Chapitre 11
Des arrivÉes mal venues
onea mordit dans le pachi et se régala du
goût sucré de son jus. La jeune fille serra les dents pour
maintenir le fruit entre ses lèvres et tourna les pages du cahier
de Poril jusqu’à ce quelle ait trouvé le schéma qu’elle
cherchait.
— Ah, le voilà ! dit-elle après avoir pris le pachi dans sa main. Le système sanguin. Dame Kinla veut que nous sachions cette leçon par cœur.
Poril baissa les yeux sur le dessin et poussa un gros soupir.
— Ne t’en fais pas, le rassura Sonea. On trouvera bien quelque chose pour que tu t’en souviennes. Rothen m’a montré deux ou trois exercices pour mémoriser les listes de ce genre.
Sonea étouffa un grognement en voyant l’expression dubitative du jeune garçon. Elle avait très vite deviné d’où venaient les problèmes scolaires de Poril. Il n’était ni très malin ni très solide, et les contrôles . emplissaient de terreur. Pire : il était maintenant démoralisé au point de ne même plus vouloir essayer d’apprendre.
Il avait pourtant soif de camaraderie. Sonea n’avait jamais vu un autre novice se moquer de lui ouvertement, mais c’était évident que personne ne l’aimait. Il appartenait à la Maison Heril, en défaveur à la cour pour des raisons que Sonea n’avaient pas encore découvertes. Ce n’était pas à cause de sa Maison que Poril n’avait pas d’amis : il avait des habitudes très énervantes, la pire de toutes étant ce rire strident et ridicule qui faisait grincer les dents de Sonea.
Quant aux autres élèves, ils faisaient comme si la jeune fille n’existait ras. Sonea avait vite compris qu’ils ne l’ignoraient pas sciemment et qu’ils ne la repoussaient pas comme ils le faisaient avec Poril. Simplement, chaque novice s’entendait bien avec un autre, et ils ne tenaient pas à intégrer un troisième personnage à leur amitié.
En revanche, il était évident que Trassia et Narron étaient plus que des camarades. Sonea les avait parfois surpris en train de se tenir les mains, et avait noté que le seigneur Ahrind gardait un œil sur eux. Narron, meilleur élève dans toutes les disciplines qui touchaient à la guérison, voulait déjà devenir guérisseur. Trassia prétendait s’intéresser aussi à cette carrière, mais sa passivité laissait deviner que sa passion était surtout due à l’enthousiasme de Narron – où encore à l’habitude de penser que les soins convenaient mieux aux femmes.
Yalend, le seul Elyne de la classe, passait son temps avec Seno, le Vindo bavard. Hal, le Lan au visage impassible et son ami kyralien, Benon, formaient la dernière paire d’élèves. Ces quatre-là, bien que plus calmes que les garçons de l’ancienne classe de Sonea, parlaient sans fin de courses de chevaux, racontaient de déplaisantes histoires sur les filles de l’école et faisaient les idiots comme s’ils étaient restés petits garçons.
C’était le cas, finit par comprendre Sonea. Les enfants des Taudis étaient obligés de grandir vite. Les novices avaient vécu dans le luxe et avaient moins de raisons de vouloir quitter rapidement l’enfance.
Avant d’avoir obtenu leur diplôme, ces gamins étaient libres de toutes responsabilités familiales, comme être présentés à la cour, se marier ou gérer les affaires de leurs parents – quelles qu’elles soient. Rejoindre la Guilde leur donnait cinq années d’insouciance supplémentaires.
Poril avait un an de plus que les autres élèves, mais il restait le plus infantile. Son amitié semblait sincère à Sonea, même si elle ne pouvait s’empêcher de penser que Poril était heureux de ne plus être le novice de la plus basse extraction.
Au grand soulagement de Sonea, Regin l’ignorait depuis qu’elle avait quitté sa classe. Elle l’apercevait chaque jour au réfectoire ou croisait parfois son groupe dans un couloir, mais il n’avait rien tenté. Même la rumeur concernant Rothen et sa pupille semblait avoir disparu des mémoires. Les professeurs ne jetaient plus de regards suspicieux à Sonea, qui n’entendait quasiment plus chuchoter le nom de son tuteur lorsqu’elle marchait dans les couloirs.
— Si seulement on pouvait savoir sur quelles parties du corps elle va nous interroger, grogna Poril. Les plus grandes, j’imagine, et sans doute deux ou trois petites en plus.
— Ne perds pas ton temps à vouloir deviner. Apprendre tout par cœur te demandera moins d’efforts, répondit Sonea.
La cloche retentit. Entre les troncs d’arbre, Sonea regarda les autres novices ramasser leurs affaires à contrecœur et se précipiter vers leurs salles de cours. Comme eux, Sonea et Poril avaient profité de la rare douceur d’un jour d’automne ensoleillé pour passer la pause de midi dans les jardins. La novice se leva et s’étira.
— Autant aller à la bibliothèque après les cours pour réviser.
— Si tu veux, acquiesça Poril.
Ils sortirent rapidement des jardins et regagnèrent l’université. Les élèves de leur classe étaient déjà tous à leur pupitre. Le seigneur Skoran entra au moment où Sonea s’installait à sa place.
Le magicien posa une petite pile de livres sur son bureau et s’éclaircit la gorge. Il voulut faire face aux élèves, mais un mouvement attira son attention vers la porte. Toute la classe regarda les trois silhouettes entrer dans la pièce. Sonea reconnut Regin et se sentit soudain très mal.
Le directeur Jerrik parcourut la classe du regard, examinant chacun des élèves. Il fronça les sourcils en voyant Sonea et se tourna vers le garçon debout à ses côtés.
— Regin a réussi l’examen de la mi-année, annonça Jerrik.
Sa voix, habituellement neutre, laissait deviner sa désapprobation.
— Il passe donc dans cette classe.
L’estomac de Sonea faillit se retourner. Les mages parlaient toujours, mais la jeune fille était incapable d’entendre ce qu’ils disaient. Elle sentit sa poitrine se serrer, comme si une main invisible se refermait sur ses côtes. Son cœur s’emballa et elle l’entendit bientôt gronder dans ses oreilles.
Puis elle se souvint de respirer.
Prise d’un vertige, Sonea ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, ce fut pour voir Regin arborer son sourire le plus séducteur. Le regard du garçon passait des autres élèves à Sonea. Sa bouche restait figée sur le même sourire, pas un muscle de son visage ne bougeait, et pourtant son expression changeait du tout au tout.
Sonea le quitta des yeux.
C’est impossible. Comment a-t-il pu assimiler tous ces cours ? Il a dû tricher.
Mais Sonea ne voyait pas comment Regin aurait pu tromper ses professeurs et réussir les examens. Il ne restait qu’une possibilité : le garçon avait commencé à travailler en plus peu de temps après elle – probablement dès qu’il avait connu le plan de Sonea. Et tout cela en secret, sans doute avec l’aide de son tuteur.
Mais pourquoi ? Tous ses amis étaient dans l’autre classe. Regin pensait peut-être trouver ici un nouveau groupe d’admirateurs. Sonea eut un regain d’espoir. Même Regin aurait du mal à s’immiscer entre les novices de ce cours. À moins que…
Sonea commençait à connaître le garçon. Une fois qu’il avait décidé de passer dans la classe supérieure, il avait sans doute dû se présenter à tous les élèves de la classe. Il avait dû s’assurer d’être le bienvenu…
En regardant autour d’elle, Sonea fut surprise de voir que Narron fixait Regin d’un air mécontent. Le front du garçon était tout plissé. Puis la jeune fille se souvint de ce qu’on lui avait affirmé : dans cette classe, « on n’a plus le temps de jouer ».
Regin n’était peut-être pas devenu l’ami de ses nouveaux condisciples. Pourtant, il avait fait de gros efforts pour sauter une classe.
Peut-être ne pouvait-il pas supporter de voir une fille des Taudis faire mieux que lui. Fergun avait pris de gros risques pour que Sonea soit expulsée de la Guilde : tout ça parce qu’il ne voulait pas de mages de basse extraction. Les plus infimes échecs et réussites de Sonea serviraient d’arguments aux magiciens lorsqu’ils prendraient la décision de faire entrer d’autres pauvres dans la Guilde. Et si Regin voulait l’empêcher d’avoir de bons résultats aux examens pour que l’université reste ouverte exclusivement aux enfants des Maisons ?
Dans ce cas, je dois tout faire pour contrecarrer ses plans !
Sonea avait déjà échappé à Regin. Elle pourrait recommencer en étudiant plus dur encore et en sautant une autre classe.
Mais elle se rendit compte aussitôt que son plan ne tenait pas debout. Elle avait passé toutes ses nuits et ses vaindredis à ingurgiter six mois de cours en un trimestre, et il lui restait à rattraper tout ce qu’avait fait sa nouvelle classe avant qu’elle y entre. Sonea n’avait pas le temps d’apprendre le programme de deuxième année.
Il valait peut-être mieux que Regin pense avoir gagné. Le garçon laisserait Sonea tranquille, s’il pensait être meilleur qu’elle. Elle n’avait pas besoin d’être première dans toutes les disciplines pour prouver que les pauvres pouvaient devenir des mages.
Si Sonea ratait ses examens, Regin serait trop fier pour redoubler avec elle. La jeune fille oublia cette idée plus vite encore que le précédente. La classe d’été restait sous la férule de Regin, même s’il n’y était plus en personne… Au moins, sa classe actuelle ne s’était pas liguée contre elle.
Sonea cligna des yeux, soudain consciente que le seul son audible depuis un moment était la voix faible et hésitante du seigneur Skoran.
— … et pour continuer notre cours sur les guerres sachakaniennes, je veux que vous rassembliez tous les renseignements que vous pourrez à propos des cinq hauts mages qui ont pris part à la Deuxième Bataille. Ils étaient tous étrangers à la Kyralie et ont combattu sous les ordres d’un jeune magicien nommé Genfel. Choisissez l’un de ces mages et écrivez une rédaction de quatre pages sur sa vie avant la guerre.
Sonea saisit sa plume et commença à écrire. Regin avait peut-être sauté une classe, mais il avait encore beaucoup à apprendre avant de rattraper les autres élèves. Pendant quelques semaines il serait trop occupé pour avoir le temps d’ennuyer Sonea. D’ici là, elle saurait s’il avait une quelconque influence sur leurs condisciples. Sans le soutien des autres, Regin aurait du mal à la prendre pour cible.
— Jebem, halai !
Dannyl leva les yeux dès qu’il entendit crier.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Tayend.
Dannyl repoussa son assiette avec une grimace. La pâte d’algue sèche était un délice, mais rien ne pourrait rendre appétissant le pain de mer rassis.
— Jebem est en vue, répondit le mage en se levant.
Il se plia en deux pour ne pas se cogner au plafond et se précipita vers le pont. La lumière l’éblouit : le soleil émergeait à peine des vagues et les faisait luire comme du métal. La chaleur de la journée n’avait pas totalement disparu et montait encore du pont.
Dannyl regarda au nord et resta sans voix, avant de repasser la porte de la salle commune et d’appeler Tayend. Puis il se plaça à la proue et regarda la cité lointaine.
Sur la côte, des maisons basses en pierre grise s’étalaient à perte de vue. Entre elles s’élevaient des milliers d’obélisques.
— C’est énorme, souffla Tayend en rejoignant Dannyl.
Le mage hocha la tête sans répondre. Ces derniers jours, ils avaient longé de petits villages côtiers aux bâtisses construites sur le même style campagnard avec une poignée d’obélisques dressés entre les maisons. Les demeures de Jebem n’étaient pas plus grandes, mais la taille de la ville donnait le vertige. Les obélisques ressemblaient à une forêt d’aiguilles, et le soleil couchant colorait le tout d’un rouge-orange éclatant.
Les deux hommes regardèrent Jebem en silence pendant que le bateau s’approchait de la côte. Une ceinture de récifs courait, parallèle à la grève, comme une rangée de soldats gardant la ville. Le navire s’engagea dans le passage qui s’y ouvrait. Le bateau ralentit en passant devant les obélisques les plus épais, puis tourna dans un étroit canal. Des deux côtés, des hommes à la peau sombre se pressaient sur la grève rocailleuse. Ils jetèrent des cordages aux marins, qui les enroulèrent autour des cabestans. L’autre extrémité des filins était déjà attachée aux harnais de gorins attelés deux par deux. Les grandes bêtes tirèrent le bateau le long du chenal.
Pendant une heure, les haleurs lonmars guidèrent le navire jusqu’à un port artificiel. Plusieurs autres bateaux tanguaient doucement dans le courant, parfois deux fois plus gros que celui de Dannyl et Tayend. Les deux hommes allèrent chercher leurs affaires pendant que les Lonmars arrimaient le navire au quai.
Ils échangèrent un bref au revoir avec le capitaine et s’engagèrent sur la passerelle pour gagner la terre ferme. Quatre hommes se chargèrent de leurs coffres, et un cinquième les salua.
— Bienvenue, ambassadeur Dannyl, jeune Tremmelin. Je suis Loryk, votre interprète. Je vais vous conduire à la maison de la Guilde. Si vous voulez bien me suivre…
L’homme fit un geste vif en direction des porteurs et partit vers la cité. Dannyl et Tayend le suivirent le long des quais jusqu’à une grande rue.
La poussière en suspension dans l’air assombrissait les couleurs. En l’absence de brise, une chaleur étouffante pesait sur la ville, pleine d’un mélange de parfums, d’épices et de sable. Des hommes se pressaient le long des rues, tous vêtus de simples habits lonmars. Des voix entouraient les deux compagnons, mais aucun des deux ne comprenait cette langue chantante. Ni accueillants ni désapprobateurs, les passants dévisageaient ouvertement Dannyl avant d’examiner Tayend. Parfois, un des hommes mobilisait toute son attention sur le jeune érudit, qui avait revêtu son plus bel habit de cour et ne semblait pas du tout à sa place.
Tayend était anormalement silencieux. Dannyl le regarda et perçut son malaise. Ses expressions lui étaient devenues familières, et il reconnut le pli soucieux entre ses sourcils, et sa façon de marcher un demi-pas derrière lui. Tayend leva les yeux sur Dannyl qui lui sourit pour le rassurer.
— Ne t’inquiète pas, lui dit le mage. Être dans une cité inconnue est un peu déroutant.
La ride disparut du front de Tayend. Il rattrapa son ami, et ils suivirent leur interprète dans une rue étroite. Dannyl ralentit lorsqu’ils débouchèrent sur une grande place carrée et regarda autour de lui, troublé.
Des estrades en bois se dressaient tout autour de la place. Sur la plus proche, Dannyl vit une femme aux mains liées. Un homme vêtu de blanc se tenait à côté d’elle. Sa tête rasée couverte de tatouages, il tenait un fouet dans la main gauche. Un autre homme marchait au milieu de la foule massée au pied de l’estrade et lisait un document à voix haute.
Dannyl rattrapa l’interprète.
— Que dit-il ?
— Cette femme a jeté la honte sur son mari et sur sa famille, répondit Loryk. Elle a invité un autre homme dans sa chambre. C’est la place du Jugement.
Des cris s’élevèrent, étouffant le reste de la proclamation. La foule s’était agglutinée autour de plusieurs estrades. Dannyl emboîta le pas aux porteurs, mais en s’éloignant de la femme, il vit un jeune homme qui se tenait non loin et la regardait. Les yeux sombres du garçon étaient humides mais son visage ne trahissait aucun sentiment.
Le mari ou l’amant ? se demanda Dannyl.
Le centre de la place était plus dégagé. Les porteurs le traversèrent et se faufilèrent entre deux estrades. Debout sur leurs plates-formes, les hommes vêtus de blanc portaient des épées. Dannyl ne quitta pas des yeux le dos de l’interprète, mais une voix retentit au-dessus des moqueries de la foule et Loryk ralentit.
— Ah… Il dit : « Cet homme a jeté la honte sur sa famille avec ses goûts… » Quel est votre mot ? Contre-nature ? « Il a mérité la punition ultime pour avoir corrompu le corps et l’esprit des hommes. Comme quand le soleil se couche, les ténèbres purgeant ce monde de ses fautes, sa mort seule pourra laver du péché les âmes de ceux qu’il a corrompus. »
Malgré la chaleur, Dannyl sentit un frisson glacé parcourir son échine. Le condamné était adossé à un poteau et semblait résigné. Les hommes dans la foule commencèrent à crier, le visage tordu de haine. Dannyl regarda au loin, tentant de contenir la marée d’horreur et de colère qui le submergeait. Ici, ce qu’avait fait cet homme méritait la mort. En Kyralie, ce crime n’apportait que la honte et le déshonneur, et, d’après Tayend, cette pratique n’était même pas répréhensible en Elyne.
Dannyl ne put s’empêcher de penser à l’ancien scandale et aux rumeurs qui lui avaient fait tant de tort lorsqu’il était novice. Il avait été accusé du même « crime » que cet homme. Peu importaient les preuves : une fois la rumeur lancée, Dannyl avait été traité comme un pestiféré par ses condisciples et ses professeurs. Le magicien frissonna en entendant les cris de la foule dans son dos.
Si j’avais eu la malchance de naître ici, j’aurais pu finir comme ça.
Loryk s’engagea dans une autre ruelle et les moqueries finirent par s’éteindre. Dannyl regarda Tayend, qui était blanc comme un linge.
— C’est une chose de lire les lois strictes d’une autre contrée, et une autre de les voir à l’œuvre, murmura Tayend. Je fais le serment de ne plus jamais me plaindre des excès de la cour d’Elyne.
L’interprète prit une autre rue et s’arrêta lorsque les porteurs entrèrent dans un bâtiment bas.
— La maison de la Guilde à Jebem, annonça-t-il. Je vous quitte ici.
L’homme salua et tourna les talons. Dannyl examina la maison et remarqua, fixée au mur, une plaque gravée du symbole de la Guilde. À part ce détail, le bâtiment était le même que tous ceux que le mage avait croisés. Dannyl et Tayend passèrent la porte et entrèrent dans une pièce au plafond bas. Un mage elyne les y attendait.
— Bienvenue, dit-il. Je suis Vaulen, premier ambassadeur de la Guilde en Lonmar.
L’homme avait les cheveux gris et était élancé. Dannyl le salua.
— Second ambassadeur de la Guilde en Elyne, Dannyl. (Puis il ajouta, avec un gracieux geste de la main vers son ami :) Tayend de Tremmelin, mon assistant et érudit de la Grande Bibliothèque.
Vaulen salua Tayend poliment, puis il regarda avec insistance la chemise violette du jeune homme.
— Bienvenue à Jebem. Je me sens obligé de vous prévenir, Tayend de Tremmelin, que les Lonmars tiennent l’humilité et la simplicité en grande estime. Ils désapprouvent les vêtements bariolés, même s’ils sont à la pointe de la mode. Je peux vous recommander un excellent tailleur qui vous fournira des vêtements plus passe-partout pour le temps de votre visite.
Dannyl s’attendit à voir de la rébellion passer dans le regard de son ami, mais Tayend baissa gracieusement la tête.
— Je vous remercie de votre avertissement, seigneur. J’irai voir ce tailleur demain, s’il est libre.
— Je vous ai fait préparer des chambres, continua Vaulen. Je suis sûr que vous voulez vous reposer après un tel voyage. Nous avons des bains séparés ici – les domestiques vous les montreront. Sachez que vous serez ensuite les bienvenus pour partager mon dîner.
Dannyl et Tayend suivirent un domestique dans un couloir. L’homme leur désigna deux portes ouvertes, salua et repartit. Tayend entra dans l’une des chambres avant de s’arrêter et de regarder autour de lui, totalement perdu.
— Tu vas bien ? demanda Dannyl après avoir hésité à entrer à son tour.
— Ils vont le tuer, c’est ça ? dit Tayend en frissonnant. C’est sans doute déjà fait.
— Probablement, répondit Dannyl quand il eut compris que son ami parlait de l’homme sur la place.
— On ne peut rien faire. Autre pays autres mœurs, et c’est tout.
— Malheureusement.
— Je ne veux pas te gâcher le voyage, Dannyl, mais je hais déjà ce pays, dit Tayend en se laissant tomber sur un fauteuil.
— La place du Jugement n’est pas l’introduction rêvée pour un séjour, c’est vrai. Mais je ne veux pas juger les Lonmars trop rapidement, leur culture est forcément plus complexe que ça. Si tu voyais en premier les Taudis à Imardin, tu penserais beaucoup de mal de la Kyralie. Il faut espérer que nous avons vu le pire. Le reste ne peut qu’être mieux.
Tayend soupira, s’approcha de son coffre et l’ouvrit.
— Tu as sans doute raison. Je vais essayer de trouver des habits moins voyants.
Dannyl eut un sourire las.
— Cet uniforme a parfois ses avantages, dit-il en tirant sur la manche de sa robe. La même robe violette tous les jours, mais je peux la porter n’importe où dans les Terres Alliées. Si je ne te vois pas aux bains, retrouvons-nous au dîner, lança-t-il avant de quitter la pièce.
Tayend secoua la main en direction du mage sans lever les yeux. Dannyl laissa son ami fouiller dans son coffre à la recherche de vêtements moins colorés et entra dans sa chambre.
Dannyl s’assombrit en pensant aux semaines à venir. Lorsqu’il aurait bouclé ses obligations d’ambassadeur, Tayend et lui iraient faire des recherches dans le Temple Splendide. L’endroit était réputé pour sa quiétude, bien qu’il fût le cœur de la religion mahgane, à qui l’on devait les supplices de la place.
Les deux hommes devaient trouver des informations sur les magies anciennes. Après un mois passé sur un bateau, Dannyl avait besoin de faire fonctionner ses jambes et son esprit. Il souhaitait simplement que les Lonmars soient dans l’ensemble plus accueillants que ceux de la place.
Il était tard lorsque Lorlen retourna à son bureau. Assis à sa table, le mage sortit la dernière lettre de Dannyl de son coffret et la relut. Il se renversa sur sa chaise et soupira dès qu’il eut fini.
Depuis des semaines, Lorlen pensait en permanence au journal d’Akkarin. S’il existait, il devait être caché quelque part dans la résidence du haut seigneur. Lorlen doutait qu’Akkarin garde un carnet tel que celui-ci dans sa bibliothèque, au milieu de livres ordinaires. Il était probablement quelque part dans le cellier, dans un endroit fermé à double tour.
Un courant d’air vint chatouiller Lorlen, qui frissonna et jura entre ses dents. Son bureau avait toujours été mal isolé, et il n’avait jamais cessé de s’en plaindre. Il se leva pour aller à la recherche de la source de la perturbation, comme il en avait pris l’habitude. Mais comme toujours, le courant d’air disparut aussi soudainement qu’il était venu.
Lorlen secoua la tête et commença à faire les cent pas. Dannyl et son compagnon devraient arriver bientôt en Lonmar. Ensuite, ils visiteraient le Temple Splendide. Lorlen espérait qu’ils ne trouveraient rien – l’idée que des informations sur la magie noire étaient détenues là-bas le glaçait d’horreur.
Le mage s’arrêta de marcher lorsqu’il entendit frapper à la porte. Il alla ouvrir, s’attendant à devoir écouter le seigneur Osen lui tenir une conférence sur l’importance d’un bon sommeil. Mais une silhouette sombre apparut derrière le battant.
— Bonsoir, dit Akkarin en souriant.
Totalement décontenancé, Lorlen fixa le haut seigneur.
— Tu ne vas pas m’inviter à entrer ?
— Bien sûr que si ! répondit Lorlen en secouant la tête comme pour se réveiller.
Akkarin se faufila dans la pièce et se laissa tomber sur l’une des chaises garnies de coussins. Le regard du haut seigneur ne quittait pas le bureau de Lorlen.
L’administrateur faillit s’étrangler en voyant la lettre de Dannyl, toujours ouverte. Il dut s’obliger à ne pas se jeter sur la missive pour la fourrer dans son coffret. Il traversa la pièce sans se presser et alla s’asseoir à son bureau en soupirant.
— Comme toujours, tu me surprends dans le désordre le plus complet, dit-il en glissant la lettre dans sa boîte.
Lorlen rangea quelques objets épars sur son bureau et finit par mettre le coffret dans l’un de ses tiroirs.
— Qu’est-ce qui t’amène à cette heure indue ?
— Rien de particulier…, répondit Akkarin. C’est toujours toi qui fais le déplacement pour me voir, j’ai pensé qu’il était temps que je te rende la pareille. Il est tard, même pour toi, mais je savais que je perdrais mon temps à venir frapper à tes appartements.
— Il est tard, oui. Je finissais de lire de la correspondance et je me préparais à aller me coucher.
— Des lettres intéressantes ? Que devient le seigneur Dannyl ?
Le cœur de Lorlen rata un battement. Akkarin avait-il pu reconnaître la signature du jeune mage ou son écriture ? Lorlen tenta de se souvenir de ce qui était marqué sur la page restée en vue.
— Il est en route pour la Lonmar afin de mettre fin aux disputes des conciles à propos des grands clans koyhmars. J’ai demandé à Errend de s’en charger, puisqu’il a maintenant un second ambassadeur pour s’occuper de tout en son absence. Mais il a préféré envoyer Dannyl à sa place.
— Lonmar, dit Akkarin avec un demi-sourire. Un pays qui étanche la soif de voyages, ou la rend plus virulente encore.
— Et qu’a-t-il fait, chez toi ? demanda Lorlen.
— Eh bien…, fit le haut seigneur tout en étudiant la question. Ce pays m’a donné envie de voir le monde, mais il a fait de moi un voyageur plus endurci. Les Lonmars ont beau être le peuple le plus civilisé des Terres Alliées, ils n’en sont pas moins durs et cruels. Tu apprends à tolérer leur conception de la justice, et pourquoi pas à la comprendre, mais tes idéaux en ressortent fortifiés. On pourrait dire la même chose de la frivolité elyne, ou de l’obsession vindo pour le commerce. La vie ne se résume pas à la mode et à l’argent.
Akkarin s’arrêta un instant. Il semblait regarder ailleurs.
— Puis tu fais une découverte : comme les Elynes ou les Vindos, qui ne sont pas tous frivoles ou rapiats, tous les Lonmars ne sont pas inflexibles. La plupart sont agréables et tolérants, et préfèrent laver leur linge sale en famille. J’ai beaucoup appris d’eux, et même si mes recherches ont été une perte de temps, en Lonmar, ce voyage m’a enrichi au plan personnel.
Lorlen ferma les yeux et se massa les paupières. Une perte de temps ? Dannyl perdait-il le sien, lui aussi ?
— Tu es fatigué, Lorlen. Je te force à rester éveillé.
— Non, répondit l’administrateur en clignant des paupières. Non, ne t’en fais pas pour moi. Continue, s’il te plaît.
— Hors de question, répondit Akkarin en se levant dans un bruissement de robe noire. Tu étais en train de t’endormir. Je te raconterai la suite une autre fois.
Lorlen ne savait pas s’il était déçu ou soulagé lorsqu’il raccompagna Akkarin à la porte. Le haut seigneur se retourna une dernière fois dans le couloir et sourit.
— Bonne nuit, Lorlen. Tu vas te reposer, n’est-ce pas ? Tu as l’air épuisé.
— Oui. Bonne nuit, Akkarin.
Lorlen ferma la porte et soupira. Il venait d’apprendre quelque chose d’important – enfin, peut-être ? Akkarin avait pu prétendre n’avoir rien trouvé en Lonmar afin de brouiller les pistes. C’était étrange qu’il aborde lui-même le sujet, après avoir refusé de répondre auparavant.
Lorlen frissonna quand un courant d’air lui souffla dans le cou. Distrait, le mage bâilla avant de retourner à son bureau, de prendre le coffret et de le remettre à sa place.
Puis Lorlen se sentit soulagé et quitta son bureau pour retourner dans ses appartements.
Il devait être patient. Dannyl trouverait bien assez tôt si ce voyage était une perte de temps.