46
Il leur était arrivé de manger de bien pires pitances – la première chose venant à l’esprit étant les champignons amers qui poussaient sur les murs des mines Ryll de Nolaa Tarkona – et Jacen comprit que ce n’était pas l’estomac délicat de sa sœur jumelle qui l’empêchait d’avaler la pulpe insipide qu’Alema avait extorquée à leur hôte Yuuzhan Vong terrifiée. Ce n’était pas non plus la gravité de la situation. Le commando était retranché dans une cellule d’habitation, constituée d’une seule pièce, quelque part à la périphérie des quartiers dortoirs des profondeurs du vaisseau-monde. Tous attendaient patiemment que Tesar les contacte afin de leur révéler la cachette de la reine des voxyns. Depuis l’affrontement survenu près de la matrice de grashal, ils avaient réussi à semer Nom Anor et ses troupes en faisant s’effondrer le plafond derrière eux et en disparaissant dans le dédale du vaisseau.
Jacen ramassa une bonne cuillerée de pulpe visqueuse au fond d’un saladier en forme de conque et la déposa dans le bol de Jaina.
– Moi non plus, je n’ai pas très faim, lui dit-il. Mais tu as besoin de te requinquer.
Jaina envoya voler la portion de gruau contre le mur bioluminescent. Leur prisonnière Yuuzhan Vong, une ouvrière de basse caste sans le moindre tatouage ni la moindre mutilation – ce qui la rendait presque séduisante –, se recroquevilla dans un coin de la pièce, comme si le bol avait été lancé sur elle. Le lichen mural se mit à briller un peu plus en absorbant la substance nutritive. Personne ne formula le moindre mot.
Jacen perçut la culpabilité et la colère qui étaient en train de tirailler sa sœur. Les émotions de Jaina étaient si entremêlées avec les siennes qu’il eut toutes les peines du monde à les différencier. Ils partageaient un vide immense qui ne se comblerait jamais, un abîme qui semblait aspirer Jaina comme une brèche dans la coque d’un vaisseau dépressurisé. Il posa une main sur son genou, espérant que ce geste lui apporterait un peu de réconfort.
– On ne peut pas laisser tomber. Nous devons toujours détruire la reine.
Jaina releva la tête. Une vague lueur de compréhension brilla enfin dans son regard.
– Tu l’as laissé aux mains des Yuuzhan Vong…
– On ne pouvait rien faire d’autre, dit Jacen, acceptant l’accusation. (Lui-même très peiné, Jacen préférait cependant que Jaina épanche le désarroi qui la rongeait sur son épaule plutôt que de tout garder pour elle.) Ils se sont jetés sur lui, tu l’as vu comme moi.
Jaina repoussa la main de son frère posée sur sa jambe.
– Il t’a confié le commandement et tu l’as abandonné.
Jacen ne dit rien. Même en étant conscient que le sentiment de culpabilité éprouvé par sa sœur la poussait à l’accuser, il ne se sentait pas assez sûr de lui pour lui tenir tête.
– Jacen ne mérite pas que tu le blâmes ainsi, annonça Tenel Ka, raide comme à son habitude, assise les jambes repliées sous elle à l’autre bout de la petite pièce. Tout le monde a entendu son ordre et nous savons tous pourquoi il l’a donné. Ne pas tenir compte d’un tel ordre serait comme déshonorer la mémoire d’Anakin et oublier son sacrifice.
– Reste en dehors de tout ça, Tenel Ka, dit Jaina. Tu ne peux pas comprendre. Ta profondeur émotionnelle est probablement équivalente à celle d’un ronto de Tatooine…
La vitesse à laquelle Tenel Ka déploya ses jambes pour contourner la table prouva à Jaina combien elle avait tort. Jacen songea un instant que la Dathomiri allait gifler sa sœur, mais Tenel Ka se contenta de foudroyer Jaina du regard, jusqu’à ce que celle-ci commence à se sentir mal à l’aise et détourne les yeux. Remarquant sa réaction, Tenel Ka reprit la parole :
– Nous avons tous de la peine, Jaina. Y compris ton frère.
Impossible de définir si la remarque de Tenel Ka était sincère ou acerbe. En tout cas, elle incita Jaina à se lever. Jacen voulut retenir sa sœur par la main, mais n’en eut pas le temps. Zekk s’était déjà interposé entre les deux jeunes femmes, prêt à intercepter le premier coup qui serait décoché.
– Et ça nous avancera à quoi, de nous battre, hein ? (Zekk semblait s’adresser plus à lui-même qu’à Jaina ou Tenel Ka.) Calmez-vous.
Les deux femmes desserrèrent les poings, mais continuèrent de se dévisager, chacune attendant que l’autre présente ses excuses. Un malaise s’installa dans la pièce et un silence pesant s’instaura. Les autres Jedi plongèrent le nez dans leur gruau.
L’attente fut cependant de courte durée. Un grondement sourd retentit dans les comlinks. Jacen s’empara prestement de son petit appareil de communication.
– Tesar ? demanda-t-il. (En tant que membre le plus discret du commando, et expert en chasse nocturne, le Barabel avait semblé un choix évident pour aller inspecter les ruelles sombres du quartier dortoir.) Tu l’as trouvée ?
La voix qui répondit n’était pas celle du Barabel. Il s’agissait d’un autre type de grognement grave. Il fallut à Jacen un petit instant pour reconnaître les mots prononcés en Shyriiwook. En général, les voix des Wookiees ne portaient pas très bien dans les comlinks.
– Lowie ? s’étrangla Jaina en approchant son propre comlink de sa bouche. C’est toi ?
Lowbacca confirma son identité d’un grondement, puis se lança dans une longue série d’excuses à propos de son incapacité à empêcher le vol du Tachyon.
– Lowie, laisse tomber. Ils nous ont bien bernés, nous aussi, dit Jacen. Où es-tu, à présent ?
La réponse que gronda Lowbacca était bien trop longue pour ne représenter qu’un simple renseignement sur l’endroit où il se trouvait.
– Pourquoi feraient-ils une chose pareille ? demanda Jacen.
Lowbacca grogna une suggestion.
– Garde un œil sur eux, dit Jaina. Et quoi que tu fasses, reste avec lui. Je te rejoins dès que possible.
Elle éteignit son comlink et Jacen eut à peine le temps de la retenir par le bras avant qu’elle n’atteigne la porte.
– Qu’est-ce que tu vas faire ?
– Récupérer le corps d’Anakin, qu’est-ce que tu crois ? (C’était Tahiri qui avait répondu, prenant la parole pour la toute première fois depuis qu’ils avaient quitté la matrice de grashal.) Hors de question de le leur laisser.
Elle se leva et vint se placer à côté de Jaina. Alema fit de même et, quelques instants plus tard, Zekk se joignit à elles. Jacen les ignora tous, continuant de tenir le bras de sa sœur.
– Qu’est-ce que tu fais des dernières paroles d’Anakin, hein ? demanda-t-il. Il nous a bien dit d’aller détruire la reine…
– Tu n’as qu’à aller la détruire, toi ! (Jaina dégagea son bras et posa la main sur la commande d’ouverture de la porte-valve.) Moi, en tout cas, j’y retourne.
Sans même s’assurer que personne ne les attendait à l’extérieur, Jaina décrocha son sabre laser de sa ceinture et entraîna son petit groupe dans les ténèbres.