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La venue de Tsavong Lah n’était pas rare à la Grande Mastication – c’était ainsi que les officiers avaient baptisé avec affection leur mess à bord du Sunulok – et il comprit que la soudaine vague de silence pesant qui tomba sur la salle n’était pas causée par sa seule présence, mais par l’arrivée d’une autre personne. Il ne se retourna pas pour voir de qui il s’agissait. Cela aurait impliqué qu’il était curieux, ce qui n’était pas du tout son genre. Le Maître de Guerre continua d’observer le plat rempli de yanskacs qu’il avait devant lui. Ses yeux étaient fixés sur un appétissant spécimen doté d’une arête dorsale épineuse de près de huit centimètres. La créature sembla soudain comprendre qu’on était en train de la regarder et releva sa queue en position d’attaque, mais elle ne fit aucun mouvement pour s’enfouir au milieu de ses congénères, comme les vieux et sages yanskacs avaient l’habitude de le faire. Ce spécimen semblait digne de lui, une authentique créature de Yun-Yammka.
Les voix les plus proches de Tsavong Lah se turent et il y eut un bruit de pas juste derrière le Maître de Guerre. Il leva un bras, signalant au nouvel arrivant d’attendre. Puis il plongea la main dans le plat et saisit le yanskac par les épines de sa queue. Au lieu de se tortiller pour tenter de s’échapper, la chose se cabra et planta son arête dorsale dans les doigts du Maître de Guerre. Deux aiguillons heurtèrent les os de ses phalanges et un autre se logea juste au niveau de l’articulation avant d’y injecter son venin. Une décharge se répercuta tout au long du bras de Tsavong Lah jusqu’à son épaule. La douleur était exquise.
Les épines toujours plantées dans ses doigts, le Maître de Guerre se leva et marcha jusqu’au comptoir de service. Là, il brava les pinces acérées de la créature pour l’éviscérer, puis il la jeta dans le brasier, toujours vivante, afin qu’elle cuise à l’étouffée dans ses propres écailles. Il jeta les entrailles sur le sol à l’intention des kaastoags, ces petits animaux nécrophages chargés du nettoyage, et ceux-ci se disputèrent la pitance à grands coups de tentacules et de dards. C’étaient là les cadeaux que les dieux accordaient aux individus les plus forts : le combat, la douleur, la vie, la mort. Tsavong Lah nettoya ensuite son coufee dans une jarre de venogel et en passa le tranchant sur la paume de sa main afin d’en sanctifier la lame. Il tourna alors les talons pour faire face au nouvel arrivant.
– Oui ? (A sa grande surprise, il constata qu’il ne s’agissait pas d’un messager, mais de l’une de ses ravissantes assistantes chargées des communications, qui affichait d’honorables brûlures noires lui barrant les joues.) Tu peux parler, Seef.
Seef leva un poing et se frappa l’épaule opposée en guise de salut.
– Des nouvelles de Talfaglio, Maître de Guerre.
Au lieu de continuer son rapport, elle adressa un regard nerveux à tous les officiers présents à la Grande Mastication.
– Je suppose que les Jeedai ont fini par se montrer. (Un craquement d’écaillés signala à Tsavong Lah que son yanskac était cuit à point. Il sortit son repas des flammes à mains nues – aucun officier du mess n’aurait d’ailleurs jamais imaginé se servir des pincettes en os mises à disposition à côté du brasier – puis décortiqua la queue en arrachant sa peau écailleuse.) Combien de réfugiés ont-ils sauvés ?
– Tous, chef vénéré, enfin presque tous. (Seef baissa les yeux vers le sol.) Le blocus est tombé, notre flotte est en déroute.
– En déroute ? (Tsavong Lah saisit le yanskac par son arête dorsale et mordit dedans à pleines dents. La chair était ferme et piquante, elle avait été transformée par les laborantins afin de présenter des vertus savoureuses et nutritionnelles.) Tu en es certaine ?
Seef dégaina son coufee et en présenta la crosse à son supérieur.
– J’ai honte d’être porteuse d’une telle information, mais les rapports des sentinelles sont très clairs. Ils nous ont attaqués avec une flotte bien plus importante que nos espions ne nous l’avaient laissé entendre. Ils ont également utilisé des armes que nos laborantins essaient toujours d’analyser. (Elle baissa les yeux, désireuse de ne pas offenser encore plus le grand Maître de Guerre par son regard en lui annonçant la dernière information, particulièrement désastreuse :) De plus, leurs destroyers stellaires ont été à même de capturer un de nos vaisseaux principaux, le Lowca.
– Intact ?
– Tout comme, j’en ai bien peur, répondit Seef.
– Intéressant. Il faut que j’aille voir cela de mes propres yeux.
– Les chilabs mémoriels des sentinelles viennent de nous être envoyés par le premier transport, Maître de Guerre.
– Et ceci ne sera pas nécessaire, dit Tsavong Lah en repoussant la crosse du coufee. Je m’attendais à ce genre d’action.
– Vraiment ? demanda Seef, plus intriguée que soulagée.
– Les Jeedai se sont finalement laissé emporter par leurs émotions. (Même s’il avait travaillé en préparation de ce moment depuis la chute de Duro, il se sentait étrangement déçu par ses ennemis. Il les avait considérés comme de bien plus vaillants adversaires que cela, à même de ne pas se laisser manipuler aussi facilement.) Seef, tu vas demander aux scribes de vérifier si les dieux sont en faveur de deux attaques massives. L’une contre Borleias et l’autre contre Reecee.
– Contre Reecee ? demanda un maître tacticien qui se tenait debout juste à côté de lui. Vous éviteriez ainsi les chantiers navals de Bilbringi ?
– Pour le moment. (Tsavong Lah posa le plat d’une main contre le dos de Seef et la poussa gentiment vers la sortie. Puis, il arracha les deux pinces de son yanskac et leva les bras suffisamment haut pour que tous les officiers présents à la Grande Mastication puissent les voir.) Il est temps de préparer nos propres pinces, mes braves guerriers.
Il rapprocha les deux pinces l’une de l’autre.
– Il est temps de préparer le plan d’invasion de Coruscant.