18

La fureur d’Achille ne serait qu’un vague mouvement d’humeur à côté de celle de Bethesda.

Ma femme a une colère froide, une colère qui glace plutôt qu’elle brûle. Une colère invisible, secrète, insidieuse. Elle se fait sentir non de façon brutale mais par une passivité calculée, par des non-dits, de l’indifférence, le refus d’accorder le pardon. Elle exprime ainsi sa colère, parce qu’elle est née esclave et qu’elle l’est restée une bonne partie de sa vie – jusqu’à ce que je l’affranchisse et l’épouse pour que notre fille vive libre.

Quand j’avais renvoyé Belbo, prenant le risque de traverser le Palatin seul, sans garde du corps, pour revenir de chez Clodia, Bethesda n’avait pas été contente. Quand j’étais rentré en empestant le mauvais vin et la fumée âcre des lampes de la taverne, elle n’avait pas davantage apprécié. Mais alors, passer la nuit avec cette femme !

Naturellement, c’était d’autant plus ridicule, que je n’avais même pas vu Clodia de toute la nuit. J’avais bien essayé de le lui dire.

Alors comment expliquer l’odeur persistante de parfum sur moi ?

Un homme plus astucieux aurait réfléchi avant de raconter que le parfum provenait d’une couverture que la dame en question avait dû placer sur lui alors qu’il dormait profondément dans son jardin…

Et voilà. J’ai passé le peu qui restait de la nuit à tenter de trouver une position confortable sur un étroit divan dans ma bibliothèque, en pensant au corps chaud à côté duquel je dors habituellement.

J’ai aussi l’habitude de dormir au moins jusqu’au lever du soleil, surtout après avoir veillé la moitié de la nuit. Ce ne fut pas le cas. Certes, Bethesda ne vint pas elle-même me réveiller. Mais elle fit en sorte que je ne puisse plus continuer de somnoler. Était-il vraiment nécessaire d’envoyer une esclave nettoyer la bibliothèque avant l’aube ?

Une fois que je fus réveillé, Bethesda ne refusa pas de me nourrir. Mais la bouillie d’avoine était grumeleuse et froide. Et aucune conversation ne vint réchauffer l’atmosphère de mon petit déjeuner.

Après l’avoir avalé, je chassai l’esclave de ma bibliothèque et fermai la porte. C’était l’occasion d’écrire une lettre.

 

À Meto, mon fils bien-aimé servant sous les ordres de Jules César en Gaule, de son père aimant à Rome, que la Fortune soit avec toi.

Je t’écris cette lettre trois jours à peine après la dernière. Mars s’en est allé et les calendes d’avril sont là. Mais dans cet intervalle, beaucoup de choses se sont produites, toutes en rapport avec la mort de Dion.

Notre voisin Marcus Caelius (ou plutôt notre ex-voisin, car Clodius l’a chassé) a été accusé du meurtre de Dion et de différents crimes relatifs au harcèlement de la délégation égyptienne, notamment une tentative d’empoisonnement de Dion. J’ai été engagé par des amis de l’accusation pour aider à trouver des preuves contre Caelius. Je n’ai qu’un seul but dans cette affaire : découvrir qui a tué Dion, pour ma tranquillité d’esprit, si ce n’est par amour de la justice.

Il y a quelque chose qui me préoccupe et dont je voudrais t’entretenir.

Quelle est cette folie que les poètes appellent amour ?

Quelle puissance pousse un homme à s’exposer à l’indifférence douloureuse d’une femme qui ne l’aime plus ? Quel pouvoir conduit une femme à anéantir un homme qui la rejette ? Quel désir cruel incite un homme doué d’une intelligence rationnelle à rechercher l’avilissement de ses partenaires sexuels ? Comment un eunuque – censé être indifférent aux choses de l’amour – peut-il s’amouracher d’une belle femme ? Est-il naturel qu’un frère et une sœur partagent le même lit, à l’instar des dieux et déesses d’Égypte ? Pourquoi les fidèles de la Grande Mère s’émasculent-ils au cours d’extases religieuses ? Pourquoi une femme vole-t-elle une touffe des poils pubiens de son amant pour la garder comme souvenir ?

Tu dois te demander si je ne suis pas fou, pour poser de telles questions. Mais en fait, elles peuvent avoir autant d’importance par rapport au meurtre de Dion et au procès imminent de Caelius que les intrigues politiques. Et je me trouve assez déconcerté. Je dois être trop vieux, je le crains, pour ce type de travail qui requiert un esprit en résonance avec le monde qui l’entoure. J’aime penser que je suis plus sage que je ne le suis vraiment, mais à quoi sert la sagesse dans un monde assujetti à de folles passions ?

Nous disons que c’est la main de Vénus qui nous pousse à ces étranges comportements, comme si cela devait tout expliquer, alors que c’est précisément parce que nous ne comprenons pas ces passions et que nous ne pouvons les expliquer que nous parlons de « la main de Vénus ». Nous ne pouvons que souffrir quand nous sommes confrontés à la souffrance des autres…

 

On frappa à la porte.

— Entre ! m’écriai-je.

Ce ne fut pas Bethesda qui entra, mais Diane.

Elle referma la porte derrière elle et s’assit sur la chaise devant ma table de travail. Une ombre voilait son visage. Quelque chose la troublait.

— Mère est fâchée contre toi, commença-t-elle.

— Ah bon ? Je ne l’avais pas remarqué.

— Que fais-tu ?

— J’écris à Meto.

— Tu écris à Meto, parce que tu as envoyé Eco au loin et que tu as besoin de parler à quelqu’un. N’ai-je pas raison ?

— Tu es très perspicace, Diane.

Elle leva la main et rejeta en arrière une mèche de cheveux qui était tombée sur sa joue. Elle avait vraiment des cheveux d’un éclat extraordinaire, comme ceux de sa mère avant que les fils gris ne viennent les ternir. Encadrant son visage et sa gorge, ils lui tombaient sur les épaules, et presque sur la poitrine. Dans la lumière douce du matin, sa peau resplendissait comme des pétales de rose.

— Pourquoi ne partages-tu pas tes problèmes avec moi, papa ? Mère le fait bien. Elle me dit tout.

— J’imagine que c’est ainsi que va le monde. Les mères et les filles, les pères et les fils. Les garçons sont plus âgés que toi, Diane. Ils sont mes compagnons de travail et de voyage. La moitié du temps, quand je commence une phrase, Eco l’achève à ma place.

— Et Meto ?

— Meto est différent. C’est un homme maintenant et je ne le comprends pas toujours. Malgré cela, je peux lui dire ce que je pense.

— Mais Eco et Meto ne sont même pas de ta chair. Tu les as adoptés. Moi, j’ai ton sang qui coule dans mes veines, papa.

— Oui, Diane. Je le sais.

« Alors pourquoi es-tu si mystérieuse, pensai-je, et pourquoi existe-t-il un tel gouffre entre nous ? Pourquoi ne puis-je exprimer à haute voix ces pensées, au lieu de les garder en moi ? »

— Puis-je lire la lettre, papa ?

Sa demande m’étonna. Je regardai le parchemin.

— Je ne suis pas certain que tu comprendrais.

— Mais tu pourrais m’expliquer.

— Je ne suis pas sûr d’en avoir envie. Si tu étais plus âgée, peut-être.

— Je ne suis plus une enfant. Mère dit que je suis une femme maintenant.

Je m’éclaircis la voix.

— Eh bien alors je suppose que tu as le droit de lire les lettres personnelles de ta mère.

— Tu es cruel, papa. Tu sais bien que Mère ne peut ni lire ni écrire, ce qui n’est pas sa faute. Si elle avait été élevée comme une petite fille romaine…

Au lieu d’être une esclave égyptienne, songeai-je. Etait-ce cela qui perturbait Diane, les origines de sa mère, le fait qu’elle soit l’enfant d’une femme née en esclavage ? Diane et moi n’avions jamais réellement parlé de cela, mais Bethesda et elle avaient probablement évoqué le sujet, d’une manière ou d’une autre. Elles devaient passer des heures à se parler. Ma fille éprouvait-elle quelque ressentiment contre moi parce que j’avais acheté sa mère au marché d’Alexandrie ? Mais j’étais aussi l’homme qui l’avait affranchie. Tout me semblait soudain très compliqué.

— Même la plupart des Romaines n’apprennent pas à lire, Diane.

— Mais celle pour laquelle tu travailles en est capable, j’imagine.

— Certainement.

— Et tu as voulu que j’apprenne à lire.

— Oui.

— Mais à quoi sert cette compétence, si tu m’interdis de l’utiliser ?

Elle regarda la lettre devant moi.

Incroyable ! Elle employait exactement les stratagèmes de sa mère pour obtenir ce qu’elle voulait : logique, obstination, révélation d’une culpabilité dont je n’avais jamais pris conscience. On dit que les dieux peuvent prendre le déguisement de personnes que l’on connaît et évoluer parmi nous incognito. Pendant un bref mais étrange instant, j’eus l’impression que mes yeux se dessillaient et que c’était Bethesda qui se trouvait dans la pièce avec moi, déguisée pour me confondre. Qui était cette créature, cette Diane, après tout, et d’où venait-elle ?

Je lui tendis la lettre. Elle lut lentement, en remuant légèrement les lèvres. On ne lui avait pas aussi bien enseigné la lecture qu’à Meto.

Je m’attendais à ce qu’elle m’interroge sur l’identité des personnes évoquées ou qu’elle me demande de lui expliquer plus clairement les passions décrites. Mais quand elle reposa la lettre, elle se contenta de dire ;

— Pourquoi désires-tu tant trouver la personne qui a tué Dion ?

— Ne l’ai-je pas écrit dans la lettre ? Pour ma tranquillité d’esprit.

— Mais pourquoi ton esprit est-il si perturbé par cette affaire ?

— Écoute, Diane, si un de tes proches avait été agressé, ne voudrais-tu pas le venger, si tu le pouvais, simplement pour réparer le mal fait ?

Elle réfléchit un instant.

— Mais Dion n’était pas un de tes proches.

— C’est présomptueux de ta part de porter un tel jugement, Diane.

— Tu le connaissais à peine.

— En un sens, c’est vrai. Mais d’un autre côté…

Elle reprit la lettre.

— Est-ce à lui que tu fais allusion en parlant d’un « homme doué d’une intelligence rationnelle » ?

— Oui.

— N’était-il pas cruel ?

— Je l’ignore.

— Mais dans la lettre, tu dis…

— Je sais ce que je dis.

Je n’avais aucune envie qu’elle l’énonce à haute voix.

— Comment as-tu appris ces choses sur lui ?

Elle me fixait avec une intensité effrayante. Je soupirai.

— Ses derniers hôtes m’ont parlé de certaines choses. Apparemment, Dion prenait quelques libertés avec leurs petites esclaves. Il aurait peut-être un peu abusé. Mais je n’ai pas vraiment d’éléments probants.

— Il n’était pas comme ça quand tu l’as connu à Alexandrie ?

— Je n’en sais rien. S’il l’était, je n’en ai rien deviné. J’ai connu un aspect de lui très différent.

Elle m’observa, songeuse, pendant un long moment. Cette fois, ce n’était pas un regard qu’elle tenait de Bethesda. C’était une expression pensive, pénétrante, personnelle – à moins qu’elle ne me l’ait empruntée, songeai-je en me flattant. Comme j’étais ridicule et loin du compte en imaginant un instant plus tôt qu’elle pouvait être sa mère métamorphosée pour m’espionner !

Elle se leva et hocha gravement la tête.

— Merci de m’avoir laissée lire la lettre, papa. Et de m’avoir parlé.

Puis elle quitta la pièce.

Je récupérai la lettre pour la relire. Je tressaillis en parcourant la liste des passions humaines que j’avais dressée, et notamment celle de Dion : Quel désir cruel incite un homme doué d’une intelligence rationnelle à rechercher l’avilissement de ses partenaires sexuels ?

Qu’avais-je en tête en écrivant ces mots ?

J’attendrai la fin du procès pour écrire à Meto. J’aurai ainsi quelque chose à lui raconter. Je demandai à une esclave de m’apporter une bougie. Quand elle revint de la cuisine où elle l’avait allumée, je passai le parchemin au-dessus de la flamme, le jetai dans le brasero éteint et le regardai se réduire en cendres.

 

Toute la journée je furetai discrètement.

Si Caelius avait réellement essayé d’empoisonner Dion et Clodia, où s’était-il procuré le poison ?

L’empoisonnement était devenu une pratique commune à Rome. Au cours des dernières années, je m’étais familiarisé – au-delà de l’imaginable – avec les potions et poudres mortelles. De temps en temps, des quantités invraisemblables de différentes sortes de poisons passaient entre mes mains. Je m’étais procuré un coffre-fort, à seule fin de les entreposer. Lorsqu’ils parvenaient à mettre la main dessus, les clients préféraient que ces pièces à conviction soient en sécurité chez moi plutôt que chez eux – surtout s’ils soupçonnaient un membre de leur famille ou un esclave d’avoir voulu s’en servir.

Pour un certain prix, n’importe qui pouvait se procurer du poison à Rome. Mais les fournisseurs vraiment fiables et discrets – ceux que Caelius, à mon sens, serait allé solliciter – étaient relativement rares. Année après année, j’avais fini par les connaître à peu près tous, à différents degrés. En temps normal, j’aurais envoyé Eco les interroger, mais comme il était loin, il ne me restait plus qu’à y aller moi-même avec une bourse pleine, escorté de Belbo. C’était une tâche assez désagréable – un peu comme chasser les serpents sous les pierres. J’avais appris à identifier les pierres que les serpents préféraient : je passais de l’une à l’autre, les soulevant délicatement en me préparant à une succession de rencontres déplaisantes.

Ainsi ma recherche m’entraîna vers un certain nombre d’échoppes de mauvaise réputation à la périphérie du Forum, à côté des anciens thermes proches du cirque Flaminius, au milieu des ateliers et des entrepôts des Navalia[69] Et finalement, sur le conseil d’un informateur, je revins en ce lieu que Catulle appelait la Taverne des Joyeux Lurons. Les joueurs étaient partis et les prostituées paraissaient dix ans de plus. Les seuls clients – une poignée d’ivrognes pas rasés – semblaient incapables de se lever de leurs bancs. J’en reconnus certains de la nuit précédente. Apparemment, ils n’avaient pas bougé depuis mon passage.

On m’avait dit de chercher un homme qui se surnommait lui-même Salax. Il était assez facile à repérer, car il portait un nez de cuir. (« Quoi qu’il arrive, ne lui demande pas comment il a perdu son nez ! » m’avait-on averti.) Il admit assez volontiers qu’il connaissait Marcus Caelius – un client régulier de la taverne. Mais il me déclara ne rien savoir des poisons et, même lorsque j’agitai ma bourse pleine, il n’eut pas davantage d’informations à m’apporter. En revanche, il me désigna les prostituées oisives et me suggéra une autre manière de soulager mon escarcelle.

J’avais regardé sous toutes les pierres que je connaissais. Les serpents avaient tous sorti leurs crochets venimeux. Mais, pour le meilleur ou pour le pire, aucun n’avait été en mesure de me montrer du poison.

Après tout il était possible, et même probable, que Caelius se soit procuré le produit auprès de celui qui l’avait engagé ou l’avait poussé à harceler la délégation égyptienne : le roi Ptolémée en personne ou son ami, Pompée. Dans ce cas, je n’avais aucune chance de retrouver la trace du poison. Le réseau d’espions et d’agents travaillant pour Pompée et le roi n’aurait rien révélé à un inconnu.

Si Caelius avait bien tué Dion sur les ordres des ennemis de l’Égyptien, pourquoi l’avait-il fait ? Parce qu’il avait une dette envers Pompée ? C’était fort possible. Si tel était le cas, je devais pouvoir trouver au moins une personne au courant de cette dette. Je retournai au Forum en quête d’informateurs plus loquaces. Il était assez facile de trouver des personnes disposées à parler, mais impossible d’avoir des précisions. C’était exactement ce qu’avait dit Clodius : beaucoup prétendaient « connaître » la « vérité », mais personne n’avait la moindre preuve.

Certains de mes interlocuteurs avaient assisté au procès d’Asicius. La culpabilité d’Asicius était une opinion unanimement partagée et tout le monde le savait. Mais, expliquait-on, les juges les plus faibles d’esprit avaient été abusés par la plaidoirie de Cicéron et l’argent de Ptolémée avait acheté les plus velléitaires. Bilan : une confortable majorité pour acquitter Asicius. Seulement, quand je les interrogeai sur le procès lui-même, sur les plaidoiries, les témoins et les preuves présentées, il m’apparut clairement que l’accusation n’avait pratiquement pas apporté d’éléments : juste des rumeurs et des ragots. Finalement, les juges avaient peut-être acquitté Asicius par manque de preuves.

Ce fut une journée frustrante.

Le soleil commençait à se coucher lorsque j’empruntai la Rampe pour remonter sur le Palatin avec Belbo. Je me rendis compte soudain que je n’avais pas vu la moindre trace de Catulle de toute la journée. Peut-être avait-il enfin compris que je n’étais absolument pas son rival en amour.

Mais mon sourire se figea en atteignant le sommet de la Rampe et en découvrant ce qui se trouvait devant ma porte.

— Belbo, je dois avoir des hallucinations, lui dis-je en tournant le dos à ma demeure. Je l’espère en tout cas.

— Que veux-tu dire, maître ?

— Vois-tu un groupe de gardes du corps devant la maison ?

— Oui, maître.

— Leurs visages te semblent familiers ?

— Oh ! oui.

— Et n’y a-t-il pas une litière au milieu d’eux, contre le mur, avec ses porteurs qui se détendent à proximité ?

— C’est bien ça, maître.

— Les rideaux de la litière n’ont-ils pas des rayures rouges et blanches ?

— Si. Ils sont tirés.

— Elle est vide ?

— Oui, maître.

— Alors tu sais ce que cela signifie, Belbo ?

Il pâlit en comprenant enfin.

— Je crois, maître…

— Cybèle, aie pitié de moi ! Clodia est chez moi… et Bethesda aussi.

 

L’un des gardes du corps de Clodia eut l’audace de vouloir m’interpeller à l’entrée de ma propre maison. Heureusement, son capitaine me reconnut. Il vitupéra son subordonné, puis il vint même me présenter ses excuses. Finalement, certains gredins de Clodia étaient peut-être relativement civilisés. Mais tous paraissaient capables de tuer un homme sans hésitation. Les voir devant ma porte me crispait.

Une fois à l’intérieur, je pris une esclave à part.

— Ta maîtresse est ici ?

— Oui, maître. Dans le jardin.

— Chut ! Parle moins fort. Ai-je une visite ?

— Oui, la maîtresse discute avec la dame dans le petit jardin derrière la maison.

— Bon sang ! Est-elle là depuis longtemps, cette femme ?

— Pas mal de temps, maître. Assez pour avoir fini une première aiguière de vin et en avoir fait venir une seconde.

— As-tu entendu… des cris ?

— Non, maître.

— Des mots acerbes ?

Elle fronça les sourcils.

— Tu le sais, maître. Je n’espionne jamais.

— Mais tu remarquerais si ta maîtresse avait, disons, étranglé l’autre femme… ou vice versa.

La fille me fixa étrangement, puis émit un petit rire mal à l’aise.

— Oh, tu te moques de moi, maître, n’est-ce pas ?

— Tu crois ?

— Dois-je dire à la maîtresse que tu es rentré ?

— Non ! Retourne à tes occupations.

Je me dirigeai tranquillement vers l’arrière de la maison. Un passage faisait communiquer ma chambre et le petit jardin où conversaient Bethesda et Clodia. Un rideau de lierre me permit d’observer sans être vu. Les deux femmes n’étaient pas seules. Chrysis était assise sur un coussin aux pieds de sa maîtresse, et Diane près de sa mère dont elle tenait la main. J’entendais à peine un murmure. Elles semblaient plongées dans une discussion des plus sérieuses. C’était la dernière chose à laquelle je m’attendais. Qu’est-ce que ces deux femmes pouvaient bien avoir en commun ?

J’écartai un rameau de lierre de l’index pour mieux voir Clodia. Même avec une stola de laine grise sans prétention, elle était incroyablement belle. Au moins avait-elle eu l’intelligence d’enfiler des vêtements décents avant de venir frapper à ma porte. Je tournai les yeux vers Bethesda, m’attendant à surprendre de la jalousie sur son visage. Au lieu de cela, son expression était songeuse et mélancolique, comme celle des autres femmes.

La voix de Clodia était si basse que je dus tendre l’oreille.

— Pour moi, ce fut un oncle. Enfin par alliance : c’était l’un des frères de ma belle-mère. Comme toi, j’ai gardé le secret. J’avais quinze ans, j’étais un peu plus âgée que ta Diane. Mon père venait de me fiancer à mon cousin Quintus. Mais comme Père était absent de Rome, le mariage dut attendre. Cela me convenait parfaitement. Je n’avais pas particulièrement envie de me marier, comme d’autres filles. Mais naturellement, si j’avais été mariée, alors, peut-être…

Elle reprit sa respiration avant de poursuivre.

— Oncle Marcus m’avait toujours regardée d’une certaine manière. Tu sais ce que je veux dire. Ce furent peut-être les fiançailles qui le décidèrent à agir. Il se dit probablement que, après mon mariage, l’occasion ne se présenterait peut-être plus jamais. Un jour, dans les horti de la famille, il m’attrapa. Ce qui s’est passé après ? On se demande comment les dieux peuvent autoriser de telles choses.

— Et tu n’en as jamais parlé à ta belle-mère ? demanda Bethesda.

— Je la détestais, encore davantage après. C’était son frère, après tout. Alors je ne lui faisais pas confiance : j’étais persuadée qu’elle serait de son côté.

— Et tes frères ? intervint Diane.

— J’aurais dû le leur dire. Je l’ai raconté à Publius, mais de nombreuses années plus tard, Marcus étant déjà mort.

— Et tes sœurs ? Tu leur as sûrement raconté ? demanda à son tour mon épouse.

— Mes demi-sœurs étaient plus proches de leur mère que de moi. Je ne pouvais pas leur faire confiance non plus. Elles risquaient d’aller le lui rapporter. Non, la seule personne à qui j’ai pu me confier fut une vieille esclave qui appartenait déjà à mon père bien avant ma naissance. Mais je ne lui ai parlé qu’après m’être rendu compte que Marcus avait planté sa graine en moi. La vieille m’expliqua comment faire, mais elle m’avertit que, si j’avortais, je ne pourrais peut-être plus avoir de fils.

— Superstition romaine ! affirma Bethesda en faisant claquer sa langue.

— Mais cela s’est révélé exact. C’est aussi pour ça que je n’ai jamais raconté à mon mari ce que m’avait fait Marcus et ce que moi j’avais dû faire ensuite. Quintus m’aurait blâmée pour lui avoir donné une fille et non un fils et pour avoir tenté mon oncle. C’est comme ça que les hommes raisonnent. Quintus savait qu’il n’était pas le premier, mais il ignorait ce qui s’était passé avec Marcus. Il est mort sans savoir.

J’écoutais, troublé, puis étonné par ce que Clodia fit ensuite : elle se pencha, prit la main libre de Bethesda et la pressa entre ses paumes.

— Mais tu as dit qu’il en était de même pour toi, Bethesda : que tu gardais un secret.

Mon épouse baissa les yeux.

— À qui aurais-je pu me confier ? Une fille romaine libre peut avoir recours à la loi ou à sa famille… mais une petite esclave égyptienne à Alexandrie ? L’homme avait souvent fait la chose à ma mère lorsqu’elle vivait encore. Elle m’avait raconté que les pratiques ignobles du maître finiraient par la tuer. C’est ce qui arriva. Après sa mort, il se tourna vers moi. J’étais beaucoup plus jeune que toi, Clodia ; je n’avais même pas l’âge de porter un enfant. Il ne me fit qu’une fois la chose, ou tout au moins essaya. J’imagine qu’il croyait que j’allais être docile, comme ma mère. Mais, après tout ce qu’elle m’avait raconté, je savais à quoi m’attendre et décidai de mourir plutôt que de le laisser faire. Il me lia les poignets avec une corde – exactement comme il l’avait attachée tant de fois. Il adorait la pendre à un crochet dans le mur. Je l’avais vue plusieurs fois comme ça. J’avais vu tout ce qu’il lui faisait. Alors, quand il essaya de me faire la même chose, une sorte de folie s’empara de moi ; la folie que les dieux inspirent aux hommes et aux femmes quand ils veulent les doter d’une force surhumaine. J’étais plus souple qu’il ne l’avait imaginé. Je me libérai en me tortillant. Nous commençâmes à nous battre. Je le mordis aussi fort que je pus. Il me projeta contre le mur. Le choc fut si rude que j’eus l’impression d’avoir été écrasée comme une punaise. Je ne pouvais plus respirer. Mon cœur cessa de battre. Maintenant, il pouvait parvenir à ses fins – quelles qu’elles soient – avec moi. Il aurait pu m’achever. C’était un homme puissant, respecté. Personne ne l’aurait critiqué pour la mort d’une esclave. Celle de ma mère avait laissé tout le monde indifférent. Il en serait de même pour la mienne.

— Oh, mère !

Diane se pressa contre elle. Clodia se mordait les lèvres. Chrysis baissa la tête. Les yeux de Bethesda brillaient, mais ses joues demeuraient sèches.

— J’étais étendue à terre, étourdie. Je ne pouvais pas bouger, pas même un doigt. J’attendais que le ciel me tombe dessus. Mais savez-vous ce qu’il fit ? Il devint aussi blanc qu’un linge, marmonna une malédiction et quitta la pièce. Le spectre de ma mère avait dû lui chuchoter à l’oreille pour lui faire honte. Ainsi il ne me tua pas, mais se débarrassa simplement de moi. Il m’envoya sur le marché aux esclaves. Apparemment, je n’étais pas une esclave très satisfaisante. Les hommes m’achetaient et me ramenaient avant que la journée se soit achevée. Je fus renvoyée tant de fois pour être revendue que l’homme du marché aux esclaves finit par en plaisanter. J’étais encore jeune et j’imagine que j’étais belle. Presque aussi belle que toi, Diane. Mais le bruit commença à se répandre parmi les acheteurs que j’étais du poison et plus personne ne voulait m’acheter. Finalement, un homme vint. Ce fut un caprice de la déesse que vous, les Romains, appelez Vénus, qui le dirigea ce jour-là vers le marché aux esclaves. Il n’avait pratiquement pas de pièces dans sa bourse. J’étais l’esclave la moins chère du tas, mais malgré cela, il pouvait à peine m’acheter !

Les autres femmes rirent aux larmes.

— Et ton mari ne sait rien de ton passé ? Rien de ce que l’homme t’a fait et de ce qu’il a infligé à ta mère ? demanda Clodia.

— Rien. Je ne le lui ai jamais dit et je pense que je ne le ferai jamais. Je l’ai raconté à ma fille parce que j’ai pensé qu’elle devait connaître la destinée de sa grand-mère. Et maintenant, je te l’ai raconté.

J’étais épouvanté, sidéré, abasourdi. Pas seulement par ce que Bethesda avait narré, ni par le fait qu’elle me l’avait caché, mais aussi par l’inexplicable intimité qui régnait entre ces femmes dans mon jardin. Quelle étrange alchimie avait permis qu’elles se livrent ainsi l’une à l’autre ? Où étaient passées les frontières qui auraient dû séparer l’ancienne esclave de la patricienne ? Le sol parut trembler sous mes pieds, comme tremblaient mes doigts lorsque je remis à sa place le lierre et repartis silencieusement vers ma bibliothèque.

Un égyptien dans la ville
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