Chapitre 29

Une rÉvÉlation

 

 

 

 

 

 

S.jpgonea prit son courage à deux mains et entra dans la salle d’entraînement de Yikmo. Les yeux baissés, elle s’arrêta dès qu’elle fut à l’intérieur.

— Seigneur, commença-t-elle. Je suis désolée de vous avoir désobéi, l’autre soir. Vous m’avez aidée, et j’ai été impolie en retour.

Yikmo resta coi un instant, puis il rit.

— Tu n’as pas à t’en excuser, Sonea.

Elle releva la tête et fut soulagée de le voir sourire. Il désigna une chaise ; elle s’assit docilement.

— Il faut que tu comprennes que c’est mon métier, Sonea. Je prends des novices qui ont des difficultés en maîtrise du combat, et je trouve l’origine de ces difficultés. Et dans tous les cas, à part le tien, les élèves accueillent mon aide de bonne grâce. Quand ils comprennent que je vais réveiller des problèmes personnels qui peuvent être la cause de leur trouble, ils ont le choix : soit ils acceptent mes méthodes, soit ils se trouvent un autre professeur, soit ils choisissent une autre discipline.

» Mais toi ? Tu es là parce que ton tuteur le veut. (Il la regarda dans les yeux.) Ai-je raison ?

Sonea acquiesça.

— Il est difficile d’aimer ce à quoi on n’est pas bon. Franchement, veux-tu t’améliorer dans cette discipline, Sonea ?

Elle haussa les épaules.

— Oui.

Les yeux de Yikmo s’étrécirent.

— Je te soupçonne de répondre ce que je veux entendre, Sonea. Je ne le répéterai pas à ton tuteur, si c’est de ça que tu as peur. Je ne te déconsidérerai pas si tu me dis que tu n’en as pas envie. Réfléchis bien à ma question. Veux-tu vraiment maîtriser cet art ?

Elle détourna les yeux et pensa à Regin et ses partisans. Peut-être que si l’enseignement de Yikmo l’aidait à se défendre… mais face à autant de novices, à quoi pouvaient bien servir la compétence et la stratégie ?

Y avait-il une autre raison qui pourrait la pousser à progresser ? Elle n’avait que faire de l’approbation du haut seigneur – et même si elle devenait aussi forte que Yikmo ou Balkan, elle n’aurait jamais la puissance nécessaire pour affronter Akkarin.

Mais la Guilde finirait peut-être par découvrir la vérité sur lui. Ce jour-là, elle voulait pouvoir prêter main-forte aux mages. Ils auraient plus de chances de le battre si elle progressait aussi en maîtrise du combat.

Elle se redressa sur sa chaise. Oui, voilà une bonne raison de s’améliorer dans cette discipline. Même si elle n’aimait pas les cours de combat, elle devait apprendre un maximum de choses pour aider un jour la Guilde à déboulonner Akkarin.

Ses yeux revinrent sur Yikmo.

— S’il est difficile d’aimer ce à quoi on n’est pas bon, aimerai-je davantage la maîtrise du combat en progressant ?

Le guerrier lui adressa un grand sourire.

— Oui, je te le promets. Mais par moments, tu ne l’aimeras plus. Nous subissons tous une défaite de temps en temps, et je ne connais personne qui aime ça. (Il marqua une pause et son expression s’apaisa.) Mais pour commencer, nous avons des difficultés à surmonter. Tu as beaucoup de faiblesses à dépasser, et ce que tu as vu pendant la Purge est la cause de nombre de tes problèmes. La peur de tuer explique ta réticence à frapper et savoir que tu es la plus puissante te rend encore plus prudente. Tu dois apprendre à te faire confiance. Tu dois apprendre les limites de tes forces, ainsi que le Contrôle – et j’ai imaginé quelques exercices pour t’aider dans ce sens. Cet après-midi, l’arène est à toi.

Sonea le regarda avec étonnement.

— L’arène ?

— Oui.

— Pour moi toute seule ?

— Rien que pour toi – et pour ton professeur, bien sûr. (Il fit un pas en direction de la porte.) Allons, viens.

Elle se leva et le suivit dans le couloir.

— L’arène n’est-elle pas utilisée tous les jours pour les autres cours ?

— Si, répondit Yikmo. Mais j’ai convaincu Balkan de trouver autre chose pour occuper sa classe cet après-midi. (Il la regarda en souriant.) Une activité amusante qui les emmènerait hors du domaine de la Guilde, afin que ton intrusion ne les dérange pas.

— Que font-ils ?

Il ricana.

— Ils dégagent les rochers d’une ancienne carrière en les faisant exploser.

— Quel enseignement vont-ils en tirer ?

— Ils vont apprendre à respecter la puissance destructrice de leurs pouvoirs. (Il haussa les épaules.) Ça devrait aussi les aider à se rappeler qu’ils peuvent gravement endommager les lieux environnants en se battant hors de l’arène.

Ils débouchèrent dans le couloir principal et prirent la direction de l’escalier arrière. En quittant l’université pour s’engager sur le chemin de l’arène, Sonea leva les yeux et regarda les fenêtres du bâtiment. Elle ne vit personne, mais elle fut soudain consciente que son cours « privé » n’allait pas être si privé que cela.

Ils descendirent vers le portail de l’arène, traversèrent l’obscurité et ressortirent au soleil. Yikmo pointa le doigt vers les quartiers des guérisseurs.

— Tire sur la barrière.

Elle eut l’air interloquée.

— Je… tire, c’est tout ?

— Oui.

— Avec quoi ?

Il balaya la question de la main.

— Comme tu veux. Peu importe. Tire.

Elle prit une grande inspiration, se concentra et envoya une langue de feu sur le bouclier invisible. Au moment de l’impact, des centaines de petits fils d’énergie ondulèrent entre les flèches courbes de l’arène. Un petit tintement résonna dans l’air.

— Frappe encore, mais plus fort.

Cette fois, des éclairs recouvrirent toute la surface de la barrière en forme de dôme. Yikmo acquiesça en souriant.

— Pas mal. Maintenant, mets-y toute ton énergie.

La magie transperça la novice et irradia d’elle. C’était une sensation excitante. Le bouclier crépita sous l’effet des éclairs. Yikmo laissa échapper un rire satisfait.

— Maintenant, de toutes tes forces, Sonea.

— Je crois que c’était mon maximum.

— Moi, je ne crois pas. Imagine que tout ce qui compte pour toi dépende d’un gigantesque effort. Ne te retiens pas.

Elle acquiesça et imagina Akkarin devant la barrière. Elle se représenta Rothen, à côté d’elle et en proie aux pouvoirs immenses du haut seigneur.

Ne te retiens pas, pensa-t-elle en laissant jaillir la magie.

La barrière de l’arène brilla si fort que Sonea dut se protéger les yeux. Le tintement de l’air n’était pas plus fort, mais il faisait vibrer ses tympans. Yikmo exultait en silence.

— Voilà qui est mieux ! Maintenant, recommence.

Elle le regarda.

— Encore ?

— Plus fort, si tu peux.

— Mais la barrière de l’arène ?

Il rit.

— Il en faudrait bien plus pour la briser. Les magiciens la renforcent depuis des siècles. Je veux que les montants soient chauffés au rouge d’ici la fin du cours, Sonea. Continue. Frappe encore.

Après quelques langues de feu supplémentaires, elle s’aperçut qu’elle commençait à s’amuser. Bien qu’attaquer la barrière ne représentât pas un grand défi, c’était un soulagement de pouvoir frapper sans précautions ni restrictions. Cependant, chaque tir était plus faible que le précédent, et bientôt, elle ne pouvait plus envoyer que de petites vagues de lumière.

— Ça ira, Sonea. Je ne veux pas que tu t’endormes au milieu de ton prochain cours. (Il l’interrogea du regard.) Qu’as-tu pensé de cette leçon ?

Elle sourit.

— C’était moins dur que d’habitude.

— Ça t’a plu ?

— Je crois.

— De quelle manière ?

Elle fronça les sourcils, puis réprima un sourire.

— C’est comme… de voir à quelle vitesse j’arrive à courir.

— Autre chose ?

Elle ne pouvait pas lui dire qu’elle s’était imaginée en train de réduire Akkarin en cendres. Mais il avait remarqué son hésitation. Quelque chose de similaire, peut-être ? Elle le regarda avec malice.

— C’est comme de jeter des cailloux sur un magicien.

Il leva les sourcils.

— Vraiment ? (Il se tourna et lui fit signe de le suivre vers le portail.) Aujourd’hui, nous avons testé tes limites, mais d’une manière qui ne nous permet absolument pas d’évaluer ta force en combat contre quelqu’un. Ce sera notre prochaine étape. Quand tu sauras combien d’énergie tu peux dépenser sans risque, alors tu n’hésiteras plus avant de frapper.

Il s’arrêta.

— Voici deux jours que Regin t’a épuisée. Étais-tu fatiguée, hier ?

— Un peu, le matin.

Il hocha lentement la tête.

— Va te coucher tôt, ce soir, si tu peux. Tu auras besoin de tes forces, demain.

 

— Alors, que penses-tu de ma sœur ?

En voyant le large sourire de Tayend, Dannyl rit.

— Rothen dirait qu’elle a son franc-parler.

— Ah ! fit Tayend. C’est peu de le dire.

Mayrie de Porreni était aussi quelconque que son frère était beau, bien qu’ils fussent tous deux minces, avec des os fins. Elle avait des manières directes et un humour audacieux qui la rendaient aimable.

Le domaine de son mari produisait des chevaux, des récoltes et du vin recherchés dans toutes les Terres Alliées. Ils habitaient un grand manoir à un étage. Après dîner, Tayend avait pris une bouteille de vin et des verres et avait conduit Dannyl sous la véranda qui faisait tout le tour de la maison. Des chaises y étaient installées pour profiter de la vue sur les vignes.

— Alors, où est son mari Orrend ? demanda Dannyl.

— À Capia. Mayrie s’occupe de tout, ici. Il ne vient lui rendre visite que quelques fois par an. (Il regarda Dannyl et baissa la voix.) Ils ne s’entendent pas très bien. Père l’a mariée à une personne qu’il estimait lui convenir. Mais comme toujours, la Mayrie qu’il a en tête est très différente de ce qu’elle est dans la réalité.

Dannyl acquiesça. Il avait remarqué la tension de leur hôtesse, lorsque l’un de ses convives avait évoqué le nom de son mari.

— Vois-tu, l’homme qu’elle aurait choisi si son mariage n’avait pas été arrangé aurait été une erreur encore plus grosse, ajouta Tayend. Aujourd’hui, elle l’admet volontiers. (Il soupira.) J’attends toujours que père me choisisse une femme bien désastreuse.

Dannyl fronça les sourcils.

— Il en est encore là ?

— Sans doute. (L’érudit joua un moment avec son verre, puis il releva sèchement la tête.) Je ne te l’ai encore jamais demandé, mais as-tu quelqu’un qui t’attend en Kyralie ?

— Moi ? (Dannyl secoua la tête.) Non.

— Aucune dame ? Pas de petite amie ? (Il avait l’air surpris.) Pourquoi ?

Dannyl haussa les épaules.

— Je n’ai jamais eu le temps. Je suis trop occupé.

— À quoi faire ?

— Mes expériences.

— Et ?

Le magicien rit.

— Je ne sais pas. Quand j’y repense, je me demande à quoi j’ai passé mon temps. Certainement pas à aller à ces rassemblements de la cour qui semblent être faits pour se trouver une femme ou un mari. On n’y trouve pas le genre de femmes qui m’intéresse.

— Et c’est quoi, le genre de femmes qui t’intéresse ?

— Je ne sais pas, avoua Dannyl. Je n’en ai jamais rencontré qui m’intéresse suffisamment.

— Et ta famille ? Elle n’a pas essayé de te trouver une femme qui te convenait ?

— Si, ils ont essayé il y a des années. (Il soupira.) Elle était plutôt gentille, et je comptais accepter de me marier pour faire plaisir à ma famille. Mais un jour, j’ai compris que je ne pouvais pas, que je préférais rester seul et sans enfants plutôt qu’épouser une personne que je n’aimais pas. Il me semblait plus cruel de l’épouser que de refuser.

Tayend leva les sourcils.

— Mais comment t’en es-tu sorti ? Je croyais que les pères kyraliens arrangeaient le mariage de leurs enfants.

— C’est vrai, répondit Dannyl avec un petit rire, mais l’un des privilèges des magiciens est de refuser un mariage arrangé. Je n’ai pas refusé directement ; j’ai trouvé un moyen de persuader mon père de changer d’avis. Je savais qu’elle admirait un autre jeune homme, alors je me suis assuré que certains événements se produisent afin que tout le monde soit convaincu qu’il ferait un meilleur mari pour elle. J’ai joué le rôle de l’amoureux déçu, et les gens ont été désolés pour moi. Elle est très heureuse, à ce qu’on m’a dit, et elle a eu cinq enfants.

— Et ton père n’a jamais réessayé de t’arranger un mariage ?

— Non. Il a décidé que… comment a-t-il dit, déjà… si je voulais être différent, il me laisserait tranquille tant que je ne déshonorerais pas la famille en me choisissant une servante mal née.

Tayend soupira.

— Dans cette affaire, on dirait que tu n’as pas simplement gagné le droit de choisir ta femme. Mon père n’a jamais accepté mes choix. En partie parce que je suis son seul fils, alors il a peur que je ne laisse pas d’héritier. Mais il désapprouve mes… euh… mes inclinations. Il croit que je m’obstine à aimer les choses perverses, comme s’il était seulement question de plaisir physique. (Il fronça les sourcils et vida son verre.) Ce n’est pas cela, au cas où tu te posais la question. Du moins pas en ce qui me concerne. Mes… certitudes sur ce qui est juste et naturel pour moi sont au moins aussi fortes que ses certitudes sur ce qui est juste et naturel pour un homme. J’ai lu des livres sur des époques et des lieux où c’était aussi ordinaire qu’être… je ne sais pas, moi, musicien ou épéiste. Je… je divague, là, non ?

Dannyl sourit.

— Un peu.

— Désolé.

— Ne t’excuse pas. Nous avons tous besoin de divaguer un peu, de temps en temps.

Tayend acquiesça en riant.

— En effet. (Il soupira.) Bon, assez prêché pour aujourd’hui.

Ils contemplèrent les champs éclairés par la lune et le silence s’installa confortablement entre eux. Soudain, Tayend retint sa respiration. Il se leva d’un bond et courut à l’intérieur, non sans tituber un peu à cause du vin. Se demandant ce qui avait poussé son ami à partir aussi subitement, Dannyl pensa le suivre mais se ravisa et décida d’attendre qu’il revienne.

Au moment où il se versait un autre verre, Tayend réapparut.

— Regarde ça.

L’érudit étala un dessin du tombeau sur les genoux de Dannyl et ouvrit un grand livre sur les pages duquel était représentée une carte des Terres Alliées et des pays environnants.

— Qu’est-ce que je regarde, au juste ? demanda Dannyl.

Tayend désigna une rangée de glyphes en haut du dessin.

— Ces signes parlent d’un lieu – celui dont est originaire la femme.

Il tapota un glyphe en particulier : un croissant de lune et une main entourés d’un carré aux angles arrondis.

— Je ne connaissais pas la signification de ce glyphe-là, mais il m’était familier, et ça m’a pris un moment pour trouver ce qu’il me rappelait. À la Grande Bibliothèque, il y a un livre qui est si vieux que les pages tombent en poussière quand on les manipule trop vivement. Il appartenait à un magicien, il y a des siècles. Il s’appelait Ralend de Kemori et régnait sur une partie de l’Elyne avant l’unification du pays. Dans ce livre, les visiteurs écrivaient leur nom et leur titre, ainsi que les raisons de leur visite – bien que presque tout le registre soit rédigé de la même main, ce qui me conduit à penser qu’il louait les services d’un scribe pour noter les noms de ceux qui ne savaient pas écrire.

» L’une des pages comportait un signe similaire. Je m’en souviens parce qu’il était fait au tampon, pas à la plume. Et il était en rouge – un peu effacé mais tout de même visible. À côté, le scribe a écrit : « roi de Charkan ».

» Maintenant, on peut raisonnablement penser que la femme dans le tombeau venait du même endroit – le glyphe ressemble trop au tampon pour que ce ne soit pas le cas. Mais où se trouve cet endroit nommé « Charkan » ? (Tayend fit un grand sourire et tapota la carte.) Ceci est un vieil atlas qui appartenait à l’arrière-grand-père d’Orrend. Regarde bien.

Dannyl prit le livre et rapprocha son globe de lumière. Le doigt de Tayend indiquait un mot minuscule et un dessin.

— « Shakan Dra », lut Dannyl.

— J’aurais pu le rater, sans ce croissant de lune et cette main.

Dannyl regarda le reste de la carte et cligna les yeux de surprise.

— C’est une carte de Sachaka, s’exclama-t-il.

— Oui. Les montagnes. C’est difficile à dire sans plus de précisions, mais je serais prêt à parier vingt pièces d’or que Shakan Dra est près de la frontière. Tu penses la même chose que moi, à propos d’une certaine personne dont je tairai le nom et qui a fait un voyage dans ces montagnes il y a quelques années ?

Dannyl acquiesça.

— Oui.

— Je crois que nous avons une nouvelle destination à explorer.

— Mais nous devons suivre l’itinéraire prévu, lui rappela Dannyl. (Il n’aimait pas beaucoup l’idée d’aller au Sachaka ; connaissant l’histoire du pays, il ne savait pas comment les habitants l’accueilleraient.) En plus, le Sachaka ne fait pas partie des Terres Alliées.

— Cet endroit n’est pas très loin de la frontière. À pas plus d’un jour de voyage.

— Je ne sais pas si nous avons le temps.

— On peut retourner à Capia avec un peu de retard. Je ne crois pas qu’on nous poserait des questions si nous n’arrivions pas le jour prévu.

— S’il ne s’agit que de quelques jours, peut-être. (Dannyl dévisagea son ami.) Mais je pensais que tu ne voulais pas retarder ton retour.

Tayend haussa les épaules.

— Pourquoi pas ?

— N’y a-t-il pas quelqu’un qui attend que tu reviennes ?

— Non. À moins que tu veuilles dire le bibliothécaire Irand ? Il ne s’inquiétera pas si j’ai quelques jours de retard.

— Personne d’autre ?

Tayend secoua la tête.

— Hmmm. (Dannyl acquiesça d’un air pensif.) Alors tu n’as de vues sur personne ? Pourtant, c’est ce que tu m’as fait comprendre à la fête de la bel Arralade.

Tayend écarquilla les yeux, puis regarda Dannyl du coin de l’œil.

— J’ai piqué ta curiosité, n’est-ce pas ? Et si je te disais que je ne suis pas attendu parce que la personne n’a pas eu vent de mon intérêt ?

Dannyl ricana.

— Ah, alors tu es amoureux en secret !

— Peut-être.

— Tu peux me faire confiance, je garderai ton secret, Tayend.

— Je sais.

— C’est Velend ?

— Non ! s’exclama Tayend en lui lançant un regard de reproche.

Soulagé, Dannyl haussa les épaules avec un air contrit.

— Je l’ai vu plusieurs fois à la bibliothèque.

— J’essaie de le décourager, dit Tayend en faisant une grimace. Mais il croit que je le fais uniquement pour sauver les apparences vis-à-vis de toi.

Dannyl hésita.

— Je t’empêche de faire la cour à l’homme qui t’intéresse ?

Tayend se surprit à grimacer.

— Mais non. Cette personne, c’est, euh…

Des bruits de pas attirèrent leur attention. Ils virent Mayrie venir vers eux avec une lanterne à la main. D’après le bruit, elle semblait porter de lourdes bottes sous sa robe.

— Je savais que je vous trouverais ici, dit-elle. Je vais me promener dans les vignes. L’un de vous aimerait-il m’accompagner ?

Dannyl se leva.

— J’en serais honoré.

Il lança un regard interrogateur à Tayend, mais à sa déception, ce dernier secouait la tête.

— J’ai trop bu, ma chère sœur. J’ai peur de t’écraser les orteils ou de tomber dans les vignes.

Elle lâcha un claquement de langue désapprobateur.

— Alors, reste où tu es, ivrogne. L’ambassadeur Dannyl fera un compagnon plus convenable.

Elle passa le bras sous celui de Dannyl et ils partirent en direction des vignes d’un pas lent.

Ils marchèrent sans mot dire sur une centaine de mètres, puis tournèrent pour pénétrer dans le vignoble. Mayrie interrogea Dannyl sur les gens qu’il avait rencontrés à la cour, et sur l’opinion qu’il s’était faite d’eux. Puis, lorsqu’ils atteignirent le bout d’une rangée de pieds de vigne, elle le mesura du regard.

— Tayend m’a beaucoup parlé de vous, mais pas de votre travail. J’ai l’impression que c’est secret.

— Il ne veut probablement pas vous ennuyer avec ça, répondit Dannyl.

Elle le regarda du coin de l’œil.

— Si vous le dites. En revanche, Tayend m’a parlé de tout le reste. Je ne me serais jamais attendue à ce qu’un magicien kyralien soit aussi… enfin, je ne m’attendais pas à ce que vous soyez amis – ou du moins pas aussi bons amis.

— Apparemment, nous avons la réputation d’être très intolérants.

Elle haussa les épaules.

— En tout cas, vous êtes une exception. Tayend m’a parlé des rumeurs qui vous ont causé tant de problèmes quand vous étiez novice, et il m’a dit que l’incident vous avait permis d’être plus compréhensif que la plupart des magiciens. Je crois que ça lui a aussi permis de s’estimer heureux d’être né elyne. (Elle marqua une pause.) J’espère que ça ne vous gêne pas que j’aborde ce sujet ?

Dannyl secoua la tête et espéra qu’il avait l’air détaché. Le fait qu’une personne qu’il connaissait à peine parle de son passé intime d’une manière aussi désinvolte le mettait mal à l’aise. Mais il se rappela qu’il s’agissait de la sœur de Tayend. Ce dernier n’aurait pas abordé ce sujet avec elle s’il ne l’avait pas jugée digne de confiance.

Ils arrivèrent au bout du vignoble. Elle tourna à gauche pour retourner vers la maison en longeant la dernière rangée de vignes. En regardant la véranda, Dannyl remarqua que la chaise qu’avait occupée Tayend était vide. Mayrie s’arrêta.

— Comme je suis la sœur de Tayend, j’ai toujours tendance à vouloir le protéger. (Elle se tourna vers Dannyl, une expression sérieuse et attentive sur le visage.) Si vous voyez en lui un ami, faites attention. Je le soupçonne de s’être entiché de vous, Dannyl.

Dannyl écarquilla les yeux. De moi ? Alors, c’est moi que Tayend aime en secret ? Il regarda la chaise vide. Il n’était pas étonnant que Tayend soit resté aussi évasif. Dannyl se sentit… étrangement satisfait. Comme il est flatteur d’être admiré, se dit-il.

— C’est une surprise pour vous, reprit Mayrie.

Le magicien acquiesça.

— Je n’en avais aucune idée. Vous en êtes certaine ?

— Plus que du contraire. Je ne vous l’aurais pas dit, mais je m’inquiète pour lui. Ne lui donnez pas de faux espoirs.

Dannyl fronça les sourcils.

— L’ai-je fait ?

— Pas à ma connaissance. (Elle fit une pause et sourit, mais son regard resta dur.) Comme je vous l’ai dit, je protège énormément mon petit frère. Je veux seulement vous avertir – et que vous sachiez que si j’apprends qu’il a souffert d’une quelconque manière, votre séjour en Elyne pourrait s’avérer moins confortable que vous le désireriez.

Dannyl l’étudia de près. Son regard d’acier lui laissait penser qu’elle ne plaisantait pas.

— Que voulez-vous que je fasse, Mayrie de Porreni ?

Son visage se détendit et elle lui tapota la main.

— Rien. Faites juste attention. J’aime ce que j’ai vu en vous, ambassadeur Dannyl. (Elle s’avança d’un pas et l’embrassa sur la joue.) Je vous verrai demain, au petit déjeuner. Bonne nuit.

Sur ces mots, elle fit volte-face et repartit en direction de la maison.

Dannyl la regarda s’éloigner et secoua la tête. Manifestement, elle l’avait entraîné dans les vignes pour l’avertir.

Tayend avait-il suggéré de rendre visite à sa sœur pour que cette dernière puisse voir Dannyl ? S’était-il attendu qu’elle remarque tant de choses, et qu’elle les révèle ?

« Je le soupçonne de s’être entiché de vous, Dannyl. »

Il alla s’asseoir sur la chaise de Tayend. Leur amitié allait-elle s’en trouver changée ? Il fronça les sourcils. Si Tayend ne savait pas que sa sœur lui avait parlé de ses sentiments et si Dannyl continuait de se comporter comme s’il ignorait tout, théoriquement, rien ne devrait changer.

Mais moi, je sais, pensa-t-il. Ça change tout.

Leur amitié dépendrait de comment Dannyl digérerait cette nouvelle. Il analysa ses sentiments. Il était surpris, mais ne ressentait aucun désarroi. Il ne trouvait pas déplaisant que quelqu’un l’aime autant.

À moins que l’idée me plaise pour d’autres raisons ?

Il ferma les yeux et écarta cette pensée. Il avait déjà étudié ces questions et leurs conséquences. Tayend n’était et ne serait jamais qu’un ami.

 

Les entrées des passages secrets étaient étonnamment faciles à trouver. La plupart se situaient dans les parties intérieures de l’université, ce qui était logique, car les concepteurs du bâtiment n’auraient pas voulu que de simples novices tombent dessus par hasard. Les mécanismes d’ouverture des portes, dissimulées dans les panneaux de bois, étaient cachés derrière des tableaux ou des décorations diverses.

Sonea était partie à leur recherche dès la fin de ses cours du soir au lieu de se rendre à la bibliothèque. Les couloirs étaient silencieux mais pas complètement déserts. C’était pourquoi elle ne rencontrait jamais Regin ou ses amis à cette heure. Ils préféraient attendre qu’elle ait quitté la bibliothèque, à une heure où l’université était vide.

Pourtant, elle était tendue comme une corde de piano en parcourant les couloirs. Elle inspecta plusieurs portes cachées avant de trouver le courage d’en essayer une. Il était tard, mais elle ne pouvait s’empêcher de craindre d’être espionnée. Finalement, dans une section peu fréquentée des parties intérieures, elle osa tirer le levier dissimulé derrière une peinture représentant un magicien qui tenait des instruments de dessin et un parchemin.

Le panneau de bois pivota silencieusement vers l’intérieur, et de l’air froid s’engouffra dans le couloir, la faisant frissonner. En repensant à la nuit où Fergun lui avait bandé les yeux pour la conduire auprès de Cery, elle se rappela avoir senti le changement de température.

Elle regarda à l’intérieur du passage secret et vit un couloir étroit mais sec. Elle s’était attendue qu’il dégouline d’humidité, comme les tunnels sous la ville. Mais, la route des voleurs était sous le niveau du fleuve ; l’université était plus élevée – et puis, il ne pouvait pas y avoir d’humidité au deuxième étage.

Ne voulant pas qu’on la voie devant la porte ouverte, Sonea entra. Lorsqu’elle lâcha le panneau, il se referma, plongeant le tunnel dans l’obscurité. Elle sursauta, puis plissa les yeux car le globe de lumière qu’elle avait fait apparaître était plus brillant qu’elle ne l’avait souhaité.

Elle inspecta le couloir et vit que le sol était recouvert d’une bonne épaisseur de poussière. Au milieu, l’épaisseur était moindre à cause des passages répétés, mais ses pieds laissèrent de légères traces, ce qui indiquait que personne n’était venu dans cette section des tunnels depuis un certain temps. Tous ses doutes s’évaporèrent. Elle ne croiserait personne ; elle était libre d’explorer les lieux. Sa route des voleurs à elle.

Elle sortit sa carte et s’engagea davantage dans le tunnel. À mesure qu’elle avançait, elle trouva et nota d’autres entrées. Les passages secrets longeaient les murs principaux de l’université ; ils suivaient donc un plan facile à mémoriser. Elle eut bientôt fait le tour de l’étage supérieur du bâtiment.

Cependant, elle n’avait pas vu d’escalier. Elle examina à nouveau sa carte et remarqua les petites croix dessinées ici et là. Elle se rendit à l’endroit représenté par l’une d’elles et examina le sol. Elle balaya la poussière du bout du pied et découvrit une fissure.

Elle s’accroupit et repoussa la poussière avec de petits souffles magiques. Comme elle s’y était attendue, la fissure tournait à l’angle droit, une fois, deux fois… et formait une trappe. Elle se releva, recula d’un pas, se concentra sur la plaque de bois et la souleva à la seule force de sa volonté.

La trappe pivota sur ses gonds et révéla un autre couloir en contrebas, ainsi qu’une échelle fixée au mur. Sonea sourit et descendit au premier étage.

La disposition des passages était presque identique à celle de l’étage supérieur. Après avoir inspecté tous les couloirs de ce niveau, elle trouva une autre trappe qui la mena au rez-de-chaussée. Une fois encore, les couloirs suivaient le même plan, même s’il y avait moins de passages. Cependant, elle trouva un escalier qui descendaient encore plus bas, sous l’université.

Son excitation grandit lorsqu’elle s’aperçut que les fondations du bâtiment étaient criblées de tunnels et de salles vides représentés par des pointillés sur le plan du rez-de-chaussée. Les tunnels passaient sous l’université et s’étendaient jusque dans les jardins. Sonea s’éloigna du bâtiment et remarqua que le passage s’enfonçait de plus en plus profondément sous terre. Les murs étaient à présent en brique, et des racines pendaient du plafond. Sonea se rappela la taille de certains des arbres au-dessus d’elle et comprit qu’elle était plus bas qu’elle ne se l’était imaginé.

Le passage s’arrêtait un peu plus loin ; son plafond s’était effondré. En se retournant, elle se demanda combien de temps son exploration lui avait pris. Il était tard. Très tard. Elle ne voulait pas donner à Akkarin des raisons de partir à sa recherche – ou pire, de lui ordonner de rentrer à la résidence tous les soirs immédiatement après les cours.

Satisfaite de son succès, elle remonta vers l’université et quitta les tunnels par un passage suffisamment retiré pour qu’on ne la voie pas en sortir.

La novice
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