pas à l’ouvrir ! pensa Kahlan. Ce n’est qu’un petit garçon sans défense… Fasse le ciel que le destin se montre clément avec lui.
À cet instant, la pierre tomba de la bourse et atterrit dans la boue. Tout content, Siddin la ramassa.
Kahlan sentit son sang se glacer dans ses veines.
Des ombres tueuses se matérialisèrent autour du gamin et tourbillonnèrent telles des volutes de brume comme si elles cherchaient à se repérer. Puis elles flottèrent vers Siddin.
Richard arrivait déjà.
— Kahlan, cria-t-il, récupère la pierre et remets-la dans la bourse !
Son épée décrivit de grands arcs de cercle, fauchant les ombres qui se désintégraient avec un hurlement de douleur. Alarmé par ces horribles cris, Siddin releva les yeux et se pétrifia. Kahlan lui cria de ranger la pierre dans la bourse, mais il ne pouvait plus bouger… et il entendait désormais d’autres voix que celle de l’Inquisitrice. La jeune femme courut à une vitesse qu’elle n’avait jamais atteinte, slalomant entre les ombres qui flottaient vers le petit garçon.
Quand quelque chose siffla à son oreille, elle eut si peur qu’elle manqua une inspiration. Lorsqu’elle entendit le même bruit, encore et encore, elle comprit. Des flèches ! L’air en était rempli, car l’Homme Oiseau avait ordonné à ses chasseurs d’abattre les ombres. Tous les projectiles touchaient leur cible. Mais ils la traversaient comme s’il s’était agi d’une colonne de fumée.
Des flèches à la pointe empoisonnée volaient partout. Si Richard ou Kahlan étaient blessés, ils ne survivraient pas. À présent, en plus d’éviter les ombres, ils devaient esquiver ces traits mortels.
Kahlan entendit un nouveau sifflement et s’écarta à la dernière seconde. Une autre flèche ricocha sur la boue et passa à quelques pouces de sa jambe droite.
Richard avait rejoint l’enfant. Contraint de repousser les ombres à grands coups d’épée, il lui était impossible de s’occuper de la pierre.
Kahlan était encore assez loin, ralentie par ses zigzags alors que le Sourcier, grâce aux ravages que faisait sa lame, avait pu avancer en ligne droite. Mais si l’Inquisitrice touchait une ombre, c’en serait fini d’elle. Il y en avait tant qu’elle aurait cru se déplacer dans un labyrinthe obscur.
Richard dessinait autour de Siddin un cercle défensif qui rétrécissait régulièrement. L’épée tenue à deux mains, il frappait sans relâche. S’il faiblissait, comprit Kahlan, les ombres le submergeraient.
Et ces maudites flèches, alliées involontaires des créatures, qui la ralentissaient encore ! Aussi fort qu’il soit, Richard ne tiendrait plus longtemps. Kahlan était sa seule chance et elle n’arrivait pas à le rejoindre !
Un autre projectile siffla près de sa tête.
— Plus de flèches ! cria-t-elle à l’Homme Oiseau. C’est nous que vous risquez de tuer !
L’Homme d’Adobe comprit qu’elle avait raison. À contrecœur, il ordonna à ses archers de cesser de tirer. Mais ils sortirent leurs couteaux et chargèrent les ombres. Ignorant à quel ennemi ils osaient se frotter, ces malheureux allaient être massacrés jusqu’au dernier.
— Non ! cria Kahlan. Reculez ! Si vous les touchez, vous mourrez ! Battez en retraite !
L’Homme Oiseau leva une main pour arrêter ses hommes. Kahlan comprit qu’il devait se sentir terriblement impuissant, condamné à la regarder courir entre les ombres pour se rapprocher de Richard et de Siddin.
Alors retentit la voix de Toffalar.
— Arrêtez nos vrais ennemis ! Ils détruisent les esprits de nos ancêtres ! Criblez d’acier les deux étrangers !
Les archers hésitèrent puis encochèrent de nouvelles flèches. Désobéir à un Ancien était impossible !
— Tuez-les ! beugla Toffalar en brandissant le poing. Vous m’avez entendu ? Abattez-les !
Les hommes armèrent leurs arcs. Kahlan se ramassa sur elle-même, prête à sauter sur le côté au moment où les archers tireraient. Mais l’Homme Oiseau se campa devant eux, les bras en croix, pour les empêcher de décocher leurs flèches. Toffalar et lui échangèrent quelques mots peu amicaux que Kahlan ne comprit pas. Résolue à ne plus perdre de temps, elle reprit sa course, baissant parfois la tête pour passer sous les bras tendus des ombres.
Du coin de l’œil, elle aperçut Toffalar. Un couteau au poing, il s’était lancé à sa poursuite. Elle estima qu’il n’était pas dangereux : tôt ou tard, il percuterait une ombre et serait tué.
L’Ancien s’arrêtait parfois pour implorer les créatures – probablement, car Kahlan ne comprenait pas ce qu’il disait. Quand elle tourna la tête, elle constata qu’il l’avait presque rattrapée. Comment avait-il réussi à ne pas heurter un des monstres ? Pour une raison inconnue, des brèches s’ouvraient dans les rangs ennemis pour le laisser passer. Mais la jeune femme ne s’inquiéta pas. La chance de Toffalar ne durerait pas éternellement.
Quand l’Inquisitrice arriva près de Richard et de Siddin, elle s’aperçut, accablée, que le cercle d’ombres qui les emprisonnait était infranchissable. Elle courut autour, mais ne trouva pas de faille. Si près du but… et pourtant si loin ! De plus, le piège menaçait de se refermer aussi sur elle. Dix fois, elle recula juste à temps pour ne pas être encerclée par des ombres. Richard l’avait repérée et tentait d’ouvrir une brèche dans les rangs ennemis. Chaque fois qu’il était sur le point d’y parvenir, il devait se retourner pour repousser les ombres acharnées à s’emparer de Siddin.
Soudain, Kahlan vit la lame d’un couteau fendre l’air. Toffalar l’avait rattrapée ! Fou de haine, il braillait des paroles incohérentes. Mais son attitude se passait de traduction. Il voulait la tuer !
Elle esquiva le premier coup de l’Ancien et se prépara à riposter.
Hélas, elle fit une erreur.
Au moment où elle tendait le bras pour toucher Toffalar avec son pouvoir, elle vit que Richard la regardait, et se pétrifia, pensant qu’il allait la voir telle qu’elle était vraiment, avec toute son horrible puissance. Cette hésitation permit à Toffalar de repasser à l’attaque. Richard cria pour la prévenir, puis se retourna et frappa les ombres qui se pressaient derrière lui.
L’arme de l’Ancien s’abattit sur le bras droit de l’Inquisitrice ; la lame glissa sur l’os.
La douleur exacerba la fureur de Kahlan. Exaspérée par sa propre stupidité, elle ne manqua pas sa deuxième occasion de contre-attaquer. Sa main gauche vola dans les airs et se referma sur la gorge de Toffalar, qui ne put plus respirer, la trachée artère comprimée. Pour le neutraliser, Kahlan avait simplement besoin de le toucher. Le saisir à la gorge était l’expression de sa colère, sans lien direct avec l’utilisation de son pouvoir…
Malgré les cris de panique des villageois et les hurlements de douleur des ombres que Richard abattait, un grand calme se fît dans l’esprit de l’Inquisitrice. Elle n’entendait plus rien. À part le silence. Ce silence si particulier, à ces instants-là…
Une fraction de seconde – qui lui parut durer une éternité –, elle vit dans les yeux de Toffalar une terreur sans borne. L’Homme d’Adobe savait ce qui allait lui arriver et tout en lui se révoltait contre l’inéluctable. Il tenta de lutter, tous les muscles tendus, les mains levées en vain vers le poignet gauche de Kahlan. Espérait-il vraiment se libérer ?
Il n’avait pas une chance ! Kahlan contrôlait la situation. Maîtresse du temps et de son ennemi, elle n’éprouvait ni pitié ni remords. Seulement une sérénité terrifiante.
Comme elle l’avait fait d’innombrables fois, la Mère Inquisitrice permit à cet océan de calme de briser les digues qui retenaient son pouvoir. Libre de déferler, il se répandit dans tout le corps de Toffalar.
L’air vibra comme si le tonnerre venait de frapper sans un bruit. Les flaques d’eau, autour de Kahlan, bouillonnèrent tels des geysers et des gouttes de vase s’écrasèrent autour d’elle.
Toffalar écarquilla les yeux. Tous les muscles de son visage se relâchèrent…
— Maîtresse ! cria-t-il avec une ignoble ferveur.
Sur le visage de Kahlan, le calme céda la place à une colère meurtrière. De toute sa force, elle poussa l’Ancien vers le cercle d’ombres qui menaçait de submerger Richard et Siddin. Battant des bras, l’Ancien tomba au milieu des créatures et hurla avant d’atterrir dans la boue. Étrangement, son corps ouvrit une minuscule brèche dans la masse grisâtre. Sans hésiter, Kahlan bondit et traversa la faille un instant avant qu’elle ne se referme. Elle se jeta sur Siddin.
— Vite ! cria Richard.
L’enfant ne regarda pas Kahlan. La bouche ouverte, tétanisé, il ne pouvait pas détourner les yeux des ombres. Quand la jeune femme essaya de lui prendre la pierre, elle ne parvint pas à lui ouvrir le poing. Après lui avoir arraché la bourse, elle lui saisit le poignet et, de sa main libre, entreprit de desserrer l’un après l’autre les minuscules doigts qui s’accrochaient à la pierre.
— Lâche-la ! Lâche-la ! criait-elle.
Siddin ne l’entendait toujours pas.
Le sang qui coulait sur le bras blessé de Kahlan, mêlé à la pluie, rendait ses paumes poisseuses et glissantes.
Quand la main d’une ombre se tendit vers son visage, elle recula d’instinct. La lame de Richard s’abattit à quelques pouces de son nez et une nouvelle entité hurla à la mort avec ses congénères. Siddin fixait toujours les ombres, les muscles tendus à craquer. Richard se battait à moins d’un pas de Kahlan, sa lame toujours aussi dévastatrice. Mais il ne pourrait plus céder de terrain. Ils étaient acculés et le poing de l’enfant refusait de s’ouvrir.
Non ! Au prix d’un effort tel qu’elle crut que son bras blessé allait exploser, l’Inquisitrice réussit à arracher la pierre de nuit au petit garçon. Hélas, elle glissa de sa main, rebondit sur ses genoux et tomba sur le sol. Vive comme l’éclair, Kahlan la ramassa, gluante de boue, la remit dans la bourse et renoua le cordon.
Les ombres hésitèrent. Sans s’en apercevoir, Richard continua à les frapper, le souffle de plus en plus court. Mais ses ennemies reculèrent, d’abord lentement, comme si, désorientées, elles cherchaient à se repérer. Puis elles se volatilisèrent, en route pour le royaume des morts. Il suffit d’un clin d’œil et… plus rien ! Richard, Kahlan et Siddin étaient seuls près du cadavre de Toffalar.
L’Inquisitrice prit l’enfant dans ses bras pour le serrer très fort. Épuisé, Richard ferma les yeux et se laissa tomber à genoux. Puis il s’assit sur les talons, la tête baissée.
— Kahlan, gémit Siddin, en larmes, elles criaient mon nom…
— Je sais, mon petit chéri… Mais tout va bien, maintenant. Tu as été très courageux. Comme un grand chasseur !
Le gamin lui passa les bras autour du cou. Kahlan tremblait de tous ses membres et elle était à bout de forces. Ils avaient failli mourir pour sauver une seule personne ! Alors qu’elle avait dit et répété au Sourcier que leur mission passait avant les individus, ils avaient tous les deux fait le contraire sans hésiter un quart de seconde. Mais comment auraient-ils pu agir autrement ? Sentir les bras de l’enfant autour d’elle valait de courir tous les risques !
Richard tenait toujours son épée, dont la pointe reposait dans la boue. Kahlan tendit une main et lui effleura l’épaule.
À ce contact, il releva aussitôt la tête. Puis l’épée fendit l’air pour s’immobiliser à un pouce du visage de l’Inquisitrice. La rage de tuer brûlait toujours dans les yeux du Sourcier.
— Richard, c’est moi ! Il n’y a plus de danger ! Je ne voulais pas t’effrayer.
Sonné, le jeune homme se laissa tomber sur le flanc.
— Désolé… dit-il, le souffle toujours heurté. Quand ta main m’a touché… j’ai cru que c’était une ombre…
Des jambes apparurent soudain dans le champ de vision de Kahlan, qui leva les yeux et reconnut l’Homme Oiseau, Savidlin et Weselan, qui pleurait à fendre l’âme.
La Mère Inquisitrice se leva et lui tendit son fils. Weselan le donna à son mari, se jeta dans les bras de sa bienfaitrice et la couvrit de baisers.
— Mère Inquisitrice, merci d’avoir sauvé mon petit ! Merci ! Mille fois merci !
— Oui… Oui… Tout va bien, maintenant, dit Kahlan en rendant son étreinte à la Femme d’Adobe.
Toujours en larmes, elle s’écarta de l’Inquisitrice pour prendre le petit garçon dans ses bras.
Kahlan baissa les yeux sur le cadavre de Toffalar, toujours étendu dans la boue. Vidée, elle se laissa glisser sur le sol et s’assit, les bras autour de ses jambes repliées.
Elle posa la tête sur ses genoux et éclata en sanglots. Pas parce qu’elle avait tué l’Ancien, mais à cause de son hésitation au moment crucial. Cette réaction stupide avait failli lui coûter la vie, plus celles de Richard et de Siddin – et d’une bonne partie des villageois. Pour que Richard ne la voie pas telle qu’elle était vraiment, elle avait manqué concéder la victoire à Darken Rahl. La pire bêtise de sa vie – à part de n’avoir pas révélé au Sourcier qu’elle était une Inquisitrice. Elle en pleurait si fort que ses épaules tremblaient.
Une main se glissa sous son bras indemne et la releva doucement. Debout face à l’Homme Oiseau, Kahlan se mordit les lèvres pour s’arrêter de pleurer. Pas question de montrer ses faiblesses à ces gens. Elle restait une Inquisitrice !
— Bravo, Mère Inquisitrice, dit l’Homme d’Adobe.
Il enroula autour de la plaie de la jeune femme une bande de tissu arrachée à la tunique d’un de ses hommes.
— Merci, très honorable Homme Oiseau…
— Cette plaie devra être recousue. Notre guérisseuse la plus délicate s’en chargera…
Kahlan se mordit les lèvres pour ne pas crier quand l’Homme Oiseau serra le bandage. Puis il regarda Richard, toujours allongé dans la boue, l’air heureux comme s’il était lové entre des draps de soie.
— Vous m’aviez conseillé, Mère Inquisitrice, dit l’Homme d’Adobe en désignant Richard, de ne pas lui donner une raison de dégainer son épée, et ce n’étaient pas des paroles en l’air ! (Il fit un clin d’œil à Kahlan, eut un petit sourire et se tourna vers le Sourcier.) Une démonstration impressionnante, Richard Au Sang Chaud ! Par bonheur, les esprits maléfiques n’ont pas encore appris à brandir des épées…
— Qu’a-t-il dit ? demanda Richard.
Kahlan traduisit. Le Sourcier sourit de cette référence à une de leurs conversations, se releva et rengaina son arme. Puis il récupéra la bourse de cuir dans la main de son amie, qui n’avait même pas conscience de la tenir encore.
— Fasse le ciel que nous ne devions jamais combattre des esprits armés d’épées, dit le Sourcier en glissant la bourse dans sa poche.
L’Homme Oiseau hocha pensivement la tête.
— À présent, mon peuple et moi avons du travail…
Il se baissa et saisit un coin de la peau de coyote qui enveloppait toujours Toffalar. Quand il tira dessus pour la récupérer, le cadavre roula sur le flanc dans la boue.
— Enterrez-le ! dit l’Homme Oiseau à ses hommes. Tout entier !
Les chasseurs se regardèrent, hésitants.
— Homme Oiseau, tu veux dire tout, sauf le crâne ?
— Non ! Le crâne aussi ! Nous gardons ceux des ancêtres que nous vénérons, pour ne jamais oublier leur sagesse. Celui d’un imbécile ne mérite pas cet honneur !
La foule frissonna d’émotion. C’était la pire insulte qu’on pouvait faire à un Ancien. Et le plus grand déshonneur, car cela impliquait que sa vie n’avait eu aucune importance.
Les chasseurs ne discutèrent pas. Et personne ne plaida la cause du défunt, pas même ses cinq collègues survivants.
— Il nous manque un Ancien, dit l’Homme Oiseau. (Il balaya la foule du regard, puis se redressa de toute sa taille et tendit la peau de coyote à Savidlin.) C’est toi que je choisis…
Rayonnant de fierté, Savidlin prit la peau souillée de boue avec la révérence qu’on réserve d’ordinaire à un sceptre ou à une couronne.
— Maintenant que tu es un Ancien, as-tu une déclaration à faire à ton peuple ?
Malgré la forme interrogative, la phrase de l’Homme Oiseau était un ordre.
Savidlin vint se placer entre Richard et Kahlan. Il posa la peau sur ses épaules, sourit triomphalement à sa femme puis s’adressa aux villageois. Non sans surprise, Kahlan s’avisa que la communauté entière les entourait.
— Très honoré Homme Oiseau, dit-il, ces deux jeunes gens se sont battus héroïquement – sans penser à eux-mêmes –, pour défendre notre peuple. De ma vie, je n’ai jamais rien vu de tel. Ils auraient pu nous abandonner, car nous leur avons tourné le dos. Au lieu de cela, ils nous ont montré de quel bois ils sont faits ! Ils égalent les meilleurs d’entre nous. (Des murmures approbateurs coururent dans la foule.) Je demande qu’ils soient désormais des nôtres !
L’Homme Oiseau s’autorisa un petit sourire qui s’évanouit dès qu’il se tourna vers les cinq Anciens. Même s’il le cachait bien, Kahlan lut dans ses yeux qu’il bouillait de fureur.
— Avancez ! dit-il. (Les cinq vieillards se regardèrent puis obéirent.) Ce que demande Savidlin est hors du commun. Soutenez-vous sa proposition ?
Savidlin approcha des chasseurs et s’empara d’un arc. Sans quitter les Anciens des yeux, il encocha lentement une flèche et banda l’arme.
— Demandez la même chose que moi ! Sinon, ce sont vos successeurs qui s’en chargeront…
Les cinq Anciens ne réagirent pas et l’Homme Oiseau ne fit pas mine d’intervenir. Dans un silence de mort, sous le regard fasciné de la foule, Caldus fit enfin un pas en avant. Il posa une main sur l’arc de Savidlin et appuya dessus pour qu’il le pointe vers le sol.
— S’il te plaît, laisse-nous parler avec nos cœurs, pas sous la menace d’une flèche.
— Nous vous écoutons !
Caldus alla se camper devant Richard et le regarda droit dans les yeux.
— La chose la plus difficile pour un homme, dit-il lentement afin de laisser le temps à Kahlan de traduire, surtout quand il a mon âge, est d’admettre qu’il s’est conduit comme un crétin égoïste. Je ne vous ai jamais vus faire montre de stupidité ou d’égoïsme. Donc, vous êtes pour nos enfants un meilleur exemple que moi. Je demande à l’Homme Oiseau de vous accueillir parmi mon peuple. Richard Au Sang Chaud, Mère Inquisitrice Kahlan, je vous prie d’accepter, car nous avons besoin de vous. (Il tendit les mains, paumes vers le haut.) Si vous me jugez indigne de formuler cette requête en votre nom, abattez-moi pour qu’un homme meilleur que moi s’en charge à ma place.
La tête inclinée, il s’agenouilla devant les deux étrangers. Kahlan traduisit toutes ses paroles, à l’exception du titre qu’il lui avait donné. Les quatre autres Anciens vinrent s’agenouiller à côté de Caldus et firent la même déclaration que lui. Kahlan en soupira de soulagement. Enfin, ils avaient gagné !
Les bras croisés, Richard ne baissa pas les yeux sur les vieillards et ne desserra pas les dents. Pourquoi ne leur disait-il pas de se relever ? Qu’attendait-il ? La partie était terminée, et il n’avait plus qu’à se montrer généreux en acceptant leur repentir.
Quand elle vit les mâchoires serrées de son ami, Kahlan frissonna. Dans ses yeux, elle lut une colère inouïe. Ces vieillards s’étaient opposés à Richard et à elle, et ils avaient franchi le point de non-retour. Elle se rappela comment il avait rengainé son épée devant eux, un peu plus tôt dans la journée. C’était une rupture définitive, pas du théâtre. Le Sourcier ne réfléchissait pas. Il se préparait à tuer !
Richard décroisa les bras et sa main droite vola vers la garde de son épée. Il dégaina l’arme lentement, un rappel de la manière dont il l’avait remise au fourreau la dernière fois. La note haut perchée retentit, glaçant le sang de Kahlan. Elle vit la poitrine de Richard se soulever et s’abaisser rapidement, un signe qui ne trompait pas.
L’Inquisitrice regarda l’Homme Oiseau, qui ne bronchait pas. Richard l’ignorait, mais selon les lois du Peuple d’Adobe, tuer ces hommes était son droit. En proposant qu’il les exécute, Caldus et les autres n’avaient pas joué la comédie. Et Savidlin non plus ne bluffait pas : s’ils s’étaient entêtés, il les aurait abattus sans hésiter. La notion de force, pour ce peuple, signifiait qu’on avait la puissance de tuer ses ennemis. Aux yeux des villageois, ces vieillards étaient déjà morts, et seul Richard pouvait les épargner.
Mais les lois du Peuple d’Adobe n’importaient pas ! Le Sourcier, juge et bourreau, n’avait de compte à rendre qu’à lui-même. Personne ne pouvait l’arrêter.
Les phalanges de Richard blanchirent quand il leva à deux mains son épée au-dessus des têtes des cinq Anciens. Kahlan sentit sa fureur, sa soif de sang, son désir de tuer. Elle se crut dans un rêve – un cauchemar, plutôt, où elle était impuissante…
Elle pensa à tous les malheureux qui avaient déjà péri. Les innocents et ceux qui avaient donné leurs vies pour arrêter Darken Rahl. Dennee, les autres Inquisitrices, Shar… et peut-être Zedd et Chase.
Alors, elle comprit.
Richard ne se demandait pas s’il fallait tuer ces hommes, mais s’il pouvait courir le risque de les épargner. Devait-il mettre entre leurs mains ses chances de vaincre Rahl ? Parier sur leur sincérité ? Leur confier son destin ? Ou valait-il mieux demander l’assistance d’un nouveau conseil des Anciens ?
S’il soupçonnait ces vieillards de duplicité, il devrait les tuer et faire les remplacer par des hommes qui seraient vraiment de son côté. Le combat contre Rahl passait avant tout. Ces cinq individus seraient sacrifiés s’ils menaçaient d’être un obstacle à leur mission. Richard agissait comme il le fallait, et l’Inquisitrice, à sa place, aurait agi comme lui. Car c’était cela, le devoir du Sourcier.
Elle le regarda. La pluie avait cessé et de la sueur ruisselait sur son front. Après avoir tué le dernier survivant du quatuor, il avait atrocement souffert. Sa colère, cette fois, suffirait-elle à lui épargner ces tourments ?
Kahlan comprit enfin pourquoi les Sourciers étaient tellement redoutés. Ce n’était pas un jeu, ni de la comédie. Richard était perdu au plus profond de lui-même, seul avec sa magie. Si quelqu’un tentait d’intervenir, il le tuerait aussi. À condition que l’imprudent soit passé d’abord sur le corps de Kahlan…
Le Sourcier leva l’épée devant ses yeux. Tremblant de colère, il inclina la tête et baissa les paupières. Devant lui, ses victimes ne bougeaient toujours pas.
Kahlan se rappela la façon dont l’Épée de Vérité avait fait exploser la tête du tueur. Du sang partout…
Mais Richard avait réagi à une menace. Tuer ou être tué, en somme. Et qu’importait si la menace s’adressait à elle et pas à lui. Aujourd’hui, elle était indirecte et ça changeait tout. Il s’agissait d’une exécution. Richard, après avoir prononcé la sentence, allait devoir l’appliquer.
Il regarda les Anciens, lâcha l’épée d’une main, baissa la lame, la posa sur son avant-bras gauche et s’entailla la chair. Puis il fit tourner l’arme dans son sang, qui coula le long de la lame et dégoulina de sa pointe.
Kahlan regarda autour d’elle. Les villageois n’osaient plus respirer, fascinés par le drame qui se déroulait devant eux. Même s’ils brûlaient d’envie de ne pas voir ça, détourner les yeux leur était impossible. Personne ne parlait ni ne bougeait.
Tous les regards suivirent l’épée quand Richard la releva pour se toucher le front avec.
— Ma lame, souffla-t-il, ne me trahis pas aujourd’hui.
Sa main gauche était couverte de sang et il tremblait, possédé par la soif de tuer. Entre les rigoles rouges, l’acier de l’épée étincelait comme jamais.
Le Sourcier baissa la tête sur ses victimes.
— Regarde-moi ! dit-il à Caldus, qui ne bougea pas. Regarde-moi faire ! Tu entends ! Je veux que tes yeux soient rivés dans les miens !
Caldus ne réagit toujours pas.
— Richard… dit Kahlan. (Des iris brûlant de fureur se tournèrent vers elle, comme s’ils la dévisageaient depuis un autre monde – celui de la magie.) Richard, il ne comprend pas…
— Alors, traduis !
— Caldus… (Le vieillard releva la tête.) Le Sourcier veut que tu le regardes en face pendant qu’il…
Elle ne finit pas sa phrase. L’Ancien ne dit rien mais obéit.
Richard inspira douloureusement et leva l’épée. Un instant, Kahlan vit la pointe s’immobiliser au zénith de sa trajectoire.
Certains villageois détournèrent la tête. D’autres voilèrent les yeux de leurs enfants. Kahlan retint son souffle et se tourna à demi pour ne pas être percutée de plein fouet par les fragments d’os et les lambeaux de chair.
Le Sourcier cria en abattant son arme, qui siffla dans l’air comme un serpent.
La foule gémit d’horreur.
La lame s’immobilisa à un pouce du crâne de Caldus. Exactement comme quand Zedd avait demandé à Richard de couper le petit arbre.
Le Sourcier resta un moment immobile, les muscles de ses bras durs comme de l’acier. Quand ils se détendirent enfin, il éloigna la lame de Caldus et cessa de le regarder dans les yeux.
— Kahlan, dans leur langue, comment dit-on : « Je vous rends vos vies et votre honneur » ?
La jeune femme prononça lentement les paroles idoines.
— Caldus, Surin, Arbrin, Bringinderin et Hajanlet, dit le Sourcier assez fort pour que tous l’entendent, je vous rends vos vies et votre honneur.
Après un court silence, des acclamations retentirent. Richard rengaina son épée puis aida les Anciens à se relever. Blêmes, ils lui sourirent, ravis de son comportement et… immensément soulagés.
Puis ils se tournèrent vers l’Homme Oiseau.
— Nous t’avons tous demandé la même chose, honorable parmi les honorables. Quelle est ta réponse ?
Les bras croisés, l’Homme d’Adobe dévisagea les Anciens, puis Kahlan et Richard, son regard trahissant la tension qu’il éprouvait après ces événements dramatiques. Il laissa tomber ses bras le long de ses flancs et approcha du Sourcier, qui semblait épuisé. Il lui posa une main sur l’épaule, fit de même avec Kahlan – comme pour les féliciter de leur courage –, et tapota celles des Anciens pour leur signifier que tout était rentré dans l’ordre. Ensuite, il se détourna et s’en fut. Kahlan et Richard le suivirent, Savidlin et les autres Anciens sur les talons. Une escorte royale !
— Richard, souffla Kahlan, tu te doutais que l’épée s’arrêterait ?
— Non… répondit le Sourcier sans la regarder.
Cette réponse ne surprit pas l’Inquisitrice, qui essaya d’imaginer ce qu’il éprouvait. Même s’il n’avait pas abattu les Anciens, il avait décidé de le faire. Ces cinq exécutions ne pèseraient pas sur sa conscience mais il devrait quand même vivre avec l’intention qu’il avait eue…
Kahlan se demanda s’il ne se trompait pas en se pliant au verdict de l’épée. À sa place, elle n’aurait pas accepté cette clémence, car les enjeux étaient trop élevés. Mais elle avait vu beaucoup plus de choses que Richard. Trop, peut-être, pour rester raisonnable. Dans une situation périlleuse, on ne pouvait pas tuer chaque fois qu’un nouveau risque se présentait. Il fallait définir des limites…
— Comment va ton bras ? demanda Richard.
— Il me fait un mal de chien. L’Homme Oiseau dit que la plaie doit être cousue.
— J’ai besoin de mon guide, souffla Richard, toujours sans la regarder, et tu m’as inquiété…
À l’évidence, il ne comptait pas aller plus loin en matière de remontrances. Empourprée, Kahlan se félicita qu’il n’ait pas tourné la tête vers elle. Il ne savait rien de ce qu’elle pouvait ou ne pouvait pas faire, mais il avait capté son hésitation. Pour une raison absurde, elle avait failli commettre une erreur fatale. Pourtant, alors qu’il avait l’occasion – et le droit – de la harceler de questions, il respectait ses sentiments. Kahlan crut que son cœur allait se briser…
La petite colonne s’arrêta sous la zone ouverte protégée par un toit de chaume. Les Anciens se placèrent derrière l’Homme Oiseau, qui fit signe aux deux jeunes gens de venir à ses côtés, face à la foule qui les avait suivis.
— Mère Inquisitrice, dit-il, êtes-vous prête à aller jusqu’au bout ? Et votre compagnon ?
— Que voulez-vous dire ? demanda Kahlan, alarmée par le ton de l’Homme d’Adobe.
— Ceci : si vous voulez appartenir à notre peuple, il vous faudra, comme tous ses membres, respecter nos lois et nos coutumes.
— Je suis la seule à connaître vraiment notre ennemi et je ne m’attends pas à survivre à ce combat. Ce n’est pas illogique, car j’ai déjà esquivé la mort plus de fois qu’il ne devrait être permis à un individu. Nous voulons aider les vôtres, fût-ce au prix de nos vies. Que peut-on nous demander de plus ?
L’Homme Oiseau comprit qu’elle éludait la question et il ne la laissa pas s’en tirer à si bon compte.
— Je ne prends pas cette décision de gaieté de cœur, mais parce que je crois que vous combattez pour la bonne cause et que vous protégerez mon peuple de la tempête qui se prépare. Mais j’ai besoin de votre aide. Vous devrez vous plier à nos coutumes. Pas afin de me satisfaire, mais par respect pour mon peuple. Car c’est ce qu’il attend.
Kahlan avait la gorge si sèche qu’elle eut du mal à parler.
— Je ne mange pas de viande, mentit-elle. Vous l’avez remarqué lors de mes précédentes visites…
— Bien que vous soyez une guerrière, vous êtes aussi une femme, et ça vous sera pardonné… Je peux m’en assurer, car être une Inquisitrice vous met à part. (Le regard de l’Homme d’Adobe se durcit. À l’évidence, il en avait fini avec les concessions.) Il en va autrement avec le Sourcier. Lui devra se plier à tout !
— Mais…
— Vous avez déclaré que vous ne le prendriez pas pour compagnon. S’il veut demander une réunion du conseil des devins, il devra être l’un des nôtres.
Kahlan se sentit piégée. Si elle déboutait l’Homme d’Adobe, Richard serait furieux et il aurait raison. Car Rahl aurait alors gagné. Né en Terre d’Ouest, son ami ignorait tout des coutumes des peuples de son pays. Informé de certaines, il hésiterait peut-être, et elle ne pouvait pas prendre ce risque.
L’Homme Oiseau attendait, impassible.
— Nous obéirons à vos lois, dit enfin Kahlan en essayant de cacher ce qu’elle pensait vraiment.
— Ne voulez-vous pas consulter le Sourcier sur certaines… choses ?
— Non.
L’Homme Oiseau la prit par le menton et la força à le regarder.
— Alors, il vous reviendra d’assurer qu’il se comporte comme il faut. Sur votre honneur !
Kahlan sentit la colère monter en elle…
— Que se passe-t-il ? demanda Richard.
— Rien… Tout va bien…
L’Homme Oiseau lâcha le menton de Kahlan, se tourna vers son peuple et souffla dans son sifflet. Pendant qu’il parlait aux villageois de leur histoire, de leurs coutumes, des raisons pour lesquelles ils évitaient l’influence des étrangers et de leur légitime fierté, des colombes apparurent dans le ciel et vinrent se poser parmi les Hommes et les Femmes d’Adobe.
Oppressée comme un animal aux abois, Kahlan écouta d’une oreille distraite. Quand elle avait souscrit au plan de Richard, elle n’avait pas imaginé qu’il leur faudrait en passer par là, persuadée que leur initiation serait une simple formalité en prélude à la convocation du conseil des devins. Mais les événements ne tournaient pas comme prévu…
Cela dit, elle pourrait cacher certaines choses à Richard, et il n’en saurait jamais rien, puisqu’il ne parlait pas la langue du Peuple. Oui, elle se tairait. C’était la meilleure solution.
Mais d’autres « détails », pensa-t-elle, abattue, seraient d’une évidence incontournable. Elle sentit qu’elle s’empourprait et une boule se forma dans sa gorge.
Convaincu que le discours de l’Homme Oiseau n’était pas essentiel pour lui, Richard ne lui demanda pas de traduction.
Puis le vrai chef du village entra dans le vif du sujet.
— Quand ces deux jeunes gens sont arrivés ici, c’étaient des étrangers. Par leurs actes, ils ont prouvé leur valeur et leur affection pour nous. À partir d’aujourd’hui, que le monde entier sache que Richard Au Sang Chaud et l’Inquisitrice Kahlan appartiennent au Peuple d’Adobe !
Pendant que la foule se perdait en acclamations, Kahlan traduisit en omettant de nouveau son titre.
Avec un grand sourire, Richard tendit une main vers les villageois, qui se réjouirent de plus belle. Savidlin lui tapa amicalement sur l’épaule. L’Homme Oiseau les serra dans ses bras, avec pour Kahlan un sourire censé soulager le poids du fardeau qu’il lui avait imposé.
L’Inquisitrice se résigna. Il fallait en passer par là ! D’ailleurs, ce serait bientôt terminé, et ils repartiraient combattre Darken Rahl. Cela seul comptait. De plus, elle avait moins que quiconque d’autre le droit de juger ce peuple…
— Encore une chose, ajouta l’Homme Oiseau. Ces jeunes gens ne sont pas nés parmi nous. Kahlan est une Inquisitrice. Ce n’est pas un choix, mais un héritage. Richard Au Sang Chaud vient de Terre d’Ouest, de l’autre côté de la frontière, un pays dont nous ignorons les coutumes. Ils ont tous les deux accepté d’être des nôtres et de respecter nos lois, mais nous devons comprendre qu’elles ne leur sont pas familières. Il faudra se montrer patients durant leur apprentissage. Nous faisons partie du Peuple d’Adobe depuis toujours… eux commencent aujourd’hui. Ce sont en somme de nouveaux enfants ! Accordez-leur la tolérance dont bénéficient vos fils et vos filles, et ils s’efforceront de faire de leur mieux.
Les villageois parlèrent un peu entre eux et convinrent que l’Homme Oiseau avait raison. Kahlan en soupira de soulagement. L’Homme d’Adobe s’était ainsi laissé – et à eux, par la même occasion – une marge de manœuvre si les choses tournaient mal. Décidément, c’était un vrai sage…
Il lui posa une main sur l’épaule et la serra gentiment. Elle enlaça les doigts de l’Homme d’Adobe pour lui rendre cette amicale pression.
Sans perdre une seconde, Richard se tourna vers les Anciens.
— Je suis honoré d’être accepté parmi vous. Où que j’aille, je porterai le flambeau de notre peuple, afin que vous soyez fiers de moi. Hélas, nous sommes en danger. Pour nous protéger, j’ai besoin d’aide. Je demande que le conseil des devins se réunisse !
Kahlan traduisit. Tous les Anciens signifièrent qu’ils étaient d’accord.
— Il en sera fait selon ton désir, dit l’Homme Oiseau. Mais il faudra trois jours pour tout préparer…
— Honorables Anciens, dit Richard en s’efforçant au calme, le danger est imminent. Je respecte vos… nos coutumes, mais n’est-il pas possible d’aller un peu plus vite ? La survie de notre peuple dépend de notre rapidité.
— Dans ces circonstances très spéciales, dit l’Homme Oiseau, nous pouvons accélérer les choses. Un banquet aura lieu ce soir et le conseil se réunira demain au crépuscule. Se presser davantage est exclu. Les Anciens doivent se préparer à franchir l’abîme qui nous sépare des esprits.
— Demain soir, alors, conclut Richard.
L’Homme Oiseau souffla de nouveau dans son sifflet et les colombes s’envolèrent Kahlan eut le sentiment que ses espoirs, aussi impossibles et stupides fussent-ils, s’en allaient avec elles.
On lança aussitôt les préparatifs.
Savidlin amena Richard chez lui pour soigner ses blessures et le nettoyer. L’Homme Oiseau confia Kahlan à une guérisseuse. Le pansement de fortune était imbibé de sang et la plaie la faisait atrocement souffrir. Tandis qu’il l’accompagnait, un bras autour de ses épaules, l’Homme d’Adobe n’évoqua pas le banquet… et elle lui en fut très reconnaissante.
Il ordonna à Nissel, la guérisseuse, de s’occuper de sa patiente comme si elle était sa propre fille. Vieille femme voûtée par l’âge, Nissel souriait rarement – la plupart du temps à des moments saugrenus – et parlait peu, à l’exception de ses instructions lapidaires.
— Mettez-vous là ! Levez le bras ! Baissez-le ! Respirez ! Ne respirez pas ! Buvez ça ! Étendez-vous ! Récitez le Candra !
Kahlan n’avait pas la première idée de ce qu’était le Candra… Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, Nissel, à la place, lui empila des petites pierres plates sur le ventre tout en inspectant sa blessure. Quand Kahlan tressaillit de douleur, au risque de faire tomber les pierres, Nissel lui ordonna de se concentrer pour qu’elles restent en équilibre. Après lui avoir donné à mâcher des feuilles au goût amer, elle déshabilla l’Inquisitrice et lui désigna un baquet d’eau chaude.
Le bain lui fit plus d’effet que les feuilles. Jamais ablutions ne lui avaient paru si agréables. Dans cette tiédeur, elle réussit presque à chasser ses sombres pensées…
Nissel la laissa un moment et en profita pour laver ses vêtements, qu’elle pendit près du feu où chauffait une casserole remplie d’une pâte brunâtre qui sentait l’aiguille de pin.
La guérisseuse sécha sa patiente, l’enveloppa de fourrures et lui ordonna de s’asseoir sur un banc taillé à même la cloison, près du brasero. À force de mâcher, Kahlan appréciait de plus en plus le goût des végétaux, mais sa tête commençait à tourner.
— Nissel, à quoi servent ces feuilles ?
La guérisseuse examinait la chemise de l’Inquisitrice, qui l’intriguait visiblement.
— C’est pour vous relaxer. Comme ça, vous ne sentirez rien quand je m’occuperai de la blessure. Continuez à mâcher et ne vous inquiétez pas. Vous serez si détendue que vous n’aurez pas mal lorsque je recoudrai les chairs.
Kahlan cracha aussitôt les feuilles, ce qui lui valut un regard désapprobateur de la guérisseuse.
— Nissel, je suis une Inquisitrice ! Si je me détends de cette façon-là, je risque de ne pas contrôler mon pouvoir. Alors, dès que vous me toucherez, il pourrait se déchaîner malgré moi.
— Mais quand vous dormez, vous vous détendez…
— C’est différent… Je dors depuis le jour de ma naissance, bien avant que le pouvoir ne se soit développé en moi. Mais si je me détends, ou si je suis distraite, d’une façon qui ne m’est pas familière, comme avec vos feuilles, je peux faire mal sans le vouloir.
Nissel eut un hochement de tête matois. Sourcils froncés, elle se pencha un peu plus vers Kahlan.
— Mais alors, comment faites-vous quand…
Kahlan resta d’une impassibilité qui en disait long sans révéler grand-chose.
Nissel sembla soudain tout comprendre.
— Oh, je vois, maintenant… dit-elle en se redressant.
Elle caressa gentiment les cheveux de Kahlan, puis gagna le fond de la pièce et en revint avec un morceau de cuir.
— Prenez ça entre vos dents, dit-elle en tapotant l’épaule intacte de Kahlan. Si vous êtes de nouveau blessée, assurez-vous qu’on vous confie à moi. Je me souviendrai et je saurai que faire. Parfois, dans mon métier, il est plus important de savoir que d’agir. C’est peut-être pareil pour une Inquisitrice… Pas vrai ? (Kahlan hocha la tête avec un petit sourire.) Maintenant, mon enfant, il va falloir laisser l’empreinte de vos dents sur ce morceau de cuir.
Quand elle eut fini de recoudre la plaie, Nissel essuya avec un bout de tissu humide et frais la sueur qui ruisselait sur le visage de Kahlan. Trop nauséeuse pour s’asseoir, l’Inquisitrice resta étendue pendant que la guérisseuse appliquait la pâte brunâtre sur la plaie puis la bandait.
— Dormez un moment… Je vous réveillerai pour le banquet.
— Merci, Nissel… souffla Kahlan en prenant la main de la vieille guérisseuse.
L’Inquisitrice se réveilla avec le sentiment qu’on lui brossait les cheveux. Ce qui était exactement le cas.
— Tant que votre bras n’ira pas mieux, dit Nissel, vous aurez du mal à le faire seule. Peu de femmes ont la chance d’avoir des cheveux pareils. J’ai pensé que vous voudriez qu’ils soient impeccables pour le banquet. Ça commence bientôt. Un beau jeune homme vous attend dehors.
Kahlan se redressa lentement.
— Il est là depuis quand ?
— Il n’a presque pas bougé depuis que vous êtes ici. J’ai essayé de le chasser avec mon balai, mais il n’a rien voulu entendre. Un garçon têtu, non ?
— Et pas qu’un peu !
Nissel aida Kahlan à s’habiller. Son bras, constata-t-elle, lui faisait beaucoup moins mal.
Quand elle sortit, Richard s’écarta d’un bond du mur où il s’était adossé. Propre comme un sou neuf, l’air reposé, il portait une tunique et un pantalon en daim. Bien entendu, L’Épée de Vérité pendait à son baudrier. Nissel avait raison : il était très beau.
— Ça va ? Et ton bras ? Tu te sens en forme ?
— Oui. Nissel s’est très bien occupée de moi.
Richard posa un baiser sonore sur le crâne de la vieille femme qui venait de les rejoindre.
— Merci, Nissel. Du coup, je veux bien oublier le balai.
Quand Kahlan eut traduit, la guérisseuse sourit puis jeta au jeune homme un regard qui le mit mal à l’aise.
— Inquisitrice, vous voulez que je lui donne une potion pour qu’il soit plus vigoureux ?
— Non ! s’écria Kahlan. Je suis sûre qu’il s’en sortira très bien sans ça !