Chapitre 7
La Grande BibliothÈque
onea serra ses livres sur sa poitrine.
Encore un jour de brimades et de moqueries. La semaine à venir
l’angoissait. C’était la cinquième semaine,
pensa-t-elle, et cinq longues années la
séparaient encore de son diplôme.
Chaque journée était épuisante. Quand elle n’avait pas Regin et ses complices sur le dos, Sonea souffrait presque autant à cause des efforts qu’elle devait fournir pour les éviter. Si le professeur quittait la classe, même pour un moment, Regin mettait ce temps à profit pour la harceler. La novice avait pris l’habitude de garder ses cahiers hors de portée des autres et de faire très attention lorsqu’elle devait se lever de sa chaise ou retourner s’asseoir.
Pendant un moment, Sonea avait réussi à échapper à la surveillance des autres novices en retournant chez Rothen à l’heure du déjeuner pour manger avec Tania. Mais Regin s’était mis à monter la garde pour la surprendre sur le chemin du retour. La jeune fille avait tenté de rester dans la classe pendant la pause, mais dès que son tourmenteur avait compris qu’elle s’y cachait, il avait attendu le départ du professeur pour revenir dans la pièce.
En désespoir de cause, Sonea avait rejoint Rothen dans sa classe de chimie à l’heure du déjeuner, l’aidant à démonter et à nettoyer les cornues et les tubes de verre dont il avait besoin pour ses cours. Tania leur apportait des petites boîtes laquées remplies de mets savoureux.
Chaque après-midi, Sonea sentait son cœur s’emballer dès que résonnait la cloche de début des cours. Rothen et Tania avaient tous les deux proposé de l’accompagner et de revenir la chercher, mais elle avait refusé, car cela confirmerait à Regin et ses acolytes qu’ils la blessaient profondément. La novice prenait sur elle chaque fois qu’elle entendait les moqueries et les piques, parce que toute autre réaction, elle le savait, ne pourrait que les encourager.
La cloche de fin de classe résonnait toujours comme une libération. Quelles que soient les manigances auxquelles s’adonnaient les novices après les cours, elles devaient être plus intéressantes que Sonea, puisque la classe entière se précipitait dehors dès que le professeur en donnait la permission. La jeune fille attendait que les autres soient partis puis elle regagnait les quartiers des mages sans encombre. Pour le cas où les novices auraient changé d’avis, elle faisait toujours attention de prendre le chemin le plus long, allant et venant dans les jardins, choisissant de nouveaux détours chaque soir et préférant rester à proximité des magiciens et des autres novices.
Aujourd’hui comme tous les autres jours, Sonea sentit ses épaules se détendre et son estomac se dénouer dès quelle arriva au coin du couloir. En pensée, elle remercia Rothen de lui avoir permis de vivre chez lui. L’idée de ce qu’aurait pu lui faire subir Regin si elle avait dormi à l’internat la faisait frissonner.
— Elle est là !
Sonea se pétrifia en reconnaissant la voix. Le couloir était plein de novices plus âgés, mais cela n’avait jamais arrêté Regin. La jeune fille allongea le pas, espérant pouvoir atteindre l’entrée de l’université où se trouvaient forcément un mage ou deux, avant que Regin et ses amis la rattrapent.
Le bruit du galop des élèves emplit le couloir derrière elle.
— Sonea ! Sonnneeeeeaaaaaaaaa !
Les novices les plus anciens tournèrent la tête et Sonea, suivant leur regard, devina que Regin et les autres étaient juste derrière elle. Elle prit une longue inspiration et se décida à leur faire face sans faiblir.
Une main s’écrasa sur son bras et la tira en arrière. Sonea se dégagea et regarda Kano.
— Tu ne nous entendais pas, péquenaude ? attaqua Regin. C’est très impoli, mais on ne peut pas te demander d’avoir des manières, pas vrai ?
Ils l’encerclaient. Où qu’elle regarde, Sonea ne voyait que des visages grimaçants. Elle serra ses livres contre elle, avança et poussa Issle et Alend de l’épaule pour sortir du cercle menaçant. Des mains la saisirent et la repoussèrent à sa place. Sonea sentit l’angoisse la gagner. Ils n’avaient encore jamais porté la main sur elle, à part parfois un croche-pied pour la faire tomber dans quelque chose de déplaisant.
— Où tu veux aller, Sonea ? demanda Kano alors que quelqu’un la poussait encore. On veut juste te parler.
— Et moi, je ne veux pas parler avec vous !
Sonea tenta encore de se frayer un chemin, mais n’y parvint pas mieux.
— Laissez-moi passer ! cria-t-elle, effrayée.
— Et pourquoi tu ne nous supplierais pas un peu, péquenaude ? ricana Regin.
— Oui, vas-y, quémande, tu dois avoir l’habitude !
— Tu as dû t’entraîner, dans les Taudis, dit Alend. Tu n’as pas pu oublier en si peu de temps. Je suis sûr que tu étais un de ces morveux répugnants qui traînent autour de nos maisons, à quémander de la nourriture.
— S’il vous plaît, une petite pièce. Rien qu’une seule ! pleurnicha Vallon. Je n’ai rien à manger !
Les autres éclatèrent de rire.
— Ou peut-être qu’elle a quelque chose à vendre, suggéra Issle. Bonjour seigneur, dit-elle d’une voix suggestive. Besoin de compagnie ?
— Pensez à tous les hommes qu’elle a dû voir passer ! lança Vallon.
Des ricanements emplirent le couloir, et Alend recula de quelques pas.
— Elle est peut-être malade.
— Plus maintenant, répondit Regin d’un ton lourd de sous-entendus. On nous a dit que les guérisseurs l’ont examinée quand elle est arrivée ici, tu te souviens ? Ils ont dû arranger ça.
Regin se tourna vers Sonea et la regarda de haut en bas.
— Alors, Sonea, dis-nous : combien tu prenais ? demanda-t-il d’une voix mielleuse.
Il approcha, et des mains se pressèrent contre le dos de la jeune fille pour l’empêcher de reculer.
— Tu sais, Sonea, j’ai pu me tromper. Peut-être que je pourrais même te trouver… gentille. Tu es un peu maigre, mais après tout… Explique-moi… Est-ce que tu rends des services… spéciaux ?
Sonea tenta de se dégager, mais les novices resserrèrent leur prise.
— Je suppose, reprit Regin, que les magiciens t’ont expliqué que tu devrais changer tes habitudes. Ce doit être particulièrement frustrant pour toi, j’en suis certain. Mais personne n’est obligé de les mettre au courant. On n’est pas forcés de leur dire. Tu sais que tu pourrais te faire de l’argent, ici. La clientèle est riche.
Sonea regarda le garçon, les yeux écarquillés. Elle n’arrivait pas à croire ce qu’il lui proposait. Un instant, elle fut tentée de lui répondre de façon provocante, mais elle devina que Regin ferait mine de croire qu’elle était sérieuse. Par-dessus les épaules du garçon, elle vit que les élèves, dans le couloir, regardaient la scène avec intérêt.
— Ce serait comme des travaux pratiques, souffla Regin en approchant encore.
Sonea sentit son souffle sur son visage.
Le garçon voulait simplement l’intimider et savoir à quel point il pouvait la tyranniser. Eh bien, ce n’était pas la première grande gueule que rencontrait Sonea.
— Tu as parfaitement raison, Regin, répondit-elle. J’ai déjà fréquenté beaucoup d’hommes comme toi. Et je sais exactement comment m’en occuper.
Sonea enroula un bras autour du cou de Regin et se mit à serrer. Avant que le garçon puisse lever les mains et tirer sur le poignet de la jeune fille, elle crocheta les jambes de Regin, poussa de toutes ses forces et sentit céder les genoux du novice. Ravie, elle le regarda tomber en arrière, les bras battant l’air, et s’écraser au sol.
Tous les élèves regardaient Regin.
Sonea eut un ricanement dédaigneux.
— Quel bel exemple tu fais, Regin ! Si c’est de cette façon que se comportent les hommes de la Maison Paren, c’est qu’ils n’ont pas plus de manières que le premier pilier de gargote venu.
Regin se raidit sous l’insulte. Sonea lui tourna le dos et fit face aux autres novices, les défiant du regard de porter de nouveau la main sur elle. Ils reculèrent et, dès que le cercle se desserra, la jeune fille en sortit.
Elle avait à peine fait quelques pas lorsque Regin lui répondit :
— Et tout le monde sait qu’en matière de comparaisons, tu sais de quoi tu parles. Et Rothen, qu’en dit-il ? Ce doit être un homme comblé avec toi dans ses appartements. Tout s’explique, maintenant… Je m’étais toujours demandé comment tu l’avais gagné à ta cause.
Sonea se sentit soudain glacée, puis une colère brûlante l’envahit. Elle serra les poings et résista à l’envie de faire demi-tour. À quoi bon, de toute façon ? Frapper Regin ? Même si elle osait porter la main sur un fils de Maison, il la verrait venir et se protégerait derrière un bouclier. Et il serait enfin certain de l’avoir réellement blessée.
Suivie par les murmures des novices, la jeune fille remonta le corridor en se forçant à garder les yeux rivés sur les marches en face d’elle. Les novices présents dans le couloir ne croiraient sûrement pas ce que Regin venait de dire. Ils ne pouvaient pas le croire. Même s’ils pensaient le plus grand mal d’elle à cause de ses origines, jamais ils n’iraient gober quelque chose de semblable.
N’est-ce pas ?
— Administrateur !
Lorlen s’arrêta devant l’entrée de l’université, se retourna et vit le directeur Jerrik.
— Oui ?
Le directeur s’approcha et tendit une feuille de papier à Lorlen.
— Le seigneur Rothen m’a fait parvenir cette requête hier. Il voudrait faire passer Sonea dans la classe d’hiver.
— Vraiment ? demanda Lorlen en parcourant rapidement la lettre. Croyez-vous qu’elle ait le niveau requis ?
— Peut-être, répondit pensivement Jerrik. J’ai demandé leur avis aux professeurs de première année, et ils pensent qu’elle en est capable, à condition d’étudier dur.
— Et Sonea ? Qu’en dit-elle ?
— Elle semble réellement prête à se mettre au travail.
— Alors ? Vous allez la faire passer ?
— Probablement, répondit Jerrik avant de baisser la voix. Mais j’aimerais connaître la véritable raison de cette demande.
— Oh !… Et pourquoi donc ? demanda Lorlen en se retenant de sourire.
Jerrik avait toujours pensé que les novices étaient incapables de travailler pour le seul plaisir d’apprendre. Ils étaient motivés par le désir d’impressionner leurs pairs, d’être les meilleurs, de plaire à leurs parents ou de pouvoir fréquenter quelqu’un qu’ils admiraient.
— Comme nous nous y attendions, elle ne s’est pas intégrée aux autres novices. Et lorsque les choses se passent ainsi, le mouton noir devient la cible des railleries des élèves. Je crois qu’elle cherche seulement à se mettre hors de portée. J’admire sa détermination, mais je me demande si la classe d’hiver l’acceptera mieux. Elle risque d’avoir travaillé dur pour rien.
— Je comprends, répondit Lorlen. Sonea est un peu plus âgée que ses condisciples et elle est assez mûre – par rapport aux adolescents qui vivent entre nos murs, bien sûr. La plupart de nos élèves sont encore des enfants en arrivant, et ils perdent leurs habitudes de gosses pendant leur première année de cours. La classe d’hiver la chahutera peut-être moins durement.
— Ces élèves se montreront plus compréhensifs, c’est bien possible, acquiesça Jerrik. Mais l’apprentissage de la magie doit prendre un certain temps. Sonea pourra bourrer son crâne de connaissances, rien ne remplacera jamais plusieurs mois d’entraînement et elle risque de faire plus tard de graves erreurs.
— Elle se sert de son don depuis plus de six mois, lui rappela Lorlen. Sonea a appris à contrôler ses pouvoirs pendant que Rothen lui donnait des cours particuliers pour qu’elle puisse suivre en classe, et n’avoir autour de soi que des débutants en magie doit être particulièrement frustrant.
— J’en déduis que vous être favorable à son passage dans la classe supérieure ?
— Tout à fait, répondit Lorlen en tendant la missive à Jerrik. Donnez-lui cette chance. Je suis certain qu’elle vous étonnera.
— Je vous fais confiance. Sonea sera testée dans cinq semaines. Je vous remercie, administrateur.
— Vous me direz comment elle s’en est sortie ? demanda Lorlen.
— Si vous y tenez, répondit Jerrik.
— Je vous remercie, directeur, le salua Lorlen avant de tourner les talons.
L’administrateur descendit l’escalier de l’université. En bas, son carrosse l’attendait. Il y monta, tapa contre le toit et se renversa sur les coussins lorsque le véhicule démarra. Le carrosse passa les portes de la Guilde et s’engagea dans les rues de la ville. Plongé dans ses pensées, Lorlen ne remarqua rien.
L’invitation à dîner chez Derril était arrivée la veille. Lorlen avait toujours fui ce genre de réunions, mais il avait modifié son emploi du temps pour aller à celle-ci. Si Derril avait d’autres informations à propos de ces meurtres, Lorlen voulait le savoir.
L’histoire de Derril avait fait frissonner Lorlen. Les blessures infligées à la victime, l’étrange rituel, le fait que la femme témoin de l’agression était persuadée que l’homme était mort avant que le criminel lui coupe la gorge… Ces meurtres semblaient peut-être si suspects à Lorlen seulement parce qu’il pensait déjà à la magie noire.
Mais, s’ils étaient l’œuvre d’un mage noir, cela pouvait vouloir dire deux choses : soit un nécromant renégat s’attaquait aux habitants de la cité, soit Akkarin était le meurtrier. Les deux possibilités effrayaient tout autant Lorlen.
Le carrosse s’arrêta et le mage, surpris, vit qu’il était déjà arrivé. Le cocher descendit et ouvrit la porte de la voiture devant l’élégante demeure aux nombreux balcons.
Lorlen descendit du carrosse et fut accueilli par un des domestiques de Derril qui le guida jusqu’à un balcon intérieur qui dominait un jardin. Lorlen posa les mains sur la rambarde et examina la petite oasis de végétation. Cette fois, les plantes lui parurent ternes et brûlées sur les bords.
— Je crains que l’été ait été trop dur pour la plupart de mes plantations, dit Derril d’une voix morne en rejoignant l’administrateur. Mes buissons de gan-gan n’y survivront pas. J’ai pris mes dispositions pour qu’on m’en envoie d’autres, des montagnes de Lan.
— Vous auriez pu les déplanter avant que les racines meurent, répondit Lorlen. Les racines de gan-gan ont de remarquables propriétés antiseptiques. Mélangées à du sumi, elles font un excellent traitement contre les désordres gastriques.
— Votre formation de guérisseur revient à la surface, c’est ça ? s’amusa Derril.
— Exactement, répliqua Lorlen avec bonne humeur. Je deviendrai peut-être un vieil administrateur ronchon, mais je serai en bonne santé. Je dois bien faire quelque chose de tout ce savoir médical…
— Hum…, coupa Derril en plissant les yeux, j’aimerais que les gardes aient de leur côté quelqu’un doté de votre savoir. Barran a un autre mystère sur les bras.
— Un meurtre de plus ?
— Oui et non, soupira Derril. La garde pense que celui-là est un suicide. En tout cas, il en a l’apparence.
— Barran pense que c’est une mise en scène ?
— Peut-être. Il est justement venu dîner, pourquoi ne pas descendre et lui poser la question ?
Lorlen suivit le vieil homme jusqu’à un grand salon aux fenêtres occultées par des stores de papier décorés de fleurs et de feuillages. Un jeune homme d’une vingtaine d’années était assis sur une des somptueuses chaises. Lorlen repensa à Walin, le frère du garçon, dès qu’il vit ses larges épaules et son nez légèrement crochu.
Barran se leva immédiatement pour saluer le mage.
— Bienvenue, administrateur Lorlen, dit-il. Comment allez-vous ?
— Très bien, merci, répondit Lorlen.
— Barran, coupa Derril en montrant un siège à l’administrateur, Lorlen s’intéresse au suicide sur lequel tu enquêtes. Pourrais-tu lui en parler en détail ?
— Bien sûr, répondit Barran en haussant les épaules. Ce n’est pas un secret – juste un mystère. (Il posa sur Lorlen son regard bleu troublé. Une femme est venue trouver un garde en faction dans sa rue pour lui dire qu’elle avait trouvé le cadavre de sa voisine. Le garde est allé voir et a découvert une femme aux poignets tranchés. Ce qui me chiffonne, c’est que la morte avait perdu très peu de sang et qu’elle était encore tiède. En fait, ses blessures étaient très peu profondes. Elle aurait dû survivre.
Lorlen réfléchit une minute.
— La lame était peut-être empoisonnée.
— Nous y avons pensé, mais, si c’est le cas, il s’agit d’un poison subtil et inconnu. Toutes les substances mortelles laissent des traces, même si les dommages sont visibles uniquement dans les organes. Aucune des armes que nous avons trouvées ne portait de résidu de poison, ce qui est déjà étrange. Ensuite, lorsque quelqu’un se coupe les veines, il utilise en général ce qu’il a sous la main. Nous avons fouillé la maison sans rien trouver d’autre que quelques couteaux de cuisine propres et rangés à leur place. La victime n’a pas été étranglée non plus, d’après ce que nous savons. Mais d’autres détails me mettent la puce à l’oreille.
» J’ai trouvé des empreintes qui ne correspondent à aucune des chaussures des domestiques, des amis ou des membres de la famille. Les semelles de l’assaillant sont usées et de forme étrange : des empreintes très caractéristiques. Dans la chambre où la femme a été trouvée, la fenêtre n’était pas tout à fait fermée – et, sur l’appui, j’ai découvert des empreintes de doigts et des traces qui semblent être du sang séché. J’ai alors regardé le cadavre de plus près et j’ai trouvé les mêmes empreintes de doigts sur les poignets de la victime.
— Les siennes ?
— Non, elles étaient trop larges. Celles d’un homme.
— Quelqu’un a pu vouloir stopper l’hémorragie avant de s’enfuir par la fenêtre en entendant des bruits de pas.
— C’est possible. Mais la fenêtre est au deuxième étage et le mur est lisse, avec très peu de prises. À mon avis, même un voleur expérimenté ne s’y serait pas risqué.
— Et dehors ? Des empreintes ?
Le jeune homme hésita un moment.
— Quand j’ai inspecté le sol, j’ai trouvé quelque chose de très étrange, dit-il en traçant un arc de cercle avec le doigt. Comme si quelqu’un avait écrasé la poussière et la saleté sur un cercle parfait. Au centre, j’ai vu deux empreintes de pied, les mêmes que celles de la chambre, et d’autres qui quittaient le cercle. Je les ai suivies, mais elles menaient à une rue pavée.
Le cœur de Lorlen s’emballa. Un rond parfait sur le sol, et un saut de trois étages ? Pour léviter, un magicien devait créer un disque d’énergie sous ses pieds. Les sols mous ou sablonneux pouvaient en garder la trace circulaire.
— Le disque de poussière était peut-être déjà là, suggéra Lorlen.
— Ou le meurtrier a pu utiliser une sorte d’échelle à base ronde, soupira Barran. Quel cas étrange ! En revanche, il n’y avait aucune coupure sur les épaules de la victime, donc je pense quelle n’a pas été assassinée par notre tueur en série. Celui-ci n’a pas frappé depuis un moment, à moins que nous n’en ayons pas entendu parler.
Ils entendirent le tintement d’une cloche, et Velia apparut dans embrasure de la porte, tenant une clochette et un petit maillet.
— Le dîner est servi, annonça-t-elle.
Lorlen et Barran se levèrent et suivirent Velia jusqu’à la salle à manger.
— Pas question de parler de meurtres ou de suicides à ma table ! dit-elle avec un regard lourd de sous-entendus à son fils. Il serait dommage de couper l’appétit de l’administrateur.
Dannyl regardait les grands bâtiments de pierre jaune défiler devant la fenêtre du carrosse. Le soleil était bas dans le ciel, et la ville entière semblait émettre une chaude lumière. La foule et les véhicules se pressaient dans les rues.
Chaque jour, au cours des trois dernières semaines, Dannyl avait passé le plus clair de son temps à rendre visite ou à divertir des personnages influents et à jouer son rôle d’assistant d’Errend. Dannyl avait rencontré la plupart des dems et des bels qui fréquentaient la cour. Il avait appris par cœur le passé de chaque magicien de la Guilde vivant en Elyne. Il avait rempli des registres avec les noms des enfants ayant un potentiel magique, répondu aux questions posées par les courtisans, ou les avait transmises à la Guilde ; il avait aussi négocié l’achat de vins elynes, et soigné un domestique qui s’était brûlé dans la cuisine de la maison de la Guilde.
Dannyl s’inquiétait du temps qui s’écoulait sans qu’il puisse commencer ses recherches. Il se promit d’aller à la Grande Bibliothèque dès qu’il aurait quelques heures à lui. Il avait envoyé un messager demanda si une visite était possible en soirée, et l’homme était revenu avec l’assurance que Dannyl pouvait venir à la bibliothèque à n’importe quelle heure. Aussi, lorsque le mage sut qu’il avait sa soirée, il avait demandé à manger plus tôt avant de faire venir une voiture.
À Capia, au contraire d’Imardin, les rues s’entrelaçaient au petit bonheur la chance. La voiture zigzaguait dans tous les sens, allant même jusqu’à rouler sur les trottoirs. Les hôtels particuliers laissaient place à de grandes maisons, leurs tours étaient remplacées par des rangées de coquets petits bâtiments. En sortant d’un virage, Dannyl vit qu’ils étaient à la lisière des quartiers pauvres. Du bois et d’autres matériaux moins nobles remplaçaient la pierre jaune. Ici, les hommes et les femmes qui vaquaient à leurs occupations portaient des vêtements grossiers. Bien que rien, en ces lieux, n’arrive à la cheville de ce que Dannyl avait vu dans les Taudis pendant qu’il cherchait Sonea, le jeune mage en resta ébahi. La capitale elyne était si magnifique qu’il était déçu de découvrir qu’elle aussi avait ses quartiers misérables.
Le carrosse laissa les maisons derrière lui et s’enfonça dans le moutonnement des collines. Des champs de tenn se balançaient sous un léger vent, et des pieds de vare plantés en ligne et chargés de leurs fruits attendaient que les vignerons les récoltent pour en faire du vin. Des vergers regorgeant de pachis et d’arbres à piorres apparaissaient au hasard de la route. On y voyait parfois des cueilleurs vindos, venus comme chaque année en Elyne pour travailler dans les plantations.
Les derniers rayons du soleil passèrent du jaune à l’orange, et le carrosse continua sa route pour s’éloigner encore de la ville. Dannyl se rembrunit. Le cocher avait-il mal compris ses instructions ? Le mage leva une main pour frapper la cloison, mais se ravisa lorsque la voiture contourna le flanc d’une colline.
Devant lui, le ruban noir de la route s’incurvait pour rejoindre le pied d’une haute falaise. Comme brûlée d’un feu intérieur, la pierre jaune luisait dans la lumière du soleil couchant. Sur la façade du bâtiment qui se dressait devant Dannyl, les ombres dures faisaient ressortir les angles des fenêtres et des arches. Le mage les reconnut, pour les avoir vues reproduites dans bien des livres.
— La Grande Bibliothèque, murmura-t-il, époustouflé.
Une gigantesque porte avait été sculptée dans la falaise. Le carrosse approcha, et Dannyl comprit qu’un petit rectangle sombre – dans un des coins – était en fait une porte à taille humaine aménagée dans les massifs battants de bois. Une silhouette attendait là.
Dannyl sourit en reconnaissant les vêtements colorés de l’homme. Le mage tapota impatiemment sur le montant du carreau alors que la voiture se rapprochait lentement de la bibliothèque. Quand elle s’arrêta devant l’entrée, Tayend se précipita pour ouvrir la porte à Dannyl.
— Bienvenue à la Grande Bibliothèque, ambassadeur Dannyl ! dit-il en lui faisant une profonde révérence.
Dannyl leva les yeux vers la falaise et secoua la tête, émerveillé.
— Je me rappelle avoir vu des images de ce bâtiment dans des livres, lorsque j’étais encore novice. Mais on ne peut pas comprendre ce que c’est avant d’y être. De quand date la bibliothèque ?
— D’avant la Guilde, répondit Tayend avec un rien de suffisance. Huit ou neuf siècles, pensons-nous. Certaines parties sont plus vieilles encore, mais le meilleur reste à venir… Suivez-moi, seigneur.
Ils passèrent la petite porte – Tayend la verrouillant derrière eux – et prirent un long corridor au plafond voûté. Le couloir s’enfonçait dans les ténèbres, mais avant que Dannyl puisse invoquer un globe de lumière, Tayend le conduisit vers un escalier raide et éclairé par de nombreux flambeaux qui s’ouvrait dans un des murs.
En haut, Dannyl découvrit une grande pièce tout en longueur. D’un côté, il vit les fenêtres qu’il avait aperçues depuis le carrosse. Immenses, elles étaient faites de petits morceaux de verre fixés sur une structure de métal. Le mur opposé se mouchetait d’éclats de lumière dorée. Des chaises étaient disposées par trois ou quatre à intervalles réguliers, et un vieil homme se tenait à côté des plus proches.
— Bonsoir, ambassadeur Dannyl, dit-il avec une de ces révérences raides et prudentes caractéristiques du grand âge. Je suis Irand, le bibliothécaire.
Irand avait une voix profonde et étonnamment riche qui convenait aux dimensions inhumaines de la pièce. Il avait de courts cheveux blancs sur le crâne et il portait une chemise et un pantalon gris.
— Bonsoir, bibliothécaire Irand, répondit Dannyl.
Le vieil homme sourit.
— L’administrateur Lorlen m’a fait savoir que vous aviez une mission à remplir entre nos murs. Il m’a dit que vous compulseriez tous les documents sur lesquels a travaillé le haut seigneur durant ses recherches.
— Connaissez-vous ces documents ?
— Non, mais Tayend en a quelques souvenirs. Il était l’assistant d’Akkarin et il sera ravi de vous aider. Sa connaissance des langues anciennes vous sera d’un grand secours. Il pourra aussi aller vous chercher des boissons ou de la nourriture si vous le désirez.
Tayend hocha vivement la tête, et Irand sourit en le voyant faire.
— Je vous remercie, répondit Dannyl.
— Bien, alors. Inutile de faire traîner les choses en longueur, ajouta le vieil homme, les yeux brillants. La bibliothèque n’attend plus que vous !
— Par ici, seigneur, dit Tayend en se dirigeant vers l’escalier.
Dannyl suivit le jeune érudit le long du passage sombre. Des lampes attendaient sur un présentoir ; Tayend en prit une.
— Ne prenez pas cette peine, dit Dannyl.
Le magicien se concentra et aussitôt, un globe lumineux flotta à côté de sa tête, faisant naître des ombres dans le corridor. Tayend regarda la sphère et plissa les yeux.
— Ces globes me laissent toujours des taches lumineuses sur les rétines, dit-il en prenant une des lampes. Je devrai bien vous laisser vous débrouiller tout seul à un moment ou à un autre, alors j’en prends une quand même.
Tayend se mit en route, sa lampe se balançant à côté de lui.
— Cet endroit a toujours été une mine de savoir. Dans une de nos réserves, quelques morceaux de papier tombent en poussière ; ils datent de huit siècles et font référence à une sorte de bibliothèque qui était déjà vieille à cette époque. À l’origine, seules quelques pièces étaient utilisées pour entreposer les livres. Tout le reste servait à loger quelques milliers de personnes. Nous avons rempli presque toutes les chambres de livres et de rouleaux, de tablettes et de peintures – sans compter les pièces que nous avons creusées nous-mêmes dans la pierre.
Pendant que Dannyl et son compagnon marchaient, le mage regardait les ténèbres se retirer comme une brume fuyant la magie. Ils débouchèrent bientôt sur un croisement, l’obscurité semblant rouler des deux côtés du mur qui leur faisait face. Tayend prit le couloir de droite.
— Quelles langues parlez-vous ? demanda Dannyl.
— Tous les vieux dialectes d’Elyne et de Kyralie, répondit Tayend. Nos anciennes langues sont très similaires, mais plus on regarde en arrière et plus elles diffèrent. Je peux parler le vindo moderne – ce sont des domestiques qui me l’ont appris – et un peu le lan. Et traduire les anciens glyphes vindos et tenturs, si on me laisse compulser mes livres.
— Ça fait beaucoup, dit Dannyl en regardant son compagnon, impressionné.
— Oh, une fois que vous avez compris les bases, le reste vient tout seul ! se défendit Tayend. Un jour, je partirai pour apprendre le lonmar moderne et quelques-uns des anciens dialectes. Je n’en ai pas encore eu l’occasion. Ensuite, je me tournerai peut-être vers le sachakanien et ses variantes. Les anciennes langues sachakaniennes sont aussi très similaires aux nôtres.
Après quelques tournants et d’autres marches, Tayend s’arrêta devant une porte. Avec une expression sobre, qu’il arborait rarement, l’érudit fit signa à Dannyl de passer en premier. Le mage entra et en resta le souffle coupé.
Séparés par une large allée, d’innombrables rayonnages s’alignaient à perte de vue. Le plafond de la pièce était bas, mais le mur du fond était si loin qu’on ne le distinguait pas. De massives colonnes de pierre rejoignaient le plafond tous les cent pas. Les seules sources de lumière étaient des flambeaux disposés çà et là sur de lourds pieds de métal.
Il émanait de la gigantesque pièce une écrasante impression d’ancienneté. Les livres, comparés au poids des colonnes de pierre et du plafond, semblaient de fragiles et précaires petites choses. Se sentant tout petit dans ce décor, Dannyl céda à une certaine mélancolie. Il pouvait rester une année dans cette salle sans y laisser plus de traces qu’un moucheron volant contre les murs de pierre froids.
— Comparé à cette pièce, tout le reste de la bibliothèque est neuf, murmura Tayend. C’est la salle la plus ancienne. Il se peut qu’elle ait des milliers d’années.
— Qui l’a construite ? souffla Dannyl.
— Personne ne le sait.
Dannyl commença à descendre l’allée, suivant des yeux les rayonnages sans fin.
— Comment vais-je trouver ce que je cherche ? demanda-t-il, au désespoir.
— Oh, ce n’est pas un problème !
La voix de Tayend parut lumineuse au jeune mage, contrastant avec le lourd silence de la bibliothèque.
— J’ai préparé tout ce qu’il vous faut dans la pièce qu’utilisait Akkarin. Suivez-moi.
Tayend descendit l’allée d’un pied léger. Il dépassa plusieurs étagères avant de tourner et de gravir une large volée de marches de pierre qui menait à une trappe, dans le plafond. L’érudit monta les marches deux à deux et mena Dannyl devant un grand couloir. Là encore, le plafond était très bas. Des portes s’ouvraient à droite et à gauche : Tayend s’arrêta devant l’une d’elles et fit signe à Dannyl de la franchir.
Le mage entra dans une petite pièce. Une large table de pierre se dressait au milieu, couverte de piles de livres.
— Nous y voilà, dit Tayend. Et voilà les livres qu’Akkarin a lus.
Il y avait de tout : du fascicule de la taille d’une paume jusqu’à un énorme volume dont le maniement devait être épique. Dannyl examina tous les volumes, lut leurs titres, puis les reposa sur leur pile.
— Par où vais-je commencer ? demanda-t-il à voix haute.
Tayend tira un ouvrage poussiéreux et le présenta à Dannyl.
— C’est le premier qu’Akkarin a lu.
Dannyl regarda Tayend, impressionné. Les yeux du jeune érudit brillaient d’enthousiasme.
— Vous vous souvenez même de ça ?
— Il faut une bonne mémoire pour travailler ici. Sinon, comment retrouver un livre que vous voulez relire ?
Dannyl examina le volume qu’il tenait entre ses mains. Pratiques magiques des tribus des Montagnes grises. La date, sous le titre, indiquait que le texte avait au moins cinq cents ans. Dannyl savait qu’aucune tribu n’avait vécu dans les Montagnes grises depuis cette époque. Intrigué, il commença à lire.