6

Le voyage se déroula sans incident, à l’exception d’une traversée agitée – mais heureusement brève – pour gagner l’Illyrie. En hiver, seuls quelques marins courageux font traverser l’Adriatique aux voyageurs. Nous eûmes l’occasion de comprendre pourquoi : sans la maîtrise de notre pilote, la bourrasque aurait facilement pu expédier bateau, chevaux et passagers au fond de l’eau.

Nous avions embarqué à Fanum Fortunae[28], petit port à l’extrémité de la voie Flaminienne. Avant de prendre le bateau, j’avais insisté pour visiter les célèbres sites consacrés à la déesse Fortune. Je laissai quelques pièces dans son temple.

— Il y a de meilleures manières de dépenser son argent, murmura Eco.

Mais, après avoir survécu à la tempête, il fut le premier à suggérer de s’arrêter dans le premier temple de la Fortune pour lui rendre grâce. Le toit du petit sanctuaire rustique résonnait comme un tambour sous la pluie battante. À l’intérieur, des volutes d’encens tourbillonnaient. Nous jetâmes des pièces à la déesse souriante. Lentement, mon mal de mer disparaissait et le tremblement de mes genoux s’atténuait.

La pluie ne cessa de tomber tout le long du chemin accidenté et abrupt menant vers les quartiers d’hiver de César au-delà des collines battues des vents.

Depuis que mon fils Meto était devenu soldat dans les légions de Jules César opérant en Gaule, je ne le voyais plus. Alors je lui adressai de fréquentes lettres. Des messagers de l’armée m’apportaient celles de Meto. C’est ainsi que sont acheminées toutes sortes de correspondances. Seuls les très riches possèdent des esclaves chargés de leur courrier. En revanche, on trouve des messagers de l’armée dans tout l’empire et ils sont plus fiables que les marchands ou les voyageurs occasionnels. Seulement, comme l’expérience le montra, les lettres quittant le camp de César ne pouvaient être confidentielles. Généralement, les porteurs les lisaient pour s’assurer qu’elles ne contenaient pas d’informations compromettantes. Ainsi, l’un des plus fidèles messagers de Jules César, impressionné par le style et les observations de Meto, transmit un jour une copie de sa lettre à l’un des secrétaires particuliers de César. Impressionné à son tour, celui-ci jugea bon de communiquer la missive au général lui-même. Meto avait alors pour fonction de polir les armures neuves. César le libéra de cette tâche pour l’intégrer au personnel de son état-major.

Outre la conquête de la Gaule et la lutte pour s’emparer du pouvoir à Rome, le grand homme trouvait le temps de tenir un journal circonstancié. Si certains politiciens entendent laisser leurs Mémoires comme monuments à la postérité, César, lui, les considérait comme un outil de propagande pour ses campagnes électorales et avait l’intention de les distribuer. La population de Rome pourrait ainsi lire le récit de ses triomphes et découvrir ses extraordinaires talents de chef et de propagateur de la civilisation romaine. Les Romains le soutiendraient alors en masse lors des élections.

Le général possédait naturellement un certain nombre d’esclaves pour écrire sous sa dictée. Meto m’a raconté que, pour ne pas perdre de temps, César dictait fréquemment à cheval. Il disposait également d’esclaves pour rassembler et classer ses notes. Or, les riches et les puissants savent parfaitement utiliser les talents des autres partout où ils les dénichent. C’est ainsi que César, appréciant le style de Meto, l’avait pris à son service pour remettre en forme ses écrits. Peu importe que mon fils adoptif fût né esclave, peu importe qu’il n’eût reçu qu’une formation incomplète en mathématiques et en latin après son adoption et qu’il n’eût aucune expérience de la rhétorique. Mais quelle ironie du destin ! Il me semblait difficile qu’un homme d’extraction aussi humble pût monter plus haut, alors que tant de patriciens et de riches héritiers se battaient pour conquérir l’honneur et la gloire des grades supérieurs.

Pour autant, cette fonction ne signifiait pas que Meto fût à l’écart de tout danger. César lui-même prenait des risques extraordinaires. Il affrontait ses ennemis au milieu de ses hommes, et l’on dit même que c’était l’une des clés de l’ascendant qu’il exerçait sur ses troupes. De ce fait, quelles que fussent ses activités quotidiennes, Meto avait déjà assisté – voire participé – à de nombreuses batailles. Son rôle de secrétaire de César ne prenait finalement de sens que dans les périodes d’accalmie : au lieu d’assembler des catapultes, de creuser des tranchées ou de construire des routes, il allait retravailler les brouillons du grand homme. Mais quand le combat survenait, mon fils posait son stylet ou son calame[29] et prenait son glaive comme ses camarades.

Meto connaissait maintenant plein d’histoires qui faisaient dresser les cheveux de son frère aîné sur sa tête et grincer les dents de son père : embuscades à l’aube, raids nocturnes, batailles contre des tribus barbares aux noms imprononçables. J’écoutais, mais n’avais qu’une envie : me boucher les oreilles, alors que se bousculaient dans ma tête des images de mon fils luttant corps à corps contre quelque immense Gaulois chevelu, esquivant une pluie de flèches ou sautant pour échapper à l’incendie d’une catapulte. Je le regardais les yeux écarquillés, avec des sentiments mêlés : étonnement, épouvante, fierté et finalement tristesse de constater que l’enfant avait fait place à l’homme. Il n’avait que vingt-deux ans, et pourtant je remarquais déjà quelques fils d’argent parmi ses boucles noires désordonnées. Il ponctuait ses récits d’expressions particulièrement crues – surtout lorsqu’il revivait les combats. Pouvait-il s’agir de ce garçon dont César trouvait la prose si admirable ?

Meto nous parla des montagnes qu’il avait traversées, des fleuves qu’il avait franchis, des villages gaulois avec leurs caractéristiques particulières, du génie de César qui soumettait les tribus et anéantissait les rébellions.

Mon fils cadet était avide de nouvelles de Rome. Alors Eco et moi, nous nous creusâmes la tête pour retrouver toutes les histoires dont nous pouvions nous souvenir. Nous ne manquâmes pas d’évoquer la « question d’Égypte ».

— Apparemment, Pompée et ton cher général ont fait jeu égal lors des dernières parties, nota Eco. Ils ont aidé le roi Ptolémée à convaincre le Sénat de son droit au trône égyptien et, en échange, ils sont parvenus à lui extorquer autant d’argent l’un que l’autre. Seul Crassus a été laissé à l’écart.

— Mais qu’est-ce que Crassus pourrait attendre de l’Égypte ? remarqua Meto. Il est déjà assez riche.

— Crassus ne sera jamais assez riche, répondis-je.

Attrapant son glaive et commençant à jouer avec la poignée d’un air absent, Meto continua :

— S’il ne veut pas être éliminé de la partie, Crassus devra obtenir du Sénat un nouveau commandement et accumuler des victoires pour impressionner le peuple. L’argent achète les votes, mais la grandeur ne s’acquiert que par la gloire.

Je me demandai si ces mots étaient de Meto lui-même ou de César, dont les finances devenaient de plus en plus précaires, même si la liste de ses conquêtes s’allongeait.

— Pompée a pacifié l’Orient et César en fait autant en Gaule, commenta Eco. Que reste-t-il à Crassus ?

— Il va devoir regarder encore plus loin, dit Meto.

— Eh bien, pour l’instant, je me contente de penser à l’Égypte.

Et j’évoquai ma conversation avec Dion, la nuit précédant mon départ. Côtoyant César et son état-major, Meto avait déjà appris que les envoyés d’Alexandrie avaient été assassinés, mais il n’avait pas réalisé l’importance du scandale. Je fus étonné de voir à quel point un homme familiarisé avec le carnage des batailles pouvait être épouvanté par de simples meurtres. Cette pensée me mit mal à l’aise, car elle me fit sentir la distance croissante entre Meto et moi. Mais je poursuivis mon récit et décrivis l’absurde déguisement de mes invités. Meto éclata de rire. Cette réaction m’incita à livrer d’autres détails sur leur accoutrement. Meto rit de plus belle. Et, soudain, je ne vis plus ni les joues mal rasées ni les taches de sang maculant sa tunique ; j’oubliai les histoires terrifiantes et le langage cru de la soldatesque. Il n’y avait plus devant mes yeux que le visage du petit garçon rieur que j’avais adopté des années plus tôt. J’avais retrouvé ce que j’étais venu chercher.

Finalement, Eco et moi restâmes absents de Rome près d’un mois. Nous ne revînmes qu’après les ides de février[30]. D’abord, une tempête de neige nous immobilisa en Illyrie. Puis une forte toux me terrassa. Ensuite, lorsque je me sentis mieux et prêt à faire le voyage, Belbo fut atteint du même mal. Certains maîtres ne retarderaient sûrement pas un voyage à cause d’un esclave malade, mais il me semblait absurde de voyager sur des routes dangereuses avec un garde du corps diminué physiquement. Je profitai de la situation pour passer plus de temps avec Meto.

Sur le chemin du retour, le même bateau et le même marin qu’à l’aller nous firent traverser l’Adriatique. Je vis sans surprise Eco s’arrêter quelques instants dans le temple de la Fortune avant de prendre la mer. Heureusement, pour notre traversée, le ciel resta clair et les eaux calmes.

Je retrouvai une Bethesda avec de bien meilleures dispositions d’esprit qu’avant mon départ. Pour tout dire, ses élans passionnés la nuit de mon retour auraient pu faire mourir d’une crise cardiaque un homme plus faible que moi. Jadis, un mois de séparation suffisait à aiguiser nos désirs. Je pensais que ces jours étaient révolus depuis longtemps. Mais cette nuit-là, grâce à Bethesda, je me sentis davantage dans la peau d’un jeune homme de vingt-quatre ans que dans celle d’un vieux grand-père barbu. En dépit des longues heures pénibles et douloureuses passées à cheval les jours précédents, je me levai le lendemain matin dans une forme excellente.

Pendant que je prenais mon petit déjeuner – petit pain et bouillie de millet accompagnée de raisins secs –, Bethesda me fit part des derniers commérages. Je dégustai lentement ma coupe de vin chaud au miel et n’écoutai que d’une oreille ses potins : le sénateur de l’autre côté de la rue avait enfin posé un nouveau toit sur sa maison ; des prostituées éthiopiennes semblaient avoir élu résidence dans la maison d’une riche veuve… Lorsqu’elle en vint aux rumeurs qui circulaient dans le Forum, je lui accordai davantage d’attention.

Bethesda fit allusion à notre jeune et beau voisin Marcus Caelius, celui que j’avais rencontré dans la rue la nuit précédant mon départ. Un procès où il était l’accusateur[31] venait d’avoir lieu. L’affaire avait fait pas mal de bruit.

— Je suis descendue voir, dit-elle.

— Quoi ? Le procès ou le plaignant ?

— Les deux naturellement, répliqua-t-elle sur la défensive. Et pourquoi pas ? A force de vivre avec toi depuis si longtemps, j’en sais beaucoup sur les procès et la loi.

— Oui. Et Marcus Caelius est exceptionnellement beau quand il s’emporte dans un discours enflammé : ses yeux jettent des éclairs, les veines de son cou et de son front saillent…

Bethesda allait répondre, mais préféra se taire.

— Et qui accusait-il ? demandai-je finalement.

— Un certain Bestia.

— Lucius Calpurnius Bestia ?

Elle acquiesça d’un signe de tête.

— Tu dois faire erreur, remarquai-je, la bouche pleine de millet.

— Non.

Son expression était devenue vague.

— Mais ce sont des alliés politiques.

— Eh bien, ils ne le sont plus.

Vu la réputation d’inconstance de Caelius, tant en amour qu’en politique, cela n’avait rien d’impossible.

— De quoi accusait-il Bestia ?

— De corruption électorale.

— Extraordinaire ! En automne, il fait campagne pour Bestia et avant même le printemps il le dénonce et le poursuit en justice. C’est ça la politique romaine. Et qui était le défenseur de Bestia ?

— Ton vieil ami Cicéron[32].

— Vraiment ?

Marcus Caelius avait fait son entrée dans la vie publique comme élève et protégé de Cicéron. Par la suite, dans la période troublée de la conjuration de Catilina, lui et son mentor avaient pris des directions divergentes. Pendant toute la durée de cet épisode tumultueux, l’allégeance réelle de Caelius demeura un mystère, tout au moins pour moi. Ensuite, il partit un an en Afrique au service du gouvernement. A son retour, il avait apparemment bel et bien abandonné le camp de son vieux maître : il affrontait Cicéron dans les tribunaux et parvenait même à vaincre le grand orateur. Plus tard, quand le Sénat exila Cicéron et que ses ennemis se déchaînèrent et détruisirent sa magnifique demeure sur le Palatin, mon voisin Marcus Caelius vint frapper à ma porte. Il regrettait de ne pouvoir apercevoir les flammes par les fenêtres de son appartement et me demandait de le laisser regarder l’incendie depuis mon balcon ! Je vis la sinistre lueur danser sur son beau visage.

Au terme de maintes palabres, le Sénat avait fini par rappeler Cicéron de son exil. Il était donc rentré à Rome et avait fait reconstruire sa maison sur le Palatin. Et maintenant, d’après Bethesda, Cicéron et son ancien élève Marcus Caelius venaient de nouveau de s’affronter dans un tribunal…

— Eh bien, ne me fais pas languir. Comment l’affaire s’est-elle conclue ?

— Cicéron a gagné, répondit Bethesda, et a obtenu l’acquittement de Bestia. Mais Caelius soutient que le jury a été acheté et jure qu’il va de nouveau poursuivre Bestia.

J’éclatai de rire.

— Tenace, le jeune homme, n’est-ce pas ? J’imagine qu’il ne supporte pas d’être vaincu cette fois par son vieux maître Cicéron. À moins qu’un seul discours ne suffise pas à Caelius pour calomnier Bestia.

— Oh, pour ça, je pense que son discours était parfait.

— Plein de venin ?

— Débordant de venin. Caelius a même évoqué la mort de la femme de Bestia l’année dernière et celle antérieure de sa précédente épouse. Il a pratiquement accusé Bestia de les avoir empoisonnées.

— Il n’y a pas grand rapport entre l’hypothétique assassinat de ses épouses et la corruption électorale.

— Peut-être, mais, dans la bouche de Caelius, l’allusion semblait venir à propos.

— Oh, je sais bien, remarquai-je. L’accusateur utilise tous les moyens imaginables pour détruire la réputation de l’accusé et pour donner l’impression qu’il peut commettre n’importe quel crime. C’est beaucoup plus facile que de produire de véritables preuves. Ensuite le défenseur réplique par les mêmes méthodes ; il accuse les accusateurs de différentes abominations pour détruire leur crédibilité. Dire qu’à une époque j’avais un certain respect et même de l’admiration pour les avocats ! Enfin, pour en revenir à notre affaire, j’avais déjà entendu ces rumeurs sur le prétendu sort que Bestia aurait réservé à ses épouses. Toutes deux sont mortes relativement jeunes, sans que rien l’ait laissé prévoir. Alors évidemment, on a raconté que Bestia les avait empoisonnées. Mais généralement le poison laisse des traces.

— Marcus Caelius a évoqué un mode d’administration qui n’en aurait pas laissé beaucoup.

— Ah bon ? Et quelle est sa théorie ?

Bethesda redressa la tête.

— Souviens-toi que tout cela s’est passé dans un tribunal, devant un public d’hommes et de femmes, pas dans une taverne ou au cours d’une orgie. Marcus Caelius est un jeune homme très effronté.

— C’est aussi un orateur effronté. Mais continue. Qu’a-t-il dit ?

— D’après Caelius, le poison le plus rapide est l’aconitine, extraite de la racine de l’aconit.

J’acquiesçai. Depuis le temps que je m’intéressais aux moyens de tuer les plus sordides, les poisons m’étaient devenus assez familiers.

— C’est vrai, ses victimes succombent très rapidement. Mais quand on en avale une dose mortelle, on note généralement des traces sur la victime.

— Seulement, d’après Caelius, le poison n’aurait pas été avalé.

— Je ne te suis pas.

— Selon lui, si l’aconitine touche les parties génitales d’une femme, elle meurt en moins de vingt-quatre heures.

Étonné, je levai un sourcil. Malgré toute mon expérience des poisons, j’ignorais cette donnée…

— Je me demande vraiment comment on a pu faire une découverte aussi curieuse. Mais je suppose que Marcus Caelius n’ignore pas grand-chose des organes génitaux féminins. Ainsi Caelius aurait accusé Bestia d’avoir empoisonné ses femmes en…

Je laissai la phrase en suspens. Je ne voyais pas comment l’achever sans être grossier.

— Il n’a pas accusé Bestia directement. Après avoir précisé les propriétés de l’aconitine, Caelius désigna Bestia du doigt en criant : « Juges, mon doigt n’est pas celui de la culpabilité, mais je le pointe vers le doigt coupable ! »

Je m’étouffai en avalant une cuillerée de bouillie d’avoine.

— Scandaleux ! Je me disais déjà que les orateurs romains disqualifiaient leur art en se vautrant dans l’indécence et le mauvais goût, mais je vois qu’une nouvelle génération dépasse les bornes. Oh, Minerve, murmurai-je en regardant la statue de la déesse dans le jardin, fais que je ne comparaisse jamais devant un tribunal ! « Je le pointe vers le doigt coupable ! » Ha ! Ha !

Bethesda avala une gorgée de vin au miel.

— En tous les cas, Bestia fut acquitté… du doigt et de tout le reste.

— Je suppose que Cicéron a prononcé un discours émouvant pour sa défense.

Elle haussa les épaules.

— Je ne me souviens pas.

Si Cicéron avait été aussi jeune et beau que Caelius, son discours aurait davantage impressionné mon épouse.

— La Fortune a donc souri à Lucius Calpurnius Bestia.

— Pas à ses femmes, coupa sèchement Bethesda. Ah, mais le jeune Caelius me fait penser à une autre histoire qui circule dans le Forum, ajouta-t-elle.

— Qui le concerne aussi ?

— Non, son propriétaire.

— Je vois. Et quel outrage a encore commis Publius Clodius ?

L’appartement dans lequel logeait Caelius appartenait à Clodius. Ce patricien de lignage impeccable avait dans les trente-cinq ans. Mais c’est comme agitateur populiste et exploiteur des ressentiments du peuple qu’il s’était fait particulièrement craindre ces dernières années. C’est Clodius, en sa qualité de tribun, qui organisa l’annexion de Chypre par Rome pour pouvoir distribuer son blé au peuple romain. Lui aussi avait été jadis l’ami de Cicéron, mais plus tard il devint l’artisan de l’exil de Cicéron. Aujourd’hui, il était son ennemi juré. Quand des hommes comme Caelius repoussent les limites de l’art oratoire au tribunal, des hommes comme Clodius repoussent celles de l’intimidation en politique. Il n’est donc pas étonnant que la relation entre les deux hommes ait dépassé celle de propriétaire à locataire. L’alliance politique était renforcée par des liens personnels. Caelius était notoirement l’amant – ou tout au moins l’un des amants – de la sœur aînée de l’agitateur, la veuve Clodia.

— Je n’ai pas été moi-même témoin de l’incident, mais j’en ai entendu parler au marché aux poissons, roucoula Bethesda. Un jour, Pompée serait descendu avec sa suite au Forum ; apparemment pour assister à un procès.

— S’agissait-il du procès de Milon[33], le complice de Pompée, poursuivi pour avoir troublé l’ordre public ? Un procès où Clodius devait être l’accusateur ?

Bethesda haussa les épaules.

— Oui, c’était celui-là. Clodius était accompagné d’une suite importante, constituée de personnages assez frustes.

Décrire la bande notoire de Clodius comme des hommes frustes était largement au-dessous de la réalité. Il s’agissait de gros bras de la pire espèce ; certains étaient stipendiés, d’autres obligés à l’endroit de Clodius pour diverses raisons, et certains se portaient volontaires simplement pour assouvir leur soif de violence.

Qu’un homme comme Clodius poursuive un tiers sous prétexte d’avoir troublé l’ordre public avait quelque chose de cocasse. Mais dans ce cas précis, l’accusation était probablement justifiée. L’accusé, Milon, possédait sa propre bande d’agitateurs prêts à se déchaîner dans les rues pour soutenir la cause politique que leur maître défendait à ce moment-là. Tandis que de grands hommes comme Pompée, César et Crassus s’affrontaient dans les hautes sphères financières et militaires, rivalisant pour la maîtrise du monde en accomplissant des prouesses, des individus comme Clodius et Milon se battaient pour le contrôle des rues de Rome. Les gens de rang supérieur s’alliaient à la canaille pour la réalisation de leurs objectifs respectifs. À ce moment-là, Milon était à la botte de Pompée à Rome. Le général devait donc se sentir obligé de parler pour la défense de Milon. Si Clodius harcelait continuellement Milon, il semblait avoir pour seul but d’atteindre indirectement Pompée. Mais pour le compte de qui ? De César ? De Crassus ? Ou pour son propre compte ? C’était difficile à dire. Il paraissait déterminé à saper toutes les tentatives de Pompée visant à régler la « question d’Égypte ».

Et ainsi me revint à l’esprit la visite de Dion, un mois plus tôt ; ce qui me mit mal à l’aise.

— À propos, dis-je, te souviens-tu de ce curieux couple qui est venu ici la veille de mon départ pour l’Illyrie ? Je me demande si tu as de nouveau entendu parler d’eux…

Bethesda me pétrifia de son regard de Méduse. Il ne fallait pas interrompre son récit.

— Le procès de Milon avait attiré beaucoup de monde ; une foule immense avait envahi la place. Quand Pompée arriva, de nombreuses acclamations le saluèrent.

— Oui, le grand conquérant de l’Orient.

— Exactement. Clodius apparut alors dans une tribune et se mit à crier vers la foule massée au-dessous de lui, manifestement constituée de partisans. La plupart des gens étaient trop loin pour entendre ce qu’il disait, mais quand il s’interrompait ceux qui se trouvaient à ses pieds criaient d’une seule voix : « Pompée ! » Si peu de monde pouvait entendre ce que disait Clodius, tous percevaient le nom de Pompée hurlé à l’unisson. C’était comme une mélopée : « Pompée ! » Silence. « Pompée ! » Silence. « Pompée ! » Finalement, le général s’aperçut que l’on criait son nom. On m’a raconté qu’il afficha alors un grand sourire de contentement et se dirigea vers les cris, qu’il interprétait comme des acclamations.

— Un politicien typique qui se précipite vers ses adorateurs comme un veau court vers le pis de sa mère, remarquai-je.

— Sauf que le lait était aigri. En se rapprochant, son sourire s’évanouit. D’abord, il vit Clodius faire les cent pas sur la tribune et s’adresser à la foule à ses pieds. Chaque fois que l’assistance répondait par le cri « Pompée ! », l’agitateur se tordait de rire. Quand le général fut assez proche pour entendre ce que disait Clodius, ses joues s’empourprèrent.

— Et pour quelle raison ?

— Clodius ne cessait de poser des questions et la réponse était invariablement la même : « Pompée ! »

— Quelles questions ?

— Clodius est aussi impudent que son ami Marcus Caelius…

— S’il te plaît, pas de fausse modestie. Au marché, je t’ai entendue accabler des vendeurs malhonnêtes d’insultes qui feraient rougir de honte des hommes comme Clodius.

Elle se pencha en avant.

— Les paroles étaient scandées. Quelque chose de ce genre :

 

Qui est le général obscène ?

Pompée !

Qui lorgne sous les tuniques de ses soldats ?

Pompée !

Qui se gratte le crâne avec le doigt ?

Pompée !

 

Cette dernière question fait allusion à un geste familier des initiés à la recherche de relations intimes avec des personnes du même sexe. Certains soirs, dans les thermes, nombreux sont les clients qui déambulent en se grattant la tête avec un doigt.

Des devinettes semblables à celles que posait Clodius étaient des insultes typiques qu’on pouvait adresser à des politiciens ou à des généraux. Somme toute cette mélopée n’avait rien de choquant. Du moins elle n’avait rien de commun avec la plaisanterie grossière concernant « le doigt coupable de Bestia ». Seulement Pompée n’était pas, comme les autres politiciens, accoutumé au brouhaha du Forum. Il avait l’habitude qu’on lui obéisse sans discuter, mais pas d’être insulté en public par la populace.

— Mais Clodius finit par se retrouver en mauvaise posture, continua Bethesda.

Elle s’était penchée en avant et avait baissé la voix.

— Comment cela ?

— En entendant les cris, des hommes de Milon étaient accourus. Ils furent bientôt assez nombreux pour couvrir de leurs vociférations celles de Clodius et de ses partisans. Leurs chansons étaient vraiment indécentes.

— Oh, probablement pas tant que ça, dis-je.

Je faisais des dessins dans mon assiette en feignant l’indifférence. Bethesda haussa les épaules.

— Tu as raison. Ils n’étaient pas vraiment indécents. Ils ne faisaient qu’évoquer des rumeurs connues. Mais Clodius dut quand même se sentir gêné en entendant une foule romaine les reprendre en chœur au Forum.

— De quelles rumeurs parles-tu ?

— De rumeurs concernant Clodius et sa sœur aînée. Ou sa demi-sœur, devrais-je dire.

— Clodius et Clodia ? Oh, oui ! J’ai entendu des plaisanteries de mauvais goût. Mais n’ayant jamais rencontré l’un ou l’autre de ces jeunes gens que l’on prétend séduisants, je ne me hasarderais pas à dire s’ils partagent ou non la même chambre.

Bethesda fit une petite moue.

— De toute façon, je ne comprends pas pourquoi les Romains font tant d’histoires à propos des relations entre un frère et une sœur ? En Égypte, ce type d’union participe d’une longue tradition sacrée : les dieux eux-mêmes l’ont pratiquée.

— Mais à Rome, il n’y a pas de semblable tradition, je peux te l’assurer. Que chantait exactement la foule ?

— Eh bien, d’abord que Clodius se vendait à des hommes plus âgés quand il était enfant…

— J’ai entendu cette rumeur : la mort précoce de leur père les laissa dans une situation financière déplorable. Les Clodii louèrent leur petit frère Publius pour servir de giton avec un succès considérable. Naturellement, c’est peut-être une pure calomnie.

— Naturellement… Si mes souvenirs sont exacts, voici les paroles de la chanson :

 

Clodius à la fille joua,

Quand il était gamin.

Puis Clodia l’amusa

Avec son petit chat.

 

« Et ainsi de suite sur le même registre. Mais, au fur et à mesure, le chant devenait de plus en plus explicite.

— Le vice grec marié au vice égyptien, observai-je. Et dire que les Orientaux se plaignent que les Romains n’aiment pas la variété en matière de sexe ! Comment Clodius réagit-il ?

— Il tenta un moment de continuer sa mélopée pour railler Pompée. Mais dès qu’il vit que les hommes de Milon couvraient sa voix, il s’éclipsa rapidement… Sans sourire aux lèvres, je peux te l’affirmer. Peu après, tout cela se termina en bagarre entre les partisans de Milon et ceux de Clodius.

— Rien de très grave, j’espère.

— Pas assez grave en tout cas pour perturber le procès.

— Sans doute un ou deux crânes ont été fracassés. Et comment le procès s’est-il achevé ? Milon a-t-il été acquitté ou a-t-il été déclaré coupable de troubler l’ordre public ?

Bethesda me jeta un regard dénué d’expression.

— Je ne m’en souviens pas. Je ne sais même pas si je l’ai su.

— De toute manière, personne ne devait probablement y attacher d’importance. Il n’y a qu’une chose dont tous se souviendront et continueront de parler : les allusions scandaleuses au prétendu inceste de Clodius avec sa sœur hurlées en plein Forum. Quelle différence d’âge ont-ils ? Cinq ans ? Il est vrai que la veuve Clodia a la réputation d’aimer les hommes plus jeunes, comme notre voisin Marcus Caelius. Je me demande ce qu’il ressent en entendant les chansons qui tournent en dérision le prétendu inceste de sa maîtresse ?

— En fait, Caelius et Clodia ne sont plus amants. Et Caelius n’est même plus en très bons termes avec Clodius.

— Comment sais-tu cela ? Tu n’es quand même pas allée te mêler pendant mon absence à la jeunesse dissolue dans une de ces orgies du Palatin ?

— Non.

Elle s’allongea sur son divan avec un sourire et étendit voluptueusement les bras au-dessus de sa tête. Le geste était délibérément sensuel et réveillait le souvenir de nos nuits de plaisir. Elle me montrait qu’elle se serait trouvée parfaitement à sa place dans l’une de ces soirées de débauche du Palatin… si elle n’avait pas été soucieuse de conserver à tout prix sa réputation de respectable matrone romaine.

— Le jeune Caelius t’aurait-il confessé les secrets de sa vie amoureuse en te croisant un jour dans la rue ?

— Non plus. Mais nous avons différentes manières de partager ce que nous savons.

— Nous ?

— Oui, nous les femmes.

Elle était toujours très discrète sur ses informatrices. J’avais passé ma vie à tenter de lui arracher ses secrets.

— Pourquoi se sont-ils séparés ? demandai-je. Des amants dissolus comme Clodia et Caelius ne se quittent sûrement pas pour une question d’infidélité ou d’inceste.

— Non, on raconte que c’est pour…

Bethesda fronça soudain les sourcils. Je pensai qu’elle me taquinait encore en entretenant le suspense.

— Et alors ? dis-je finalement.

— La politique ou quelque chose comme ça, dit-elle précipitamment. Une brouille a fâché Clodius et Caelius, puis Caelius et Clodia se sont querellés.

— Tu vas bientôt pouvoir composer un poème, comme la foule du Forum. Tu auras juste besoin de pimenter ton récit de quelques mots obscènes. Mais sais-tu quelle sorte de brouille ? A propos de quoi ?

Elle haussa les épaules.

— Je ne m’intéresse pas à la politique.

— Sauf s’il y a une histoire croustillante. Allez, tu en sais plus que tu ne veux bien le dire. Dois-je te rappeler que c’est ton devoir – et même ton obligation selon la loi – de dire à ton époux tout ce que tu sais ? Je t’ordonne de parler !

J’avais employé un ton taquin. Mais Bethesda ne s’amusait pas du tout.

— Si tu veux… Je pense que cela avait à voir avec ce que tu appelles la « question d’Égypte ». Mais comment pourrais-je savoir quelque chose des affaires privées d’hommes comme ça ? Et qu’une traînée vieillissante comme Clodia puisse perdre soudain ses attraits aux yeux d’un beau jeune homme comme Caelius n’a rien d’étonnant.

J’avais depuis longtemps appris à faire face aux humeurs de Bethesda, comme un marin doit affronter les soudaines bourrasques en mer. Mais je n’étais jamais vraiment parvenu à la comprendre. Quelque chose l’avait énervée, mais quoi ? Je décidai de changer de sujet.

— Après tout, qui se soucie de telles personnes ?

Je ramassai ma coupe vide, l’agitai pour faire tournoyer le dépôt et observai le tourbillon.

— A propos, je me demandais tout à l’heure ce qu’étaient devenus ces étranges visiteurs passés ici la veille de mon voyage. C’était il y a un mois. Tu t’en souviens certainement. Le petit galle et le vieux philosophe d’Alexandrie, Dion. Il était venu chercher de l’aide, mais je n’avais pas été en mesure de l’aider. Est-il revenu pendant mon absence ?

J’attendis une réponse. Quand je levai les yeux de ma coupe, je constatai que Bethesda regardait ailleurs.

— C’est une question toute simple, dis-je avec douceur. Le vieux philosophe m’a-t-il réclamé pendant mon absence ?

— Non, répondit-elle enfin.

— C’est curieux. J’aurais pensé qu’il le ferait. Il était si affolé. Je me suis inquiété à son sujet. Après tout, il n’avait peut-être pas besoin de mon aide. As-tu eu des nouvelles de lui, grâce à ton vaste réseau d’espionnes et d’informatrices ?

— Oui.

— Et alors ? Quelles nouvelles ?

— Il est mort. Assassiné, je crois, dans la maison où il résidait. C’est tout ce que je sais.

Mon poignet se figea. Le tourbillon ralentit au fond de ma coupe, puis disparut. Dans mon estomac, la bouillie d’avoine se transforma en boule de pierre. Et dans ma bouche, je sentis un goût de cendres.

Un égyptien dans la ville
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