Chapitre 43

 

Bien que son épée fut au fourreau, Richard puisait déjà dans sa magie. La colère déferlant en lui, il s’immergea dans un monde de silence qui n’appartenait qu’à lui. Un univers où il n’était plus qu’une chose : le messager de la mort.

Verna blêmit quand elle vit Du Chaillu derrière le Sourcier. Elle devint carrément blanche comme un linge lorsque le jeune homme, sans un mot pour elle, décrocha l’arc fixé à sa selle, le banda en grognant sous l’effort, et tira deux flèches à tête métallique de son carquois.

Tous les regards se rivèrent sur lui, y compris ceux des femmes en noir et de la Reine Mère.

— Richard, qu’as-tu l’intention de…

— Taisez-vous !

L’arc et les flèches dans une main, le jeune homme sauta en selle et se tourna vers la souveraine.

— J’ai parlé aux esprits !

La main de la grande femme glissa vers la corde de la cloche. Le signal que Richard attendait. Il lui avait laissé une chance, et elle refusait de la saisir.

Il lâcha la bride à sa magie.

Vif comme l’éclair, il encocha une flèche, banda l’arc et tira.

Le projectile siffla dans l’air. Alors qu’un cri de surprise montait de la foule, le Sourcier encocha sa deuxième flèche. Avec un bruit sourd, la première fit mouche. La Reine Mère cria de douleur. S’enfonçant dans son poignet, la tête métallique le transperça, lui clouant la main droite au poteau. Entêtée, elle tendit la gauche vers la corde.

— Continuez, dit Richard, et la flèche suivante se plantera dans votre œil droit !

Les femmes en noir se jetèrent à genoux en gémissant. La Reine Mère se pétrifia…

La rage faisait bouillir les entrailles du Sourcier. Pourtant, son visage resta de marbre.

— Je vais vous dire ce qu’ont ordonné les esprits !

— Nous t’écoutons, soupira la souveraine en laissant glisser sa main indemne le long de son flanc.

Richard garda son arc armé. S’il visait une cible bien particulière, sa colère englobait tous les Majendies.

Jusque-là, sa rage avait toujours été concentrée sur un ennemi spécifique. Aujourd’hui, c’était différent. Elle visait tous ceux, dans ce royaume, qui prenaient part aux sacrifices humains. Ou qui les approuvaient… Une colère universelle.

Bien plus dévastatrice, car elle aspirait davantage de magie.

À moins que son entraînement avec Verna ait amélioré ses capacités de concentration. Quoi qu’il en fût, il tirait plus de magie de l’arme qu’il ne l’aurait cru possible. Un pouvoir terrifiant faisait vibrer l’air autour de lui.

Les guerriers reculèrent et les femmes en noir se turent. Le visage de la Reine Mère, frappant contraste avec sa tenue noire, semblait aussi blanc que du lait.

Un millier de personnes, terrorisées par un seul homme.

— Les esprits ne veulent plus de sacrifices ! tonna Richard. Ces actes ne prouvent pas votre dévotion, mais simplement que vous êtes capables de tuer. À partir d’aujourd’hui, vous montrerez votre respect aux esprits en épargnant les Baka Ban Mana. Sinon, la vengeance divine sera terrible. Obéissez, si vous ne voulez pas que la misère et la mort s’abattent sur les Majendies !

Voyant que les guerriers approchaient, il les foudroya du regard.

— Esquissez un geste contre moi ou mes compagnes, et la Reine Mère mourra ! (Les hommes se regardèrent, comme pour se donner du courage.) Vous me tuerez, c’est sûr, mais pas assez vite pour m’empêcher de tirer. Vous avez vu mon premier coup. La magie guide ma main, et je ne manque jamais ma cible.

Les Majendies reculèrent.

— Laissez-le ! cria la Reine Mère. Et écoutons-le !

— Je n’ai rien à ajouter. Les esprits ont parlé et vous obéirez !

— Nous vérifierons auprès d’eux…, menaça la souveraine.

— Vous oseriez les insulter ? Prouver que vous n’écoutez pas leurs paroles, mais celles que vous placez dans leurs bouches ?

— Mais nous devons…

— Je ne suis pas là pour marchander en leur nom. Ils veulent que je remette le couteau sacré à cette femme et qu’elle le rapporte aux siens. Ainsi, ils sauront que les Majendies ne les traqueront plus.

» Les esprits vous manifesteront leur colère en volant les graines que vous semez. Quand vous aurez envoyé des émissaires aux Baka Ban Mana, pour les assurer de vos intentions pacifiques, vous pourrez de nouveau ensemencer vos champs. Si vous désobéissez, la famine s’abattra sur vous.

» À présent, nous allons partir. Reine Mère, donnez-moi votre parole d’honneur que nous n’aurons rien à redouter sur vos terres. Si vous refusez, je lâcherai ma flèche…

— Nous devons réfléchir…

— Je vais compter jusqu’à trois pour vous laisser le temps de méditer. Un, deux, trois ! (La reine, ses suivantes et la foule poussèrent un cri d’horreur.) Votre réponse ?

La Reine Mère leva la main gauche, implorant Richard de ne pas tirer.

— Partez en paix ! Je jure sur mon honneur qu’il ne vous arrivera rien.

— Une sage décision, Majesté.

La reine serra le poing et le brandit vers les trois étrangers.

— Mais notre pacte avec le palais est rompu ! Quittez notre pays le plus vite possible, et ne revenez jamais. Vous êtes bannis !

— Qu’il en soit ainsi, dit Richard. Mais tenez votre promesse, ou vous le paierez cher.

Debout sur ses étriers, il tira le couteau sacré de sa ceinture et le leva au-dessus de sa tête pour que tous le voient.

— Cette femme remettra l’arme à son peuple, et lui répétera les paroles des esprits. Les Baka Ban Mana devront cesser de vous faire la guerre, et vous ne les attaquerez plus. Que la paix règne entre vous. N’oubliez pas : les esprits veillent et ils frapperont si vous désobéissez.

» Exécutez mes ordres ou affrontez ce que je déchaînerai sur vous ! conclut Richard d’une voix portée par la magie jusqu’au coin le plus reculé de la place.

L’onde de son pouvoir, incarnation sans substance mais bien réelle de son indignation, fit trembler tous les Majendies.

Quand il sauta de son cheval, les guerriers reculèrent de nouveau.

Verna était muette de rage. Tétanisée, elle ne bougeait plus un cil, les poings agressivement tendus.

— À cheval, ma sœur ! On s’en va !

— Tu es fou ! lâcha Verna entre ses mâchoires serrées. Nous n’allons pas…

— Si vous avez envie de vous disputer, ma sœur, restez donc ici, et querellez-vous avec les Majendies. Je suis sûr qu’ils vous donneront volontiers la réplique. Je vais au palais pour me débarrasser du Rada’Han. Vous voulez m’accompagner ? Alors, montez sur ce cheval !

— Nous n’irons nulle part ! La reine nous a bannis. Nous n’atteindrons jamais la frontière du territoire des Majendies.

Richard désigna Du Chaillu.

— Elle nous guidera jusqu’au Palais des Prophètes à travers son pays !

La Baka Ban Mana croisa les bras et sourit triomphalement à la Sœur de la Lumière.

— Tu es cinglé ! Nous ne pourrons pas…

— Assez ! explosa Richard, toujours animé par la magie de l’épée. Venez ou non, moi, je m’en vais !

Sous le regard intéressé de Du Chaillu, il glissa le couteau sacré dans sa ceinture en peau de daim.

— Je t’ai sauvée et chargée d’une mission, dit-il. Tu t’en acquitteras dignement ! En selle, toi aussi !

Du Chaillu décroisa les bras, jeta un regard angoissé au cheval, puis se tourna vers Richard et leva le menton, l’air pincé.

— Pas question que je monte sur cet animal. Il pue !

— Moins que toi ! rugit Richard. En selle !

La Baka Ban Mana sursauta, les yeux ronds de frayeur.

— À présent, je sais ce qu’est un Sourcier, grommela-t-elle en enfourchant Géraldine.

Verna était déjà perchée sur Jessup.

Richard sauta sur Bonnie et la lança au galop. Les deux autres montures suivirent le mouvement.

Toujours furieux, Richard espéra que quelqu’un essaierait de l’arrêter, histoire qu’il se défoule un peu.

Personne ne s’y risqua.

 

— Par pitié, gémit Du Chaillu, la nuit est presque tombée. On ne pourrait pas camper ? Ou au moins faire une pause, que je puisse me dégourdir les jambes ? J’ai si mal aux fesses !

Raide comme un bout de bois sur sa monture, la pauvre encaissait rudement les creux et les bosses du terrain.

Richard jeta un coup d’œil au soleil couchant. Verna les suivait à quelque distance, et il ne se retourna pas pour la regarder. Avec la pénombre, sa rage commençait à s’apaiser. Mais il avait cru qu’elle ne le quitterait jamais.

N’osant pas se lâcher d’une main, Du Chaillu désigna du menton un point, sur la droite du Sourcier.

— Par là, il y a un étang entouré de roseaux, et un endroit où camper.

— Tu es sûre que nous sommes sur le territoire de ton peuple ?

— Depuis deux ou trois heures, oui… C’est mon pays, je sais ce que je dis.

— Très bien. On s’arrête pour la nuit.

Richard tint les rênes de Géraldine pendant que Du Chaillu se laissait tomber lourdement à terre. Où elle se massa les fesses en gémissant.

— Si tu me forces à chevaucher, demain, je jure que je te mordrai !

Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté la ville des Majendies, Richard réussit à sourire.

Sautant à terre, il entreprit de desseller les chevaux et envoya Du Chaillu puiser de l’eau avec une outre.

Verna ramassa du bois et utilisa sa magie pour faire un feu.

Quand il se fut occupé des montures, Richard les attacha en leur laissant beaucoup de mou pour qu’elles puissent brouter à leur guise.

— Je crois que des présentations s’imposent, déclara le Sourcier quand la Baka Ban Mana revint. Sœur Verna, voilà mon amie Du Chaillu. Du Chaillu, c’est la sœur Verna…

Verna semblait de meilleure humeur – ou capable de dissimuler sa colère.

— Du Chaillu, dit-elle, je suis contente que tu n’aies pas dû mourir aujourd’hui.

La Baka Ban Mana se rembrunit. Richard se souvint qu’elle prenait les Sœurs de la Lumière pour des sorcières…

— Mais mon cœur saigne, ajouta Verna, quand je pense à tous ceux qui périront à ta place.

— Vous n’êtes pas contente du tout ! Vous auriez aimé qu’on me décapite. Si les Baka Ban Mana disparaissaient, vous seriez ravie.

— C’est faux… Je ne souhaite la mort de personne. Mais comme je ne pourrai pas vous en convaincre, pensez ce que vous voulez.

Du Chaillu tira le couteau sacré de sa ceinture et en plaça la garde sous les yeux de Verna.

— Vous voyez ces dessins ? Ils m’ont gardée prisonnière pendant trois lunes, et j’ai subi tout ça. Plusieurs fois !

— Du Chaillu, j’aimerais te persuader que j’abomine ce qu’ils t’ont fait et le sort qu’ils te réservaient. Il y a en ce monde beaucoup de choses qui me révulsent. Hélas, je n’y peux rien changer. Parfois, je dois même les tolérer au nom d’intérêts supérieurs…

— Mon ventre ne saigne plus depuis deux lunes…, souffla Du Chaillu. Ces chiens m’ont fait un enfant ! Il faudra que j’aille voir les sages-femmes pour m’en débarrasser. Heureusement, elles connaissent des herbes qui…

— S’il vous plaît, Du Chaillu, fit Verna, les mains jointes, ne faites pas ça ! Un enfant est un cadeau du Créateur. Ne le refusez pas !

— Un cadeau ? Votre Créateur a une drôle de façon de combler les gens de bienfaits !

— Mon amie, intervint Richard, jusqu’à aujourd’hui, les Majendies ont tué tous les Baka Ban Mana qu’ils capturaient. Tu seras la première à revenir, et il n’y aura plus de sacrifices. Considère cet enfant comme le symbole de la nouvelle ère qui s’ouvre pour vos deux peuples. Avec la fin des tueries, tous les petits grandiront en paix. Laisse vivre celui-là. Il n’a pas fait de mal.

— Son père en a fait pour lui !

— Les fautes du père ne retombent pas nécessairement sur la tête du fils, insista Richard, très mal à l’aise.

— C’est faux ! Quand le père est mauvais, l’enfant suit le même chemin.

— Tu te trompes, Du Chaillu, dit Verna, passant au tutoiement. Le père de Richard était un monstre qui a tué beaucoup d’innocents. Pourtant, son fils consacre sa vie à aider les autres. Sa mère savait que le mal ne se transmet pas ainsi. Elle a aimé le fils, bien que le père l’ait violée. Grâce à cet amour, Richard est devenu un homme de bien. C’est pour ça que tu es encore vivante. Élève bien ton enfant, et tu verras que j’ai raison.

— C’est vrai ? demanda Du Chaillu au Sourcier. Ta mère a subi les assauts d’un sale porc ?

Le jeune homme parvint à peine à hocher la tête.

— Je vais réfléchir à tout ça, fit Du Chaillu en se massant le ventre. Tu m’as sauvée, donc je dois tenir compte de ton avis.

— Quoi que tu décides, je suis sûr que ce sera pour le mieux.

— Si elle vit assez longtemps pour trancher, lâcha Verna. Richard, tu as proféré des menaces en l’air. Quand les Majendies ensemenceront leurs champs, et qu’il ne se passera rien, ils ne redouteront plus la famine dont tu leur as parlé. Oubliant tes autres divagations, ils recommenceront à combattre les Baka Ban Mana. Et ils s’en prendront aussi à mon peuple.

Richard enleva de son cou le sifflet de l’Homme Oiseau.

— À votre place, ma sœur, je n’affirmerais pas qu’il ne se passera rien. Parce que vous n’avez encore rien vu ! (Il passa la lanière de cuir autour du cou de Du Chaillu.) On m’a offert ce sifflet. À présent, je te le donne, afin de mettre un terme aux massacres. Avec cet objet magique, tu pourras appeler des multitudes d’oiseaux. Plus que tu n’en as jamais vu de ta vie.

» Tu devras aller près des champs, et bien te cacher. Au coucher du soleil, souffle dans le sifflet magique. Tu n’entendras rien, mais les habitants du ciel viendront. Pense à tous ceux que tu connais, et ne cesse pas de souffler tant qu’ils n’arrivent pas.

— Un sifflet magique ? Les oiseaux viendront vraiment ?

— Ça, je te l’assure, fit Richard, amusé au souvenir de ses mésaventures aviaires. Personne n’entendra le son, à part eux. Du coup, les Majendies ne sauront pas que tu y es pour quelque chose. Les oiseaux, affamés, dévoreront les graines. À chaque nouvelle tentative de semailles, il te suffira de recommencer.

— Et tous ces porcs crèveront de faim !

— Non ! Je te fais un présent pour que les tueries cessent. Dès que les Majendies auront accepté de vivre en paix avec ton peuple, tu arrêteras d’appeler les oiseaux. Si vos ennemis respectent leurs engagements, vous devrez être fidèles aux vôtres. Tu comprends ?

Il brandit un index devant le nez de la Baka Ban Mana.

— Si tu fais un mauvais usage de mon cadeau, je reviendrai, et j’userai d’une autre magie sur ton peuple. J’ai confiance en toi. Ne me déçois pas.

Du Chaillu baissa les yeux.

— Je ferai ce que tu as dit… (Elle glissa le sifflet sous sa robe.) Merci d’apporter la paix à mon peuple.

— La paix est mon plus grand espoir.

— Quel idéaliste ! grogna Verna en foudroyant Richard du regard. Tu crois que c’est si simple ? Après trois mille ans de conflit, il suffirait que tu décrètes que c’est terminé ? Bref, tu te montres, et les gens changent aussitôt ? Tu es un gamin naïf, Richard. Même si les crimes du père ne pèsent pas sur le fils, ta façon simpliste de voir les choses est tout aussi dangereuse.

— Ma sœur, si vous avez cru que je participerais à un sacrifice humain, vous me connaissez très mal. Quel crime ai-je commis ? Quelle vie ai-je mise en danger ?

Verna eut un sourire mauvais.

— D’abord, si nous n’aidons pas ceux qui ont le don, ils meurent, comme ça risque de t’arriver. Comment les conduirons-nous au palais, désormais ? Traverser le territoire des Majendies nous est interdit… (Elle regarda Du Chaillu.) Cette femme a promis de te guider. Elle n’a jamais dit que d’autres pourraient passer. Beaucoup de jeunes garçons périront à cause de toi.

Richard tenta de réfléchir, mais la magie de l’épée l’avait vidé de ses forces. Son seul désir ? Dormir comme une masse ! Pas résoudre des problèmes compliqués.

Il se tourna pourtant vers Du Chaillu.

— Quand tu parleras de paix avec les Majendies, avant de les laisser ensemencer de nouveau leurs champs, il faudra ajouter une autre condition. Pour les remercier d’avoir contribué à la fin des massacres, ils devront laisser le passage aux Sœurs de la Lumière. (La Baka Ban Mana hésita puis acquiesça.) Et ton peuple promettra la même chose. Vous êtes satisfaite, ma sœur ?

— Dans la vallée des Ames Perdues, quand tu as tué un monstre, un millier de serpents sont sortis de son cadavre. Il en ira de même pour cette affaire.

» J’aurais du mal à recenser tous les mensonges que tu as proférés aujourd’hui, Richard. Je t’ai pourtant interdit de mentir, et ordonné de ne pas abattre ta hache. Mais tu ne m’as pas écoutée. Combien de règles as-tu violées en quelques heures ? Tes actes n’ont pas mis un terme aux tueries. Bien au contraire…

— Pour ces choses, ma sœur, je suis le Sourcier, pas votre étudiant. Et le Sourcier ne tolère pas les sacrifices humains. En aucun cas ! Tout ce que vous m’opposez ne suffit pas à justifier des meurtres. Je ne ferai aucun compromis à ce sujet. Et je doute que vous me punissiez pour avoir retiré un caillou de votre chaussure.

— Les Sœurs de la Lumière n’ont pas le pouvoir de changer les choses, Richard. Pour sauver des vies, nous avons dû tolérer une situation vieille de trois mille ans. J’avoue que je détestais ça. En un sens, je suis ravie que tu aies agi à notre place. Mais ça ne change rien aux drames que ça provoquera. Ni aux vies que ça coûtera. Tu m’as dit que tenir la laisse de ton Rada’Han serait pire que de le porter. Eh bien, tu avais raison ! (Les yeux de Verna s’embuèrent.) À cause de toi, ce qui compte le plus dans ma vie – ma vocation – est devenu un calvaire.

» Je n’ai même plus envie de te punir, Richard. Dans quelques jours, nous arriverons au palais, et j’en aurai fini avec toi. D’autres se chargeront du fardeau ! Nous verrons comment elles réagissent quand tu leur déplais. À mon avis, elles seront beaucoup moins tolérantes que moi. Elles n’hésiteront pas à se servir du Rada’Han. Malgré cela, elles regretteront aussi d’avoir dû tenir ta laisse. Et d’avoir tenté de t’aider.

Richard se détourna et contempla la forêt de chênes vénérables.

— Je suis navré que vous en soyez là, ma sœur, même si je comprends votre réaction. C’est vrai, je me suis rebellé contre vous. Pourtant, aujourd’hui, l’enjeu n’était pas notre relation, mais la justice. Puisque vous devez me former, j’espère que vous partagez cette vision de la morale. Les Sœurs, j’en suis sûr, n’enseigneraient pas la magie à quelqu’un dont les convictions varient au hasard des circonstances. Je ne m’en suis pas pris à vous, sœur Verna. Mais je ne pourrais plus me regarder en face si j’assistais à un meurtre sans broncher, et encore moins si j’y participais.

— Je sais, Richard. Hélas, ça ne change rien, car le mal reste le même… (Elle approcha de leurs paquetages, fouilla dans une sacoche et en sortit un pain de savon.) Je vais préparer un ragoût et faire cuire un bannock. (Elle lança le savon à Richard.) Du Chaillu a besoin de se laver.

— Quand j’étais enchaînée, grogna la Baka Ban Mana, les porcs qui se servaient de mon corps ne m’ont pas proposé de prendre un bain, histoire que je sente la rose pour vous !

— Je ne voulais pas t’offenser, Du Chaillu. Mais à ta place, je serais pressée de me débarrasser de la souillure de ces hommes…

— Si vous présentez les choses comme ça, c’est différent… (La jeune femme prit le savon à Richard.) Tu pues le cheval, Sourcier ! Si tu ne te laves pas, je refuserai de m’asseoir près de toi.

— Alors, pour ne pas entrer en guerre contre toi, je veux bien aller à l’eau !

La Baka Ban Mana partit en direction de l’étang. Richard la suivit, mais Verna le retint en l’appelant à mi-voix.

— Depuis trois mille ans, son peuple a tué tous les « magiciens » qui lui sont tombés entre les mains. Ce n’est pas le moment de te donner un cours d’histoire, mais les vieilles habitudes ont la vie dure. Ne lui tourne pas le dos, Richard. Tôt ou tard, elle tentera de te planter un couteau entre les omoplates.

Le ton égal de Verna, paradoxalement, donna la chair de poule au Sourcier.

— Je ferai attention, ma sœur. Ainsi, vous pourrez me livrer au palais, et vous débarrasser d’un sacré poids mort !

Richard courut vers l’étang et rattrapa Du Chaillu alors qu’elle marchait encore dans les roseaux.

— Pourquoi appelles-tu ce vêtement une robe de prière ?

La Baka Ban Mana tendit les bras pour laisser le vent jouer avec les bandes de tissu multicolores.

— Ce sont des prières…

— Quoi ? Ces morceaux de tissu ?

— Chacun d’eux, oui… Quand le vent les fait voleter, ils envoient des messages aux esprits.

— Et que disent-ils, ces messages ?

— Tous expriment le même désir, venu du cœur des gens qui me les ont confiés. Une supplique pour qu’on nous rende notre terre.

— Votre terre ? Je croyais que nous étions dans ton pays.

— Non. Nous vivons ici, mais ce n’est pas notre pays. Il y a très longtemps, des magiciens nous ont chassés de chez nous et exilés ici.

Ils atteignirent les berges de l’étang et contemplèrent un moment l’onde ridée par le vent.

— Où était votre pays ?

— Nos ancêtres vivaient là-bas… (Du Chaillu tendit un bras en direction de la vallée des Ames Perdues.) Au-delà du territoire des Majendies. J’essayais d’aller dans notre ancienne patrie, pour demander aux esprits de nous aider a la reconquérir. Mais j’ai été capturée, et je n’ai pas pu remplir ma mission.

— Comment les esprits pourraient-ils vous aider ?

— Je n’en sais rien… Les anciens mots disent simplement que nous devons y envoyer l’un des nôtres chaque année. Un jour, nous retrouverons notre terre natale…

Du Chaillu défit sa ceinture et la laissa glisser sur le sol. Avec une grâce troublante, elle lança le couteau sacré, qui se planta docilement dans une souche.

— Comment la retrouverez-vous ? insista Richard.

— Les esprits nous enverront notre maître !

— Je croyais que les Baka Ban Mana n’en avaient pas.

— Parce que les esprits ne nous l’ont pas encore envoyé !

Alors que le Sourcier essayait de comprendre cet étrange discours, la jeune femme leva les bras et commença à retirer sa robe.

— Que fais-tu ? s’écria Richard.

— C’est moi que je veux laver, pas mes habits.

— Peut-être, mais pas devant mes yeux !

— Tu m’as déjà vue, et il ne ma rien poussé de nouveau depuis ce matin. (Elle leva les yeux sur son compagnon.) Et voilà, tu es encore tout rouge !

— Va derrière ces roseaux ! ordonna Richard. Moi, je me laverai de l’autre côté.

— Mais nous n’avons qu’un savon !

— Tu me le lanceras quand tu auras fini.

Du Chaillu vint se camper devant son sauveur. Il essaya de filer, mais elle s’accrocha à lui, s’attaquant aux boutons de sa chemise.

— Comment me frotterai-je le dos ? En plus, ça n’est pas juste ! Tu m’as vu nue, donc j’ai le droit de savoir à quoi tu ressembles sans tes vêtements. Je parie que c’est pour ça que tu rougis : tu sais que c’est de la triche. Mais tu vas te sentir beaucoup mieux, tu verras…

Richard écarta les mains de la jeune femme.

— Arrête ça, Du Chaillu ! Ce n’est pas convenable. Chez moi, les hommes et les femmes ne se baignent pas ensemble. Ça ne se fait pas, un point c’est tout !

— Je n’ai jamais vu un type aussi pudibond que toi ! Même mon troisième mari…

— Tu as eu trois époux ?

— Non, j’en ai cinq.

— « J’en ai » ? Que signifie ce verbe au présent ?

Du Chaillu le regarda comme s’il venait de lui demander si les arbres poussaient dans la forêt.

— J’ai cinq maris… et des enfants.

— Combien ?

— Trois. Deux filles et un garçon. (La jeune femme sourit tendrement.) Il y a longtemps que je ne les ai pas serrés dans mes bras. (Elle se rembrunit.) Les pauvres petits ont dû pleurer toutes les nuits, certains que j’étais morte. Personne n’avait jamais échappé aux Majendies. (Elle sourit de nouveau.) À mon retour, mes époux tireront au sort pour savoir lequel tentera le premier de me faire un nouvel enfant. Hélas, un porc de Majendie s’en est déjà chargé.

— Tout ira pour le mieux, tu verras, dit Richard en tendant le savon à son amie. Va te laver. Je resterai de ce côté des roseaux.

Il se délassa dans l’eau fraîche, attendant le retour du savon. La brume qui se formait sur l’étang gagnait lentement les arbres environnants.

— Je n’avais jamais entendu parler d’une femme mariée à plusieurs hommes. Toutes les Baka Ban Mana sont comme toi ?

— Non. Je suis la seule.

— Pourquoi ?

— Parce que je porte la robe de prière, bien entendu !

— Eh bien, ça paraît un peu…

Richard ne finit pas sa phrase. Surgissant d’entre les roseaux, Du Chaillu nageait voluptueusement vers lui.

— Si tu veux le savon, il faut me laver le dos d’abord !

Le Sourcier lâcha un soupir résigné.

— D’accord… Mais quand ce sera fait, tu retourneras derrière les roseaux.

— Si tu me frottes bien, gloussa la jeune femme.

Quand elle s’estima correctement lavée, elle sortit de l’eau et alla s’habiller pendant que Richard se savonnait consciencieusement.

Quand il eut terminé et entrepris de se sécher, puis de se vêtir, elle lui cria de se dépêcher, parce qu’elle mourait de faim.

Il boucla sa ceinture, et, sa chemise sur l’épaule, accéléra le pas pour la rattraper, l’estomac titillé par de délicieuses odeurs de cuisine.

Une fois propre, Du Chaillu était franchement agréable à regarder. Les cheveux démêlés, elle ne ressemblait plus à une sauvage, mais à une personne pleine de noblesse.

La nuit n’était pas entièrement tombée, mais ça ne tarderait plus. Avec la brume, on distinguait à peine les arbres à dix pas de distance.

Verna se leva pour les accueillir.

Richard commença à enfiler sa chemise.

Il se pétrifia en voyant la sœur écarquiller les yeux et pâlir. Elle fixait sa poitrine, qu’elle n’avait jamais vue.

Là où s’étendait l’empreinte de main noircie. La marque qui lui rappelait sans cesse l’identité de son père.

— Où t’es-tu fait ça ? demanda Verna d’une voix tremblante.

Du Chaillu aussi regardait la marque.

— Je vous l’ai déjà dit, grogna Richard en finissant de mettre sa chemise. Darken Rahl m’a brûlé avec sa main. Mais selon vous, j’ai eu des visions…

Verna leva lentement les yeux. Jusque-là, le Sourcier n’y avait jamais lu une telle panique animale.

— Richard, ne montre ça à personne au palais, à par la Dame Abbesse. Elle saura quoi faire. Mais les autres ne doivent pas voir cette cicatrice ! Tu m’entends ?

— Pourquoi ?

— Parce que tu serais exécuté ! C’est la marque de Celui Qui N’A Pas De Nom. Les fautes du père…

Au loin, des loups hurlèrent à la mort.

— Des gens vont mourir ce soir…, souffla soudain Du Chaillu.

— Que racontes-tu ? grogna Richard.

— Les loups… Quand ils crient comme ça dans la brume, ils annoncent que des êtres humains périront de mort violente pendant la nuit. Également dans la brume…

La pierre des larmes - Tome 2
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