Chapitre 20
La lumière verte brillait autour d’eux tandis qu’ils avançaient péniblement au milieu de l’éboulis, souvent contraints de passer dessus – ou dessous – des troncs d’arbres et d’écarter leurs branches mortes à grand renfort de coups de pied. Les murs iridescents de la frontière se dressaient sur leur droite et sur leur gauche. Partout ailleurs, la nuit était d’encre. La lumière phosphorescente leur donnait l’impression d’être au fin fond d’une caverne.
Richard et Kahlan étaient arrivés en même temps à des conclusions similaires. Puisqu’ils ne pouvaient ni reculer ni rester sur place à cause des ombres et des pièges-à-loup, avancer dans le Chas de l’Aiguille était la seule solution.
Sans la glisser dans la bourse, histoire de la garder plus disponible en cas d’urgence, Richard avait remis dans sa poche la pierre de nuit. Sa lumière ne pouvait pas leur servir à repérer la piste, puisqu’il n’y en avait plus. En revanche, elle risquait de les empêcher de voir où la lumière verte cédait la place au mur à la fois sombre et transparent.
— Les limites de la frontière nous serviront de points de repère, avait dit Richard à Kahlan. Avance lentement. Si un mur devient noir, déporte-toi un peu de l’autre côté. À condition de rester entre les limites de la frontière, on réussira à passer…
La jeune femme n’avait pas hésité, certaine que les pièges-à-loup ou les ombres les tueraient s’ils tergiversaient. Prenant la main de Richard, elle avait avancé avec lui, épaule contre épaule, entre les murs verts de la frontière.
Le cœur de Richard battait la chamade. Ce qu’ils tentaient était de la folie ! Pourtant, ils gardaient un petit avantage, car le jeune homme savait à quoi s’attendre grâce à Chase… et à la créature qui avait voulu entraîner Kahlan dans le royaume des morts. S’ils s’enfonçaient dans un mur sombre, c’était fini. En ne dépassant pas la lueur verte, il leur restait une chance.
Kahlan s’arrêta et le poussa vers la droite. Il comprit qu’elle s’était aventurée trop près du mur. Quand le deuxième apparut, à la droite du Sourcier, ils se recentrèrent prudemment et continuèrent à marcher. S’ils ne se précipitaient pas, en procédant ainsi, ils avanceraient le long de la fragile ligne de vie tracée entre deux étendues infinies de mort.
Conscient que son expérience de forestier ne lui servirait à rien, Richard renonça à tenter de reconstituer la piste et s’en remit, pour se guider, à la pression qu’exerçaient sur ses épaules l’un ou l’autre mur quand il approchait trop.
Leur progression était d’une lenteur désespérante. Sans voir le flanc du coteau, sur un côté, ni les limites du chemin, devant eux, il ne leur restait plus, en guise d’espoir, qu’une longue et étroite bande de lumière, dérisoire bulle de vie à la dérive dans un océan de ténèbres et de mort.
La boue s’accrochait aux bottes de Richard et la peur ne lâchait plus son esprit. Chaque obstacle qu’ils rencontraient devait être traversé. Pas question de le contourner, car les murs de la frontière leur imposaient la direction à suivre. Ils négocièrent donc les troncs d’arbres abattus, les rochers, les buttes de terre où il fallait utiliser des racines affleurantes pour se hisser jusqu’au sommet…
Les deux jeunes gens collaboraient en silence, une simple pression de la main en guise d’encouragement. Un seul faux pas les conduisait immanquablement à voir apparaître un mur sombre. Il en allait de même chaque fois que la piste tournait, parfois très abruptement, avant qu’ils ne puissent se réorienter. Quand un mur se matérialisait, ils reculaient le plus vite possible, glacés d’angoisse.
Les épaules de Richard, sans cesse sous tension, lui faisaient un mal de chien. Pour se détendre, il s’emplit les poumons d’air, laissa retomber les bras le long de son torse et plia plusieurs fois les poignets. Puis il reprit la main de Kahlan et lui sourit. Elle fit de même, mais il vit passer dans ses yeux, grâce à la lueur verte, la terreur qu’elle s’efforçait de contrôler. Au moins, pensa-t-il, le croc et le pendentif d’Adie tenaient à distance les ombres et les bêtes de la frontière. Quand ils se retrouvaient par erreur devant un mur sombre, aucun spectre ne se manifestait derrière.
Mais Richard sentait son instinct de survie l’abandonner un peu plus à chaque pas. Pour eux, la notion de temps n’existait plus. Étaient-ils dans le Chas de l’Aiguille depuis des heures ou des jours ? Le Sourcier n’aurait su le dire. Son seul désir était de sortir de ce piège. Retrouver la paix ! Se sentir de nouveau en sécurité ! Parfois, les efforts que lui coûtait chaque enjambée parvenaient à lui faire oublier sa peur.
Il capta un mouvement du coin de l’œil et se retourna. Auréolées de lumière verte, des ombres flottaient en file indienne dans leurs dos. Elles volaient à ras du sol et prenaient un peu de hauteur chaque fois qu’un tronc d’arbre mort leur barrait le chemin. Richard et Kahlan s’arrêtèrent et observèrent, pétrifiés. Mais les ombres continuèrent leur chemin.
— Passe la première et ne me lâche pas la main. Je garderai un œil sur les créatures…
Dans une nuit pourtant froide, la chemise de Kahlan, comme celle de Richard, était trempée de sueur. Sur un hochement de tête, la jeune femme recommença à marcher. Il la suivit à reculons, le dos collé au sien, le regard rivé sur les ombres… et l’esprit au bord de la panique. Kahlan avançait aussi vite que possible, mais elle devait sans cesse s’arrêter et changer de direction. Dès qu’elle s’était orientée, elle tirait son compagnon par la main.
Elle marqua une pause quand le chemin invisible descendit abruptement. Négocier une pente à reculons n’étant pas facile, Richard se concentra pour ne pas trébucher. Les ombres les suivaient toujours, flottant au gré des lacets de la « piste ». Richard résista à l’envie d’inciter Kahlan à presser le pas – le meilleur moyen de commettre une erreur ! –, mais les créatures se rapprochaient régulièrement. Dans quelques minutes, leur avance aurait complètement fondu…
Richard posa la main sur la garde de son épée. Devait-il la dégainer ? L’arme les aiderait-elle, ou les mettrait-elle davantage en danger ? Et même si elle était efficace, un combat dans le Chas de l’Aiguille serait une forme de suicide. Pourtant, si les choses en arrivaient là, il devrait se résoudre à tirer sa lame au clair.
À présent, les ombres semblaient avoir des visages. Richard essaya de se rappeler s’il en était de même avant, mais il en fut incapable. Il serra plus fort la poignée de son arme, la paume de Kahlan chaude et vivante dans son autre main.
Les « traits » des ombres, sous la lumière verte, paraissaient mélancoliques et amicaux. Ils semblaient implorer le Sourcier avec une sorte de calme résigné. Les lettres du mot « Vérité » gravées sur la garde de l’épée s’enfonçaient de plus en plus douloureusement dans les chairs de Richard. La colère de l’arme s’insinuait dans son esprit, désireuse d’éveiller la sienne. Comme elle rencontrait uniquement de la peur et de la confusion, elle n’insista pas longtemps.
Les ombres ne cherchaient plus à rattraper Richard. À présent, marchant à ses côtés, elles apaisaient curieusement son angoisse et sa tension. Leurs murmures le calmaient !
L’oreille tendue pour tenter de reconnaître des mots dans ce bourdonnement, il serra moins fort la garde de l’épée. Les sourires des créatures le rassuraient, désarmaient sa vigilance et exacerbaient son désir de comprendre ce qu’elles disaient. La lumière verte qui auréolait les ombres lui paraissait à présent réconfortante. Il brûlait d’envie de se reposer, d’être en paix, de s’attarder avec ces nouvelles compagnes. Comme elles, son esprit flottait à la dérive. Richard pensa à son père et mesura combien il lui manquait. Il se souvint des temps heureux où, près de George Cypher, rien ne le menaçait ni ne l’effrayait. Comme il aurait voulu être de nouveau aimé et protégé de cette façon ! Soudain, il comprit le sens des murmures : les ombres l’assuraient qu’il pouvait connaître de nouveau ces temps bénis. Elles voulaient l’aider à réaliser ce rêve, c’était tout…
De timides avertissements résonnaient parfois dans sa tête, mais ils mouraient aussitôt.
Il lâcha l’épée.
Il se trompait depuis le début – un aveugle ! – et il s’en apercevait si tard. Les ombres n’étaient pas là pour lui nuire, mais pour lui apporter la paix qu’il désirait tant. Elles lui offraient ce qu’il voulait, sans rien demander pour elles-mêmes. L’arracher à sa solitude était leur unique ambition ! Un sourire mélancolique se dessina sur ses lèvres. Comment avait-il pu être si borné ? Si bête ? Telle une douce musique, les murmures dissipaient ses angoisses et illuminaient les coins les plus sombres de son esprit. Il s’arrêta de marcher pour ne pas cesser d’être bercé par cette chanson douce.
Une main froide tirait sur la sienne pour le faire avancer. Il ne résista pas, histoire qu’elle cesse de l’ennuyer.
Les ombres s’approchèrent. Richard brûlait de contempler leurs visages amicaux et de mieux entendre leurs murmures. Quand elles chuchotèrent son nom, il en frissonna de plaisir et fut plus heureux encore lorsqu’elles l’entourèrent, leurs mains tendues vers lui, désireuses de le caresser, de le cajoler…
Il croisa le regard des êtres qui entendaient le sauver, et reçut de chacun, dans un souffle, des promesses de merveilles indescriptibles.
Une main frôla sa joue. Il eut l’impression d’avoir très mal, mais ce n’était peut-être qu’une illusion. L’ombre lui jura qu’il ne connaîtrait plus jamais la souffrance s’il se joignait à elle et à ses sœurs. Qu’il s’abandonne à leur sollicitude, et tout irait bien !
Il s’offrit à elles, avide qu’elles l’acceptent. En tournant sur lui-même, il aperçut Kahlan et eut envie de l’emmener avec lui pour qu’ils partagent cette merveilleuse paix. Des souvenirs liés à la jeune femme détournèrent son attention des ombres, qui lui murmuraient pourtant de les ignorer. Il sonda le flanc du coteau, puis son regard balaya l’éboulis. À l’est, les premières lueurs de l’aube apparaissaient. La silhouette noire des arbres se découpait contre le ciel coloré de rose. Bientôt, il atteindrait la fin de l’éboulis.
Il ne voyait plus Kahlan ! Alors que les ombres répétaient son nom, l’image de la jeune femme explosa dans son esprit. Une angoisse plus dévastatrice qu’un incendie réduisit en cendres les murmures qui résonnaient dans sa tête.
— Kahlan ! cria-t-il.
Il n’y eut aucune réponse.
Des mains noires et mortes se tendirent vers lui. Les visages des ombres se volatilisèrent dans des volutes de fumée aux acres relents de soufre. Des voix étranglées crièrent son nom. Il fit un pas en arrière, désorienté…
— Kahlan ! cria-t-il encore.
Alors, sa colère se déchaîna.
La rage de la magie se déversa dans son sang quand il dégaina l’épée et frappa les ombres. La lame brillante dessina un cercle de haine autour de lui. Les créatures qu’elle toucha se désintégrèrent ; la fumée qui les composait tourbillonna comme si elle était prise dans un cyclone. Au moment où elle se dissipait, un cri inhumain retentissait.
D’autres créatures approchèrent. Il les renvoya au néant, mais elles furent aussitôt remplacées, comme si leur nombre était infini. Pendant qu’il éliminait celles qui se tenaient sur sa droite, celles de gauche en profitaient pour approcher, la douleur du contact imminent le forçant à se retourner pour les combattre. Dans sa fureur, Richard se demanda ce qui arriverait si elles finissaient par le toucher. Souffrirait-il ou mourrait à la seconde même ?
Il s’écarta d’un mur sombre sans cesser d’abattre sa lame. Puis il avança et l’épée continua à faucher les créatures. Richard s’immobilisa, enfonça ses talons dans la terre et affronta un raz de marée d’ombres. Ses bras lui faisaient mal, son dos menaçait de se déchirer, de la sueur ruisselait sur son front et son cœur s’affolait. Au bord de l’épuisement, sans nulle part où fuir, il tenait son terrain pouce par pouce, conscient qu’il ne résisterait pas indéfiniment. Alors que les créatures semblaient se précipiter volontairement sur son épée, des cris déchiraient la pénombre. Une attaque plus violente que les autres le força à reculer et il sentit un mur se matérialiser dans son dos. Des silhouettes noires, de l’autre côté, tendirent les bras vers lui en poussant d’atroces cris de souffrance. Acculé par les ombres, Richard ne pouvait plus s’écarter du mur. Pour ne pas succomber, il devait rester là où il était et supporter la douleur que lui infligeaient les mains des ombres, de plus en plus proches. Si la prochaine vague était assez violente et rapide, elle le pousserait contre le mur et le contraindrait à passer dans le royaume des morts. Il continua de se battre, même s’il ne sentait presque plus ses bras…
La colère céda la place à la panique. La tactique des créatures, très simple, consistait à l’affaiblir en jouant de leur nombre. Il comprit qu’il avait eu raison de ne pas vouloir utiliser son arme, car cela ne lui valait rien de bon. Mais il n’avait pas eu le choix, contraint de la dégainer pour sauver son amie et se protéger lui-même.
Son amie ? Kahlan avait disparu et il était seul. En abattant inlassablement son épée, il se demanda si les ombres, comme lui, l’avaient séduite avec leurs murmures avant de la pousser vers le mur. Et elle n’avait pas d’épée pour se défendre ! Mais n’avait-il pas juré de s’en charger ?
La colère revint. L’idée que Kahlan soit prisonnière du royaume des morts réveilla sa rage et la magie de L’Épée de Vérité répondit à son appel. Richard tailla les ombres en pièces avec une haine renouvelée. Fou furieux à l’idée de ce qu’elles avaient fait à Kahlan, il avança vers elles, son épée plus vive que l’éclair et sa soif de tuer poussée à un paroxysme jamais atteint.
Sans qu’il s’en aperçoive immédiatement, les ombres avaient cessé de bouger, suspendues dans l’air tandis qu’il avançait sur le chemin, entre les murs sombres, et semait le néant dans leurs rangs. Un moment, elles ne firent aucun effort pour éviter sa lame, comme si elles s’offraient en sacrifice. Puis elles flottèrent vers les murs de la frontière et les traversèrent pour redevenir, en passant de l’autre côté, des spectres aux contours bien trop familiers pour Richard.
Le Sourcier baissa son épée, le souffle court et les bras en feu.
Ainsi, il ne s’agissait pas exactement des Ombres dont Kahlan lui avait parlé, mais des fantômes de la frontière. Ceux qui la franchissaient pour capturer des gens.
Des innocents comme Kahlan !
Des larmes montèrent aux yeux du Sourcier.
— Kahlan… gémit-il.
Son cœur allait exploser à force de douleur. Kahlan était perdue à jamais ! Par sa faute ! Il avait baissé sa garde et oublié de la protéger. Comment cela avait-il pu arriver si vite ? Adie l’avait pourtant prévenu qu’il serait exposé à la tentation. Pourquoi n’avait-il pas été plus prudent ? Au nom de quel absurde orgueil avait-il négligé les avertissements de la dame des ossements ?
Il imagina la terreur de Kahlan, son angoisse quand elle s’était aperçue qu’il ne la protégeait pas, et les cris qu’elle avait dû pousser pour l’appeler au secours.
Puis elle avait souffert. Et elle était morte. Secoué de sanglots, Richard pria pour que le cours du temps s’inverse. S’il avait pu tout recommencer, ignorer les voix, ne pas lâcher la main de Kahlan, l’arracher au néant… Des larmes plein les yeux, l’épée pendant au bout du bras parce qu’il n’avait plus la force de la rengainer, le Sourcier avança comme un automate. Devant lui, le paysage avait changé. Au-delà de l’éboulis, il traversa un bosquet, laissant la lumière verte dans son sillage, et retrouva le chemin.
Mais une voix d’homme murmura son nom.
Il se retourna et vit son père, debout dans l’aura de la frontière.
— Mon fils, laisse-moi t’aider…
À la lueur grisâtre de l’aube, avec pour seule tache de couleur la lumière verte qui auréolait son père, Richard ne bougea pas un cil.
— Tu ne peux pas m’aider, dit-il.
— Tu te trompes. Elle est avec nous. En sécurité.
Richard fit quelques pas en avant.
— En sécurité ?
— Oui ! Viens, et je te conduirai à elle…
Richard avança encore, l’épée traînant sur le sol derrière lui.
— Tu peux vraiment me conduire à elle ? demanda-t-il, des larmes aux yeux et la poitrine prise dans un étau.
— Oui, mon petit… Suis-moi. Elle t’attend.
— Et je pourrai être à ses côtés pour toujours ?
— Pour toujours…
Richard pénétra dans la lumière et approcha de son père, qui lui sourit avec sa chaleur coutumière.
Alors, le Sourcier leva son épée et la plongea dans le cœur de l’homme à qui il devait la vie. Stupéfait, le fantôme ne le quitta pas du regard.
— Combien de fois, cher père, devrai-je passer ton ombre au fil de mon épée ? demanda Richard, les dents serrées et la gorge nouée.
Les contours du spectre se brouillèrent et il disparut.
Une amère satisfaction remplaça la colère du Sourcier. Puis ce sentiment-là se dissipa aussi quand il reprit son chemin. D’un revers de la manche, il essuya les larmes qui ruisselaient sur ses joues crasseuses et ravala le nœud qui lui obstruait la gorge.
Sur la piste, la forêt l’enveloppa de son éternelle indifférence aux affaires des hommes.
Non sans peine, Richard remit au fourreau L’Épée de Vérité. À cause de ce mouvement, il remarqua que la pierre de nuit, à la pâle lumière de l’aube, brillait encore faiblement dans sa poche. Il la prit et la remit dans la bourse de cuir pour étouffer sa chiche lueur jaune.
Richard repartit en vacillant, une détermination nouvelle sur son visage ravagé. Quand il glissa une main sous sa chemise pour toucher le croc, il éprouva un sentiment de solitude comme il n’en avait jamais connu. Tous ses amis lui avaient été arrachés. Mais il avait compris que sa vie ne lui appartenait pas. Seul son devoir comptait. Il était le Sourcier, rien de plus et rien de moins. Pas un homme, mais un pion dans une terrifiante partie d’échecs. Un outil, comme son épée, pour aider les autres à connaître le bonheur qu’il avait seulement entrevu.
Il n’était pas différent des spectres de la frontière. Un messager de la mort.
Et il savait à qui délivrer son message !
Le Maître s’assit en tailleur dans l’herbe, le dos bien droit, et regarda brièvement l’enfant endormi. Les mains sur les genoux, paumes vers le haut, un sourire flotta sur ses lèvres quand il pensa à ce qui était arrivé à l’Inquisitrice Kahlan près de la frontière. La lumière du matin, qui pénétrait à flots par les fenêtres, faisait briller de toute leur splendeur les fleurs du jardin. Très lentement, Rahl porta une main à sa bouche, s’humidifia les doigts, se lissa les sourcils et laissa son bras retomber avec une grâce majestueuse. À l’idée de ce qu’il ferait bientôt à l’Inquisitrice, sa respiration s’accéléra un peu. Il se força à penser à des affaires plus urgentes et se calma très vite. Quand il agita langoureusement les doigts, le petit Carl ouvrit aussitôt les yeux.
— Bonjour, mon garçon, dit Rahl de sa voix la plus amicale. Je suis ravi de te retrouver.
Un sourire flottait toujours sur ses lèvres. Mais pour une raison bien différente…
Carl battit des paupières à cause de la lumière du soleil.
— Bonjour, dit-il en bâillant. (Puis il leva les yeux et pensa à ajouter :) Petit Père Rahl…
— Tu as très bien dormi, dit le Maître.
— Vous êtes resté toute la nuit ?
— Comme promis. Tu sais que je ne te mentirais pour rien au monde, Carl.
— Merci… (L’enfant baissa timidement la tête.) Je crois que j’ai été stupide d’avoir aussi peur.
— Non, non, ce n’était pas stupide. Je suis content d’avoir été là pour te rassurer…
— Quand j’ai peur du noir, mon père dit que je suis idiot !
— Dans la nuit rôdent des créatures qui risquent de t’attraper, dit Rahl, très sérieux. C’est très intelligent de ta part de le savoir, et tu as raison de t’en méfier. Ton père ferait bien de t’écouter et de retenir la leçon.
— Vraiment ! s’exclama Carl. (Rahl acquiesça.) C’est ce que je me disais…
— Quand on aime quelqu’un, il faut l’écouter.
— Mon père m’ordonne toujours de me taire.
— Je suis très surpris d’entendre ça. Je croyais que tes parents t’aimaient beaucoup.
— Oh, ils m’adorent ! La plupart du temps, en tout cas.
Le Maître attendit la suite, ses longs cheveux blonds brillant à la lumière du soleil et sa robe plus blanche que jamais sous cette clarté. Il y eut un long moment de silence.
— Mais j’en ai assez qu’ils me disent toujours ce que je dois faire, avoua enfin Carl.
— Il me semble, fit Rahl, le front plissé, que tu es en âge de réfléchir et de décider tout seul. Un garçon intelligent comme toi, presque un homme, et ils te donnent encore des ordres ! (Il secoua la tête, comme s’il ne parvenait pas à en croire ses oreilles.) Tu veux dire qu’ils te traitent comme un bébé ?
Carl approuva du chef puis tenta d’affiner sa description.
— Le plus souvent, ils sont quand même très gentils avec moi.
— Je suis ravi de l’entendre, soupira Rahl, l’air pas très convaincu. Voilà qui me soulage !
Carl leva les yeux vers les fenêtres inondées de soleil.
— Mais ils vont être furieux que je sois resté absent à si longtemps.
— Ils seront en colère contre toi quand tu rentreras ?
— Ça, c’est sûr ! Un jour, je jouais avec un ami et je suis revenu chez moi très tard. Ma mère était folle de rage. Mon père m’a flanqué des coups de ceinture pour me punir de les avoir fait se ronger les sangs.
— De ceinture ? Ton père t’a frappé ? (Rahl secoua encore la tête, se leva et tourna le dos à l’enfant.) Désolé, Carl, je ne savais pas que ces gens étaient comme ça…
— C’est parce qu’ils m’aiment, s’empressa d’ajouter Carl. Ils me l’ont dit : ils m’aiment, et à cause de moi, ils se font beaucoup de souci. (Rahl ne se retourna pas.) Vous ne croyez pas que c’est une preuve d’amour ?
Rahl s’humecta les doigts et les passa sur ses lèvres et sur ses sourcils. Puis il fit volte-face et se rassit près du gamin.
— Carl, souffla-t-il si bas que le petit garçon dut tendre l’oreille, tu as un chien ?
— Oui ! C’est une chienne, et elle s’appelle Polissonne. Quand je l’ai eue, c’était un tout petit chiot.
— Polissonne ? répéta Rahl, amusé. Il lui est déjà arrivé de se perdre ou de s’échapper ?
— Eh bien… Oui, une ou deux fois, quand elle était encore très jeune. Mais elle est toujours revenue le lendemain.
— Quand elle était absente, tu t’inquiétais ?
— Évidemment…
— Pourquoi ?
— Parce que je l’aime !
— Je vois… Et quand elle rentrait, que faisais-tu ?
— Je la prenais dans mes bras et je la serrais longtemps contre moi…
— Tu ne la frappais pas avec ta ceinture ?
— Non !
— Pourquoi ?
— Parce que je l’aime !
— Mais tu te faisais du souci quand même ?
— Oui.
— Résumons-nous : quand elle rentrait, tu serrais Polissonne dans tes bras parce que tu l’aimes et que tu t’étais inquiété ?
— Oui.
Rahl se pencha un peu vers l’enfant.
— Très bien… Si tu l’avais frappée avec ta ceinture, qu’aurait-elle fait, d’après toi ?
— Elle ne serait peut-être pas revenue, la fois d’après… Pourquoi retourner chez quelqu’un qui vous frappe ? Elle serait allée ailleurs, chez des gens qui l’aiment.
— Très bien raisonné, fit Rahl, pensif.
Des larmes aux yeux, Carl détourna la tête de Rahl et laissa libre cours à son chagrin. Le Maître attendit un peu puis lui caressa les cheveux.
— Carl, je ne voulais pas te faire de la peine… Mais tu dois savoir une chose : quand tout sera fini, et que tu retourneras chez toi, si tu as un jour besoin d’une autre maison, celle-là te sera toujours ouverte. Tu es un enfant formidable – un jeune homme formidable ! – et je serais fier que tu restes avec moi. Avec Polissonne, si tu veux. Je crois que tu es assez grand pour décider de ta vie. Tu pourras venir chez moi et en partir à ta guise.
— Merci, Petit Père Rahl.
— Et maintenant, que dirais-tu de manger un peu ?
— Oh, oui, je meurs de faim !
— Qu’est-ce qui te fait envie ? Tu peux avoir tout ce que tu veux !
— J’adore la tarte aux myrtilles, dit Carl après une courte réflexion. (Il baissa les yeux, attristé.) Mais je n’ai pas le droit d’en manger au petit déjeuner.
Rahl se leva d’un bond.
— De la tarte aux myrtilles ! Je cours t’en chercher !
Le Maître traversa le jardin pour gagner une petite porte latérale couverte de lierre. Le battant s’ouvrit à son approche et le bras musclé de Demmin Nass le retint pendant que Rahl franchissait le seuil. Un gruau à l’odeur nauséabonde cuisait dans un chaudron pendu sur les flammes d’une petite forge. Adossés à un mur, les deux gardes du corps, le front ruisselant de sueur, attendaient en silence.
— Seigneur Rahl, dit Demmin en inclinant la tête, j’espère que le petit garçon vous convient…
Rahl s’humecta les doigts et se lissa les sourcils.
— Il fera très bien l’affaire… Demmin, sers un bol de cette infâme bouillie, qu’elle refroidisse un peu.
Nass prit une louche et entreprit de remplir le bol.
— Si tout se passe bien, dit-il avec un sourire malsain, je vais vous quitter pour aller présenter vos respects à la reine Milena.
— Excellente idée. En chemin, va voir la femelle dragon et dis-lui que j’ai besoin d’elle.
— Elle ne m’aime pas, dit Nass en cessant soudain son travail.
— Elle n’aime personne ! Mais n’aie crainte, elle ne te dévorera pas. Elle sait qu’il ne faut pas abuser de ma patience.
— Elle voudra savoir quand vous aurez besoin d’elle, dit Nass en recommençant à jouer de la louche.
— Ça ne la regarde pas pour le moment. Répète-le-lui, tout simplement. Ajoute qu’elle devra venir quand je l’appellerai. En attendant, qu’elle se tienne prête. (Par une petite fente dans le mur, invisible grâce au lierre, il regarda ce que faisait l’enfant.) Mais tu devras être de retour dans deux semaines.
— C’est compris. (Demmin posa le bol de gruau sur une table.) Aurez-vous besoin de si longtemps, avec l’enfant ?
— Oui, si je veux pouvoir revenir du royaume des morts, répondit Rahl sans cesser de regarder par la fente. Il me faudra peut-être plus de temps. On ne mégote pas avec ça. Je dois obtenir sa confiance et entendre de sa bouche un serment de loyauté librement consenti.
— Nous avons un autre problème, dit Demmin en passant un pouce dans sa ceinture.
Rahl se retourna.
— C’est ta principale occupation, Demmin ? Chercher les problèmes avec une lanterne ?
— C’est comme ça que je garde la tête solidement attachée à mes épaules.
— Eh bien, espérons que ça durera, mon ami. Allez, je t’écoute…
Nass sauta d’un pied sur l’autre, un signe de grande nervosité.
— Hier soir, j’ai reçu un rapport sur le nuage-espion. Il a… hum… disparu.
— Comment ça, disparu ?
— En réalité, il a plutôt été… occulté. Absorbé par d’autres nuages, si j’ai bien compris.
Au grand dam de son second, Darken Rahl éclata de rire.
— Notre ami, le vieux sorcier… On dirait qu’il a repéré le nuage et recouru à un de ses trucs pour m’agacer. Il fallait s’y attendre. Ce n’est pas grave, mon cher. Un contretemps sans importance.
— Maître, c’était un moyen de trouver le grimoire. À part la dernière boîte, rien n’est plus vital !
— M’as-tu entendu dire que le grimoire n’avait pas d’importance ? Je parlais du nuage, bien sûr. Le livre est si crucial que je n’aurais pas tout misé sur un fichu nuage. D’après toi, comment l’ai-je attaché aux basques de Richard Cypher ?
— Le nuage ? Je n’en sais rien, maître. Mes talents n’ont rien à voir avec la magie…
— Ça, tu peux le dire ! (Rahl s’humecta de nouveau les doigts.) Il y a des années, avant d’être assassiné par ce maudit sorcier, mon père m’a parlé des boîtes d’Orden et du grimoire. Il a essayé de les retrouver, mais il n’était pas assez formé pour ça. C’était surtout un homme d’action, jamais aussi heureux que sur un champ de bataille. (Il chercha le regard de Nass.) Comme toi, mon colossal ami ! Il lui manquait les connaissances requises. Mais il était assez sage pour m’apprendre la supériorité du cerveau sur l’épée. En utilisant sa tête, on peut toujours vaincre ses ennemis, aussi nombreux soient-ils. Les meilleurs professeurs se sont chargés de mon éducation. Puis il a été assassiné ! (Rahl frappa du poing sur la table et s’empourpra de colère. Mais il se ressaisit vite.) Alors, j’ai étudié encore plus dur, pour réussir là où il avait échoué, et mettre la Maison Rahl à la place qui lui revient de droit : à la tête de tous les pays !
— Seigneur, vous avez réussi au-delà des espoirs les plus fous de votre père !
Rahl sourit et jeta un coup d’œil par la fente avant de continuer.
— Lors de mes études, j’ai découvert où était caché le Grimoire des Ombres Recensées : dans les Contrées du Milieu, de l’autre côté de la frontière. Mais je n’étais pas encore capable de traverser le royaume des morts pour aller le chercher. Alors, j’ai envoyé une bête le surveiller jusqu’au jour où je pourrais venir en prendre possession.
Il se redressa de toute sa taille et se retourna vers Demmin, l’air sinistre.
— Avant que j’aie pu le faire, un homme, George Cypher, a tué ma gardienne et volé le grimoire. Mon grimoire ! En guise de trophée, il a emporté un croc de la bête. Une erreur grossière, car la gardienne avait été envoyée là par magie. Ma magie, Demmin ! Et je peux la repérer facilement !
— C’est comme ça que vous avez su que Richard Cypher détenait le grimoire ?
— Oui. Le fils de George a l’ouvrage, et il porte en permanence le croc. Voilà comment je lui ai accroché le nuage aux basques. En le verrouillant sur le croc imprégné de ma magie ! Je pourrais déjà avoir récupéré le grimoire, mais j’ai dû m’occuper de choses plus urgentes. Le nuage m’a servi à ne pas perdre la trace de Richard Cypher. C’était très commode. Cela dit, l’affaire est de toute façon dans le sac : j’aurai le grimoire dès que je le déciderai. Sans le nuage, il me reste toujours le croc…
Rahl prit le bol de gruau et le tendit à Demmin.
— Goûte, pour voir si c’est assez froid. Je ne voudrais pas brûler le gosier du gamin.
Nass renifla le gruau et fit une moue écœurée. Il préféra le passer à un garde du corps, qui le goûta sans broncher puis hocha la tête.
— Cypher pourrait perdre le croc ou s’en débarrasser, dit Demmin. Alors, comment le retrouver ? Et le grimoire ? Pardonnez mon audace, seigneur, mais vous semblez vous fier un peu trop à la chance.
— Il m’arrive de laisser faire le destin, mon ami. Jamais la chance ! J’ai d’autres moyens de débusquer Richard Cypher.
— À présent, fit Demmin, soulagé, je comprends pourquoi vous ne vous inquiétez pas. Mais je ne savais rien de tout ça.
— Nous avons seulement effleuré la surface de l’océan des choses que tu ignores, Demmin. C’est pour ça que tu es à mon service et pas l’averse. Mais depuis notre enfance, tu es un ami fidèle, et tu mérites d’être rassuré. Beaucoup de questions urgentes me prennent mon temps. Et la magie ne peut pas attendre ! (Il désigna l’endroit où était l’enfant, derrière le mur.) Mais n’oublie pas : je sais où est le grimoire et j’ai fait ce qu’il fallait pour le récupérer quand ça me chantera. Pour l’instant, disons que Richard Cypher le garde en sécurité dans mon intérêt. Tu es content ?
— Oui, seigneur Rahl, dit Nass en baissant un instant les yeux. Mais sachez que j’ai osé vous parler parce que je veux vous voir réussir. Vous êtes de droit le maître de tous les pays ! Nous avons besoin que vous nous guidiez. Mon seul désir est de contribuer à votre victoire. Et je n’ai qu’une angoisse : vous décevoir !
Darken Rahl mit un bras autour des épaules de Nass et étudia son visage grêlé de petite vérole.
— Si seulement j’avais plus d’amis comme toi ! (Il lâcha le colosse et ramassa le bol.) Va, à présent, et annonce à la reine Milena que ses conditions sont acceptées. Et n’oublie pas de prévenir la femelle dragon ! (Un demi-sourire flotta sur les lèvres de Rahl.) Surtout, que tes petites… hum… faiblesses… ne retardent pas ton retour !
Nass fit une révérence.
— Seigneur Rahl, merci de m’accorder l’honneur de vous servir.
Le colosse sortit par la porte de derrière. Darken Rahl retourna dans le jardin, laissant ses gardes du corps crever de chaud dans la pièce de la forge.
Il prit sa corne à gaver et approcha du petit garçon.
Long tube en laiton étroit à un bout et évasé à l’autre, la corne était équipée de deux pieds qui la tenaient en hauteur, afin que le gruau glisse plus facilement. Rahl la posa devant l’enfant, la partie étroite devant sa bouche.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Carl. Une corne ?
— Oui, c’est ça. Très bien vu, Carl ! Elle sert à nourrir et jouera un rôle très important dans notre cérémonie. Les autres braves garçons qui ont aidé les gens, avant toi, ont trouvé que c’était une façon amusante de manger. Tu prends la partie étroite dans ta bouche, et moi, je verse la nourriture en haut.
— Et ça marche ? demanda Carl, sceptique.
— Très bien tu verras ! En plus, je t’ai trouvé une tarte aux myrtilles qui venait de sortir du four.
— Formidable ! s’écria Carl avant de prendre l’embout entre ses lèvres.
Rahl passa trois fois la main au-dessus du gruau pour modifier son goût, puis il baissa les yeux sur l’enfant.
— J’ai dû l’écraser pour qu’elle passe à travers la corne. J’espère que ça ira ?
— Je fais toujours ça avec ma fourchette, dit Carl, tout content, avant de remettre les lèvres sur la corne.
Rahl versa un peu de gruau dans la partie évasée. Quand la bouillie arriva dans sa bouche, le gamin la mâchouilla avec enthousiasme.
— C’est délicieux ! La meilleure tarte que j’aie jamais mangée !
— J’en suis ravi, dit Rahl avec un sourire modeste. C’est une recette à moi. Je craignais qu’elle ne soit pas aussi bonne que celle de ta mère.
— Elle est meilleure ! Je peux en avoir encore ?
— Bien sûr, fiston. Avec le Petit Père Rahl, on en a toujours encore…