11

— « N’accepte jamais une mission sans obtenir d’emblée une avance, si infime soit-elle. » C’est ce que tu me répétais sans cesse quand je me suis mis à mon compte.

Eco redressa la tête et me fixa.

— Que veux-tu dire ? demandai-je.

— Eh bien, quand tu as quitté les horti de Clodia, cet après-midi, ta bourse était-elle plus lourde qu’à ton arrivée ?

Eco voulait savoir si j’avais accepté la mission de Clodia et il me posait la question avec sa façon typique d’aller droit au but.

Du fait de la chaleur estivale qui avait régné toute la journée, le crépuscule parut tomber prématurément. Mais après tout, nous n’étions encore qu’en mars. Le soleil déclinait déjà lorsque je quittai Clodia, peu après l’arrivée de son frère, et transformait le Tibre en une vaste étendue d’or flamboyant. Le chemin du retour, et particulièrement la remontée du Palatin, fut assez pénible et, lorsque j’atteignis la maison, il faisait nuit. Le fond de l’air était froid. Après un repas rapide en compagnie de Bethesda et de Diane, je sortis de nouveau avec Belbo. Je traversai la ville pour aller consulter mon fils Eco.

Nous nous assîmes dans le bureau de la demeure sur l’Esquilin, qui avait été autrefois ma maison et celle de mon père auparavant. Maintenant, elle appartenait à Eco et à sa famille. Son épouse Menenia essayait probablement de coucher ses deux jumeaux turbulents.

Je venais de raconter à Eco mon entretien avec Clodia, jusqu’à l’arrivée de son frère et mon départ peu après.

— Oui, en partant ma bourse était substantiellement plus lourde.

— Donc tu as accepté sa mission ?

J’acquiesçai d’un signe de tête.

— Tu penses donc que Marcus Caelius a assassiné Dion ?

— Je n’ai rien dit de tel.

— Mais tu vas chercher des preuves pour le confondre.

— Si elles existent.

— Au mieux, les soupçons de Clodia me semblent reposer sur des arguments ténus, estima Eco. Mais tu es déjà parvenu à trouver la vérité en entreprenant des recherches avec moins d’éléments.

— C’est vrai. Mais pour être honnête, toute cette affaire me met mal à l’aise.

— Il y a de quoi !

— Que veux-tu dire ?

— Écoute, papa, tout le monde sait que Caelius et Clodia étaient amants. Et Caelius et Clodius sont des alliés politiques et des compères de beuverie… ou ils l’étaient. Il est possible qu’il y eût plus que de l’amitié entre les deux. Ou les trois, devrais-je dire.

— Tu veux dire que les trois auraient partagé le même lit ?

Eco haussa les épaules.

— Bien sûr. Ne fais pas l’étonné, avec une femme comme Clodia… Tu as toi-même dit qu’il n’y avait pas d’autre meuble dans sa tente que son divan.

— Et alors ?

— Cher papa ! Pour toi, cela signifiait que les invités devaient rester debout. Mais réfléchis. D’après ce que j’ai entendu, cette femme est beaucoup plus hospitalière que ça. S’il n’y avait ni fauteuil ni autre divan, peut-être étais-tu tout simplement invité à l’allonger.

— Voyons, Eco !

— D’après la stola que tu m’as décrite…

— J’aurais dû être moins précis.

— Tu aurais surtout dû m’emmener avec toi. J’aurais vu par moi-même.

— Tu as bien dépassé la trentaine, maintenant. Tu devrais pouvoir penser à autre chose qu’au sexe.

— Menenia ne se plaint jamais.

J’essayai de montrer ma désapprobation par un grognement. Eco avait choisi pour femme une beauté aux cheveux noirs assez semblable à Bethesda. Dans combien d’autres domaines encore se ressemblaient-elles ? Je m’étais posé cette question de temps en temps, mais de manière fort naturelle, comme un homme de mon âge qui s’interroge sur les jeunes générations et leurs activités. Eco et Menenia… Clodius nu avec sa sœur vêtue de sa stola transparente…

— Nous nous écartons du sujet, dis-je. Pourquoi as-tu rétorqué « Il y a de quoi ! » lorsque je t’ai dit que cette mission me mettait mal à l’aise ?

— Eh bien, cela semble louche, tu ne crois pas ? Tout ce que tu as appris sur Caelius lors de ton entretien avec Clodia, c’est qu’il a emprunté de l’argent à une femme plus vieille et plus riche, qu’il lui a fourni un faux prétexte et qu’il ne l’a pas remboursée. Ah ! et j’oubliais, qu’il portait un poignard sur lui, chose formellement interdite à Rome. Or, jusqu’à une date très récente, Caelius et Clodia étaient amants, et maintenant Clodia recherche des preuves pour le faire accuser de meurtre. Et ce n’est pas tout. Caelius était le confident de son frère, et aujourd’hui les deux Clodii l’accusent d’avoir été engagé comme assassin par le roi Ptolémée ou Pompée – ce qui est en fait la même chose. Et pourquoi Clodius est-il le propriétaire de Caelius ? Tu sais que ce dernier vit dans un appartement de Clodius, dans ta rue.

Je secouai la tête.

— Plus maintenant. Clodius l’a mis dehors.

— Quand ?

— Il y a quelques jours. Je l’ignorais jusqu’à aujourd’hui. C’est Clodius lui-même qui me l’a dit. Avec le galle, je suis passé devant l’immeuble. En voyant tous les volets fermés par un jour aussi chaud, j’ai pensé que Caelius devait dormir, à demi ivre. En fait, l’appartement était vide. Caelius est reparti vivre chez son père sur le Quirinal.[39]

— Alors on va vraiment le poursuivre en justice ?

— Oh oui, les accusations ont déjà été déposées. Mais pas par Clodius.

— Par qui, alors ?

— À ton avis ?

Eco secoua la tête.

— Marcus Caelius a beaucoup trop d’ennemis pour que je hasarde une réponse.

— Par un jeune homme de dix-sept ans, le fils de Lucius Calpurnius Bestia.

Eco rit et tendit l’index en prenant une voix d’orateur :

— Juges ! « Mon doigt n’est pas celui de la culpabilité, mais je le pointe vers le doigt coupable. »

— Ah, tu connais cette histoire ?

— Bien sûr, papa. Tout le monde en a entendu parler. Hélas ! nous étions tous les deux absents au moment de ce procès. Menenia me l’a raconté.

— Eh bien, on dirait que Bestia va bientôt tenir sa revanche contre Caelius.

— La date du procès a-t-elle été fixée ?

— Oui. Les accusations ont été déposées il y a cinq jours. En tenant compte des dix jours coutumiers accordés aux deux parties pour préparer leurs argumentations, cela signifie que le procès commencera dans cinq jours.

— Cela laisse peu de temps.

Eco dressa la tête.

— Attends. Tu dis que le procès commencera deux jours après le début des nones d’avril[40]. S’il dure plus d’un jour, il chevauchera l’ouverture de la fête de la Grande Mère[41].

Je hochai la tête.

— Le procès continuera quand même. Pendant la fête, les tribunaux ayant à juger d’affaires de terrorisme politique ne suspendent pas leurs travaux.

— De terrorisme politique ? Alors ce n’est pas un simple procès pour meurtre ?

— Absolument pas. Quatre charges sont retenues contre Caelius. Les trois premières portent sur les attaques contre l’ambassade égyptienne, les raids nocturnes à Neapolis, la lapidation de Pouzzoles et l’incendie de la propriété de Palla. Tout cela ne me concerne pas. Je n’entends m’intéresser qu’à la quatrième charge, qui est directement liée à Dion. C’est l’accusation portant sur la tentative d’empoisonnement chez Lucceius.

— Et l’assassinat chez Coponius ?

— Formellement, il est aussi inclus. Mais Publius Asicius a déjà été acquitté et l’accusation hésite à poursuivre Caelius pour cette même affaire. Elle préfère se concentrer sur la tentative d’empoisonnement. Naturellement, j’enquêterai de mon mieux sur le meurtre pour étayer les autres accusations.

Eco joignit le bout de ses doigts.

— Un procès à forte connotation politique qui se déroule pendant des fêtes au cours desquelles Rome est envahie de visiteurs, avec pour accusé l’ex-protégé de Cicéron et une femme scandaleuse en arrière-plan… Il y a là tous les ingrédients d’un grand spectacle, papa.

Je grommelai.

— Ce qui ne fait qu’alimenter mes craintes. Il ne manque plus que les gros bras de Pompée ou du roi Ptolémée venant me conseiller gentiment de ne pas m’occuper de cette affaire.

Eco leva un sourcil.

— Tu crois que cela va arriver ?

— J’espère que non. Mais je te l’ai dit : cette affaire me met mal à l’aise. J’ai un mauvais pressentiment.

— Alors pourquoi ne renonces-tu pas ? Tu ne dois rien à Clodia. Est-ce que je me trompe ? M’as-tu bien raconté tout ce qui s’est passé dans la tente aujourd’hui ?

Il affectait un sourire chargé de sous-entendus.

— Ne sois pas stupide. Je ne dois rien à cette femme, si ce n’est l’avance que j’ai acceptée en partant. Mais j’estime avoir une obligation morale.

Eco hocha la tête.

— Tu veux dire, envers Dion.

— Oui. J’ai refusé de l’aider quand il me l’a demandé. Puis je ne me suis pas rendu au procès d’Asicius…

— Tu étais malade.

— Mais étais-je malade à ce point ? Et quand Asicius a été acquitté, je me suis dit que l’affaire était close. Mais comment pouvait-elle l’être, alors que personne n’avait été condamné ? Comment Dion peut-il reposer en paix ? Enfin, comme tu le remarques, j’étais encore parvenu à me soustraire aux obligations auxquelles je me croyais soumis. J’avais repoussé toutes ces pensées dans le fin fond de mon esprit… jusqu’à hier, où le galle est arrivé pour me remettre face à mes responsabilités. Oui, Clodia m’a convoqué, mais pas seulement elle.

— Son frère Clodius, aussi ?

— Non, je veux dire que ces deux-là sont simplement les agents de quelque chose qui les dépasse, quelque chose de grand. Le processus commence avec Dion, mais le temps seul dira où il s’arrêtera.

— Que veux-tu dire ?

— Certaines puissances semblent déterminées à m’entraîner dans cette affaire.

— Némésis ?

— Je pensais à une autre déesse : Cybèle. Regarde : l’un de ses prêtres accompagnait Dion lors de sa visite à la maison et c’est ce même prêtre qui est venu me chercher hier. Et maintenant le procès de Caelius va se dérouler au moment de la fête de Cybèle, la Grande Mère. Tu crois qu’il s’agit d’une pure coïncidence ? Sais-tu que ce fut l’une des ancêtres de Clodia qui sauva la statue de Cybèle en l’empêchant de disparaître dans le Tibre quand elle fut apportée d’Orient, il y a bien longtemps[42] ?

— Papa, tu deviens de plus en plus religieux à mesure que tu vieillis, souligna Eco.

— Peut-être. Plus craintif à l’égard des dieux, en tout cas, si ce n’est plus respectueux. Mais laisse-les en dehors de tout cela. Disons que c’est une affaire entre moi et les mânes de Dion.

Eco hocha gravement la tête. Comme d’habitude, il me comprenait parfaitement.

— Qu’attends-tu de moi, papa ?

— Je ne suis pas encore certain. Je ne te demanderai peut-être rien. Ou peut-être seulement d’écouter mes doutes et de me faire signe si je dis quelque chose d’insensé.

Il prit ma main dans la sienne.

— Mais, papa, si tu as besoin de plus, promets-moi de me le dire.

— Je te le promets, Eco.

Il me lâcha la main et s’assit. Je regardai par les fentes des volets. Dehors, le monde était noir.

— Que pense Bethesda ? demanda Eco.

Je souris.

— Qu’est-ce qui te fait imaginer que je lui ai dit quelque chose ?

— Je te connais et je la connais. En dînant avec elle ce soir, tu as dû lui raconter ta visite chez Clodia.

— Oui… une version quelque peu expurgée.

— Ha, ha ! dit-il en riant. Elle aurait pourtant apprécié la description des baigneurs nus.

— Peut-être, mais j’ai jugé préférable de ne pas en parler. Comme j’ai omis la description de la stola qui semble tant t’intriguer.

— A mon avis, elle t’a intrigué le premier, papa. Et Clodius surgissant de l’onde nu comme un poisson ?

— Non… mais à mon départ, le frère et la sœur s’étreignaient.

— Et leur baiser ?

— Eh bien, il fallait que je fournisse à Bethesda quelque matière à potins.

— Et alors, que pense-t-elle de l’accusation contre Marcus Caelius ?

— Qu’il s’agit d’une absurdité. Elle a même précisé : « Impossible ! Marcus Caelius n’aurait jamais pu commettre le crime. Cette femme le calomnie. » Je lui demandai sur quoi elle fondait son opinion. Pour toute réponse, elle m’adressa un regard glacial. Bethesda a toujours eu un faible pour notre jeune voisin impétueux. Ou ex-voisin, devrais-je dire.

— Sa présence dans votre rue va lui manquer.

— Ha, ha ! Il nous manquera à tous le spectacle de Marcus Caelius s’écroulant contre sa porte au beau milieu du jour, les cheveux en bataille et les yeux injectés de sang, ou déambulant avec une prostituée. Ou encore celui de ses invités ivres déclamant des poèmes obscènes par la fenêtre en pleine nuit…

— Arrête, papa ! s’écria Eco en s’étranglant de rire.

— Mais ce n’est pas une histoire drôle, dis-je, en prenant un air sombre. Tout l’avenir du jeune homme est en jeu. S’il est reconnu coupable, il pourra au mieux espérer l’exil. Sa famille sera couverte de honte, sa carrière terminée.

— S’il est coupable, ce châtiment me semblerait bien clément.

— S’il est coupable, dis-je. C’est à moi de le découvrir.

— Et si tu découvres qu’il ne l’est pas ?

— J’informerai Clodia.

— Est-ce que cela changera quelque chose pour elle ? demanda Eco malicieux.

— Tu sais aussi bien que moi que les juges à Rome ne s’intéressent qu’incidemment à la culpabilité et à l’innocence.

— Tu veux dire que Clodia a peut-être davantage envie de détruire Caelius que de punir l’assassin de Dion ?

— C’est sans doute l’une des choses que j’aurai à éclaircir.

— Si tu en crois les rumeurs, Caelius ne serait pas le premier homme qu’elle détruirait.

— Tu veux parler des bruits accusant Clodia d’avoir empoisonné son mari, il y a trois ans.

Il hocha la tête.

— On dit que Quintus Metellus Celer était en parfaite santé. Et soudain, le lendemain, on le retrouve mort. D’après la rumeur, son mariage avec Clodia avait toujours été orageux. Et qui plus est, Celer et son beau-frère seraient devenus de farouches ennemis. Apparemment, la fracture n’était pas politique : comment un homme pourrait-il supporter d’avoir son beau-frère comme rival au lit ?

— Mais qui était l’usurpateur ? Celer ou Clodius ?

Il haussa les épaules.

— Je suppose qu’il revient à Clodia de décider. Le pauvre Celer a perdu. Perdu la femme et perdu… la vie. Et maintenant, ne serait-ce pas le tour de Caelius ? Tout homme qui s’interpose entre le frère et la sœur s’expose à de grands risques.

— Tu sembles prendre pour argent comptant ces accusations scandaleuses. Mais tu ignores si elles sont exactes.

— J’essaie simplement de te conseiller la prudence avec ces personnes qui t’ont engagé. Car je pense que tu ne comptes pas revenir sur ta décision de travailler pour eux.

— Non ! Je veux essayer de débusquer la vérité sur le meurtre de Dion.

— Sous les auspices de Clodia ?

— C’est elle qui me paie. Les circonstances m’ont conduit vers elle… les circonstances ou Cybèle.

— Mais tu prends des risques politiques en t’associant à Clodius…

— J’ai pris ma décision.

Il se caressa le menton, songeur.

— Alors nous devrions au moins récapituler tout ce que nous savons sur ces Clodii, avant que tu n’ailles plus loin.

— Très bien. Que savons-nous ? Et veillons à bien séparer les faits des ragots.

Eco acquiesça de la tête. Il parla clairement, en essayant de mettre en ordre ses pensées.

— Ils sont patriciens, issus d’une famille très vieille et très distinguée. Ils comptent de nombreux ancêtres renommés. Beaucoup ont servi comme consuls et ont été de grands bâtisseurs comme en témoignent partout en Italie des routes, des aqueducs, des temples, des sanctuaires, des basiliques, des arcs de triomphe… Avec tous les mariages entre familles patriciennes, leur lignée est si enchevêtrée que même le plus habile tisserand serait incapable d’en dénouer les fils.

— Oui, la respectabilité de leur lignée ne fait aucun doute, ajoutai-je…, même si on peut toujours se demander comment une famille devient riche et puissante.

— Là, papa, tu commences déjà à contrevenir à tes propres règles en mélangeant faits et insinuations.

— Oui, tu as raison. Tenons-nous-en aux faits, rien qu’aux faits, concédai-je. Ou au moins, spécifions bien ce qui est un fait et ce qui participe de la rumeur. Je me vois obligé de modifier la règle que je me suis fixée, sinon nous ne pourrons jamais parler de Clodia et de son frère.

— Commençons par l’orthographe de leur nom. La forme patricienne ordinaire est Claudius ; leur père était Appius Claudius. Mais il y a plusieurs années, notre Clodius et ses trois sœurs ont tous changé l’orthographe de leur nom de famille en abandonnant le « au » distingué pour le simplifier en « o ». Cela correspond apparemment à la décision de Clodius de devenir un politicien populiste. Dans son esprit, cette forme plus commune devait l’aider à obtenir l’appui de factieux et à gagner le suffrage populaire.

— Je vois bien l’avantage pour Clodius, soulevai-je. Mais pour Clodia ?

— D’après ta description de ses activités au bord du fleuve cet après-midi, j’imagine qu’elle ne déteste pas se frotter au peuple. D’accord, je le confesse, ce sont de pures hypothèses, se hâta d’ajouter Eco alors que je levais le doigt à mon tour.

— Moi, je peux te donner une autre précision : ils ne sont pas du même sang.

— Je pensais qu’ils l’étaient.

— Non, Clodia est l’aînée de la famille, mais sa mère n’est pas celle des autres frères et sœurs. Elle est morte en couches, je crois. Appius Claudius s’est remarié peu après et a eu trois fils et deux autres filles ; le plus jeune fils était Publius Claudius, devenu Clodius. Celui-ci doit avoir à peu près ton âge, trente-cinq ans, et Clodia est de cinq ans son aînée.

— Alors il n’est que son demi-frère, dit Eco. Et toute copulation – vraie ou fausse – ne serait qu’un demi-inceste.

— Mais nous ne sommes pas en Égypte et ici on ne fait pas une telle distinction. De toute manière – encore des ragots –, on dit que Clodius a été l’amant de ses trois sœurs, à savoir deux sœurs à part entière et sa demi-sœur Clodia. On dit aussi que ses frères ont proposé ses charmes à des hommes vieux et riches, alors qu’il était tout jeune.

— Je pensais que Clodius et sa famille étaient riches.

— Fabuleusement riches, selon nos critères. Mais pas selon ceux de leurs pairs. Pendant les guerres civiles, quand Clodia et Clodius étaient enfants, leur père Appius choisit le camp de Sylla. Quand la chance abandonna ce dernier, Appius dut fuir Rome pendant plusieurs années. Ses enfants furent obligés de se débrouiller et de se défendre dans une ville pleine d’ennemis. L’aînée, Clodia, était à peine adolescente.

Eco n’avait pas besoin de cette précision. C’est à cette époque, dans le chaos de la guerre civile, que son vrai père mourut et que sa mère fut réduite à un tel état de pauvreté qu’elle dut l’abandonner dans les rues. C’est là que je l’avais trouvé avant de l’adopter.

— Quand Sylla finit par triompher et devint dictateur, continuai-je, Appius Claudius revint et prospéra. Mais pour un temps relativement bref. Il fut élu consul l’année où Sylla se retira. Puis il obtint sa récompense : un poste de gouverneur – en Macédoine, je crois. Là il pouvait écraser les habitants sous les impôts, collecter des tributs de leurs chefs, fournir de l’argent à ses fils pour leur permettre d’entamer une carrière politique et une dot pour ses filles. Voilà ce que l’on appelle une carrière réussie. Seulement les choses ne se passèrent pas bien pour Appius Claudius. Il mourut en Macédoine. Les impôts et tributs furent collectés par son successeur et la seule chose que ses enfants rapportèrent de là-bas, ce furent ses cendres. Ensuite, ils traversèrent une période très noire. Ils ne devinrent jamais pauvres au point de disparaître de la scène, mais on peut les imaginer rognant sur leurs dépenses.

« Sans père à la maison, les enfants ont dû établir leurs propres règles. Le jeune Clodius se comportait-il déjà avec ses sœurs comme un bouc en rut, sans berger pour pouvoir les séparer ? Je l’ignore. Mais grandir dans une ville agitée et souvent hostile, avec un père fréquemment puis définitivement absent alors qu’ils étaient tous encore très jeunes, a certainement contribué à les rapprocher. A les rapprocher d’une manière peu ordinaire et peut-être même peu naturelle. En revanche, je ne crois pas que le jeune Clodius se soit prostitué. Dans un sens purement mercantile, j’entends. Ce type d’insinuation a des relents de diffamation pure et simple. Mais, vu les circonstances, on peut tout à fait imaginer que les Clodii aient fait feu de tout bois pour obtenir les faveurs des puissants et en tous les cas de tous ceux qui pourraient les aider et leur servir d’une manière quelconque. Il est fort probable que certains trouvaient le jeune garçon très désirable. Encore aujourd’hui, Clodius a une allure d’adolescent : des hanches étroites, une poitrine large, une peau parfaitement lisse. Un visage semblable à celui de sa sœur…

— Oh, j’oubliais que tu l’avais vu nu, dit Eco en levant les sourcils.

Je ne prêtai pas attention à sa taquinerie.

— Un troisième nom est attaché à la branche de la gens[43] Claudia : Pulcher – « beau ». Le nom complet de Clodius est Publius Clodius Pulcher, et sa sœur s’appelle Clodia Pulcher. Je ne sais pas de quand date ce nom ni lequel de leurs ancêtres fut assez vaniteux pour l’ajouter, mais il qualifie fort justement la génération actuelle des Clodii. Oui, ils sont vraiment beaux et je parle en connaissance de cause, pour les avoir vus tous les deux nus… ou presque.

— Papa, tes yeux se troublent.

— Certainement pas. Mais peu importe. Tout le monde sait que les Clodii sont beaux et tout le monde soupçonne qu’ils portent un intérêt démesuré aux choses du sexe. Que savons-nous encore d’eux ? Voyons. Quand ai-je entendu pour la première fois parler de Clodius ? Je crois que c’est à l’occasion du procès de la Vestale. Il était l’accusateur.

— Ah oui, quand il accusa Catilina d’avoir séduit la vestale Fabia.

— Mais quand Catilina et la vestale ont été acquittés, les réactions ont été si vives à Rome à l’encontre de Clodius qu’il dut s’enfuir à Baia en attendant que la tension retombe. Il s’est brûlé les doigts dans cette affaire. Si je me souviens bien, il n’avait même pas vingt ans alors. Je n’ai jamais pu comprendre quel mobile l’avait poussé, si ce n’est de semer le trouble.

— Moi, je me souviens d’un autre incident qui eut lieu quelques années plus tard, dit Eco. Quand il suscita une mutinerie dans l’armée.

— Ah, oui, lorsqu’il est parti servir à l’est comme lieutenant sous le commandement de son beau-frère Lucullus[44]. Clodius s’est proclamé le champion des soldats. Ils étaient déjà fort mécontents de Lucullus : ils participaient à une campagne puis à une autre, sans issue en vue et surtout sans perspective certaine de récompense, alors que les soldats de Pompée, après quelques années de service seulement, recevaient des fermes et des propriétés. Clodius prononça un discours célèbre devant les soldats : il leur dit qu’ils méritaient davantage de leur général que la chance de mourir pour lui en protégeant sa caravane personnelle de chameaux ployant sous le poids de l’or. « Si nous ne devons jamais cesser de combattre, allons-nous nous offrir corps et âme à un commandant qui pense que sa propre gloire est la richesse de ses soldats ? »

— Papa, tu as un véritable don pour te souvenir des discours, même de ceux que tu ne connais que de seconde main.

— Une telle mémoire est autant un bienfait qu’une malédiction, Eco. En tous les cas, tu peux constater que Clodius jouait déjà à l’agitateur, en se faisant l’avocat des masses contre leurs dirigeants. Pas étonnant qu’il ait adopté une forme plus plébéienne de son nom.

— Il y eut encore un plus grand scandale, continua Eco. L’affaire de la Bonne Déesse.

— Oui. Il y a six ans à peine, non ? On raconte – note que ce n’est pas un fait établi – que Clodius entretenait une relation avec l’épouse de César, Pompeia. Mais César s’était douté de quelque chose et avait demandé à sa mère de surveiller sa femme. Il devint donc impossible aux deux amants de se voir. N’étant pas homme à renoncer, Clodius élabora un plan pour approcher Pompeia. Il décida de se glisser discrètement au milieu des femmes lors de la fête de la Bonne Déesse, Fauna, car cette année-là, elle se déroulait dans la maison même de César[45] Naturellement, aucun homme n’y était autorisé. Comment Clodius procéda-t-il ? En se déguisant en femme. Imagine-le en stola safran avec des dessous et des pantoufles pourpres, chantant au milieu des femmes. J’ignore si ses sœurs l’ont aidé à se grimer.

— Ce n’était peut-être pas la première fois qu’il revêtait une stola, suggéra Eco.

— Je suppose qu’il ne pouvait résister à l’idée de posséder Pompeia dans le propre lit de César, avec la mère du général et des dizaines d’autres femmes chantant et brûlant de l’encens dans la pièce voisine. Je me demande si Clodius avait prévu de garder sa stola sur lui au moment de l’acte.

— Objection, papa ! Ton imagination licencieuse est débridée. Tu te fies à de simples bruits et à des calomnies.

— Objection retenue, Eco. Je vais essayer de revenir aux faits. Ce qui est certain, c’est qu’il réussit presque son coup. Dans les vapeurs d’encens et la confusion des chants et danses, Clodius parvint à s’introduire dans la maison. Il se mit en quête d’une jeune esclave de Pompeia qui devait l’attendre. La fille partit chercher sa maîtresse, mais comme elle ne revenait pas, Clodius commença à s’impatienter et à déambuler dans la maison. Il observait les cérémonies, tout en restant le plus possible dans l’ombre.

— Tu aimerais bien savoir ce qu’il vit, n’est-ce pas ?

— Comme tous les hommes, tu ne crois pas ? Mais Clodius eut la malchance d’être repéré par une autre esclave. Elle vit ses manières hésitantes et vint innocemment lui demander ce qu’il cherchait. Il répondit qu’il cherchait l’autre petite esclave, mais fut incapable de déguiser sa voix grave. La fille laissa échapper un cri. Il alla se réfugier dans une réserve. Mais les femmes allumèrent des torches et finirent par le débusquer. Elles le jetèrent dans la rue.

— Eh bien, Clodius est la preuve vivante, dit sèchement Eco, que la vieille superstition dont on parle à tous les jeunes garçons est fausse : il n’a pas été frappé de cécité pour avoir été le témoin des cérémonies secrètes de la Bonne Déesse.

— Oui, il voit toujours parfaitement bien, mais peut-être aurait-il voulu devenir sourd pour ne pas entendre les vociférations qu’il avait suscitées. Les femmes rentrèrent chez elles et racontèrent tout à leurs époux. Dès le lendemain matin, le scandale était sur toutes les lèvres, dans toutes les tavernes et à chaque coin de rue. Les gens pieux étaient outragés, les impies amusés. On parla beaucoup de l’affaire pendant toute une saison, puis on l’oublia. Mais certains ennemis de Clodius décidèrent de la ressortir afin de le poursuivre pour sacrilège.

« Lors du procès, Clodius prétendit qu’il était innocent et que les femmes se trompaient, parce que, au moment de la célébration de la Bonne Déesse, il se trouvait à plus de cinquante milles de Rome. À cette époque, il était toujours en bons termes avec Cicéron. Lorsque l’accusation appela ce dernier pour témoigner, Clodius s’attendit à ce qu’il confirme son alibi. Au lieu de cela, Cicéron affirma qu’il avait vu Clodius à Rome le jour en question. Je te laisse imaginer la fureur de Clodius. Ce fut le début de leur brouille.

— Mais Clodius fut tout de même acquitté.

— Oui, grâce à une courte majorité parmi la cinquantaine de jurés. On raconte que les deux camps en auraient acheté. D’autres disent que les jurés votèrent en fonction de leurs convictions politiques. En tout cas, Clodius sortit du procès innocenté et plus fort qu’avant. Il prit à son service des truands pour intimider ses ennemis. De son côté, César, le cocu, répudia Pompeia – alors qu’il ne cessait de répéter partout qu’il ne s’était rien passé de fâcheux entre sa femme et Clodius. Lorsqu’on lui signala le paradoxe – pourquoi divorcer si son épouse avait toujours été fidèle ? -, il fit cette réponse édifiante : « Je n’ai aucun doute sur sa fidélité, mais la femme de César ne peut même pas être soupçonnée. » Enfin, le général n’a pas dû se trouver trop offensé par Clodius, puisqu’ils sont devenus de solides alliés.

— Comme l’a montré l’aide apportée par César à Clodius pour lui permettre d’accéder au tribunat.

— Exactement. Clodius voulait être élu tribun, mais c’était impossible, puisque cet office était exclusivement réservé aux plébéiens. Quelle solution s’offrait au patricien ? Il se fit adopter par un plébéien – presque assez jeune pour être son fils – et César lui apporta son concours. C’est ainsi que Clodius devint officiellement plébéien, ce qui scandalisa ses pairs patriciens, mais ravit le peuple qui l’élut tribun.

— Je vois sa stratégie, intervint Eco. Si un homme ne peut assister aux rites de la Bonne Déesse, Clodius se déguise en femme. Si un patricien ne peut devenir tribun, alors ce même Clodius – l’homme qui a peut-être le pedigree le plus patricien de Rome – se transforme en plébéien.

— Je te l’ai dit : il n’est pas homme à être rebuté par des difficultés d’ordre technique. Il a beaucoup fait pendant son année de tribunat : pour contenter le peuple, il a instauré une allocation de blé ; pour financer celle-ci, il a organisé l’annexion de Chypre qui appartenait à l’Egypte ; et il a fait voter une loi condamnant Cicéron à l’exil.

Eco hocha la tête.

— Mais Cicéron est de retour à Rome et l’allié de Clodius, César, est en Gaule. La grande question politique actuelle est la « question d’Égypte », ce qui nous conduit à la malheureuse mission de Dion. À en croire Clodia, son frère était devenu l’ami de l’ambassadeur d’Égypte avant son assassinat. Et maintenant, ils veulent que tu trouves des preuves contre l’ancien amant de Clodia, Marcus Caelius, pour le convaincre de meurtre.

— Voilà un excellent résumé, approuvai-je. Je pense que nous sommes parvenus à extraire quelques vérités des calomnies et à mieux cerner le personnage de Clodius. Mais je ne sais pas vraiment où tout cela nous mène. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas changé d’avis. Par le passé, j’ai travaillé pour des hommes dont la morale était au moins aussi contestable que celle de Clodius. Je ne vois aucune raison de refuser ma mission si elle me permet de découvrir la vérité.

— Et Clodia ?

— Quoi, Clodia ? Bon, examinons son cas. Même règle : la vérité, rien que la vérité. Je crains toutefois que ce principe ne soit plus difficile à respecter ici que pour son frère. Je pense que nous avons surtout entendu parler d’elle et que nous ne savons pas grand-chose de sûr. Elle est – nous l’avons dit – l’aînée d’Appius Claudius. Elle a été élevée par une belle-mère au milieu de demi-frères et de demi-sœurs plus jeunes qu’elle. Cette circonstance l’a-t-elle rendue plus forte, plus responsable, plus indépendante ? Pure hypothèse. Nous savons qu’elle s’est mariée jeune, avant que son père meure en laissant sa famille dans une situation financière difficile. Elle a donc apporté une bonne dot en épousant son cousin Quintus Metellus Celer. Cela peut expliquer l’indépendance dont elle a témoigné vis-à-vis de son mari à l’occasion de disputes familiales et politiques. Dans tous les différends, même avec Celer, elle a systématiquement pris le parti de sa famille de sang.

— Les Clodii contre le monde entier, commenta Eco.

— Présenté ainsi, cela paraît admirablement romain. Finalement, toutes ces rumeurs d’inceste ne pourraient-elles être le fruit de la jalousie de prétendants qui ont été évincés ? Pourquoi ne pas accorder à Clodia le bénéfice du doute ? Peut-être faut-il attribuer tous les bruits d’inceste et d’adultère à de mauvaises langues ?

— Attends, papa. Tu as passé l’après-midi avec elle dans son jardin des bords du Tibre. Tu l’as vue dévorer des yeux ses nageurs nus.

— C’est vrai. J’admets qu’elle ne fait pas grand-chose pour contredire les mensonges qui la salissent… si ce sont des mensonges. Et il ne fait aucun doute que son mariage avec Celer était orageux. Beaucoup en ont été témoins, à commencer par Cicéron qui fut fréquemment leur hôte lorsqu’il était encore en bons termes avec les Clodii. Mais il faut tout de même prendre en compte qu’ils demeurèrent mariés vingt ans…

— Jusqu’à la mort mystérieuse de Celer, il y a trois ans.

— Oui. Nous avons déjà évoqué les rumeurs accusant Clodia de l’avoir empoisonné. Il faut quand même remarquer que personne n’a porté d’accusation contre elle officiellement. S’il y avait la moindre preuve, un membre de la famille de Celer l’aurait sûrement fait. Par ailleurs, chaque fois qu’un notable romain meurt autrement que dans un accident, il y a toujours quelqu’un pour dire qu’il a été empoisonné. Il y en a toujours aussi pour traiter une femme exceptionnellement belle de putain. Ainsi, nous avons tous les deux effectivement entendu quantité de rumeurs sur Clodia, mais nous ne savons réellement pas grand-chose. Qu’en penses-tu ?

Eco se redressa et joignit le bout de ses doigts.

— Je pense que tu laisses la splendide stola transparente obscurcir ton jugement.

— C’est absurde.

— Je suis sérieux. Tu m’as demandé d’être honnête avec toi. Tu veux mon avis ? Clodia est probablement une femme très dangereuse et je n’aime pas que tu travailles pour elle. Si tu dois le faire quand même, j’espère que tu la verras le moins possible. Je n’aime pas cette affaire.

— Moi non plus. Mais il y a certains chemins qu’un homme doit emprunter, parce que ce sont les dieux qui les ont tracés.

— Eh bien, répondit Eco avec de l’amertume dans la voix, je suppose que ce genre d’argument peut mettre un terme à n’importe quelle discussion.

A cet instant précis, deux minuscules projectiles à forme humaine s’engouffrèrent dans la pièce. L’un chassait l’autre si vite que j’étais incapable de dire qui poursuivait qui. J’avais toujours eu du mal à distinguer les jumeaux, même lorsqu’ils se tenaient tranquilles. A l’âge de quatre ans, peu de chose les différenciait. Gordiane (que Meto avait surnommée Titania depuis sa naissance) était un peu plus forte que son frère Titus. Mais ils étaient alors tous les deux revêtus de leurs tuniques à manches longues identiques qui leur descendaient jusqu’aux chevilles et ils avaient les mêmes longues boucles dorées. Sans ralentir, ils traversèrent le bureau et disparurent dans la pièce adjacente. Un moment plus tard, leur mère apparut à son tour. Elle semblait calme et souriante.

— Alors, en avez-vous fini avec vos discussions sérieuses ? demanda-t-elle.

Menenia vient d’une très vieille famille plébéienne, aussi respectable qu’obscure. Certains de ses ancêtres sont parvenus à devenir consuls il y a quelques siècles. Mais Eco a eu de la chance d’être jugé digne d’elle malgré l’ascendance beaucoup moins distinguée de son père adoptif. Quant à Menenia, elle est irréprochable dans tous les domaines : la parfaite matrone romaine. Elle sait même comment manœuvrer sa belle-mère avec tact. J’aimerais savoir aussi bien m’y prendre avec Bethesda.

— Oui, femme, répondit Eco, je crois que nous avons fini de discuter de la vie et de la mort, de la justice, des dieux…

— Bon. Tous les deux vous allez donc peut-être avoir un peu de temps à consacrer à deux petits enfants agités. Ils ont refusé d’aller au lit sans dire bonne nuit à leur grand-père.

— Oh, ne les faisons pas attendre, dis-je en riant.

 

Belbo et moi redescendîmes la colline de l’Esquilin à la lumière d’une lune croissante. Nous traversâmes Subure encore très animé à cette heure, puis débouchâmes sur le Forum, où les temples étaient silencieux et les grandes esplanades baignées par le clair de lune pratiquement désertes. Au-dessus de nos têtes, des milliers d’étoiles constellaient le ciel froid. En passant devant la maison des vestales, je frissonnai.

Juste après le temple de Vesta, près des marches du temple de Castor, nous tournâmes à angle droit et empruntâmes un large sentier appelé la Rampe – le raccourci le plus direct pour gravir le flanc escarpé du Palatin et rejoindre le quartier résidentiel depuis le Forum. La Rampe est très fréquentée, mais même de jour elle peut sembler isolée et secrète. Dans sa partie inférieure, elle se faufile entre la base rocheuse du Palatin et l’arrière de la maison des vestales et, plus haut, elle est bordée sur toute sa longueur de cyprès. Le soir, même quand la lune est pleine, la Rampe est le royaume des ombres. « C’est l’endroit rêvé pour un meurtre », s’était un jour exclamée Bethesda avant de rebrousser chemin à mi-course et de refuser de l’emprunter à l’avenir.

Un nouveau frisson me parcourut l’échine. Mais cette fois, je fus certain qu’il ne s’agissait pas de la fraîcheur de la nuit. Nous étions suivis. Et pas fortuitement, mais délibérément, car lorsque je dis à Belbo de s’arrêter, j’entendis derrière nous le bruit feutré de pas qui s’arrêtèrent une seconde plus tard. Je me retournai pour scruter le sentier quasi rectiligne. J’avais beau regarder, aucun mouvement n’était discernable dans l’épaisse pénombre.

— Un homme ou deux ? murmurai-je à Belbo.

Il plissa le front.

— Un, je pense, maître.

— C’est aussi mon avis. Les pas se sont arrêtés subitement, sans murmures. Avons-nous quelque chose à craindre d’un homme seul ?

Belbo me regarda pensivement. Un rayon de lune éclairait son front.

— Non, sauf si un complice attend en haut du sentier, maître. Nous serons alors deux contre deux.

— Mais s’il y a plus d’un homme en haut ?

— Veux-tu rebrousser chemin, maître ?

— Non, nous sommes presque arrivés.

Belbo haussa les épaules.

— Certains doivent aller jusqu’en Gaule pour mourir. D’autres peuvent mourir sur le seuil de leur maison.

— Garde ta main sur ton poignard. J’en fais autant. Et continuons d’un pas tranquille.

Plus nous approchions du sommet, plus je me rendais compte que l’endroit était vraiment idéal pour une embuscade. Jadis, je pouvais gravir la Rampe sans effort. Mais ce n’était plus le cas. Un homme essoufflé fournit une cible facile. Même Belbo respirait avec peine. J’écoutais les pas derrière nous et tâchais de repérer le moindre bruit en avant. Mais je ne percevais que le battement de mon cœur.

A proximité du sommet, les cyprès s’espaçaient de chaque côté. Le clair de lune dispersait les ombres et la vue se dégageait. Nous pouvions déjà entrevoir les maisons devant nous. J’aperçus même une partie de mon toit, ce qui à la fois me rassura et m’inquiéta. J’étais rassuré parce que nous serions bientôt en sécurité et inquiet parce que les dieux adorent parfois jouer les tours les plus épouvantables aux mortels. Nous étions maintenant pratiquement en terrain découvert, mais il demeurait bien des ombres où des assassins pouvaient se tapir. Je m’armai de courage et fouillai du regard les moindres recoins obscurs.

Enfin, nous débouchâmes en haut de la Rampe sur la rue pavée. Nous n’étions plus qu’à quelques pas de ma maison. Tout était désert, calme, silencieux. A un étage, j’entendis une femme chanter doucement une berceuse.

— Peut-être devrions-nous tendre une embuscade, murmurai-je à Belbo dès que j’eus repris mon souffle, car, derrière nous, j’entendais les pas se rapprocher. Si quelqu’un nous suit, j’aimerais bien voir son visage.

Nous plongeâmes dans l’ombre et attendîmes.

Les pas étaient maintenant tout proches. A tout instant, l’homme pouvait apparaître dans le clair de lune. À côté de moi, Belbo retint son souffle. Je me raidis en me demandant ce qui se passait.

Alors il éternua.

Ce ne fut qu’un tout petit éternuement, car il avait fait de son mieux pour l’étouffer. Mais, dans le silence, il avait retenti comme un coup de tonnerre. Les pas s’étaient arrêtés. Dans la pénombre je pus distinguer la vague silhouette d’un homme, à peine une ombre parmi les ombres. D’après sa posture, il semblait regarder dans ma direction, essayant de distinguer d’où venait l’éternuement. Une seconde plus tard, il disparut et j’entendis le bruit de ses pas dévalant la Rampe.

Belbo s’agita.

— On le suit, maître ?

— Non. Il est plus jeune que nous et probablement beaucoup plus rapide.

— Comment le sais-tu ?

— Tu l’as entendu haleter ?

— Non.

— Moi non plus. S’il avait été essoufflé, nous étions assez proches pour l’entendre. Il a un bon souffle.

Belbo baissa la tête, très ennuyé.

— Pardon, maître, d’avoir éternué.

— Il y a des choses que même les dieux ne peuvent empêcher. C’est peut-être mieux ainsi.

— Penses-tu qu’il nous suivait vraiment ?

— Je ne sais pas. Mais il nous a donné quelque frayeur.

— Et nous aussi, nous lui avons fait peur.

— Alors nous avons fait match nul et la partie est terminée.

Cependant, je me sentais mal à l’aise.

Nous nous hâtâmes vers la maison. Belbo frappa à la porte. En attendant qu’un esclave vienne nous ouvrir, je tirai mon garde du corps sur le côté.

— Belbo, que nous ayons été suivis ou pas, ne mentionne pas ce détail à ta maîtresse. Inutile de l’inquiéter. Tu m’as compris ?

— Oui, maître, répondit-il gravement.

— Et pas un mot à Diane.

— Cela va sans dire, maître, sourit Belbo.

Puis ses mâchoires commencèrent soudain à trembler et son visage se crispa. Belbo rejeta la tête en arrière et éternua de nouveau.

Un égyptien dans la ville
titlepage.xhtml
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Saylor,Steven-[Gordien-04]Un egyptien dans la ville(1993).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html