4.
Le refuge
Mai 2000
Je me souviens qu’il pleuvait le jour où ma mère et mon père ont disparu. Quand je me suis réveillé ce matin-là, ils étaient déjà partis.
Maintenant, je sais que vingt-trois autres personnes sont mortes ou ont disparu en même temps qu’eux. Des années plus tard, quand je suis retourné sur place, j’ai interrogé les habitants pour comprendre ce qui s’était passé. Mais ils n’ont rien pu me dire, sinon qu’une vague noire avait déferlé sur le village, ravageant tout sur son passage.
J’ai entendu des rumeurs à propos d’une autre vague qui aurait causé la mort de tous les membres d’un coven de sorciers Wyndenkell en Écosse. Je vais enquêter là-bas. Déesse, accorde-moi la force dont j’aurai besoin.
Gìomanach
* * *
Après ma dispute avec Bree, j’étais tellement perturbée que les heures ont défilé sans que je m’en rende compte. Le prof de maths a dû m’appeler trois fois avant que je l’entende, et ensuite je me suis trompée dans ma réponse – ce qui ne m’arrive pratiquement jamais en temps normal. À midi, j’ai filé en douce jusqu’au QG de Cirrus afin de rester un peu seule. J’ai avalé en vitesse mon sandwich et mon Coca light, puis j’ai médité pendant une demi-heure. Ensuite, j’ai jugé que j’étais suffisamment calmée pour affronter les cours suivants, que je n’ai écoutés que d’une oreille distraite.
À la fin de la journée, j’ai suivi la foule d’élèves qui se précipitaient dehors. La neige fondait rapidement et le soleil rayonnant semblait nous offrir un deuxième été indien. Après des semaines de météo hivernale, c’était un vrai bonheur. J’ai levé la tête vers le ciel, espérant presque que les doux rayons apaiseraient la douleur qui me déchirait, effaceraient toute trace de culpabilité, toute crainte qu’on ne découvre ce que j’avais fait à Hunter.
— Je rentre avec Bakker, d’accord ? m’a lancé Mary K., qui venait de me rejoindre sur le parking.
Ses joues étaient légèrement rosées, ses yeux brillants.
— Vous allez à la maison ou bien…
Pourvu qu’ils ne se retrouvent pas seuls… Je me méfiais de ce type depuis qu’il avait pratiquement violé ma sœur. Je ne comprenais d’ailleurs pas comment elle avait pu lui pardonner.
— Oui, mais on va d’abord prendre un café, m’a-t-elle répondu avec hauteur, comme pour me mettre au défi de protester.
— OK. À tout à l’heure, ai-je capitulé.
En la voyant monter dans la voiture de Bakker, j’ai compris que, s’il lui faisait le moindre mal, je m’arrangerais pour qu’il connaisse le même sort que Hunter. Et cette fois-ci sans aucun remords.
Robbie m’a rattrapée juste après.
— Dis donc, Morgan, il est malade, Cal ? Je ne l’ai pas vu de la journée.
— Euh… oui, c’est ça. Il est malade.
Robbie et moi étions très proches. Contrairement à Bree, lui savait que j’avais été adoptée et que j’étais une sorcière de sang. Pourtant, je ne pouvais envisager de lui confier les événements de la nuit de samedi. C’était trop horrible.
— J’irai sûrement le voir tout à l’heure, ai-je repris.
— Moi, je dois passer chez Bree. Qui sait, aujourd’hui, je vais peut-être tenter ma chance avec elle…
— Je croise les doigts pour que ça marche, alors !
Robbie m’avait avoué récemment qu’il était fou amoureux d’elle. Moi, j’espérais surtout qu’elle ne lui briserait pas le cœur comme elle avait coutume de le faire avec tous ses mecs…
J’ai déposé mon sac sur la banquette de Das Boot, puis je me suis dirigée vers la cabine téléphonique du lycée. Cal a décroché au bout de la quatrième sonnerie. Sa voix était moins rauque que la veille. Malheureusement, sa mère recevait du monde, des sorciers venus d’Europe qu’elle voulait lui présenter. Je ne le verrais pas ce soir-là.
— Eh bien, les invités défilent chez vous, ces derniers temps, ai-je marmonné, déçue.
Cal a marqué une pause avant de répondre d’un ton un peu différent :
— Oui, c’est vrai. Ma mère travaille sur un gros projet, qui commence à prendre forme. Je t’en parlerai bientôt.
— Et tes poignets ?
— Ils sont dans un sale état, mais ça va aller. J’aurais vraiment aimé qu’on puisse se voir.
— Et moi donc ! J’ai besoin qu’on parle de ce qui s’est passé samedi.
— Je sais, Morgan, a-t-il murmuré avant de couvrir le combiné de sa main pour répondre à quelqu’un qui lui parlait.
— Je vois que tu es occupé, je ne vais pas te retenir plus longtemps, Cal. Rappelle-moi ce soir, si tu peux.
Quand j’ai raccroché, je me suis sentie seule et triste sans lui. Comme souvent lorsque je n’avais pas envie de rentrer chez moi, j’ai décidé de faire un détour par Magye Pratique.
* * *
La boutique était déserte. Les deux vendeurs eux-mêmes, David et Alyce, n’étaient nulle part en vue. J’ai commencé à lire les titres inscrits au dos des livres en rêvant du jour où j’aurais assez d’argent pour tous me les offrir. Au lieu de quoi, j’allais devoir dépenser mes économies pour remplacer le phare de Das Boot.
— Bonjour, bonjour.
Alyce venait d’apparaître. Je me suis redressée en lui souriant, mais son expression s’est figée.
— Morgan ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
D’emblée, mon cœur s’est emballé. Avait-elle deviné ce que j’avais fait d’un simple regard ?
— Oh… Rien de grave, je suis un peu stressée… À cause du lycée, de la famille… Tout ça, quoi…
— Si tu le dis. Bon, si tu veux en parler, je suis là, a-t-elle répondu en soupirant, après m’avoir dévisagée un instant.
Elle est partie s’installer près de la caisse pour s’occuper d’une pile de papiers. Comme d’habitude, ses cheveux gris étaient noués au sommet de son crâne et les vêtements amples qui couvraient sa silhouette maternelle ondoyaient à chacun de ses pas. Je l’admirais car elle avait confiance en elle, en ses pouvoirs magyques.
Elle serait horrifiée d’apprendre ce que j’avais fait. Comment avais-je pu en arriver là ? L’idée d’être bannie de Magye Pratique me paraissait insupportable. Cette boutique constituait mon refuge.
— Vivement le printemps ! me suis-je exclamée pour changer de sujet. J’ai hâte de pouvoir m’occuper de mon jardin.
Je l’ai rejointe près de la caisse, où je me suis assise sur un tabouret.
— Moi aussi, a renchéri Alyce. J’aime tellement être au grand air, les mains plongées dans la terre, que j’ai parfois du mal à me rappeler les bienfaits de l’hiver.
David est sorti de la petite pièce attenante, une liasse de factures à la main.
— Morgan ! Quel plaisir de te revoir ! Alyce, sais-tu si la dernière livraison d’huiles essentielles est arrivée ? Ils nous ont déjà envoyé la facture…
Je les ai laissés parler affaires et je me suis dirigée vers les accessoires magyques. J’ai pris au creux de mes mains un bol en marbre. La pierre était froide et lisse, comme les galets du lit d’un fleuve. J’ai repensé à Hunter. Était-il lui aussi au fond du fleuve ?
— La température du marbre est toujours inférieure de treize degrés à celle de l’air ambiant, m’a appris Alyce en me rejoignant dans le rayon pour remettre en place des articles dérangés par des clients.
— C’est vrai ? À quoi est-ce dû ?
— Aux caractéristiques de la pierre. Chaque chose possède des propriétés spécifiques.
Par association d’idées, j’ai repensé aux morceaux de cristal et aux autres pierres contenus dans la boîte de Maeve.
— J’ai retrouvé les outils de Maeve, ai-je annoncé à Alyce.
Les mots s’étaient échappés de ma bouche malgré moi, comme si je sentais en mon for intérieur le besoin de lui confier un secret – même si ce n’était pas celui qu’elle attendait.
— Les outils de Belwicket ?
— Oui. Grâce à la divination. Une vision dans le feu m’a montré qu’ils se trouvaient à Meshomah Falls.
— La ville où elle a trouvé la mort…
— Précisément.
— C’est formidable, Morgan ! Tout le monde pensait que ces outils étaient perdus pour toujours. Je suis certaine que Maeve aurait été heureuse que sa fille les récupère.
— C’est très important pour moi, comme un lien qui m’unit à elle, à son clan et à sa famille.
— Et tu les as déjà utilisés ?
— Euh… juste l’athamé, ai-je admis.
J’attendais qu’elle me réprimande car, techniquement, je n’avais pas le droit d’avoir recours à la magye ni aux objets magyques. Avant l’initiation, c’était formellement interdit.
Pourtant, elle ne m’a fait aucun reproche.
— Tu devrais les lier à toi, m’a-t-elle conseillé.
— Que voulez-vous dire ?
— Attends une seconde, m’a-t-elle murmuré avant de disparaître dans les rayons.
Elle est revenue avec un épais volume d’allure ancienne. La couverture, gris foncé, était tachée, presque en lambeaux. Alyce a posé l’ouvrage à plat sur une étagère et a feuilleté ses pages fines et craquantes.
— Voilà, a-t-elle lâché en perchant sur son nez une paire de demi-lunes. Je vais te noter le passage dont tu auras besoin.
Comme ces femmes qui s’échangent à l’église des recettes de cuisine et des modèles de tricots, Alyce m’a recopié un vieux sort wiccan grâce auquel les outils de ma mère me seraient liés.
— Une fois que tu auras accompli ce rituel, vous serez pour ainsi dire indissociables, m’a-t-elle expliqué tandis que je pliais la feuille et la rangeais dans ma poche intérieure. Ils seront plus puissants entre tes mains et presque inutiles dans celles des autres. Je te suggère de le faire dès que possible.
Son regard, d’habitude très doux, me transperçait de part en part.
— Euh… d’accord. Je vais essayer de m’en occuper ce soir. Mais pourquoi ?
— J’ai l’intuition que c’est important, a-t-elle répondu après une pause. Le plus tôt sera le mieux.