Chapitre 28
Un plan secret
a porte s’ouvrit et Lorlen fut ébloui par
la lumière du soleil qui s’y engouffra. Il mit une main devant son
visage et suivit Akkarin sur le toit de l’université.
— Nous avons de la compagnie, observa Akkarin.
Suivant son regard, Lorlen vit une silhouette en robe rouge qui se tenait seule près de la balustrade.
— Le seigneur Yikmo. (Lorlen fronça les sourcils.) Balkan a dû lui autoriser l’accès aux toits.
Akkarin laissa échapper un grognement de réprobation.
— Ce mur est imprégné de tellement d’identités que je me demande pourquoi nous prenons la peine de le fermer.
Il alla d’un pas décidé vers le guerrier. Lorlen lui emboîta le pas, de peur qu’Akkarin interdise l’accès du toit à Yikmo.
— Balkan ne lui aurait pas autorisé l’accès s’il n’avait pas une grande estime pour lui.
— Bien sûr. Notre chef des guerriers sait que ses méthodes d’enseignement ne conviennent pas à tous les novices. Je suis certain qu’il sait que Yikmo essaie de détourner l’attention de ses propres faiblesses.
Yikmo ne les avait pas vus arriver. Il se pencha par-dessus la balustrade ; quelque chose, en bas, avait attiré son attention. Il releva la tête quand Akkarin ne fut plus qu’à quelques pas de lui et se redressa à la hâte.
— Haut seigneur. Administrateur.
— Salutations, seigneur Yikmo, répondit Akkarin prestement. Je ne vous ai encore jamais vu ici.
Yikmo secoua la tête.
— Je monte rarement – seulement quand j’ai besoin de réfléchir. J’avais oublié à quel point la vue est belle.
Lorlen promena son regard sur le domaine et sur la ville qui s’étendait d’un côté. Il baissa les yeux sur les jardins et vit que quelques novices s’étaient réunis dehors pour la pause. La neige recouvrait toujours la terre, mais le soleil commençait à évoquer l’arrivée du printemps.
Ils connaissaient bien la novice la plus proche. Sonea était assise sur un siège et avait le nez dans un livre.
— La source de ma contemplation, admit Yikmo.
— Progresse-t-elle ? demanda Akkarin.
— Moins vite que je l’espérais, soupira le guerrier. Elle hésite toujours à frapper. Je commence à comprendre pourquoi.
— Ah ?
Yikmo fit un drôle de sourire.
— Elle est bien trop gentille.
— C’est-à-dire ?
— Elle a peur de faire mal aux gens – même à ses ennemis. (Yikmo prit un air décidé et fit face au haut seigneur.) La nuit dernière, j’ai trouvé Regin et plusieurs autres novices en train de la tourmenter. Après l’avoir presque épuisée, ils l’ont attaquée avec des éclairs assommants.
Lorlen sentit son cœur s’arrêter.
— Des éclairs assommants ! siffla-t-il.
— Je leur ai rappelé les règles de la Guilde et les ai envoyés dans leurs chambres.
Yikmo attendit une réaction du haut seigneur, mais ce dernier resta silencieux. Il fixait Sonea d’un regard si intense que Lorlen se demanda comment elle pouvait ne pas le sentir.
— Combien y avait-il de novices ? demanda-t-il.
Yikmo regarda dans le vide en repensant à la scène.
— Douze ou treize. Je peux en identifier la plupart.
Akkarin acquiesça.
— Ce ne sera pas nécessaire. Inutile d’attirer l’attention sur cet incident. (Son regard sombre revint sur le guerrier.) Merci de m’en avoir averti, seigneur Yikmo.
Yikmo marqua un temps d’arrêt, comme s’il allait ajouter quelque chose, puis il hocha la tête et se dirigea vers la porte. Quand il disparut, Akkarin se remit à observer Sonea. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres.
— Douze ou treize. Sa puissance grandit rapidement. Je me souviens d’un novice, dans ma classe, dont le pouvoir augmentait tout aussi vite.
Lorlen regarda Akkarin avec attention. Sous les rayons du soleil, le teint pâle du haut seigneur était maladif. Il avait des cernes sous les yeux, mais son regard était acéré.
— Il me semble que tu progressais aussi vite que moi, dit Lorlen.
— Je me demande souvent si nous aurions autant progressé si nous n’avions pas passé notre temps à essayer d’être meilleur l’un que l’autre.
Lorlen haussa les épaules.
— Probablement.
— Je ne sais pas. Peut-être que notre rivalité nous a été bénéfique.
— Nous a été bénéfique ? (Lorlen laissa échapper un petit rire.) T’a été bénéfique à toi. Crois-moi, il n’y avait rien de bon à être l’éternel numéro deux. À côté de toi, j’aurais aussi bien pu être invisible – en tout cas, en ce qui concerne les femmes. Si j’avais su que nous finirions tous deux célibataires, je n’aurais pas été aussi jaloux de toi.
— Jaloux ? (Le sourire d’Akkarin s’effaça. Il se détourna pour regarder l’horizon.) Non. Ne sois pas jaloux.
Sa réponse avait été si faible que l’administrateur se demanda s’il ne l’avait pas imaginée. Lorlen ouvrit la bouche pour demander pourquoi il ne devait pas être jaloux, mais le regard d’Akkarin s’était porté sur la tour d’observation en ruine.
— Où en sont les plans de Davin pour l’observatoire ?
Lorlen écarta ses interrogations avec un soupir et il se reconcentra sur les questions liées à la Guilde.
Au début de l’après-midi, Dannyl et Tayend avaient laissé la dernière bicoque des faubourgs de Capia derrière eux. Les collines étaient couvertes de carrés de différents verts indiquant des exploitations agricoles et des vergers. De temps à autre, des zones de terre retournée ajoutaient une touche de brun-rouge à ce tableau.
Leurs chevaux avançaient à un train confortable. Des serviteurs étaient partis en avant pour annoncer leur arrivée à leur première étape, la maison de la sœur de Tayend. Dannyl prit une grande inspiration et laissa échapper un soupir de contentement.
— C’est bon de repartir sur les routes, non ? dit Tayend.
Surpris, Dannyl le dévisagea.
— On dirait que tu t’en réjouis !
— Et pourquoi pas ?
— Je croyais que notre dernier périple t’avait dégoûté.
Tayend haussa les épaules.
— Nous avons eu quelques expériences déplaisantes, mais tout n’a pas été négatif. Cette fois-ci, nous restons en Elyne… et sur la terre ferme.
— Je suis sûr que nous tomberons sur un lac ou une rivière avec des bateaux à louer, si tu trouves que notre voyage manque d’aventures.
— Fouiner dans la bibliothèque des autres, voilà une aventure qui devrait me combler, répondit Tayend avec assurance. (Il regarda l’horizon en plissant les yeux.) Je me demande lequel de ces dems possèdent les livres que nous cherchons.
— Peut-être aucun. (Dannyl haussa les épaules.) Pour autant que nous le sachions, Akkarin a pu aller voir un dem d’une autre région et voyager dans les montagnes pour une tout autre raison.
— Mais où s’est-il rendu, par la suite ? (Tayend jeta un coup d’œil à Dannyl.) Voilà ce qui m’intrigue le plus. Nous savons qu’Akkarin est allé dans les montagnes. Après, il n’est fait aucune mention de lui, ni dans les archives de la ville, ni dans les souvenirs des gens. Je ne crois pas qu’il a pu revenir à Capia en secret et il s’est passé plusieurs années avant qu’il retourne à la Guilde. Est-il resté dans les montagnes pendant tout ce temps ? Est-il allé au nord ou au sud ? Ou bien les a-t-il traversées ?
— Pour atteindre le Sachaka ?
— Ce serait logique. L’Empire sachakanien n’était pas encore assez vieux pour qu’on le qualifie d’« ancien », mais c’était tout de même une société hautement magique – et il y a peut-être trouvé des références à des cultures encore plus anciennes.
— Nos bibliothèques regorgent d’informations sur l’empire, dit Dannyl. Mais je doute qu’il reste grand-chose à découvrir au Sachaka. Ce que la Guilde n’a pas pris, à la fin de la guerre, elle l’a détruit.
Tayend leva les sourcils.
— Comme c’était gentil de sa part…
Dannyl haussa les épaules.
— C’était une autre époque. La Guilde venait d’être créée, et après les horreurs de la guerre, les magiciens étaient déterminés à empêcher qu’il y en ait une autre. Ils savaient que s’ils permettaient aux magiciens sachakaniens de conserver leur connaissance de la magie, les guerres punitives ne cesseraient jamais entre les deux pays.
— Donc, ils ont laissé un désert derrière eux.
— En partie. Au-delà du désert, il reste des terres fertiles, des fermes et des villes. Et Arvice, la capitale.
Tayend fronça les sourcils.
— Tu crois que c’est là qu’Akkarin est allé ?
— Je n’ai jamais entendu personne le dire.
— Mais s’il a visité le Sachaka, pourquoi la-t-il gardé pour lui ? (Tayend réfléchit un moment.) Peut-être est-il embarrassé d’admettre qu’il a passé toutes ces années à fouiller en vain l’Empire sachakanien. À moins… (Il sourit.) À moins qu’il ait passé toutes ces années à se la couler douce. Ça, ce serait embarrassant. Ou alors il a fait quelque chose que la Guilde n’approuverait pas. Ou il est tombé amoureux d’une jeune Sachakanienne, l’a épousée et a fait vœu de ne jamais revenir, mais alors elle est morte – ou elle l’a abandonné – et…
— Ne nous emportons pas, Tayend.
L’érudit sourit à nouveau.
— Ou peut-être est-il tombé amoureux d’un jeune Sachakanien, s’est fait prendre et a été expulsé du pays.
— C’est du haut seigneur que tu parles, Tayend de Tremmelin, le reprit Dannyl.
— Cette suggestion t’offense ?
Il y avait du défi dans son ton. Dannyl le regarda droit dans les yeux.
— Je fouille peut-être son passé pour mes recherches, Tayend, mais cela ne signifie pas que je n’ai pas de respect pour l’homme ou pour le titre. S’il devait être offensé ou si sa position devait être menacée par des rumeurs, je refuserais de me prêter au jeu.
— Je vois.
Tayend se calma et baissa les yeux sur ses rênes.
— Mais de toute façon, poursuivit Dannyl, ce que tu suggères est impossible.
Tayend lui adressa un sourire sournois.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ?
— Parce qu’Akkarin est un puissant magicien. Les Sachakaniens, l’expulser ? Ah ! C’est peu probable !
L’érudit ricana et secoua la tête. Il ne dit rien pendant un moment, puis il fronça les sourcils.
— Que ferons-nous si nous apprenons qu’Akkarin est allé au Sachaka ? Ferons-nous de même ?
— Hmmm… (Dannyl se retourna pour regarder la route qu’ils avaient parcourue ; Capia avait disparu derrière les collines ondoyantes.) Ça dépendra du temps que me prendront mes obligations d’ambassadeur de la Guilde.
En entendant Errend se plaindre de l’imminence de son tour bisannuel du pays, Dannyl lui avait proposé de prendre sa place. Il s’était dit que ce serait l’occasion idéale de quitter Capia et de continuer ses recherches sans que l’on pense qu’il manquait à ses devoirs. Errend était ravi.
Dannyl avait appris avec consternation qu’il devrait visiter absolument tout le pays, que l’on attendait de lui qu’il passe des semaines dans des endroits sans bibliothèques et qu’il ne partirait qu’en été. Impatient de commencer, il avait convaincu Errend d’avancer le voyage ; cependant, il n’y avait aucun moyen de contourner la moindre destination au programme.
— Qu’es-tu censé faire, au juste ? demanda Tayend.
— Me présenter aux dems qui vivent à la campagne, inspecter les magiciens et vérifier le potentiel magique des enfants que le roi compte envoyer à la Guilde. J’espère que tu ne vas pas trouver tout cela trop ennuyeux.
Tayend haussa les épaules.
— J’ai l’occasion de fureter dans des bibliothèques privées. Ça vaut bien dix voyages. Et puis je vais pouvoir voir ma sœur.
— À quoi ressemble-t-elle ?
Le visage de Tayend s’illumina.
— Elle est merveilleuse. Je pense qu’elle avait compris qui j’étais bien avant moi. Tu vas l’aimer, je crois, même si son côté direct est assez déconcertant. (Il pointa le doigt devant eux.) Tu vois cette rangée d’arbres, sur la colline. C’est là que commence le chemin qui mène à sa propriété. Accélérons. Je ne sais pas pour toi, mais moi, j’ai faim !
Au moment où Tayend donnait l’ordre à son cheval de passer au trot, Dannyl sentit son propre estomac gargouiller. Il regarda les arbres que Tayend avait montrés et éperonna les flancs de sa monture. Ils quittèrent bientôt la route en passant sous une arche de pierre et ils chevauchèrent en direction d’un manoir de campagne, au loin.
En retournant à la bibliothèque après sa leçon du soir, Sonea remarqua les poches sous les yeux de Tya.
— Êtes-vous restée tard, la nuit dernière, ma dame ?
La femme acquiesça.
— J’y suis obligée les jours de livraison. Il n’y a aucun autre moment pour les ranger. (Elle bâilla puis sourit.) Merci de rester pour m’aider.
Sonea haussa les épaules.
— Ces boîtes sont-elles aussi pour la bibliothèque des magiciens ?
— Oui. Rien de très excitant. Encore des manuels.
Elles ramassèrent une pile de boîtes chacune et partirent les ranger. Le seigneur Jullen écarquilla les yeux lorsqu’il vit Sonea pénétrer dans la bibliothèque à la suite de Tya.
— Alors, tu t’es trouvé une assistante, remarqua-t-il. Je croyais que Lorlen avait refusé ta requête.
— Sonea s’est proposée d’elle-même.
— Ne devrais-tu pas être en train d’étudier, Sonea ? Je crois que la novice du haut seigneur a mieux à faire que de porter des caisses.
Gardant une expression neutre, Sonea regarda autour d’elle.
— Connaissez-vous meilleur endroit pour passer mon temps libre, seigneur ?
Le coin de sa bouche se pinça, puis il renifla.
— Tant qu’il s’agit vraiment de temps libre. (Il s’adressa à Tya :) Je vais me retirer. Bonne nuit.
— Bonne nuit, seigneur Jullen, répondit la magicienne.
Lorsque le vieil homme strict fut parti, Tya alla vers la réserve.
Sonea ricana.
— Je crois qu’il est jaloux.
— Jaloux ? (Tya se tourna et lui adressa un regard dubitatif.) De quoi ?
— Vous avez une assistante. La novice du haut seigneur, pas moins.
La bibliothécaire leva un sourcil.
— Tu te donnes beaucoup d’importance.
Sonea grimaça.
— Je n’ai pas choisi. Mais je parierais que ça irrite Jullen que quelqu’un se porte volontaire pour vous assister.
La bouche de Tya se crispa, comme si elle essayait de ne pas rire.
— Alors, dépêche-toi. Si tu veux servir à quelque chose, ne reste pas plantée là à faire des suppositions.
Sonea la suivit dans la réserve, posa ses boîtes sur un coffre et commença à les ouvrir. Elle essaya de résister à la tentation de regarder l’armoire pleine de cartes et de vieux livres et s’efforça de se concentrer sur le rangement. Tya s’arrêta plusieurs fois pour bâiller.
— Mais jusqu’à quelle heure êtes-vous restée la nuit dernière ? demanda Sonea.
— Jusqu’à pas d’heure, admit Tya.
— Pourquoi ne me laissez-vous pas m’occuper de ça ?
Tya lui lança un regard incrédule.
— Tu débordes vraiment d’énergie, Sonea, soupira-t-elle. Je ne devrais pas te laisser ici toute seule – et puis tu vas être enfermée. Je vais devoir revenir t’ouvrir.
Sonea haussa les épaules.
— Je sais que vous n’allez pas m’oublier. (Elle regarda les livres.) Je peux être utile ici, mais pas sur le travail de référencement. Vous pourriez retourner le finir.
Tya acquiesça lentement.
— Très bien. Je reviendrai te chercher dans une heure. (Elle sourit.) Merci, Sonea.
La jeune fille suivit la bibliothécaire jusqu’à la porte et la regarda s’éloigner. Elle sentit son excitation grandir à mesure que le bruit des pas de Tya diminuait. Elle se tourna et contempla la bibliothèque. L’air était chargé de poussière ; le globe de lumière de Sonea la teintait de jaune. Les rayonnages disparaissaient dans l’ombre, comme s’ils s’étiraient à l’infini.
Se souriant à elle-même, Sonea retourna dans la réserve et empila les manuels aussi vite que possible. Consciente qu’elle ne disposait que d’une heure, elle compta les minutes. Une fois les boîtes vides, elle les abandonna et alla devant l’armoire.
Elle inspecta la serrure, à la fois avec ses yeux et avec son esprit. Tya avait parlé d’un verrou, et il était logique qu’une réserve de connaissances aussi importante soit protégée magiquement. Ses recherches lui donnèrent raison.
Bien que le verrou physique ne fût pas plus complexe que tous ceux qu’elle avait crochetés jusque-là, elle ne savait pas s’il était possible de déjouer le verrou magique. Et même si elle y parvenait, son intervention serait peut-être détectable, de même que le coupable serait peut-être identifiable.
Lorsque Cery lui avait appris à crocheter les serrures, il lui avait dit de toujours commencer par chercher une autre solution. Il y avait parfois plus rapide que le crochetage. Elle examina la porte à la recherche de gonds et jura à voix basse en voyant qu’ils étaient à l’intérieur de l’armoire.
Elle étendit son inspection, examinant chaque joint, chaque arête avec minutie. L’armoire avait beau être vieille, elle était solide et bien faite. Sonea eut une moue pensive. Elle alla chercher une chaise, grimpa dessus pour voir le dessus du meuble. Là non plus, il n’y avait aucune faiblesse. Elle soupira et descendit de son perchoir.
Il ne restait que le fond et le bas de l’armoire. Elle allait devoir la soulever magiquement et se glisser dessous pour l’examiner. Elle avait suffisamment récupéré de l’épuisement de la nuit précédente pour suivre ses cours, mais elle n’était pas certaine de pouvoir soulever le meuble et le maintenir en position. Tenait-elle tellement à cette carte ?
Elle regarda les livres et les parchemins à travers la vitre. Tout ce qui la séparait d’une occasion d’échapper à Regin, c’était une mince épaisseur de verre et de fil de fer. Frustrée, elle se mordit la lèvre.
C’est alors qu’elle remarqua quelque chose de bizarre dans le fond de l’armoire : deux lignes couraient le long du bois ; elles étaient trop rectilignes pour être des fissures naturelles. L’arrière de l’armoire n’était manifestement pas composé d’une seule grande plaque de bois. Elle se baissa un peu pour voir si les lignes allaient jusqu’en bas. Ce n’était pas le cas.
Elle se déplaça sur le côté de l’armoire et examina l’espace étroit entre le fond du meuble et le mur. Elle créa un globe minuscule pour l’éclairer et vit quelque chose d’étrange.
Un objet de la taille d’un manuel mais en bois était coincé entre le mur et l’armoire.
Elle recula d’un pas, prit une grande inspiration et entoura l’armoire de ses pouvoirs. Elle fit attention à ce que sa magie ne touche pas celle du verrou. Exerçant sa volonté avec toute la finesse dont elle était capable, elle souleva le meuble. Il se balança légèrement en s’élevant. Les yeux plissés par la concentration, elle le fit pivoter comme une porte et le reposa avec délicatesse. Apeurées, quelques farens décampèrent de leur toile.
Sonea relâcha l’air de ses poumons et s’aperçut que son cœur battait à toute vitesse. Si l’on découvrait ce qu’elle était en train de faire, elle aurait des problèmes à n’en plus finir. Elle regarda à travers la vitre et fut soulagée de constater que le contenu de l’armoire n’avait pas bougé. Elle contourna le meuble et vit que l’objet qu’elle avait repéré n’était qu’une petite peinture. Elle regarda le fond de l’armoire et retint son souffle, étonnée.
On avait découpé un petit rectangle dans le fond de l’armoire. Elle passa les ongles dans la fissure, le morceau de bois glissa facilement et révéla des rouleaux de parchemin et quelques livres.
Le rythme de son cœur s’accéléra encore. Elle hésita ; elle avait peur de mettre la main à l’intérieur. Cette trappe avait bien été creusée par quelqu’un. Avait-elle toujours été là ? Ou l’avait-on découpée pour se servir discrètement dans le meuble ? Ses sens ne détectèrent aucune barrière à l’entrée, ni aucune sorte de magie. Elle glissa une main et sortit délicatement l’un des parchemins.
C’était un plan des quartiers des magiciens. Elle le regarda en détail mais ne décela aucun passage secret. Elle le rangea et en prit un autre. Cette fois-ci, c’était un plan des quartiers des novices. Là non plus, il n’y avait pas le moindre passage secret.
Quand elle vit que le troisième parchemin était une carte de l’université, son pouls s’accéléra. Malheureusement, il ne recelait rien de mystérieux ou d’inhabituel. Déçue, Sonea était sur le point de le remettre en place lorsque quelque chose attira son attention.
Un bout de papier dépassait d’entre les pages d’un vieux livre. Curieuse, elle sortit l’ouvrage.
« Les Magies du monde », lut-elle à haute voix. C’était l’un des premiers textes que l’on étudiait en histoire. Sous le titre était écrit « exemplaire du haut seigneur » à l’encre rouge passée.
Elle fut prise d’un frisson. Elle eut tout à coup envie de ranger le livre, de remettre l’armoire en place et de quitter la bibliothèque au plus vite. Elle reprit sa respiration et écarta ses craintes. La bibliothèque était fermée. Même si Jullen ou Tya revenaient, elle les entendrait arriver. Elle devrait faire vite, mais elle arriverait à tout remettre en état avant qu’ils entrent dans la réserve.
Elle ouvrit le livre à l’endroit où se trouvait le morceau de papier, examina les pages, et reconnut certains extraits du texte. Rien ne permettait d’expliquer le marque-page. Elle haussa les épaules et le reposa sur la page.
Elle sursauta. Trois minuscules cartes de l’université – une par niveau – avaient été dessinées à la main sur le bout de papier. Elle les examina de près et ressentit un frisson d’excitation. Sur les autres cartes qu’elle avait vues, les murs étaient d’épais traits noirs. Sur celles-ci, ils étaient creux et des portes étaient indiquées là où, à sa connaissance, il n’y en avait pas. Entre les murs, on avait fait de drôles de petites croix. La troisième carte, celle du rez-de-chaussée, représentait des passages dessinant une véritable toile de faren hors des murs de l’université.
Elle l’avait trouvée ! La carte des passages sous l’université. Ou plus exactement, la carte des passages à travers l’université.
Elle prit le papier et recula. Quelqu’un le remarquerait-il, si elle l’emportait ? Peut-être valait-il mieux en faire une copie. De combien de temps disposait-elle ? Serait-elle capable de mémoriser le plan ?
Elle suivit les passages des yeux. Elle remarqua un petit symbole dessiné sur un mur intérieur, juste à côté de la bibliothèque des magiciens. En y regardant de plus près, elle s’aperçut que c’était le mur devant lequel elle se tenait que le symbole indiquait…
Elle fixa la peinture pendue au mur derrière l’armoire. Pourquoi accrocher un tableau derrière une armoire ? Elle saisit le cadre, le souleva et retint son souffle.
Un trou carré bien net était creusé dans le mur. Elle regarda dedans et vit le carré de lumière projeté par l’ouverture se découper sur un mur de l’autre côté, à portée de bras.
Elle lâcha précipitamment le tableau. Son cœur battait très fort. Cela ne pouvait être une coïncidence. La personne qui avait pratiqué cette ouverture l’avait fait pour atteindre l’armoire.
Cela pouvait dater de plusieurs siècles, ou être beaucoup plus récent. Elle regarda à nouveau la carte et comprit qu’elle ne parviendrait pas à la mémoriser. À présent qu’elle savait que quelqu’un était susceptible de s’apercevoir que le plan n’était plus dans l’armoire, elle n’osait plus l’emporter. Mais elle ne pouvait pas non plus repartir les mains vides. Elle n’aurait peut-être jamais d’autre occasion d’accéder au contenu de ce meuble.
Elle courut jusqu’au bureau du seigneur Jullen, prit une mince feuille de papier, une plume et un flacon d’encre. Elle posa la feuille sur la carte et la décalqua aussi vite que possible. Elle avait la bouche sèche et sa respiration était irrégulière. Elle eut l’impression que cela durait trop longtemps ; pourtant, elle parvint à terminer son plan. Elle le plia et le rangea dans une poche de sa robe.
C’est alors qu’elle entendit des bruits de pas se rapprochant de la bibliothèque. Elle jura en silence, nettoya hâtivement la plume de Jullen et la remit à sa place. Elle retourna dans la réserve au pas de course, remit la carte dans le livre et replaça ce dernier sur son étagère. En fixant le panneau de bois derrière l’armoire, elle entendit les pas marquer une pause sur le seuil de la bibliothèque. Elle s’écarta du mur et se concentra sur le meuble.
Du calme ! Elle prit sa respiration, souleva l’armoire et la fit pivoter contre le mur.
La porte de la bibliothèque claqua.
— Sonea ?
Elle s’aperçut qu’elle tremblait ; elle préféra donc ne pas faire confiance à sa voix.
— Mmm ? répondit-elle.
Tya apparut à la porte de la réserve.
— As-tu terminé ?
Sonea acquiesça et ramassa les boîtes vides.
— Je suis désolée, j’ai été longue. (Tya fronça les sourcils.) Tu as l’air un peu… perturbée.
— C’est un peu effrayant, ici, quand on est toute seule, admit Sonea. Mais maintenant, ça va.
Tya sourit.
— En effet, ça peut faire un peu peur. Mais grâce à toi, nous avons fini, et nous allons enfin pouvoir aller nous coucher.
En emboîtant le pas à Tya pour quitter la bibliothèque, Sonea posa une main sur la poche où elle avait caché sa carte. Elle sourit.