Chapitre 12
Une tête tachetée de gris avançait vers eux, fendant les hautes herbes. Qui que soit son propriétaire, il n’était pas bien grand.
Un autre grinceur ? se demanda Kahlan. À cette idée, elle arma son arc, puis s’avisa qu’une flèche, contre un monstre de cette espèce, n’aurait aucune efficacité. Devait-elle de nouveau faire appel à la Rage du Sang ?
— Attends ! dit Richard en levant un bras.
Une silhouette courtaude apparut. Les bras et les pieds démesurément longs, la créature qui approchait n’avait pas un poil sur le corps. Simplement vêtue d’un pantalon tenu par des bretelles, elle avançait d’une démarche chaloupée et ses yeux jaunes s’écarquillèrent lorsque Kahlan pointa sa flèche à leur niveau.
— Jolie dame ! s’exclama l’être avec un sourire qui dévoila ses crocs pointus.
— Samuel, grogna Richard en reconnaissant le compagnon de Shota. Que fiches-tu ici ?
— L’épée ! À moi ! Donne ! siffla la créature en tendant la main.
Richard pointa la lame, menaçant. Avec une grimace, Samuel retira son bras.
— Que fiches-tu ici ? répéta Richard, l’épée venant titiller le repli de peau qui pendait sous le cou du compagnon.
— Maîtresse veut te voir, dit Samuel, les yeux brillant de haine.
— Eh bien, tu devras rentrer seul chez toi. Pas question que nous allions dans l’Allonge d’Agaden.
— Maîtresse n’est pas dans l’Allonge, dit Samuel. (Il se retourna, se dressa sur la pointe des orteils et pointa un index anormalement long vers l’endroit où se dressait le village du Peuple d’Adobe.) Maîtresse t’attend là-bas. Où vivent tous ces gens… (Il fit volte-face et regarda Richard.) Si tu ne viens pas, elle les tuera et Samuel pourra se faire un grand ragoût.
— Si elle a blessé quelqu’un… ! feula Richard.
— Elle ne leur fera rien… si tu viens.
— Que veut-elle ?
— Toi !
— Pourquoi ?
— Elle ne me l’a pas dit. Juste de venir te chercher.
— Richard, intervint Kahlan, son arc à demi désarmé, Shota a juré qu’elle te tuerait si tu croisais de nouveau son chemin.
— Non, elle a dit qu’elle me tuerait si je revenais dans l’Allonge d’Agaden. C’est différent…
— Mais…
— Si je n’obéis pas, elle massacrera nos amis. Tu doutes qu’elle le fasse ?
— Non, mais elle risque de te tuer, toi.
— Me tuer ? Ça m’étonnerait. Shota m’aime bien parce que je lui ai sauvé la vie. Indirectement, en tout cas.
Kahlan se raidit. Shota avait tenté d’ensorceler Richard et elle n’était pas près de lui pardonner ça. À part les Sœurs de la Lumière, c’était la dernière personne au monde qu’elle avait envie de revoir en ce moment… et jusqu’à la fin de ses jours.
— Je n’aime pas ça…
— Si tu as une meilleure idée, je t’écoute.
— Nous n’avons pas le choix, on dirait ! Mais que je ne la voie pas te tripoter !
Richard jeta un regard étonné à Kahlan, puis il se tourna vers le compagnon de la voyante.
— Passe devant, Samuel, et n’oublie pas lequel de nous deux tient l’épée. Tu te souviens de ce que je t’ai dit la dernière fois ? Tente un mauvais coup, et je mangerai du ragoût de Samuel ce soir.
Samuel regarda la lame. Puis, sans un mot, il se retourna et jeta un coup d’œil derrière lui pour s’assurer que les deux jeunes gens le suivaient. Richard garda son épée au poing, mit son arc sur son épaule et se plaça entre Kahlan et Samuel, La colère de l’arme faisait toujours briller ses yeux.
— Elle a intérêt à ne plus me recouvrir de serpents ! dit Kahlan dans le dos du Sourcier. Plus jamais de serpents ! Et je ne plaisante pas !
— Comme si nous y pouvions quelque chose… marmonna Richard.
Il faisait presque nuit quand ils atteignirent le village. Arrivant par l’est, ils remarquèrent aussitôt que toute la population s’était massée à l’extrémité ouest de la place, protégée par une ligne de chasseurs debout épaule contre épaule. Le Peuple d’Adobe, Kahlan le savait, était terrorisé par la voyante. Ici, on ne prononçait même pas son nom à voix haute.
Cela dit, tous les gens qu’elle connaissait, elle comprise, avaient peur de Shota. Cette horrible femme l’aurait tuée, lors de leur première rencontre, si Richard n’avait pas utilisé, pour la sauver, le souhait qui lui était alloué. Hélas, l’Inquisitrice doutait que la voyante lui en accorde un autre…
Samuel prit la direction de la maison des esprits, la démarche assurée comme s’il avait passé sa vie dans le village. Il avançait en ricanant. Chaque fois qu’il tournait la tête, Kahlan le voyait sourire, l’air mauvais, comme s’il savait quelque chose que les deux jeunes gens ignoraient. Quand ce manège l’agaçait, Richard pointait son épée, histoire de calmer un peu l’horripilante créature.
Arrivé devant la maison des esprits, Samuel agrippa le loquet de la porte et lâcha :
— Jolie dame attend ici. Avec moi. Maîtresse veut voir seulement le Sourcier.
— Richard, je viens aussi ! déclara Kahlan.
Le jeune homme lui jeta un regard en coin puis se tourna vers Samuel.
— Ouvre la porte.
Le compagnon obéit. De la pointe de l’épée, Richard fit signe à Kahlan d’entrer. Il la suivit puis claqua le battant aux nez du monstre favori de Shota.
Un grand trône occupait le centre de la pièce. La lumière des torches dansait sur les sculptures qui le décoraient. Des feuilles de vigne dorées à l’or, des serpents, des félins et d’autres animaux encore… Un baldaquin drapé de brocart rouge vif brodé de fil d’or surmontait le siège, qui reposait sur trois plaques de marbre de taille différente, qui tenaient lieu de marches. Ultime touche de munificence, le trône était tendu de somptueux velours rouge.
Kahlan se demanda comment il avait pu passer la porte, et combien d’hommes il avait fallu pour l’apporter là.
Assise dans une pose régalienne, Shota riva ses yeux en amande sur Richard. Elle s’adossa plus confortablement à son siège, les jambes croisées et les bras posés sur les accoudoirs ouvragés. Ses mains reposaient sur des gargouilles d’or qui semblaient lui lécher les poignets tandis qu’elle tapotait la première phalange de son pouce du bout d’un ongle verni. Une fabuleuse crinière rousse cascadait sur ses épaules…
Lentement, la voyante tourna son regard sans âge vers Kahlan, qui eut le sentiment que des yeux plus durs que la pierre tentaient de l’hypnotiser. Un serpent rouge, blanc et noir enroulé autour d’un montant du baldaquin tendit la tête, darda la langue en direction de l’Inquisitrice, puis se laissa tomber sur les genoux de Shota, où il se lova comme un chat.
Le message semblait clair : Kahlan n’était pas la bienvenue, et elle savait à présent ce qui arriverait si la voyante se mettait en colère. L’Inquisitrice avala la boule qui s’était formée dans sa gorge et tenta de ne pas montrer sa peur. Constatant que sa petite démonstration avait été comprise, Shota tourna de nouveau les yeux vers le Sourcier.
— Rengaine ton épée, Richard, dit-elle d’une voix douce comme du velours quand on le caresse dans le bon sens.
Kahlan jugea injuste qu’une femme si belle ait de plus une voix capable de faire fondre le cœur d’un homme comme du beurre.
— Au souvenir de ce que tu as dit quand nous nous sommes séparés, fit Richard, j’avais peur que tu essaies de me tuer.
Pourquoi fallait-il qu’il emploie aussi un ton doux comme le miel ? pensa Kahlan, exaspérée.
— Si je voulais ta mort, mon cher garçon – et il est possible que ce soit le cas –, ton épée ne pourrait rien pour toi.
Le Sourcier poussa soudain un petit cri et lâcha l’arme comme si c’était un morceau de charbon chauffe au rouge. Et il secoua sa main comme s’il venait de se brûler.
— À présent, rengaine-la ! ordonna Shota.
Cette fois, sa voix évoquait du velours qu’on caresse dans le mauvais sens.
Richard jeta un regard noir à la voyante. Puis il ramassa l’Épée de Vérité et la remit au fourreau.
Un petit sourire flotta sur les lèvres de Shota, qui souleva le serpent et le posa à côté d’elle. Après avoir dévisagé le Sourcier un moment, elle se pencha assez en avant pour que son opulente poitrine glisse hors du décolleté généreux de sa robe en dégradé de gris. Ses seins restèrent pourtant en place, un miracle que Kahlan eut du mal à s’expliquer. La petite fiole bouchée pendue à une chaîne oscilla lentement sur sa gorge…
Kahlan s’empourpra quand la voyante descendit gracieusement les trois marches sans quitter Richard des yeux. Sa robe voletait autour d’elle, comme caressée par une douce brise. À ceci près qu’il n’y avait pas l’ombre d’un courant d’air dans la pièce…
Ce tissu, décida l’Inquisitrice, était bien trop fin pour une robe. S’imaginant vêtue ainsi, elle rougit d’embarras.
Une fois sur le sol, Shota retira le bouchon de sa fiole. Aussitôt, les contours du trône se brouillèrent, comme s’il était enveloppé de vapeur. Puis il se transforma en une colonne de fumée grise qui s’étira et vint s’engouffrer dans le petit récipient. Ravie, Shota le reboucha et le nicha de nouveau entre ses seins, l’enfonçant un peu pour qu’il ne soit plus visible.
Kahlan ne put se retenir de ricaner.
Shota baissa les yeux sur la chemise encore ouverte de Richard et sourit. Était-ce d’amusement ou de satisfaction ? Quoi qu’il en soit, le Sourcier s’empourpra.
— Quelle ravissante indécence, minauda la voyante en posant le bout d’un ongle sur la poitrine du jeune homme. (Elle le laissa descendre jusqu’à son ombilic, puis lui tapota gentiment le ventre.) Reboutonne-toi, Richard, ou je pourrais oublier pourquoi je suis ici.
Écarlate, le Sourcier obéit, tandis que Kahlan venait se camper à ses côtés – à tout hasard !
— Shota, dit-il, il faut que je te remercie. Tu l’ignores peut-être, mais tu m’as beaucoup aidé… Grâce à toi j’ai compris beaucoup de choses.
— C’était mon intention…
— Ne te méprends pas sur mes propos… Tu m’as aidé à savoir comment je devais me comporter avec Kahlan. À trouver le moyen d’être avec elle. Et de pouvoir l’aimer. Du coup, nous allons nous marier !
Il y eut un moment de silence… glacial.
— C’est vrai, dit l’Inquisitrice, le menton fièrement levé. Nous nous aimons, et nous pourrons être ensemble. À jamais.
Quelle horreur ! pensa aussitôt Kahlan. Shota avait réussi à la forcer à s’expliquer, et elle s’y était prise comme un manche !
La voyante tourna la tête vers elle, la faisant frissonner.
— Deux enfants ignorants…, murmura-t-elle en secouant la tête. Ignorants et stupides !
— Nous sommes peut-être ignorants, dit Richard, excédé, mais nous allons nous marier, et nous ne sommes plus des enfants ! Je croyais que ça te ferait plaisir, puisque tu y es pour quelque chose…
— Mon garçon, je t’avais dit de la tuer, pas de l’épouser…
— Tout ça est derrière nous ! lança Kahlan. Le problème est résolu, et tout va bien.
L’Inquisitrice cria quand elle sentit ses pieds décoller du sol. Richard et elle volèrent dans les airs et allèrent percuter un mur. L’impact coupa le souffle de la jeune femme, qui vit des étoiles danser devant ses yeux. Troublée, elle secoua la tête pour éclaircir sa vision.
À l’instar de Richard, elle était plaquée au mur à trois bons pieds du sol. Paralysée, elle avait du mal à respirer et seule sa tête consentait à bouger encore un peu. Ses vêtements aussi étaient comme aplatis par une main de fer, son manteau collé contre le mur comme si elle l’avait jeté sur le sol. Aussi impuissant qu’elle, Richard tenta de se débattre et n’obtint aucun résultat.
Shota approcha, paraissant glisser sur l’air, et se campa devant Kahlan.
— Il a eu raison de ne pas te tuer, et tout va bien. C’est ce que tu penses, Mère Inquisitrice ?
— Oui, croassa Kahlan.
— As-tu jamais envisagé, Mère Inquisitrice, que je n’avais pas parlé sans de solides raisons ?
— Oui, mais tout ça…
— As-tu jamais envisagé, Mère Inquisitrice, que l’interdiction d’aimer vos compagnons n’est pas un caprice arbitraire ? Et que Richard ne devait pas te tuer seulement parce que tu risquais de lui voler son esprit ?
Kahlan ne répondit pas, des dizaines d’idées tourbillonnant dans son esprit.
— De quoi parles-tu, Shota ? demanda Richard.
La voyante l’ignora.
— Alors, Mère Inquisitrice ?
— Je… je ne comprends pas…
— As-tu couché avec l’homme que tu aimes, Mère Inquisitrice ? Est-ce déjà fait ?
— On ne pose pas ce genre de question ! s’indigna Kahlan.
— Réponds ! Ou je t’écorche vive pour me faire une tunique avec ta peau ! Si tu savais comme j’en ai envie… Alors, ne tente surtout pas de me mentir !
— Je… nous… Non, nous n’avons pas fait l’amour ! Mais en quoi cela te regarde-t-il ?
Shota approcha encore.
— Eh bien, tu devrais y réfléchir à deux fois avant de t’offrir à lui, Mère Inquisitrice !
— Pourquoi ?
Shota croisa les bras, plus menaçante que jamais.
— Une Inquisitrice ne doit pas aimer son partenaire. Sais-tu pourquoi ? Parce que si elle accouche d’un garçon, son mari doit le tuer. S’il a été touché par son pouvoir, l’homme obéira aveuglément.
— Mais…
— Si tu aimes Richard, explosa Shota, tu ne pourras jamais lui demander une chose pareille ! Tuer son propre fils ! Et crois-tu qu’il t’obéirait ? À sa place, Mère Inquisitrice, assassinerais-tu le fruit de votre amour ?
— Non, répondit Kahlan, les paroles de la voyante s’enfonçant dans son cœur comme autant de lames acérées.
Tous ses espoirs de bonheur venaient de s’envoler en fumée. Trop heureuse de découvrir qu’être avec Richard ne lui était plus interdit, elle n’avait pas réfléchi sérieusement à l’avenir. Aux conséquences de cette union. Leurs enfants…
— Que se passera-t-il alors, Mère Inquisitrice ! cria Shota. Tu élèveras votre fils, et tu lanceras sur le monde un Inquisiteur ! Un Inquisiteur. (Elle décroisa les bras, ses poings, serrés jusqu’à s’en blanchir les phalanges, tombant le long de ses flancs.) Le monde connaîtra de nouveau les âges sombres. À cause de toi ! Parce que tu aimes cet homme ! As-tu jamais pensé à ça, stupide gamine ?
— Tous les Inquisiteurs ne sont pas des monstres ! croassa Kahlan.
— Presque tous, et tu le sais ! (Shota désigna Richard sans daigner le regarder.) Par amour pour cet homme, mettras-tu le monde en danger ? Afin de sauver son fils, favoriseras-tu le règne de l’horreur ?
— Shota, intervint Richard d’une voix étrangement calme. Le plus souvent, les Inquisitrices donnent le jour à des filles. Tu t’inquiètes pour quelque chose qui ne se produira probablement pas. Et si nous n’avions pas d’enfants ? Certains couples sont stériles. Pour que ce que tu redoutes se réalise, il faudrait que le chemin de notre vie emprunte bien des bifurcations…
Richard glissa soudain le long du mur et atterrit avec un grognement de douleur. Folle de rage, Shota le saisit par la chemise, le souleva, et le poussa violemment contre la cloison, lui coupant le souffle.
— Tu me crois aussi bête que vous ? Je suis une voyante et je sais tout sur le fleuve du temps ! As-tu écouté ce que je t’ai dit lors de notre première rencontre ? Certains événements à venir m’apparaissent aussi clairement que s’ils s’étaient déjà produits. Si tu couches avec cette femme, vous aurez un fils. C’est une Inquisitrice, et son pouvoir se transmet automatiquement. Si tu lui fais un enfant, ce sera un Inquisiteur !
Elle plaqua de nouveau Richard contre le mur. Kahlan frémit en entendant son crâne heurter la surface dure. Le comportement de Shota était terrifiant… et ne lui ressemblait pas. Aussi menaçante fût-elle, lors de leur première rencontre, elle lui avait paru intelligente et raisonnable. Au moins jusqu’à un certain point. À présent, elle paraissait à moitié folle…
Richard n’essaya pas de se dégager, mais Kahlan vit qu’il allait exploser.
— Shota…
Encore une fois, la voyante le poussa contre le mur.
— Tiens ta langue, ou je vais te la couper !
— Tu tes déjà trompée une fois, Shota ! cria le Sourcier. Oui, trompée ! Le fleuve du temps charrie les événements dans plusieurs directions ! Si j’avais tué Kahlan comme tu l’exigeais, Darken Rahl régnerait sur le monde. Et tu en aurais été responsable ! C’est grâce à elle que j’ai vaincu Rahl ! En me fiant à tes idioties, j’aurais ruiné nos chances.
» Si tu as fait tout ce chemin pour nous parler de tes visions, tu as perdu ton temps ! Je ne t’ai pas obéi la première fois, et il en sera de même aujourd’hui. Ne compte pas que je la tue ou que je renonce à elle à cause de toi – ni de personne d’autre !
Shota le foudroya du regard, puis le lâcha.
— Je ne suis pas ici pour te parler de mes visions, murmura-t-elle. Ni pour discuter des enfants que tu feras à une Inquisitrice, Richard Rahl…
— Je ne m’appelle pas…
— Tais-toi ! Je suis là parce que je pourrais bien vouloir te tuer à cause de ce que tu as fait, Richard Rahl. Que vous ayez ou non un fils n’est rien, comparé au monstre que vous avez déjà engendré.
— Pourquoi m’appelles-tu Richard Rahl ? demanda le jeune homme.
— Parce que c’est ainsi que tu te nommes, répondit Shota.
— Non ! Je suis Richard Cypher, le fils de George Cypher.
— Cet homme t’a élevé, mais un autre t’a engendré. Darken Rahl a violé ta mère.
Richard blêmit encore et Kahlan eut mal pour lui, certaine que c’était la vérité. Cette impression de familiarité qu’elle avait eue… Sur le visage de Richard s’était superposé celui de son père. Darken Rahl ! L’Inquisitrice essaya de se libérer pour approcher de Richard, mais n’y parvint pas.
— Non ! s’écria le Sourcier. Tu mens ! C’est impossible !
— C’est la vérité ! cria Shota. Darken Rahl est ton père. Et Zeddicus Zu’l Zorander, ton grand-père !
— Zedd…, gémit Richard. Mon grand-père ? Et Darken Rahl… Non, c’est un mensonge…
Il regarda Kahlan et vit dans ses yeux qu’il se trompait. Elle savait qu’il en était ainsi.
— Zedd me l’aurait dit, affirma-t-il en tournant de nouveau la tête vers Kahlan. Je ne te crois pas !
— Je m’en fiche, lâcha froidement la voyante. Ce que tu penses m’indiffère. Moi, je connais la vérité. (De nouveau, la colère la submergea.) Tu es le fils bâtard du fils bâtard d’un fils bâtard ! Et tous les foutus bâtards de cette lignée sont nés avec le don. Pire encore, Zedd aussi ! Tu es l’héritier de deux familles de sorciers nés avec le don ! (Elle plongea son regard dans les yeux écarquillés de Richard.) Tu es un garçon très dangereux, Richard Rahl… (Le jeune homme chancela comme s’il allait s’écrouler.) Tu es né avec le don ! Mais j’appellerais plutôt ça une malédiction.
— Ça, je ne te le fais pas dire…, souffla Richard.
— Tu reconnais avoir le don ? Je n’entendrai plus de dénégations stupides ? (Richard hocha la tête.) Alors, qu’importe que tu croies ou non le reste. Tu es le fils de Darken Rahl, et le petit-fils de Zedd, qui était le père de ta mère. Si tu ne veux pas l’accepter, libre à toi ! Pense ce que tu veux et aveugle-toi comme ça te chante. Je ne suis pas venue discuter de ton arbre généalogique.
Richard recula jusqu’au mur et se passa une main dans les cheveux.
— Shota, va-t’en, je t’en supplie ! Je ne veux plus rien entendre… Fiche-moi la paix, c’est tout ce que je demande…
— Tu me déçois, Richard…
— Désolé, mais je m’en fous !
— J’ignorais que tu étais aussi stupide.
— Ça, je m’en contrefous !
— Je pensais que George Cypher comptait pour toi. Et que tu avais le sens de l’honneur.
— De quoi parles-tu ? demanda Richard en relevant la tête.
— George t’a élevé. Il t’a consacré du temps et donné de l’amour. Cet homme a pris soin de toi, il t’a nourri et enseigné tout ce qu’il savait. Tu es modelé à son image. Et tu rejetterais ça parce que quelqu’un a violé ta mère ? C’est cela qui compte à tes yeux ?
Les yeux de Richard brillèrent de colère. Il leva les mains, comme s’il voulait étrangler Shota. Mais il les laissa vite retomber le long de ses flancs.
— Mais… si Darken Rahl était mon père…
— Et alors ? lança Shota, excédée. Vas-tu pour autant agir comme lui ? Commettre tout d’un coup des horreurs ? As-tu peur de massacrer des innocents sous prétexte que ton vrai père se nommait Darken Rahl ? Vas-tu oublier ce que t’a appris George Cypher ? Et dire que tu prétends être le Sourcier ! Tu me déçois, Richard. Je croyais que tu étais une personne, pas le reflet de ce que les autres pensent de tes ancêtres.
Sous le regard furibond de la voyante, Richard baissa la tête.
— Désolé, Shota… Merci de m’empêcher d’être plus idiot que nature. (Les yeux embués de larmes, il regarda Kahlan.) S’il te plaît, libère-la.
L’Inquisitrice sentit la pression se relâcher, glissa lentement le long du mur et reprit contact avec le sol. Elle voulut approcher de Richard, mais le regard de Shota l’en dissuada et elle baissa les yeux.
La voyante glissa les doigts sous le menton du Sourcier et le força à relever la tête.
— Tu devrais te réjouir, car ton père était plutôt bel homme. Tu as quelques-unes de ses expressions, et c’est à peu près tout. À part son fichu caractère. Et le don.
Richard dégagea son menton.
— Le don ? Je n’en veux pas ! Je hais la magie ! Surtout si elle me vient de Darken Rahl !
— N’oublie pas qu’elle te vient aussi de Zedd, rappela Shota avec une surprenante compassion. C’est ainsi que tu as reçu le don. Il se transmet de génération en génération. Parfois, il en saute une. Et parfois non. Il te vient de deux lignées. En toi, il n’est pas unidimensionnel. Un mélange dangereux !
— Il se transmet, oui ! Comme une difformité.
— Souviens-toi de ça, fit Shota, avant de coucher avec cette femme. D’elle, votre fils recevra le pouvoir d’une Inquisitrice. Et toi, tu lui transmettras le don. Imagines-tu à quel point c’est dangereux ? Un Inquisiteur-né avec le don ? Je suis sûre que ça te dépasse… Tu aurais dû la tuer quand je te l’ai dit, enfant stupide ! Avant de trouver un moyen de t’unir à elle.
— J’ai assez entendu ce discours ! grogna Richard. Dois-je te répéter que j’ai vaincu Darken Rahl grâce à elle ? Si je t’avais écoutée, j’aurais perdu. Tu n’es pas venue jusqu’ici pour me rebattre les oreilles avec ces fadaises ?
— Non… Rien de tout ça n’est très important. Je suis ici à cause de ce que tu as fait, pas de ce que tu feras un jour… Richard, le monstre que tu pourrais concevoir avec cette femme n’égalera jamais celui que tu as déjà engendré.
— J’ai empêché Darken Rahl de régner sur le monde. Pour ça, j’ai dû le tuer. Mais je n’ai créé aucun monstre.
— Non, c’est la magie d’Orden qui l’a tué. Je t’avais dit qu’il ne devait pas ouvrir de boîte. Mais tu ne l’as pas abattu avant, comme tu l’aurais dû, et c’est la magie d’Orden qui l’a tué !
— Je n’ai pas pu agir autrement ! C’était la seule solution, et je ne vois pas quelle différence ça fait. Il est mort !
— Il aurait mieux valu le laisser gagner que le forcer à ouvrir la mauvaise boîte.
— Tu es folle ! S’il s’était approprié la magie d’Orden, le monde aurait plié sous son joug. Il ne peut rien y avoir de pire.
— Si, le Gardien… Il aurait été préférable que nous soyons opprimés par Rahl, voire torturés à mort. Ce que tu as provoqué sera dix fois plus terrible.
— De quoi parles-tu donc ?
— Le Gardien du royaume des morts et ses sbires ne peuvent pas entrer dans notre monde parce que le voile les en empêche. Il protège les vivants, si tu préfères. Mais il est déchiré à cause de tes actes. Les tueurs du Gardien rôdent déjà parmi nous.
— Les grinceurs…, souffla Richard.
— Exactement ! En libérant la magie d’Orden, tu lui as permis de déchirer le voile. Si la brèche s’agrandit, le Gardien pourra traverser. Et ce qui se produira dépasse ta pauvre imagination. (Shota souleva du bout de l’index l’Agiel pendu au cou du Sourcier.) Ce qui t’a été infligé avec ça ressemblera à des caresses, comparé à ce qui nous attend tous. Le triomphe de Rahl aurait été cent fois préférable. Tu as condamné tous les êtres vivants à un calvaire sans fin. (Elle ferma le poing sur l’Agiel.) Je pourrais te tuer pour te punir. Te faire souffrir mille morts… Sais-tu à quel point le Gardien convoite ceux qui ont le don ? Et les voyantes comme moi ?
Kahlan vit des larmes rouler sur les joues de Shota. Avec un frisson glacé, elle comprit l’horrible vérité : la voyante n’était pas furieuse, mais morte de peur !
Elle était venue à cause de ça. Pas parce que l’Inquisitrice était toujours en vie, ni pour l’affaire de l’enfant à naître. L’idée qu’une femme pareille soit terrifiée dépassait les pires cauchemars de Kahlan.
— Mais…, souffla Richard. Il… il doit y avoir un moyen d’empêcher ça… Nous pouvons agir.
— Nous ? cria Shota en abattant son poing sur la poitrine du Sourcier. Non ! Toi, Richard Rahl ! Toi seul as une chance de sauver le monde.
— Moi ? Mais pourquoi ?
— Je n’en sais rien ! (Shota le frappa de nouveau.) Mais c’est ainsi ! Personne d’autre n’a le pouvoir requis. Toi seul peux refermer la déchirure du voile. Toi, un enfant stupide ! Le roi des crétins !
Kahlan en fut pétrifiée… Comment imaginer une chose pareille ? Le Gardien et ses hordes lâchés sur le monde… Mais l’angoisse de Shota lui donnait une idée de l’horreur que ça représentait.
— Shota, dit Richard, je ne connais rien à tout ça. Et je n’ai pas la moindre idée de…
— Tu dois agir ! cria la voyante sans cesser de le frapper. Trouve un moyen ! Sais-tu ce que le Gardien me fera s’il me capture ? Et si mon sort t’indiffère, pense au moins à toi ! Ton destin sera encore pire. Et si tu t’en fiches aussi, pense à Kahlan. Il la torturera jusqu’à la fin des temps, simplement parce qu’elle t’aime. Et parce que ça te fera souffrir davantage. Nous serons tous prisonniers entre la vie et la mort, nous tordant d’angoisse. (À présent, la voyante pleurait comme une enfant.) Il nous arrachera nos âmes et les gardera pour toujours !
Richard attira Shota contre lui et la serra dans ses bras.
— Pour toujours, Richard… Des spectres sans âme piégés par les morts. Une éternité de tourments. Mais tu es trop bête pour le comprendre… avant que ça arrive !
Kahlan approcha du Sourcier et lui posa une main sur l’épaule. Le voir réconforter Shota ne l’agaçait pas, car elle mesurait la détresse de la voyante. Elle ne pouvait pas partager sa peur, faute d’en savoir aussi long qu’elle, mais être témoin de sa terreur suffisait…
— Des grinceurs se sont infiltrés dans l’Allonge d’Agaden…, dit Shota entre deux sanglots.
— Chez toi ? s’écria Richard.
— Oui. Ces monstres sont venus avec un sorcier très dangereux. Samuel et moi nous en sommes tirés par miracle.
— Un sorcier ? (Richard repoussa doucement la voyante.) C’est impossible. Zedd est le dernier.
— Eh bien, il y en a un dans l’Allonge, avec des grinceurs. Dans mon domaine !
— Shota, vous en êtes sûre ? ne put s’empêcher de demander Kahlan. C’est peut-être un imposteur. À part Zedd, tous les sorciers sont morts.
— Crois-tu qu’on puisse me tromper au sujet de la magie ? Je sais reconnaître un sorcier quand j’en vois un. Et surtout quand il utilise son feu contre moi. Celui- là, aussi jeune soit-il, est bien un sorcier, et il a le don. J’ignore d’où il vient et pourquoi nul n’en a jamais entendu parler. Mais il était là avec les grinceurs !
» Je ne vois qu’une explication : il s’est vendu au Gardien et il exécute sa volonté. Ce sorcier travaille à déchirer le voile. Ça signifie que le Gardien a des agents dans notre monde. Darken Rahl était sans doute du nombre. Voilà pourquoi il pouvait utiliser la Magie Soustractive.
Shota se tourna vers Richard.
— Si le Gardien a engagé un sorcier, c’est qu’il en faut un pour déchirer le voile. Tu as le don, et tu es un sorcier. Abruti, certes, mais un sorcier quand même ! Ne me demande pas pourquoi, mais toi seul peux réparer le voile.
— Que vas-tu faire ? demanda Richard à la voyante en écrasant une larme, sur sa joue.
— Je retourne chez moi ! dit Shota, les dents serrées. Pour reconquérir mon domaine !
— Mais s’ils t’en ont chassée…
— Ils m’ont attaquée par surprise ! Ce sera différent… Je suis venue te dire que tu es un crétin, et t’inciter à agir. Si tu ne répares pas le voile, nous serons tous perdus… (Elle se détourna.) Je pars ! Le Gardien perdra son agent, parce que je lui volerai son don. Sais-tu comment on peut faire ça ?
— Non, dit Richard, soudain très attentif. J’ignorais que c’était possible.
— Oh si ! (Shota se retourna.) Si on écorche vif un sorcier, la magie s’écoule de lui avec son sang. C’est le seul moyen de voler le don. Je le pendrai par les pouces et je l’équarrirai lentement. Sa peau tapissera mon trône ! Assise dessus, je le regarderai hurler à la mort pendant que la magie l’abandonnera. (Elle leva le poing.) En tout cas, je mourrai en essayant !
— Shota, j’ai besoin d’aide. Je ne sais rien de la magie, et…
— Ce que je peux te dire ne te sera pas utile…
— Mais tu sais quelque chose, n’est-ce pas ? (La voyante hocha la tête.) Parle quand même, tant pis si ça ne m’aide pas…
— Tu seras piégé dans le temps, dit Shota, des larmes perlant de nouveau à ses paupières. Ne me pose pas de questions, parce que je n’en sais pas plus. Pour réparer le voile, tu devras d’abord échapper à ce traquenard. Sinon, le Gardien passera dans notre monde. Et si tu refuses d’apprendre ce que le don doit t’enseigner, tu échoueras.
Richard marcha jusqu’à l’autre bout de la pièce et tourna le dos aux deux femmes. Une main sur la hanche, il se passa l’autre dans les cheveux.
Kahlan ne leva pas les yeux vers Shota, jugeant inutile de croiser son regard quand elle n’y était pas obligée.
— Peux-tu me dire autre chose ? demanda le Sourcier.
— Non. Crois-moi, si j’en savais plus long, je m’empresserais de te le révéler. Je n’ai aucune envie de me retrouver face au Gardien.
Richard réfléchit quelques instants. Puis il fit demi-tour et vint se camper devant Shota.
— J’ai des migraines atroces…
— Le don, je sais…
— Trois « sœurs de la Lumière » sont venues ici. À les en croire, je dois partir avec elles pour apprendre à contrôler le don. Sinon, les maux de têtes me tueront. Que peux-tu me dire sur ces femmes ?
— Je ne sais pas grand-chose au sujet des sorciers… Les Sœurs de la Lumière ont un rapport avec eux. Elles les forment, je crois. À part ça, j’ignore même d’où elles viennent. On les voit seulement quand elles ont repéré quelqu’un qui a le don…
— Si je ne les suis pas, vais-je mourir ?
— Sans leur formation, le don te tuera. Ça, c’est sûr…
— Sont-elles mon seul espoir ?
— Là, tu m’en demandes trop… Mais si tu ne contrôles pas le don, tu n’échapperas pas au piège, et le voile se déchirera totalement. Et toi, tu seras mort de tes migraines !
— Donc, tu penses que je dois les accompagner ?
— Non. Contrôler le don est indispensable. Mais il peut y avoir un autre chemin pour y arriver.
— Lequel ?
— Je n’en sais rien, Richard. D’ailleurs, il n’en existe peut-être pas. Désolée, je ne peux rien pour toi. Seuls les imbéciles donnent leur avis sur un sujet dont ils ignorent tout. N’attends pas que je me comporte ainsi.
— Shota, je suis perdu… Les Sœurs, le don, le Gardien… Tout ça me dépasse. Aide-moi, je t’en prie !
— Je t’ai révélé tout ce que je sais, et je suis aussi perdue que toi. De plus, contrairement à toi, je n’ai aucun moyen de modifier le cours des choses. Et j’ai peur de devoir regarder le Gardien en face pour l’éternité. Depuis que j’ai appris tout ça, dormir m’est impossible. Je donnerais cher pour pouvoir t’aider, mais le royaume des morts dépasse ma compréhension. Aucun être vivant ne l’a jamais affronté.
— Shota, insista Richard, je ne sais pas quoi faire et j’ai très peur !
— Moi aussi… (La voyante lui caressa furtivement la joue.) Au revoir, Richard… Ne lutte pas contre ta nature, sers-t’en ! (Elle se tourna vers Kahlan.) S’il existe un moyen d’aider Richard, je sais que tu feras de ton mieux…
Elle s’éloigna de sa démarche légère – comme si elle glissait sur l’air – et ouvrit la porte. Samuel l’attendait dehors.
— Richard, dit-elle sans se retourner, si tu parviens à refermer le voile et à nous sauver du Gardien, je t’en serai éternellement reconnaissante.
— Merci, Shota…
— Mais n’oublie pas : si tu fais un enfant à la Mère Inquisitrice, ce sera un garçon. Et aucun de vous n’aura la force de le tuer. Ma mère a connu les âges sombres… Moi, je suis capable d’exécuter un bébé. Et je le ferai, tu peux me croire. Mais sache qu’il n’y aura rien de personnel là-dedans.
Quand la porte se fut refermée, la maison des esprits parut soudain très vide. Et très paisible…
Kahlan baissa les yeux sur ses mains et vit qu’elles tremblaient. Elle aurait voulu que Richard la prenne dans ses bras, mais il regardait la porte, blanc comme un linge.
— Je n’en crois pas mes oreilles…, souffla-t-il. C’est un cauchemar ?
— Richard, qu’allons-nous faire ?
— Oui, c’est ça : un cauchemar…
— Si tu as raison, nous le partageons… Qu’allons-nous faire ?
— Pourquoi me pose-t-on toujours cette question ? Bon sang, je n’ai pas réponse à tout !
— Peut-être pas, mais tu es le Sourcier.
— Je ne sais rien du royaume des morts et du Gardien.
— Comme tout le monde, selon Shota…
Richard sortit soudain de son hébétude.
— Dans ce cas, nous devons interroger les morts !
— Pardon ?
— Les esprits des ancêtres ! Nous pouvons leur parler. Il suffit de demander qu’on organise un conseil des devins… Nous obtiendrons peut-être la réponse à mes trois questions : comment refermer le voile, enrayer les migraines et apprendre à contrôler le don. Viens, allons voir si c’est faisable.
Kahlan eut envie de sourire malgré sa tristesse. Un Sourcier restait un Sourcier !
Ils slalomèrent entre les bâtiments, courant dès qu’ils y voyaient assez. Avec les nuages qui cachaient la lune, ce n’était pas si fréquent…
Sur la place centrale, des torches éclairaient les villageois massés derrière une ligne de chasseurs prêts au combat. Les Hommes d’Adobe ignoraient que Shota était partie… Voyant approcher les deux jeunes gens, quelques chasseurs s’écartèrent, révélant l’Homme Oiseau et les six Anciens, Chandalen à leurs côtés.
— Il n’y a plus de danger, annonça Kahlan. La voyante est partie.
Un soupir de soulagement monta de toutes les gorges.
— Une fois encore, grogna Chandalen, vous avez attiré le malheur sur nous !
Richard ignora l’intervention et demanda à Kahlan de traduire ce qu’il allait dire.
— Honorables Anciens, fit-il, les regardant tous avant de fixer son attention sur l’Homme Oiseau, la voyante n’est pas venue pour nous nuire, mais pour m’avertir d’un grand danger.
— C’est ce que tu prétends ! lança Chandalen. Qui nous prouve que c’est vrai ?
Kahlan vit Richard lutter pour garder son calme.
— Si elle avait voulu t’envoyer rejoindre tes ancêtres, crois-tu que tu respirerais encore ?
Chandalen ne répondit pas, mais ses yeux brûlaient de rage. L’Homme Oiseau le foudroya du regard puis se tourna vers Richard.
— De quel danger s’agit-il ?
— Les morts risquent d’envahir le royaume des vivants…
— C’est impossible, car le voile les en empêche.
— Le Peuple d’Adobe connaît l’existence du voile ?
— Oui… Chaque niveau du royaume des morts est isolé par un voile. Quand nous tenons un conseil des devins, nous invitons les esprits de nos ancêtres à nous rendre visite. Ils peuvent alors traverser le voile un court moment…
— Et que peux-tu me dire d’autre à ce sujet ?
— Rien… Nous savons seulement ce que nos ancêtres nous ont révélé : ils peuvent traverser quand nous les appelons. Le reste du temps, le voile les en empêche. Selon eux, le royaume des morts compte plusieurs niveaux. Étant au plus élevé, ils peuvent venir. Les esprits que personne n’honore peuplent les niveaux inférieurs, et ils sont prisonniers à jamais.
— Le voile est déchiré, dit Richard. Si on ne le répare pas, les morts déferleront sur nous. (Des cris d’angoisse montèrent de la foule.) Honorable Homme Oiseau, je demande un conseil des devins ! Les esprits de nos ancêtres m’aideront peut-être à réparer le voile avant que le Gardien traverse.
— Des mensonges ! cria Chandalen en martelant le sol avec l’embout de sa lance. La voyante t’a truffé l’esprit de fadaises, et tu voudrais que nous convoquions un conseil des devins ? Nous faisons cela pour les membres de notre peuple, pas pour des folles de cette espèce ! Les esprits nous tueront tous si nous blasphémons ainsi !
— La voyante n’a rien demandé, répondit Richard. C’est moi qui présente cette requête. Je suis un Homme d’Adobe et j’agis ainsi pour protéger les miens.
— À cause de toi, la mort nous a frappés. Des étrangères sont venues, puis cette messagère du mal. C’est toi que tu entends protéger ! Et d’abord, comment le voile a-t-il été déchiré ?
Richard déboutonna sa manche et la retroussa. Puis il dégaina l’Épée de Vérité, et, sans quitter Chandalen des yeux, passa le tranchant sur son avant-bras. Après avoir essuyé le sang avec le plat de la lame – des deux côtés – il planta l’arme dans le sol et prit appui des deux mains sur la garde.
— Kahlan, traduis chaque mot que je vais dire… (La voix du Sourcier était calme, presque douce, mais une lueur de mauvais augure brillait dans son regard.) Chandalen, si tu prononces encore une parole ce soir, même pour m’approuver et m’offrir ton aide, je te tuerai. Les révélations de la voyante m’ont donné très envie d’embrocher quelqu’un. Fournis-moi encore une raison, et ce sera toi !
Tous les Anciens écarquillèrent les yeux. Chandalen ouvrit la bouche pour parler, mais il se ravisa et croisa les bras. Enfin, il baissa vers le sol son regard furieux – la colère d’un enfant, comparée à celle de Richard.
— Homme Oiseau, reprit Richard, tu me connais et tu sais que je ne ferais rien pour nuire à notre peuple. Si j’avais le choix, je ne te demanderais pas de convoquer le conseil… Accéderas-tu à ma requête ?
L’Homme Oiseau consulta les Anciens du regard. Tous hochèrent la tête. Kahlan n’en fut pas surprise. Savidlin était leur ami, et les autres avaient déjà tenté de s’opposer à Richard. Aucun n’avait envie de recommencer ! Mais le vrai chef, c’était l’Homme Oiseau…
— Je n’aime pas ça…, dit-il. Appeler les ancêtres pour les interroger sur leur monde… D’habitude, nous leur posons des questions sur le nôtre. Ils pourraient détester ça et se mettre en colère. Ou simplement refuser. Mais comme tu l’as dit, Richard, je te connais. Tu as déjà sauvé notre peuple, et tu ne prendrais pas ce risque s’il était évitable. (Il posa une main sur l’épaule du Sourcier.) Ta demande est acceptée.
Kahlan soupira de soulagement et Richard remercia l’Homme d’Adobe d’un signe de tête.
Après sa première expérience, dévastatrice, l’Inquisitrice savait que le Sourcier ne mourait pas d’envie de rencontrer de nouveau les esprits.
Soudain, une ombre passa à toute vitesse dans l’air. Kahlan leva les mains pour se protéger. Frappé à la tête, Richard recula de quelques pas sous les cris effrayés des villageois.
Une forme noire tomba sur le sol entre l’Homme Oiseau et le Sourcier, dont le front ruisselait de sang.
L’Homme d’Adobe se pencha et ramassa le cadavre d’un hibou, le cou brisé et les ailes déployées. Les Anciens se regardèrent, inquiets. Chandalen plissa le front mais ne dit rien.
— Pourquoi ce hibou m’a-t-il attaqué ? Et pourquoi est-il mort ?
— Les oiseaux vivent dans le ciel, à un niveau différent du notre. En réalité, ils évoluent sur deux niveaux : la terre et le ciel. Ainsi, ils ont un lien très fort avec le monde des esprits. Surtout les hiboux, qui voient la nuit alors que nous y sommes aveugles – comme nous sommes aveugles au royaume des morts. Je suis un guide spirituel pour notre peuple. Seul un Homme Oiseau peut remplir cette fonction, parce qu’il comprend ce genre de choses. (Il montra à tous le volatile mort.) C’est un avertissement. La première fois que je vois un hibou délivrer un message des esprits… Il a sacrifié sa vie pour te prévenir, Richard. Je t’en prie, réfléchis encore à ta requête. Les esprits viennent de nous signifier qu’elle est très dangereuse…
Le Sourcier regarda le hibou mort puis lui caressa les plumes.
— Dangereuse pour moi, ou pour les Anciens ?
— Pour toi. Tu demandes la réunion d’un conseil, et c’est toi que l’oiseau a frappé… Le message t’est adressé. (Il regarda le front du jeune homme.) Du sang… Une des pires sortes d’avertissement… Quant à l’oiseau, seul un corbeau aurait pu être un pire présage : l’annonce d’une mort certaine.
Richard retira sa main et l’essuya sur sa chemise.
— Je n’ai pas le choix, souffla-t-il. Si je ne fais rien, le voile finira de se déchirer et le Gardien viendra à nous. Alors, nous serons tous aspirés dans le royaume des morts. Homme Oiseau, je dois prendre le risque !
— Qu’il en soit ainsi… Il faudra trois jours pour préparer le conseil.
— La dernière fois, deux ont suffi. Nous n’avons pas de temps à perdre.
— Deux jours…, soupira l’Homme d’Adobe, résigné.
— Merci, honorable Ancien. (Richard se tourna vers Kahlan, les yeux plissés de douleur.) Peux-tu aller chercher Nissel ? Et lui demander un médicament plus fort ? Je serai dans la maison des esprits.
— J’y vais !
Richard retira son épée du sol et s’éloigna dans l’obscurité.