21
Une voix nasillarde de Bith poussa un gémissement angoissé quelque part dans la soute frigorifiée de la Mort Exquise. Jaina comprit que la pauvre Ulaha venait encore une fois d’être livrée aux mâchoires d’un voxyn. Tout comme les autres membres du commando, Jaina était assise face à un mur de corail yorik rouge, inconfortablement courbée vers l’avant, les épaules coincées entre ses jambes au niveau des chevilles, les poignets liés au sol par une masse gélatineuse de gelée blorash. Elle était à peine habillée et très sale, mais elle souffrait trop pour réellement s’en soucier. Elle aurait tellement aimé qu’il ne fasse pas si froid. Elle ne cessait de frissonner et ses tremblements ne faisaient qu’amplifier la douleur qu’elle ressentait dans tout son corps.
Ulaha cria de nouveau. Alema Rar, assise à côté de Jaina dans la même position, marmonna quelque chose entre ses lèvres tuméfiées. Jaina, qui avait du mal à rassembler ses pensées depuis que le voxyn lui avait lacéré le visage, se remémora soudain l’importance de leur travail en équipe et ouvrit ses émotions au reste de ses compagnons. Immédiatement, elle sentit Jacen rassembler les ondes mentales pour former une seule entité. Il demanda à chacun de faire preuve de confiance et de solidarité afin de pouvoir diriger un peu d’énergie vers leur amie qui était en train de souffrir.
Tous, à l’exception de Ganner, retenu prisonnier dans une autre partie du vaisseau parce que les Vong pensaient toujours qu’il était le chef du commando, avaient subi au moins une fois une séance de torture visant à briser leur volonté. Pourtant, Duman Yaght continuait à s’acharner sur Ulaha, laissant à peine le temps à la jeune Bith de plonger dans une transe Jedi curative avant de la tourmenter à nouveau. La malheureuse Ulaha avait été tant de fois traînée au milieu de la soute que les autres, quand venait leur tour de passer à la question, essayaient de faire volontairement durer les séances pour lui permettre de récupérer. Jaina se rappela vaguement qu’elle était parvenue à leur tenir tête avant que Duman Yaght, fou de colère, ne la pousse devant la gueule du voxyn. L’onde de choc comprimée du cri de l’animal lui avait fait perdre connaissance.
Lorsque les cris d’Ulaha se calmèrent, Duman Yaght prit la parole :
– Alors, on s’habitue à la bave, hein, grosse tête ? (Sa torture préférée était de maintenir les blessures béantes d’Ulaha sous les mâchoires dégoulinantes de bave acide du voxyn.) On va essayer quelque chose de nouveau…
Ulaha poussa un hurlement. Jaina se démena pour tenter de regarder par-dessus son épaule. Elle ne put qu’apercevoir Anakin, Jacen et quelques autres qui tentaient de faire de même. Entendre un proche pousser des cris sans savoir ce qui lui arrivait représentait certainement pour elle ce qu’il y avait de pire dans les séances de torture. Elle sentit l’esprit de Jacen chasser ces préoccupations pour projeter le plus d’ondes apaisantes possible vers Ulaha. Les cris de celle-ci se firent soudain moins viscéraux. Duman Yaght perçut ce changement. Il percevait toujours les changements.
– Inutile de me dire où je peux trouver la base Jeedai, déclara le Yuuzhan Vong. Contente-toi d’admettre qu’une telle base existe.
Les hurlements d’angoisse d’Ulaha montèrent vers les aigus. Cette fois-ci, Jacen parut incapable de soulager la détresse de la jeune Bith. Jaina regarda de l’autre côté, où gisait Eryl Besa – le corps paralysé, les yeux écarquillés –, victime d’un choc foudroyant causé par un coup de la queue du voxyn. Aucun membre du commando ne connaissait l’existence de ce genre d’attaque jusqu’à ce que Duman Yaght se décide à en faire l’essai sur Eryl. Au bout de quelques instants, Jaina parvint à croiser le regard de l’autre femme et haussa l’un de ses sourcils. Eryl, perplexe, plissa le front, puis sembla comprendre et secoua faiblement la tête. Fille d’un pilote fanatique de courses spatiales, Eryl avait été conçue et enfantée lors d’un long voyage intergalactique. Elle avait passé une bonne partie de ses tendres années à arpenter toutes les régions cartographiées de la galaxie. Au cours de ces années de voyage, elle avait développé le talent de pouvoir deviner à n’importe quel moment, grâce à la texture de la Force, l’endroit où elle se trouvait dans la galaxie. Sa mission consistait donc à alerter Anakin au moment où ils auraient franchi la limite des lignes Yuuzhan Vong, là où ils risqueraient moins de se heurter à un champ de mines ou à un vaisseau de surveillance. Malheureusement, la traversée de la zone de combat semblait prendre plus de temps que ce qu’ils avaient imaginé. Probablement, comme le suspectait Jaina, parce que Duman Yaght cherchait à obtenir de l’avancement en rapportant à ses maîtres l’emplacement de la base Jedi.
– Quel mal y a-t-il à l’admettre ? demandait Duman Yaght. Les Yuuzhan Vong connaissent déjà l’existence de cette base. Tu n’as qu’à admettre ce que nous savons déjà et tu pourras te reposer. Tu pourras dormir d’un sommeil réparateur…
– II… n’y… a… pas… de… base…
– Non, ne mens pas. (La voix de Duman Yaght demeura effroyablement calme.) Donne-moi donc ta main. Je vais te parler de nos neuropoisons.
Un sifflement terrifié s’échappa involontairement des cavités nasales d’Ulaha. Mais elle ne dit rien. Jaina imagina que le commandeur Yuuzhan Vong devait être en train de maintenir la main de la jeune Bith au-dessus des piquants sensitifs qui se dressaient sur le dos du voxyn. Cilghal avait découvert, avant leur départ, que les épines en question étaient enduites d’une puissante neurotoxine. L’antidote existait, il se trouvait d’ailleurs dans leur capsule d’équipement, mais il n’avait jamais été testé. Pas plus que tous les sérums et antivenins qu’elle-même et Tekli s’étaient administrés avant le départ du commando.
– Ta peau est si douce. La moindre éraflure suffira à injecter le poison, dit Duman Yaght. Nos laborantins prétendent que l’effet diffère d’une espèce à une autre. Certains sujets sont pris de convulsions et plongent dans un coma agité de décharges douloureuses. D’autres s’affaiblissent d’heure en heure, devenant incapables de respirer ou de déglutir. Il arrive même d’ailleurs qu’ils se noient dans leur propre salive.
Dans le silence qui suivit, la douleur et la frayeur d’Ulaha devinrent encore plus tangibles dans le tissu de la Force. Jaina ouvrit son esprit à ces deux sensations, espérant apaiser les souffrances de sa camarade en tentant d’absorber ses craintes. Mais la terreur qu’elle ressentit l’empêcha de continuer. Les membres de l’espèce d’Ulaha n’étaient pourvus que d’un seul poumon et le coup de coufee que la jeune femme avait reçu à bord de la Dame Chance avait traversé sa cavité pulmonaire. Ça, plus le neuropoison à combattre… Jaina souhaita alors qu’Ulaha admette l’existence d’Eclipse. C’était plus fort qu’elle, elle ne voulait pas que sa compagne d’infortune meure.
A peine avait-elle formulé cette pensée qu’elle perçut des sentiments similaires de la part des autres membres du commando. Jaina savait bien que persuader Ulaha de reconnaître l’existence de la planète secrète serait une première étape dans la tentative de briser sa volonté. Mais quelle importance ? L’équipe de choc s’emparerait très bientôt du vaisseau ennemi. Et, ainsi, Ulaha serait toujours en vie. Sa pensée déclencha chez Alema une sensation de panique et une certaine stupeur chez les Barabel. Mais le sentiment général du groupe ne faisait plus aucun doute. Ils étaient tous d’accord.
– Grosse tête, tu dois bien réfléchir avant de me répondre, dit Duman Yaght. C’est peut-être ta dernière chance. Est-ce qu’il y a bien une base Jeedai ?
Dis-lui ! voulut crier Jaina.
– Vous connaissez… la réponse… éructa Ulaha.
– Désolé, grosse tête, cette réponse ne me suffit pas. Dis-lui !
– Oui ! sanglota Ulaha.
Le groupe poussa mentalement un soupir de soulagement.
Alema eut l’air très préoccupée et les Barabel semblaient fort tristes.
– Oui, quoi ? demanda Duman Yaght.
– Oui, la base Jedi existe ! dit Jaina, criant face au mur. Elle l’admet ! Foutez-lui la paix, maintenant !
– Jaina, la ferme ! siffla Alema. Il essaie de briser sa…
Mais son invective fut soudainement interrompue par un craquement sinistre. Jaina se pencha et vit l’extrémité contondante d’un bâton Amphi Yuuzhan Vong se balancer au-dessus du corps inanimé de la Twi’lek. Il y eut alors une décharge de colère dans les rangs des Jedi, mais Jaina ne ressentit que de la culpabilité. Son propre empressement avait incité Alema à parler alors qu’elle n’aurait pas dû le faire.
Duman Yaght prononça quelques mots dans sa langue. Un garde jeta de petits insectes ressemblant à des scarabées à côté des chevilles et des poignets de Jaina. Les bandeaux de gelée blorash lâchèrent leur prise sur la jeune femme et glissèrent pour emprisonner les insectes. Le garde obligea Jaina à se redresser et il la poussa vers le centre de la salle, là où le commandeur maintenait toujours la main d’Ulaha au-dessus de l’arête dorsale du voxyn. La peau de la jeune Bith, d’ordinaire très pâle, semblait à présent presque translucide tant elle avait perdu de sang. Elle était si faible qu’un guerrier Yuuzhan Vong devait la maintenir debout. Les autres membres de l’équipe, en haillons, étaient assis en rang face au mur de la petite soute. Seul Ganner, dont on arrivait de temps en temps à percevoir la présence vers la proue du navire, manquait à l’appel.
Duman Yaght étudia Jaina et lui demanda :
– Tu me crois incapable de tenir parole ?
Jaina posa les yeux sur la main d’Ulaha.
– Ça reste à prouver.
Le commandeur parut surpris par le ton de défi de la jeune femme. Il se ressaisit et poussa un petit rire.
– Très bien. Alors, c’est toi qui décides.
Il annonça quelque chose au garde qui maintenait Ulaha. Celui-ci ramena la Jedi blessée auprès de Tekli, puis il l’allongea sur le dos, au lieu de l’attacher dans la même position inconfortable que les autres membres du groupe.
– La femelle Bith peut se reposer et se soigner, dit Duman Yaght en souriant à Jaina. Mais c’est toi qui vas déterminer pour combien de temps.
Jaina se sentit soudain nauséeuse et terrifiée, mais elle s’obligea à relever la tête et à faire un pas en avant sans qu’on ait eu besoin de la forcer. De chaleureuses sensations d’encouragement et de confiance émanèrent alors des autres Jedi afin de la préparer à mieux supporter la torture. Elle était à peu près persuadée que Duman Yaght n’irait pas jusqu’à laisser le voxyn la tuer. Il lui répétait sans cesse combien elle aurait une place de choix lors du Grand Sacrifice. Elle eut donc toutes les raisons de penser, dans la mesure où ses compagnons la soutenaient mentalement, qu’elle pourrait faire gagner à Ulaha suffisamment de temps afin de pouvoir plonger dans une transe curative et stabiliser au moins son poumon perforé.
Mais la confiance en elle de Jaina n’était pas assez forte pour l’empêcher de trembler en s’approchant de son tortionnaire. Seule la Force lui avait permis de ne pas sangloter comme une gamine la première fois que les Yuuzhan Vong avaient tenté de briser sa volonté. Cette nouvelle séance serait pire, bien pire. Le commandeur Duman Yaght n’admettait pas qu’elle ait pu ainsi le défier. Il disposait de tant de moyens de la blesser sans la laisser mourir. Il y avait tant de parties de son corps qu’il pouvait arracher, casser ou ponctionner.
Une pulsation toute fraîche de confiance redonna un peu de courage à Jaina. Elle sentit Jacen lui relayer les sensations des autres : la volonté d’Anakin de la maintenir en vie, l’admiration de Zekk pour son courage, la faible gratitude d’Ulaha et la calme assurance de Tekli, confirmant que toute blessure pouvait être soignée. Elle s’arrêta devant Duman Yaght et le regarda bien en face.
– J’espère que vous ne vous attendez pas à ce que je vous dise merci.
Elle sentit son estomac se serrer lorsque le commandeur la saisit par la nuque.
– Pas besoin…
Il la conduisit devant la tête du voxyn. Même si la sensation de faim malfaisante de la créature brouillait toujours la Force avec ses pulsions carnassières, le monstre semblait parvenir à contrôler ses instincts. Il tremblait d’excitation, conservant ses horribles yeux jaunes fixés sur son maître, attendant les ordres. Duman Yaght s’arrêta à un mètre de sa gueule et fit tourner Jaina de telle sorte qu’elle puisse voir les gouttes de bave à l’odeur fétide s’écouler entre les crocs du voxyn et éclabousser le sol en produisant de la fumée. Jaina déglutit. Son dos tout entier était couvert de brûlures grandes comme le pouce, là même où les gouttes de salive acide étaient tombées lors de sa précédente séance de torture. Elle commença à s’agenouiller.
La main de Duman Yaght se serra autour de son bras pour l’obliger à se relever.
– Non, j’ai une autre idée. (Il la fit s’écarter du voxyn et la conduisit près du mur où étaient attachés ses frères.) Choisis !
– Quoi ? (Jaina sentit le choc de l’ordre non seulement au creux de son estomac, mais également dans la sensation indignée qui nimbait à présent la Force.) Il faut que je choisisse quoi ?
– C’est toi qui décides, Jaina Solo. Qui sera le prochain ? (Il administra un coup de pied dans les reins d’Anakin avant de s’en prendre à Jacen.) Ton frère ou bien ton jumeau ?
– Tous les deux sont mes frères. (Elle était si choquée qu’elle ne comprit pas immédiatement que Duman Yaght connaissait désormais sa relation avec Jacen.) Je ne choisis aucun d’entre eux. Je me choisis, moi !
Duman Yaght secoua la tête.
– Non, non, non, ce n’est pas ce que je te demande. Tu dois choisir Anakin ou Jacen. (Sur ce, il leur donna de nouveaux coups de pied, arrachant à chacun un gémissement involontaire.) Choisis l’un d’eux, ou bien je serai obligé de soumettre à nouveau Ulaha à la question. Le Maître de Guerre est au courant de ses blessures, alors personne ne s’en offusquera si jamais elle venait à mourir. C’est toi qui contrôles, maintenant, Jaina Solo.
Jaina sentit la colère monter en elle. Elle voulut se précipiter sur Duman Yaght pour l’écorcher vif, mais ses frères lui communiquèrent leur désapprobation par l’intermédiaire de la Force. Chacun d’eux acceptait d’être choisi. Même sans le lien émotionnel qui unissait le groupe, elle serait parvenue à percevoir cela chez ses frères. Sans parler du lien si particulier qu’elle partageait avec Jacen. Elle sentit que, pour lui, il n’était pas seulement question d’accomplir un noble geste de sacrifice. Il avait de bonnes raisons de croire qu’il était le seul choix qui s’imposait. Jaina se dit que l’une de ces bonnes raisons devait résider dans le fait qu’Anakin aurait besoin de toutes ses facultés quand viendrait le moment de s’échapper. Un moment qui ne tarderait pas à venir, espérait-elle. Mais elle n’arrivait pas à se décider, car les ondes mentales envoyées par ses frères n’étaient pas assez puissantes pour lui permettre de lire clairement leurs pensées.
– Alors, ton choix ? demanda Duman Yaght.
– Vous ne pouvez pas me demander une chose pareille. (Elle songea qu’en tant que catalyseur du lien psychique, Jacen était au moins aussi important qu’Anakin pour l’équipe. Elle ne pouvait pas se décider à laisser l’un d’eux se faire torturer. Anakin était un héros de la guerre, un chef aux yeux de tous. Mais, pour Jaina, il serait toujours le petit frère, quelqu’un dont il fallait prendre soin, qu’il fallait protéger. Et Jacen avait toujours été son meilleur ami, la personne qui la comprenait le mieux quand Jaina ne parvenait pas à se comprendre elle-même, une présence qui l’enveloppait presque comme une seconde peau. Comment pouvait-elle choisir l’un d’entre eux ? Elle détourna les yeux de Duman Yaght.) Je ne peux pas choisir.
– Non ? (Sa main se serra sur l’arrière de son cou et il commença à l’entraîner à sa suite.) Quel dommage pour la femelle Bith.
Anakin, se déboîtant le cou, parvint à tourner la tête vers eux.
– Jaina, tu peux choisir ! (Il avait appuyé ses propos de tout le poids de la Force, pas pour la conforter, mais pour bien lui faire sentir qu’il s’agissait d’un ordre.) Tu peux me choisir !
Jaina sentit sa connexion au reste du groupe faiblir soudainement, car Jacen était en train de se concentrer. Il se tourna vers son frère cadet.
– Anakin…
– Tais-toi, Jacen. (Anakin continuait de dévisager sa sœur.) Jaina, choisis !
Duman Yaght la regarda, dans l’expectative.
– La femelle Bith va probablement mourir, de toute façon, tu le sais ?
Jaina ferma les yeux.
– Anakin, dit-elle. Prenez Anakin.
Duman Yaght fit signe au garde qui se trouvait près des deux frères. Puis il dit quelque chose au soldat qui se tenait près de la membrane gélatineuse qui scellait la porte de sortie. Le soldat caressa la membrane. Celle-ci se rétracta et le Yuuzhan Vong disparut dans la soute voisine, affichant un léger sourire d’impatience.
Au lieu de ramener Jaina à sa place face au mur, Duman Yaght l’obligea à rester à ses côtés alors qu’on était en train d’attacher Anakin sur le sol, face contre terre. Le commandeur fit signe à son monstre domestiqué de s’avancer et commença à donner des ordres. Pendant les quinze minutes qui suivirent, Jaina fut forcée d’assister à la scène.
Maintenu conscient par l’action mentale des membres du commando, Anakin ne poussa pas le moindre cri. Duman Yaght finit même par faire claquer sa langue d’admiration.
– Il encaisse bien la douleur, ton frère, dit le commandeur. Peut-être qu’on pourrait essayer quelque chose de nouveau, hein ?
Il aboya un ordre et le voxyn leva une patte au-dessus du dos d’Anakin. Les griffes acérées étaient enduites d’une substance visqueuse et verte, le vecteur du rétrovirus, comprit Jaina, qui foisonnait entre les coussinets des pattes de l’animal.
– C’est de la peur que je lis dans tes yeux, Jaina Solo ? demanda Duman. Alors, il n’est pas nécessaire que je te parle des fièvres. Tu sais ce qui arrivera à ton frère si la créature le griffe, non ?
– Vous ne voudriez pas décevoir vos prêtres. (Tout en parlant, Jaina concentra son esprit sur les autres, partageant avec eux l’incertitude que ses paroles dissimulaient. Le vaccin que leur avait confié Cilghal n’avait pas été testé. Il pouvait peut-être les aider à lutter contre certaines maladies, mais elle n’était pas vraiment enchantée à l’idée de l’expérimenter aux dépens de son frère.) Surtout si ceux-ci vous ont promis une belle place dans les tribunes lors de notre sacrifice.
– Exact, mais imagine un peu quelle place ils me donneront si je leur révèle dans quelle région la base Jeedai se situe, dit Duman Yaght. Je ne me trouverai qu’à quelques gradins du Maître de Guerre, suffisamment prêt pour que tu puisses discerner de la gratitude dans mon regard.
Une sensation de défi submergea Jaina. Elle provenait sans aucun doute d’Anakin, et Jacen s’était empressé de la lui relayer.
– J’ai bien peur qu’il ne vous faille assister au sacrifice depuis le dernier rang, rétorqua Jaina.
La main de Duman Yaght se serra sur sa nuque.
– Tu crois que je ne suis pas capable de donner l’ordre ?
Il siffla de façon stridente et le voxyn balafra le dos d’Anakin de ses griffes acérées. Jaina ressentit le choc dans la Force, mais, curieusement, son frère réussit à ne pas crier.
– Tu surestimes la valeur de ton frère, dit Duman Yaght. Les prêtres seront satisfaits si je me contente de revenir avec toi et Jacen. C’est vous, les jumeaux, après tout.
Il avait prononcé le mot « jumeaux » comme s’il s’agissait d’une sorte de secret d’Etat. Il y avait là quelque chose que Jaina ne comprenait pas, mais cela n’avait guère d’importance. D’une façon ou d’une autre, elle et Jacen finiraient bien par décevoir Duman Yaght et les prêtres.
Le garde qui était sorti de la soute apparut de nouveau à la porte. Duman Yaght ordonna à deux de ses soldats d’appliquer des bandes de gelée blorash aux deux pattes postérieures du voxyn afin de maintenir la créature en place. Ils placèrent Anakin hors de portée de l’animal et lui attachèrent un pied au sol.
Quelque chose de différent était en train de se produire et Jaina n’aimait pas beaucoup cela.
– Qu’est-ce que vous manigancez ? Vous voulez qu’on joue à la barbichette ?
Duman Yaght sourit de toutes ses dents.
– Quelque chose comme ça, oui…
Il adressa un signe de tête au garde qui se trouvait à la porte. Celui-ci fit un pas de côté et souleva la membrane pour laisser entrer une chose qui ressemblait à un petit arbre. La plante, à peu près aussi grande qu’un Wookiee, était dotée d’une épaisse couronne de feuillage. Au centre de son tronc s’ouvrait une cavité garnie d’une sphère vitreuse et noire, qu’elle tourna dans la direction du commandeur. Duman Yaght indiqua le centre de la soute et l’arbre s’y rendit en rampant sur trois de ses racines noueuses.
Lorsque la plante approcha de lui, le voxyn tendit une langue fourchue comme pour goûter à l’air ambiant. Les épines sensitives de son arête dorsale se hérissèrent et le monstre donna l’impression de vouloir se recroqueviller sur lui-même. L’arbre n’était plus qu’à sept mètres de lui lorsque le voxyn parut atteint d’un accès de folie furieuse. Il se mit à siffler bruyamment et à labourer le sol en essayant de se détacher de son entrave. La créature semblait avoir perdu toute intelligence, se comportant comme une bête sauvage plutôt que comme le terrible prédateur que les Jedi avaient appris à redouter.
L’arbre continua d’avancer et, lorsqu’il eut franchi deux mètres supplémentaires, Jaina perdit tout contact psychique avec le reste du commando. Elle projeta une onde de la Force et ne sentit plus rien. Puis, alors que l’arbre s’approchait toujours et que ses compagnons essayaient tant bien que mal de se retourner pour trouver la cause de cette rupture brutale du lien mental, Jaina aperçut une silhouette reptilienne accrochée à l’arrière du tronc. Celle-ci cherchait sans nulle doute à se cacher du vorace prédateur qui se démenait pour se libérer et l’attraper.
– Un ysalamiri, dit Jaina à voix haute. (Elle était un peu surprise car, d’ordinaire, les ysalamiris parvenaient à créer un vide dans la Force plus important que celui qu’elle était en train de percevoir.) Et qu’est-ce que vous allez en faire ?
– Bonne question. (Duman Yaght fit un signe au garde qui avait fait rentrer l’arbre mouvant dans la salle.) Montre-lui !
Le soldat s’avança et détacha l'ysalamiri de son perchoir. Les griffes en hameçon de la créature arrachèrent des lambeaux d’écorce de l’arbre, produisant une sorte d’ondoiement douloureux dans les feuilles. Avec son épine dorsale saillant de sa colonne vertébrale chétive et ses plaies rougeâtres balafrant ses flancs lisses, l’ysalamiri avait l’air presque mort. Le voxyn s’excita de plus belle, impatient de dévorer cette friandise. Il tendit sa longue langue en direction du soldat qui, très délicatement, déposa le lézard sur les épaules d’Anakin.
L’ysalamiri alla se nicher au creux du dos d’Anakin et s’y accrocha. Le voxyn tirait sur son entrave, manquant presque de s’arracher une patte.
– Nos laborantins ne comprennent pas pourquoi, mais les ysalamiris rendent les voxyns complètement fous, dit Duman Yaght. Ils en perdent tout sens commun, toute retenue. Au cours d’expériences similaires, on a constaté que les voxyns n’hésitaient pas à déchiqueter leurs propres pattes pour se ruer sur ces petits lézards.
– Où voulez-vous en venir ?
– Tu sais très bien où je veux en venir, dit Duman Yaght. Tôt ou tard, le voxyn perdra suffisamment la raison pour tuer tout sur son passage afin de manger.
Jaina ne pouvait détacher les yeux de son frère, couvert de sang. Dans la capsule d’équipement, le commando disposait de méthodes pour chasser les ysalamiris. Mais seuls Anakin et Ganner étaient habilités à activer les droïdes de guerre et à leur demander de mettre tel ou tel équipement en service. Si tous deux venaient à mourir, alors les droïdes se mettraient automatiquement en marche et partiraient à la recherche d’éventuels survivants du commando. Ce n’était pas tout à fait la solution que Jaina envisageait dans l’immédiat.
– Dans quelle région se trouve la base Jeedai ? demanda Duman Yaght. Prends tout le temps que tu veux pour répondre, je ne suis pas pressé.
Jaina détacha enfin les yeux d’Anakin. Elle comprenait, à présent. En livrant si régulièrement Ulaha au voxyn pendant tout ce temps, Duman Yaght n’avait pas tenté de briser la volonté de la jeune Bith. Il avait tenté de briser la volonté du groupe. Et Jaina avait été la première à faire preuve de faiblesse. Son corps lui paraissait soudainement trop petit pour contenir toute la culpabilité, toute la déception qu’elle éprouvait vis-à-vis d’elle-même. Lando les avait effectivement prévenus et Jaina ne l’avait pas écouté.
Sans regarder son tortionnaire, elle demanda :
– Est-ce que vous libérerez Anakin si je réponds ?
– Si c’est ce que tu souhaites, répliqua Duman Yaght. Je te rappelle que c’est toi qui es aux commandes.
– Dans le Noyau, déclara Jaina. (Techniquement, c’était vrai, car le seul moyen d’atteindre la base était d’emprunter une courte hyperroute qui passait en bordure du Noyau Profond.) Mais cela ne devrait pas vous surprendre.
Duman Yaght hocha la tête.
– Cela confirme ce que nos scribes ont suggéré. (Il fit un signe au garde et ce dernier décrocha l’ysalamiri du dos d’Anakin avant de le jeter en pâture au voxyn.) Ne jamais refuser sa récompense à un tueur.
– Je tâcherai de m’en souvenir, dit Jaina. (Le voxyn engloutit sa proie et le lien dans la Force se matérialisa à nouveau. Elle sentit les ondes de soutien émanant de ses compagnons.) Et mon frère ?
– Bien sûr. Il te suffit de me dire qui sera le suivant…
Jaina sentit son cœur se serrer. Elle s’attendait à quelque chose de similaire et savait qu’il n’y avait qu’une seule réponse possible.
– Moi.
– Impossible.
– C’est mon dernier mot.
– Alors Anakin va rester à sa place. Peut-être même qu’il va mourir.
– Vous aviez dit que vous le libéreriez, dit Jaina. Je pensais que les Yuuzhan Vong avaient le sens de l’honneur.
Les cernes bleus soulignant les yeux du commandeur s’assombrirent. Mais il se tourna vers le garde d’Anakin et fit un signe de tête.
– Va l’attacher avec les autres et ramène la femelle Bith.
Jaina sentit alors un torrent d’émotions conflictuelles jaillir du groupe. Certains avaient peur pour Ulaha, d’autres soutenaient la volonté de Jaina de tenir tête aux tortionnaires. Au milieu de tout cela, Jacen perçut une onde qui dominait toutes les autres : la détermination et le calme d’Anakin. Il avait un plan. Cette simple pensée lui donna la force de rester silencieuse.
A trois mètres du mur, Anakin se libéra de la poigne de son garde, cria pour ordonner à Ulaha de se réveiller et bondit pour la rejoindre. Il s’agenouilla à côté d’elle et chuchota de façon frénétique à son oreille. Les yeux dépourvus de paupières d’Ulaha continuaient de fixer le plafond de manière vague, mais une sensation de ruse dans la Force indiqua aux membres du commando qu’elle était un peu plus alerte qu’elle n’en avait l’air. Anakin parvint à murmurer une demi-douzaine de mots avant que le bâton Amphi d’un des gardes s’abatte sur sa tête. Il sombra calmement dans l’inconscience ; tous les efforts confondus des membres de l’équipe ne parvinrent pas à le ranimer.
Le garde attacha le jeune homme évanoui avec des bandes de gelée blorash. Puis il libéra Ulaha et, tenant toujours son bâton Amphi d’une main, traîna la jeune Bith jusqu’au centre de la soute. Le voxyn essaya de se tourner vers eux, mais se rendit compte qu’une de ses pattes arrière était toujours entravée. Il se calma et observa la scène d’un de ses yeux jaunes. La créature semblait avoir recouvré le contrôle d’elle-même, mais sa faim insatiable brûlait toujours dans la Force avec la puissance d’un rayon de blaster.
Trop faible pour se tenir debout, Ulaha était agitée de tremblements. Elle ne souhaitait apparemment pas détacher ses yeux du sol. Lando avait déclaré qu’ils auraient à accomplir des actes en désaccord avec leur conscience, mais Jaina n’aurait jamais cru qu’un de ces actes aurait consisté à rester là, à ne rien faire, pendant que les Yuuzhan Vong massacraient l’un d’entre eux.
– Le choix t’appartient, Jaina. (Duman Yaght tordit son visage balafré en une parodie de sourire.) Un nom ou une vie.
Dans la Force, Jaina projeta son esprit vers Eryl Besa, espérant obtenir la confirmation qu’ils avaient franchi la frontière des lignes ennemies, qu’ils pouvaient enfin activer les droïdes de guerre et en finir avec tout ceci. Mais rien ne vint. Elle baissa la tête. Il n’y avait qu’un seul moyen de corriger son erreur, une seule façon de s’opposer à cette séance visant à briser la volonté du groupe. Mais Jaina ne pouvait pas se résoudre à laisser Ulaha mourir, à prononcer les paroles qui entraîneraient sa mort.
Elle ne releva pas la tête.
– C’est mon dernier mot.
– Comme tu le voudras.
Le ton moqueur de Duman Yaght la fit se sentir profondément humiliée. Jaina avait cédé. Et tout le monde le savait. La voix faiblissante d’Ulaha monta jusqu’à elle, empreinte d’une sensation de honte assez semblable à celle éprouvée par Jaina.
Jaina… Tu ne dois pas… Ne les laisse pas se servir de moi…
Elle fut réduite au silence par une gifle violente.
– Le nom, Jaina, exigea Duman Yaght. Qui sera le prochain ?
Jaina releva enfin les yeux et vit qu’Ulaha avait toutes les peines du monde à se tenir debout. Elle semblait presque suspendue au bras du garde qui la soutenait et qui maintenait une de ses mains au-dessus des épines sensitives de l’arête dorsale du voxyn.
Ulaha se tourna vers Jacen.
– Donne-moi la force… s’étrangla-t-elle.
– Silence ! dit le soldat en la secouant.
La Force se nimba alors d’encouragements, de soutien… Et de quelque chose d’autre. Quelque chose d’électrique, de brutal, comme l’éclair d’un rayon paralysant. Soudain, Ulaha rassembla ses jambes sous elle. L’étrange énergie continua d’affluer dans la Force et Ulaha se sentit devenir de plus en plus résistante à chaque instant. Elle baissa la main… en direction des épines sensitives, obligeant le garde à s’arc-bouter pour l’empêcher de s’empaler ainsi.
Jaina fut prise de nausées. Etait-ce là le plan d’Anakin ? La colère qui émanait de Jacen indiquait clairement ce qu’il en pensait. Jaina ne pouvait pas croire que son petit frère était capable d’ordonner à quelqu’un d’aller volontairement à la mort, surtout avec le décès de Chewbacca pesant encore si lourdement sur sa conscience.
Ulaha était trop faible pour pousser sa main jusqu’au bout. Elle sembla renoncer… pour s’emparer du coufee de son geôlier et lui en planter la lame dans la gorge. Une cascade de sang jaillit. Avec une dextérité inhabituelle pour quelqu’un souffrant de telles blessures, Ulaha fit pivoter le guerrier et l’envoya heurter, de plein fouet, la queue du voxyn.
Les épines se cassèrent contre l’armure de crabe vonduun du garde. Duman Yaght hurla un ordre, et une demi-douzaine de soldats Yuuzhan Vong se précipitèrent. Le voxyn entrouvrit sa gueule pour crier. Jaina devina que tout était fini pour Ulaha. Au même instant, Jacen relâcha son emprise sur le lien psychique pour projeter son esprit en direction du voxyn, lui suggérant que l’attaque d’Ulaha n’était qu’une diversion et que ses véritables adversaires étaient les guerriers Yuuzhan Vong. C’était un pari aussi audacieux que désespéré, un pari qui pouvait mettre fin à la mission pour peu que Duman Yaght comprenne alors que les Jedi s’étaient joués de lui. Et Jaina se dit qu’elle n’en attendait pas moins de la part d’un Solo.
Le voxyn tourna la tête et vomit une bulle de mucus verdâtre sur le guerrier le plus proche. Le soldat Yuuzhan Vong fit encore quelques pas en grondant, hurlant et se débattant pour se débarrasser de l’acide qui commençait à le ronger. Ulaha profita de la confusion pour plonger en avant et planter le coufee entre les yeux du voxyn.
La créature s’écroula et commença à se tortiller. Les convulsions cessèrent lorsque la jeune Bith fit tourner la lame de son couteau dans la plaie. Un sang violacé s’écoula de la blessure, se transformant au contact de l’air en une vapeur brune. Ulaha tituba, porta les mains à son visage, fit encore un pas et tomba à la renverse.
Les gardes encore vaillants s’arrêtèrent en bordure de la fumée. Duman Yaght hurla un ordre. Un guerrier lança une boule de gelée blorash sur le coufee, ce qui boucha la plaie. Un autre se couvrit le nez et la bouche et se précipita pour ramasser Ulaha. Elle laissa le garde l’entraîner loin du nuage toxique.
Un sifflement familier s’éleva de l’autre extrémité de la soute. Les trois Barabel ricanaient de façon hystérique, le cou dévissé, la tête rejetée en arrière, leurs yeux reptiliens chargés de fatigue.
Jaina s’autorisa un petit sourire, puis posa à nouveau les yeux sur Duman Yaght.
– Peut-être disposez-vous d’un autre voxyn pour qu’on puisse encore s’amuser…
Le Yuuzhan Vong baissa la tête et, à la grande surprise de la jeune femme, se mit à sourire à son tour.
– Non. Ce serait idiot, n’est-ce pas ? Je comprends maintenant pourquoi le Maître de Guerre est si déterminé à vous détruire, vous autres Jeedai. (Il fit signe à deux gardes de s’approcher et il précipita Jaina entre leurs bras.) Sache qu’on a fini de jouer, Jaina Solo. Si tu tentes quoi que ce soit, les conséquences en seront fatales.
– Peut-être, dit Jaina en souriant à nouveau. Mais pour qui ?
Sa réponse déclencha une sensation d’inquiétude chez plusieurs de ses camarades, mais Jaina comprit, en voyant les cernes de Duman Yaght s’assombrir encore plus, qu’elle avait dit exactement ce qu’il fallait. Le commandeur tourna les talons et ordonna au cartographe stellaire de calculer un cap plus direct vers leur point de rendez-vous.