Chapitre 13
Voleuse !
orsque Sonea quitta les quartiers des
novices, la surprise et le plaisir lui coupèrent le souffle. Le
ciel, strié de nuages orange, était d’un bleu pâle et lumineux.
Derrière la colline Sarika, le soleil se levait.
Sonea avait découvert qu’elle aimait ces heures-là, quand tout est encore paisible. L’hiver approchait et chaque jour, l’aube se levait un peu plus tard. Aujourd’hui, Sonea pouvait y assister.
Des domestiques encore à moitié endormis la regardèrent d’un œil rond entrer dans le réfectoire, et l’un d’eux, sans un mot, lui tendit un savoureux pain chaud pour qu’elle l’emporte dehors. Les domestiques s’étaient habitués à ses apparitions impromptues.
Sonea se rendit ensuite aux bains. Parmi tous les endroits de la Guilde, c’était l’un de ceux où elle se sentait le plus en sécurité. Les hommes et les femmes y étaient strictement séparés par une épaisse cloison. Même Issle ou Bina n’avaient jamais tenté d’ennuyer Sonea aux bains. Il y avait toujours des magiciennes, et la novice risquait moins d’être harcelée.
Regin avait rapidement découvert qu’insulter et ridiculiser la jeune fille n’impressionnait pas ses nouveaux camarades. Comme Sonea l’avait espéré, il n’avait pas réussi à se mettre les élèves dans la poche. Quant à ses tentatives pour approcher Poril, elles avaient tourné au fiasco puisque l’adolescent refusait de croire – et craignait –qu’on s’intéresse à lui.
À midi, Regin rejoignait toujours son ancienne classe au réfectoire. Sonea pensait qu’il n’abandonnerait pas son ancienne bande tant que ses nouveaux camarades ne feraient pas bloc autour de lui. Et maintenant que leur harcèlement avait repris, les anciens condisciples de Sonea avaient besoin de temps pour mettre leurs plans au point.
Il ne leur restait que quelques heures – avant le premier cours et après le dernier – pour trouver et tourmenter la jeune fille. Sonea se cachait du mieux qu’elle pouvait jusqu’à la sonnerie de début des classes. La sortie était plus difficile : le groupe se contentait de l’attendre, et elle ne pouvait pas faire grand-chose pour l’éviter.
Ses camarades ne l’ennuyaient jamais, mais aucun d’eux n’avait bougé le petit doigt pour l’aider. Quant à Poril, le pauvre, il n’impressionnait personne. Il restait en arrière, tremblant et tout pâle, pendant que Sonea supportait les moqueries de Regin.
De temps à autre, elle parvenait à éviter le groupe en proposant son aide à un professeur ou en posant une question dont la réponse prenait tout le chemin du retour. La présence d’un seul mage dans les couloirs suffisait parfois pour que Sonea échappe à ses poursuivants. Rothen venait la chercher à la sortie de certains cours, mais la novice devait alors endurer une flopée de sous-entendus le lendemain.
Ses anciens « camarades » la laissaient tranquille dans les quartiers des novices. Un jour, ils étaient entrés en force dans sa chambre et avaient jeté ses affaires par terre. Quand Sonea avait demandé mentalement au seigneur Ahrind comment se débarrasser d’invités indésirables, il était entré dans la pièce, fou de rage, et avait exigé de savoir ce qui se passait. Le groupe n’avait jamais réessayé d’entrer – à moins que la novice ne s’en soit pas rendu compte.
Fatiguée de voir ses livres jetés au sol, ses notes prendre feu et ses plumes et encriers se briser, Sonea avait acheté un robuste cartable pour ranger ses affaires. Et puis, protéger son cartable magiquement lui faisait réviser ses leçons.
Sonea quitta les bains et regarda quels novices traînaient autour du bâtiment. Elle serra plus fort la poignée de son cartable en entrant dans l’université et s’engouffra dans l’escalier. Au second étage, la novice étudia rapidement les visages autour d’elle. Un troupeau de robes brunes attendait hors de sa salle de classe, les têtes penchées les unes vers les autres. Sonea sentit son estomac se nouer.
Elle examina le couloir et vit, loin d’elle, un mage discuter avec un novice. Était-il assez près pour décourager Regin ? Peut-être.
Sonea approcha aussi discrètement que possible de la porte de la classe. Lorsqu’elle eut presque atteint son but, le magicien tourna brusquement les talons et descendit l’escalier. Issle leva la tête et vit Sonea au même moment.
— Beurk ! cria Issle d’une voix pointue qui résonna dans le corridor. Qu’est-ce qui pue comme ça ?
Regin leva lui aussi les yeux et sourit.
— C’est l’odeur des Taudis ! Fais attention, plus tu en approches, plus ça sent !
Regin se plaça devant Sonea et regarda ce qu’elle tenait à la main.
— Il y a peut-être quelque chose qui pue dans son nouveau cartable ?
Sonea recula au moment où Regin tendait le bras, mais une grande silhouette vêtue de noir sortit d’un couloir et le garçon se pétrifia, la main toujours prête à se refermer sur le cartable.
L’élan de Sonea la mit hors de portée de Regin, mais la projeta dans les jambes du magicien. La jeune fille s’avisa brusquement qu’elle était la seule à bouger. Immobiles, tous les autres novices présents dans le couloir regardaient le magicien.
Le mage vêtu de noir. Le haut seigneur.
Dans la tête de Sonea, une petite voix se mit à hurler :
— C’est lui ! Cours ! Fuis !
Elle recula précipitamment de quelques pas.
Non, pensa-t-elle, n’attire pas l’attention sur toi ! Agis comme d’habitude.
Sonea reprit son équilibre et salua profondément le haut seigneur.
Il continua son chemin sans lui jeter un regard. Les autres novices imitèrent Sonea et firent la révérence.
La novice profita de cette diversion pour échapper à Regin et se faufiler dans la classe.
Elle sentit aussitôt disparaître les effets de la présence du haut seigneur. Les novices étaient détendus sur leurs sièges, et le seigneur Vorel était tellement plongé dans ses écritures qu’il ne releva même pas le salut de Sonea, qui alla s’asseoir à côté de Poril et poussa un long soupir.
Durant les quelques instants où la surprise avait pétrifié les autres élèves, on eût dit que seules Sonea et la sombre silhouette qui hantait ses cauchemars existaient. La novice lui avait même fait une révérence. Elle regarda ses mains, toujours serrées sur la poignée de son cartable. La jeune fille saluait si souvent, maintenant, qu’elle n’y pensait plus. Mais ça, c’était différent… Sonea bouillait de rage. Sachant qui le haut seigneur était en réalité, ce qu’il était capable de faire…
Tous les jeunes gens se levèrent. Sonea suivit le mouvement et vit que le dernier des novices était entré sans que le seigneur Vorel ne s’adresse aux élèves. Le guerrier désigna la porte, et les novices commencèrent à sortir. Surprise, Sonea suivit Poril.
— Laisse tes livres ici, dit Vorel à la jeune fille.
Elle regarda son cartable, puis les pupitres de la salle pour voir si les élèves avaient eux aussi laissé leurs affaires. Retournant à sa place à contrecœur, elle posa son cartable sur son bureau avant de se précipiter pour rejoindre ses camarades.
Les novices parlaient entre eux avec excitation. Poril, lui, semblait malade.
— Qu’est-ce qui se passe ? chuchota Sonea à l’oreille de son ami.
— Le… l’arène, répondit-il d’une voix tremblante.
Le cœur de Sonea battit la chamade. L’arène. Jusque-là, les leçons martiales avaient consisté en de longs cours d’histoire ou en des conseils sans fin sur la meilleure façon d’invoquer un bouclier. Les élèves n’avaient jamais quitté les salles de classe, même s’ils savaient que les facettes plus offensives des cours seraient peut-être étudiées dans l’arène.
Un sentiment étrange – pas tout à fait de la frayeur – gagna Sonea pendant que la classe descendait les marches et sortait de l’université. La jeune fille ne s’était pas approchée de l’arène depuis le jour où Rothen l’avait emmenée voir une leçon, à l’époque où il faisait tout pour la persuader de rester à la Guilde. Sonea avait été troublée de voir les novices se jeter des sorts les uns aux autres. Cela lui avait rappelé les mauvais souvenirs du jour où elle avait lancé une pierre sur les mages. Son don s’était révélé à ce moment-là, et les magiciens, sans le vouloir, avaient causé la mort du jeune garçon qu’ils prenaient pour leur agresseur.
Une simple erreur, mais qui avait transformé un innocent en un cadavre calciné. Les cours de sécurité, que les autres élèves prenaient par-dessus la jambe, emplissaient la jeune fille de terreur. Elle se demandait toujours combien d’erreurs étaient déjà survenues.
Regin, Hal et Benon couraient dans l’allée du jardin et ils avaient pris de l’avance sur les autres. Même Narron et Trassia étaient roses d’excitation. Penser qu’ils pourraient tuer un enfant des Maisons par accident ou un noble venu d’un autre pays les calmerait peut-être. Mais une fille des Taudis ?
Les élèves atteignirent le large espace dégagé, devant l’arène. Sonea examina les huit flèches incurvées qui en montaient et sentit la légère vibration du bouclier magique qu’elles supportaient. Puis elle approcha des gradins et regarda à ses pieds. L’arène était un cercle de pierre en forme de bol, au sol recouvert de sable blanc. Les flèches y étaient plantées à intervalles réguliers. Des escaliers de pierre s’élevaient jusqu’au niveau du jardin. Un portail carré s’ouvrait sur un des côtés, permettant d’entrer dans l’arène via un court escalier souterrain.
— Suivez-moi, ordonna le seigneur Vorel. Mettez-vous en ligne.
Il s’engagea dans l’escalier et fit signe aux novices de franchir le portail.
Les élèves obéirent, et Poril passa en dernier. Le seigneur Vorel attendit que le silence se fasse, et s’éclaircit la gorge.
— Voilà votre première leçon de frappes basiques. Ce sera aussi la première fois que vous utiliserez toute la puissance de votre magie ! Faites bien attention à ce que je vais vous dire : ce que vous ferez aujourd’hui est dangereux. (Le seigneur Vorel regarda les novices les uns après les autres.) Nous devons tous prendre nos précautions durant ces exercices. Vous pouvez tuer, même à votre niveau. Rappelez-vous-en. Je sévirai à la moindre incartade. Toute négligence sera sévèrement punie.
Un frisson parcourut l’échine de Sonea.
J’espère que la punition est assez grave pour faire comprendre à Regin qu’un accident n’est pas la bonne solution pour se débarrasser de moi.
Vorel sourit et se frotta les mains avec impatience.
— Je vais vous enseigner les trois frappes magiques de base. D’abord, voyons ce qui vous vient naturellement. Regin.
Le garçon fit un pas en avant.
Le seigneur Vorel recula presque jusqu’à l’extrémité de l’arène, leva les mains et les écarta. Un disque d’énergie brillant et à moitié invisible apparut devant lui. Vorel s’éloigna et fit un signe de tête à Regin.
— Rassemble ta magie et envoie-la sur cette cible.
Regin leva un bras et fit comme s’il jetait quelque chose vers le disque. Il fronça les sourcils, puis un éclair brillant surgit de sa main et frappa son objectif.
— Bien, fit le seigneur Vorel. Un éclair de force, mais avec beaucoup d’énergie gâchée en lumière et en chaleur. Hal ?
Sonea examina le disque luisant du professeur. Vorel devait l’utiliser pour savoir quel type d’énergie lançaient les novices… Mais la jeune fille se souvenait d’une autre cible – une cible qui l’angoissait et lui donnait la nausée.
Un nouveau jet d’énergie frappa le disque. Cette fois-ci, il était bleu.
— Un éclair de chaleur, dit Vorel, pour expliquer la différence entre les différentes frappes.
Sonea ne l’écoutait que d’une oreille, incapable de se détacher de ses souvenirs…
La foule qui court… un cadavre calciné… l’odeur de la chair brûlée…
— Benon.
Le Kyralien avança. Le rayon qui jaillit de ses doigts était presque transparent.
— Éclair de force, nota Vorel d’un ton satisfait. Narron ?
Un autre jet d’énergie vibra dans l’air.
— À part la chaleur gâchée, c’était un éclair de force. Trassia…
Une série de flammes éblouit Sonea.
— Langue de feu, expliqua Vorel d’une voix perplexe. Seno…
Le Vindo fronça longuement les sourcils avant qu’un éclair bondisse de sa main. Il partit de travers et rata la cible. Au moment où il s’écrasa sur la barrière magique de l’arène, un tintement cristallin retentit dans l’air. L’impulsion éclata en fils d’énergie. Sonea déglutit péniblement. Ce serait bientôt son tour…
— Yalend.
Le garçon debout à côté de Sonea avança et frappa le disque sans hésiter.
— Sonea…
La novice fixa le disque, mais tout ce qu’elle voyait, c’était un cadavre noirci qui lui rendait son regard. Apeuré, mais ne comprenant pas ce qui lui était arrivé…
— Sonea ?
Elle prit une profonde respiration et repoussa l’image cauchemardesque.
Quand j’ai décidé de rejoindre la Guilde, je savais que je devrais en passer par là. Ces sorts ne sont que des jeux…
Un jeu dangereux, créé pour entraîner les mages à la guerre au cas où les Terres Alliées seraient attaquées.
Le seigneur Vorel fit un pas vers Sonea, mais s’arrêta lorsqu’elle leva une main. Pour la première fois depuis ses leçons de Contrôle, elle se força à atteindre l’énergie présente en elle. Les novices piaffaient d’impatience.
L’image du garçon revint à la charge. Sonea devait s’en débarrasser, où elle perdrait tous ses moyens. Regin grogna quelque chose à propos de peur, mais une silhouette apparut dans l’esprit de la jeune fille, qui sourit. Elle concentra toute sa volonté et propulsa une explosion de colère.
Ce qui passait pour un juron, à la Guilde, retentit au-dessus du son cristallin. Sonea sentit son estomac se retourner. Avait-elle manqué la cible ?
Des vagues de lumière s’élevèrent jusqu’au sommet des flèches avant de disparaître. La cible avait disparu. Sonea regarda Vorel sans comprendre. Le magicien se massait les tempes.
— Je ne vous ai pas encore demandé d’envoyer toutes votre puissance, dit-il. C’était une… combinaison de… langues de feu et d’éclairs de force – je pense. (Il se tourna vers Poril, qui se tétanisa aussitôt.) Je vais invoquer de nouveau la cible dans un instant. Ne jette pas de sort avant que je te le dise.
Durant plusieurs minutes, Vorel resta les yeux clos et silencieux. Puis il prit une longue inspiration et recréa le disque.
— Vas-y, Poril.
Le garçon leva les yeux au ciel, tendit une main et envoya un éclair presque invisible sur la cible.
— Bien, dit le professeur en hochant la tête. Un éclair de force, sans magie perdue. Maintenant, vous allez tous tirer de nouveau, mais cette fois à pleine puissance. Ensuite, vous apprendrez tous à modeler vos éclairs dans un but précis. Regin.
Sonea regarda les novices jeter leur sort contre la cible. Elle n’aurait pas su dire si les tirs étaient plus puissants, mais Vorel semblait satisfait. Lorsque ce fut le tour de la jeune fille, il hésita, puis haussa les épaules.
— Allez. Voyons si tu peux faire la même chose.
Amusée, Sonea rassembla son pouvoir et le projeta en avant. Le disque résista un instant avant de trembloter et de disparaître. Une lumière blanche fit vibrer le bouclier de l’arène et les novices baissèrent involontairement la tête. Le tintement résonna, puis tout redevint silencieux.
Vorel scruta Sonea.
— Ton âge te donne un avantage, c’est sûr, dit-il. Tout comme l’expérience de Poril l’aide à se contrôler. (Il invoqua une troisième cible.) Poril ? Montre-nous un éclair de force.
Le garçon s’exécuta. Son sort était presque invisible. Vorel désigna la cible.
— Comme vous pouvez le voir – ou pas – Poril n’a rien gâché. Aucune chaleur ou lumière excessives. Toute sa puissance a été dirigée vers l’avant, et nulle part ailleurs. Essayez maintenant de lancer des éclairs de force. Regin, tu commences.
Le cours continua, et Sonea constata qu’il lui plaisait. Modeler ses sorts était un véritable défi. Mais le jeu ne durait que le temps de ressentir chaque type d’éclair. Sonea fut déçue lorsque Vorel leur fit signe de retourner en classe.
Elle regarda autour d’elle, notant les sourires et les conversations passionnées des autres élèves. Ils montèrent les marches quatre à quatre, faisant résonner les couloirs de leur bavardage. Puis ils entrèrent dans la classe et se calmèrent en s’asseyant à leurs places.
Le seigneur Vorel attendit qu’ils soient tous silencieux.
— Pour notre prochaine leçon, nous travaillerons à améliorer vos boucliers. (Les novices s’affaissèrent sur leurs sièges, déçus.) Ce que vous avez vu aujourd’hui devrait vous faire comprendre à quel point il est vital de savoir se protéger, dit-il durement. Avant la pause de midi, j’aimerais que vous écriviez ce que vous avez appris aujourd’hui.
Plusieurs élèves poussèrent des gémissements. Ils ouvrirent leurs cahiers pendant que Sonea frôlait les fermoirs de son cartable avant de s’apercevoir qu’elle ne les avait pas fermés magiquement.
La jeune fille ouvrit son sac et soupira de soulagement en découvrant que ses affaires étaient intactes. Elle sortit ses feuilles de son cartable, mais quelque chose glissa d’entre les pages et tomba au sol avec un bruit métallique.
— Ma plume !
Sonea leva la tête et vit que Narron la dévisageait. Elle fronça les sourcils, baissa les yeux jusqu’à un éclat doré à ses pieds et se pencha pour le ramasser.
Une main lui arracha la plume des doigts. Sonea se rendit compte que le seigneur Vorel la dévisageait. Il se tourna vers Narron.
— C’est la plume que tu disais avoir perdue ?
— Oui, répondit Narron. Sonea l’avait dans son cartable.
Vorel se retourna vers Sonea, la mâchoire crispée.
— Où as-tu trouvé cette plume ?
Sonea regarda son cartable.
— Elle était là-dedans.
— Elle a volé ma plume ! cria Narron, indigné.
— Absolument pas ! protesta Sonea.
— Sonea. (Les doigts de Vorel se serrèrent autour de la plume.) Viens avec moi.
Le professeur tourna les talons et remonta l’allée de la classe. Sonea le regarda, incrédule, jusqu’à ce qu’il se retourne, l’air menaçant.
— Maintenant ! cria-t-il.
Sonea ferma son cartable et se leva pour le suivre jusqu’à la porte, consciente des yeux qui ne la quittaient pas. Elle regarda les novices. Ils ne pouvaient quand même pas croire qu’elle avait volé la plume de Narron – alors que Regin lui avait encore joué un tour à sa façon, ça crevait les yeux !
Les élèves, soupçonneux, rendirent son regard à la novice. Poril baissa la tête pour ne pas avoir à poser les yeux sur elle. Blessée, Sonea se détourna.
Elle était une fille des Taudis. Celle qui avait avoué avoir volé étant enfant. Une pauvre. Une amie des voleurs. Les élèves avaient vu Regin lui jouer des tours, mais ils n’étaient pas au courant des livres et des notes qu’il lui avait volés, ou des mauvais traitements qu’elle avait dû subir. Ils ne savaient pas à quel point le garçon était retors et déterminé.
Sonea ne pouvait même pas accuser Regin. Et si elle osait tout dire et risquer une lecture de vérité, elle serait incapable de prouver qu’il avait fait le coup. Elle ne pourrait que démontrer sa propre innocence, et Sonea refusait de prendre un tel risque pour si peu. Si le directeur ne lui permettait pas de choisir le mage qui se chargerait de la lecture, quelqu’un risquait de découvrir le crime du haut seigneur.
Vorel se retourna avant de passer la porte.
— Narron, tu ferais mieux de venir aussi. Les autres, continuez votre devoir. Je ne reviendrai pas avant midi.
Rothen nota la position des occupants dès qu’il entra dans le bureau du directeur de l’université. Assis sur son fauteuil, Jerrik avait croisé les bras et une expression sévère assombrissait son visage. Sonea était tassée sur une chaise, les yeux dans le vague. Un autre novice, raide comme un piquet, était juché sur un tabouret. Derrière lui se tenait le seigneur Vorel, les yeux brûlant de colère.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Rothen.
— Votre novice a été trouvée en possession d’une plume, appartenant à son condisciple Narron, ici présent, répondit Jerrik en se rembrunissant encore, si c’était possible.
Rothen regarda Sonea, mais elle ne leva pas les yeux.
— C’est la vérité, Sonea ?
— Tu peux t’expliquer ?
— J’ai ouvert mon cartable pour prendre mes notes, et la plume en est tombée.
— Comment s’est-elle retrouvée là ?
— Je n’en sais rien.
— Tu ne l’y as pas mise ? demanda Jerrik en avançant vers la novice.
— Je ne sais pas.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je ne sais pas si je l’y ai mise.
— Comment ça, tu ne sais pas ? Tu dois bien le savoir ?
— Il est possible que la plume ait été dans mon cartable quand j’ai rangé mes affaires hier soir, répondit Sonea en écartant les mains.
Jerrik secoua la tête, exaspéré, et prit une longue inspiration.
— As-tu volé la plume de Narron ?
— Pas délibérément, dit Sonea.
Rothen faillit sourire : il avait eu de nombreuses conversations de ce genre avec sa protégée. Mais le moment était mal choisi pour jouer sur les mots.
— Tu nous dis que tu as pu la voler sans le savoir ? demanda-t-il.
— Comment peut-on voler par accident ? s’exclama Jerrik. Le vol est un acte délibéré !
— Si tu ne nies pas, Sonea, nous devrons croire à ta culpabilité, ajouta Vorel avec un grommellement de dégoût.
La jeune fille leva les yeux sur son professeur et plissa soudain les paupières.
— Nier ? Pourquoi faire ? Vous pensez déjà tout savoir ! Rien de ce que je pourrai dire ne vous fera changer d’avis !
Personne n’osa répondre pendant un moment. Lorsque Rothen vit le rouge monter aux joues de Vorel, il fit un pas en avant et posa la main sur l’épaule de Sonea.
— Va m’attendre dehors, Sonea.
La novice sortit et ferma la porte derrière elle.
— Qu’est-ce que je suis censé faire ? s’exclama Jerrik. Si elle est innocente, pourquoi se moque-t-elle de nous avec ses réponses évasives ?
Rothen fixa ostensiblement Narron. Jerrik suivit le regard du mage et hocha la tête.
— Tu peux retourner en cours, mon garçon, dit-il.
— Je peux récupérer ma plume, directeur ? demanda l’adolescent en se levant.
— Évidemment…
Jerrik fit un signe à Vorel. Rothen se rembrunit en découvrant la coûteuse plume incrustée d’or que tenait le professeur. Le garçon l’avait certainement reçue en cadeau, pour son entrée dans la Guilde.
Lorsque Narron eut quitté la pièce, Jerrik interrogea Rothen du regard.
— Vous disiez, seigneur Rothen ?
Le magicien croisa les mains dans son dos.
— Avez-vous entendu parler du harcèlement que font subir les novices à Sonea ?
— Bien évidemment, répondit Jerrik.
— Avez-vous identifié le chef de cette bande ?
— Êtes-vous en train de me dire qu’un élève a voulu faire croire à ce vol ?
— Je vous suggère simplement d’envisager cette possibilité.
— J’aurais besoin de preuves. Aujourd’hui, nous n’avons qu’une plume manquante et retrouvée dans les affaires de votre pupille. Elle refuse de nier sa culpabilité et n’a pas accusé Regin de l’avoir cachée. Que devrais-je croire ?
— Je suis certain que Sonea voudrait avoir des preuves, répondit Rothen en hochant la tête pour montrer qu’il comprenait le directeur. Et si elle n’accuse personne, c’est sans doute qu’elle n’en a pas. Comment pourrait-elle protester de son innocence dans ce cas précis ?
— Ça ne la disculpe pas, nota Vorel.
— Non, mais vous m’avez demandé d’expliquer son comportement, pas de prouver qu’elle n’a rien fait. Je peux seulement me porter garant. Je ne pense pas qu’elle ait volé cette plume.
Vorel émit un petit bruit de gorge mais resta silencieux. Jerrik dévisagea les deux magiciens, puis les renvoya d’un geste de la main.
— Je vais réfléchir à tout ça. Je vous remercie, vous pouvez partir.
Appuyée contre le mur du couloir, Sonea fixait ses bottes sans rien dire. Vorel la regarda, mais passa devant elle sans lui adresser la parole. Rothen approcha d’elle, s’adossa au mur et soupira.
— Ça ne s’annonce pas bien.
— Je sais…
— Tu as parlé de Regin ?
— Et comment j’aurais pu le faire ? Je ne peux pas l’accuser, même si j’avais des preuves !
— Mais pourquoi ne…
Rothen comprit soudain.
Les règles de la Guilde ! Accuser quelqu’un impliquait se soumettre à une lecture de vérité. Sonea ne pouvait pas prendre ce risque. Les secrets dont elle avait la responsabilité ne devaient pas être révélés pour le moment. Rothen, ébranlé et frustré, fixa le sol en silence.
— Tu les as crus ? demanda Sonea.
— Bien sûr que non, répondit le mage en la regardant.
— Tu n’as même pas eu un petit doute ?
— Pas le moindre.
— Peut-être que tu devrais ! Tout le monde n’attendait que ça. Ils se fichent de ce que je peux dire ou inventer, ça ne fait pas la moindre différence. Ils savent que j’ai volé avant de venir ici, alors ils pensent tous que je recommencerai, avec ou sans raison.
— Sonea, dit-il gentiment, tes actions et tes paroles changent réellement quelque chose. Et tu le sais. Que tu aies dérobé de quoi manger il y a longtemps ne veut pas dire que tu restes une voleuse. Si tu étais une sorte de kleptomane, nous le saurions depuis longtemps. Tu devrais clamer haut et fort ton innocence, même si tu penses que personne ne te croira.
Sonea ne pensait pas être totalement convaincue, mais elle hocha la tête. Lorsque la cloche de midi retentit, la jeune fille et le mage levèrent les yeux. Rothen s’écarta du mur.
— Viens manger avec moi. Nous n’avons pas déjeuné ensemble depuis des semaines.
— Je crois que je ne serai pas la bienvenue au réfectoire pendant un moment…