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La dernière fois que j’ai vu Cassandre…

J’allais dire : la dernière fois que j’ai vu Cassandre, c’était le jour de sa mort. Mais ce serait inexact. En fait je l’ai vue, j’ai contemplé son visage, j’ai caressé ses cheveux dorés, j’ai osé toucher sa joue glacée pour la dernière fois, le jour de ses funérailles.

C’est moi qui les avais organisées. Il n’y avait personne d’autre pour le faire.

Je l’appelle Cassandre. Bien sûr il ne s’agissait pas de son véritable nom. Des parents ne donneraient jamais à une enfant un nom aussi maudit, pas plus qu’ils n’appelleraient un bébé Médée, Méduse ou Cyclope. Aucun maître ne donnerait à une esclave un nom de si mauvais augure. On l’appelait Cassandre à cause du don particulier qu’elle était censée posséder. Comme la vraie Cassandre, la princesse au funeste destin de l’ancienne Troie, notre Cassandre semblait capable de prédire l’avenir. Quand elle parlait d’elle, elle s’appelait Cassandre, car elle prétendait ne plus se rappeler son vrai nom, ni qui étaient ses parents ni de quel pays elle venait. Certains conjecturaient que les dieux l’avaient laissée entrevoir l’avenir à titre de compensation. Ne l’avaient-ils pas privée de son passé ?

Et puis quelqu’un l’a privée de son présent. Quelqu’un a éteint la flamme qui brûlait en elle et lui donnait un éclat intérieur comme je n’en ai jamais vu chez un autre mortel. Quelqu’un a assassiné Cassandre.

Comme je l’ai dit, c’est à moi qu’il a incombé d’organiser les funérailles. Aucun ami, aucun amant indigné, aucun parent affligé, aucun frère ni sœur ne s’est présenté pour la réclamer. Le jeune homme qui avait été son seul compagnon, le muet qu’elle appelait Rupa – garde du corps, serviteur, parent, amant ? – ne s’est pas présenté quand elle a été assassinée.

Pendant trois jours son corps a reposé dans un cercueil placé dans le vestibule de ma maison sur le mont Palatin. Les embaumeurs l’avaient vêtue de blanc et entourée de rameaux de pin pour parfumer l’air. Son assassin n’avait pas altéré sa beauté ; elle était morte empoisonnée.

Désormais sans couleur, les joues lisses et les lèvres délicates de Cassandre étaient devenues opalescentes, comme si elles avaient été sculptées dans du marbre blanc translucide. La chevelure qui encadrait son visage avait pris l’aspect de l’or martelé, froid et dur au toucher.

Le jour, illuminée par les rayons du soleil qui entrait à flots par la lucarne de l’atrium, Cassandre ne paraissait pas plus vivante qu’une statue de marbre. Mais chaque nuit, pendant que dormait le reste de la maisonnée, je quittais subrepticement le lit de ma femme et me rendais à pas de loup dans le vestibule pour contempler le corps de Cassandre. Parfois, en d’étranges moments comme il en survient au cœur de la nuit, quand l’esprit est las et que la lumière de la lampe joue des tours, j’avais peine à croire qu’un cadavre était allongé dans le cercueil. La lumière de la lampe redonnait de l’éclat au visage. Des reflets rouges et jaunes faisaient chatoyer ses cheveux. Il semblait qu’à tout instant Cassandre pourrait soulever ses paupières et ouvrir la bouche pour prendre une respiration qui la ramènerait à la vie. Une fois, j’osai même poser mes lèvres sur les siennes, mais je reculai en frémissant ; elles étaient glacées et insensibles comme les lèvres d’une statue.

J’avais accroché une couronne noire à ma porte. Ces couronnes sont destinées à informer les passants de la présence de la mort dans une maison. Elles invitent à venir rendre un dernier hommage au défunt. Mais personne n’était venu voir le corps de Cassandre. Pas même une de ces commères qui ont l’habitude d’importuner la famille. Ces femmes font le tour de la ville à la recherche des couronnes et frappent à la porte de gens qu’elles n’ont jamais vus, simplement pour jeter un coup d’œil au cadavre du défunt le plus récent et donner leur opinion sur l’art de l’embaumeur. Mais je fus le seul à pleurer Cassandre.

Peut-être, pensais-je, la mort et les funérailles étaient-elles devenues trop banales à Rome et le décès d’une simple femme d’origine inconnue, que l’on considérait généralement comme aussi folle que la vraie Cassandre, ne pouvait susciter aucun intérêt. Le monde entier était ravagé par une guerre civile qui dépassait en horreurs tous les conflits précédents. Les soldats mouraient par centaines et par milliers sur terre et sur mer. Des épouses désespérées, accablées par le chagrin, étaient oubliées de tous. Des débiteurs ruinés se pendaient aux poutres de leur maison. Des spéculateurs cupides étaient poignardés pendant leur sommeil. Tout n’était que ruine et deuil, et l’avenir promettait seulement plus de morts et de souffrances que l’humanité n’en avait connu jusqu’ici. La belle Cassandre, qui avait parcouru les rues de Rome en lançant d’une voix criarde de folles prophéties, était morte. Personne ne s’en était suffisamment ému pour lui rendre un dernier hommage.

Et pourtant quelqu’un s’était assez intéressé à elle pour l’assassiner.

Quand fut terminée la période de deuil, je fis venir les plus forts de mes esclaves pour soulever le cercueil et le mettre sur leurs épaules. Les membres de ma maisonnée formèrent le cortège funèbre, à l’exception de ma femme, Béthesda, qui depuis un bon moment était souffrante et n’allait pas assez bien pour sortir ce jour-là. À la place de ma femme, ma fille, Diana, marchait à mes côtés, accompagnée de son mari, Davus. Derrière nous venaient mon fils, Eco, sa femme, Ménénia, et leurs jumeaux de onze ans. Hiéronymus, le Massiliote qui habitait chez moi depuis son arrivée à Rome l’année précédente, était venu aussi. Il avait beaucoup souffert dans sa vie et avait connu le sort douloureux du paria. Aussi devait-il éprouver tout naturellement de la sympathie pour Cassandre. Les esclaves de ma maisonnée, peu nombreux, suivaient ; parmi eux se trouvaient les frères Androclès et Mopsus, qui n’étaient pas tout à fait aussi âgés que les enfants d’Éco. Pour une fois, conscients de la gravité des circonstances, ils se conduisaient fort décemment.

Afin que tout fût fait comme il sied, j’avais engagé trois musiciens pour conduire le cortège. Ils firent entendre une mélopée funèbre très triste. L’un soufflait dans une corne, l’autre jouait de la flûte, tandis qu’un troisième agitait une crécelle en bronze. Dans leurs demeures imposantes sur le mont Palatin, mes voisins les entendaient venir de loin. Certains, irrités par le bruit, fermaient leurs volets, d’autres les ouvraient, curieux de voir le cortège.

Derrière les musiciens venaient les pleureuses. Je m’étais contenté de quatre, le maximum de ce que je pouvais me permettre, compte tenu de l’état de mes finances, même si ces femmes étaient modestes dans leurs exigences. Je suppose qu’il ne manquait pas de femmes à Rome capables de s’inspirer de leur propre tragédie pour verser des larmes sur le destin d’une personne qu’elles n’avaient jamais connue. Ces quatre-là avaient déjà exercé leurs talents ensemble et jouaient leur rôle avec un professionnalisme admirable. Elles tremblaient de tous leurs membres, elles versaient des larmes, traînaient les pieds et chancelaient sans jamais se heurter, s’arrachaient leurs cheveux emmêlés et, à tour de rôle, psalmodiaient le refrain de la célèbre épitaphe du dramaturge Naevius : « Si jamais la mort d’un mortel peut attrister le cœur des immortels, alors les dieux là-haut doivent pleurer à la mort de cette femme… »

Ensuite venait le mime. Je m’étais demandé si je devais en engager un, mais, en fin de compte, cela semblait indiqué. On m’avait parlé d’un certain mime qui venait d’Alexandrie. À Rome, personne ne le surpassait. Il portait un masque aux traits féminins, une perruque blonde et une tunique bleue comme en portait la morte. Moi-même, je lui avais appris la façon de marcher et les gestes de Cassandre. Dans l’ensemble, il gesticulait à l’excès, mais de temps en temps, que ce fût par hasard ou à dessein, il prenait une attitude qui évoquait Cassandre de façon si troublante que cela vous donnait froid dans le dos.

Aux funérailles, les mimes ont généralement droit à une grande liberté pour caricaturer et railler gentiment le mort. On peut mimer avec sympathie le comportement d’un patriarche ou d’une personnalité décédée, mais on savait trop peu de choses sur la vie de Cassandre pour trouver matière à faire de l’humour. Pourtant le mime ne pouvait camper un portrait d’elle sans imiter la seule chose dont tout le monde se souvenait : son don de prophétie. Ainsi, de temps en temps, l’homme pris de convulsions tournoyait sur lui-même, puis rejetait la tête en arrière et poussait un hurlement étrange qui mettait les nerfs à rude épreuve. Loin d’être une imitation fidèle de la réalité, c’était un rappel. On n’était pas aussi terrifié ou bouleversé que lorsque la véritable Cassandre était possédée par le dieu, mais c’était assez ressemblant pour que tout spectateur qui avait eu l’occasion de voir Cassandre faire ses prédictions au forum ou sur un marché pût hocher la tête et se dire : c’est bien elle qui est dans ce cercueil.

Juste derrière le mime venait Cassandre, portée sur les épaules et bien calée parmi des fleurs fraîchement cueillies et des rameaux verts, les bras croisés sur la poitrine et les yeux fermés comme si elle dormait. En queue de cortège, les membres de ma maisonnée marchaient d’un pas solennel, honorant ainsi une femme qu’aucun d’entre eux n’avait connue, sauf moi à vrai dire.

Nous défilâmes lentement devant les maisons somptueuses du Palatin, et puis nous descendîmes dans le quartier de Subure, où les rues étroites grouillaient de monde. Même en cette période impie où les hommes méprisent les dieux et où les dieux les méprisent en retour, les gens manifestaient malgré tout du respect envers les morts. Ceux qui nous apercevaient cessaient de se chamailler, de papoter ou de marchander, ils se taisaient et s’écartaient pour laisser la voie libre à la morte et à ceux qui la pleuraient.

Souvent, quand un cortège funèbre traverse Rome, des passants le rejoignent. C’est ce qui se passe lors des funérailles des gens célèbres et puissants, et même de personnes humbles, si elles sont connues et appréciées de la communauté. Mais ce jour-là personne ne se joignit à nous. Chaque fois que je regardais par dessus mon épaule, je voyais seulement un vide entre le dernier de notre escorte et la foule compacte. Tous se détournaient du spectacle éphémère et se hâtaient de retourner à leurs affaires.

Pourtant, on nous observait, et on nous suivait, comme j’allais bientôt le découvrir.

Enfin nous arrivâmes à la porte Esquiline. Franchissant ses portails, nous quittâmes la cité des vivants pour pénétrer dans la cité des morts. La nécropole de Rome s’étend à perte de vue sur les collines en pente douce. Ici nombreuses sont les tombes anonymes d’esclaves et les sépultures modestes de simples citoyens, toutes proches les unes des autres. Les funérailles de Cassandre n’étaient pas les seules ce jour-là. Çà et là des panaches de fumée montaient des bûchers et répandaient sur la nécropole une odeur de bois et de chair brûlés.

Un peu en dehors du chemin, au sommet d’une colline, le bûcher de Cassandre avait déjà été préparé. Tandis qu’on y déposait son cercueil et que les gardiens de la flamme s’apprêtaient à alimenter le feu, j’entrai dans le temple de Vénus Libitina, où l’on garde le registre des décès.

L’employé qui s’occupa de moi prit un air sévère et se montra empressé dès l’instant où il flanqua le registre sur le comptoir qui nous séparait. Je l’informai que je voulais déclarer un décès. Il ouvrit le diptyque en bois garni de tablettes en cire et prit son stylet.

— Citoyen, esclave ou étranger ? demanda-t-il sèchement.

— Je ne suis pas sûr.

— Pas sûr ? reprit-il en me regardant comme si j’étais entré dans le temple avec l’intention délibérée de lui faire perdre son temps.

— Je ne la connaissais pas vraiment. Personne ne semble l’avoir connue.

— Elle ne faisait pas partie de votre maisonnée ?

— Non, je m’occupe simplement de ses funérailles parce que…

— C’est une étrangère alors, en visite dans cette ville ?

— Je n’en suis pas certain.

Il referma bruyamment son registre et brandit son stylet dans ma direction.

— Alors va-t’en et ne reviens pas avant de l’être.

Je tendis le bras par-dessus le comptoir et l’empoignai par le devant de sa tunique.

— Cette femme est morte il y a quatre jours, ici à Rome, tu vas porter son décès sur le registre.

L’employé blêmit.

— Certainement, glapit-il.

Au fur et à mesure que je le lâchais, je me rendis compte à quel point j’avais serré sa tunique. Le sang lui était monté au visage et il lui fallut un moment pour reprendre sa respiration. Il fit mine de réaffirmer sa dignité, ajustant sa tunique et lissant ses cheveux en arrière. Avec grand soin il ouvrit le registre, appuya son stylet sur la cire.

— Nom de la défunte ? bredouilla-t-il.

Il toussa pour s’éclaircir la voix.

— Je n’en suis pas sûr, dis-je.

Sa bouche se contracta, il se mordit la langue. Il ne quittait pas le registre des yeux.

— Néanmoins il faut que j’inscrive un nom.

— Mets Cassandre alors.

— Très bien.

Il grava les lettres dans la cire dure avec un crissement.

— Son lieu de naissance ?

— Je te l’ai dit, je n’en sais rien.

Il fit claquer sa langue.

— Mais je dois mettre quelque chose. Si c’était une citoyenne romaine, il faut que je sache son nom de famille ; et si elle était mariée, le nom de son mari. Si c’était une étrangère, il faut que je sache d’où elle venait. Si c’était une esclave…

— Alors écris : « lieu de naissance inconnu ».

Il ouvrit la bouche pour parler puis se ravisa.

— C’est tout à fait irrégulier, marmonna-t-il en écrivant ce que je lui dictais. Je suppose que tu ne connais pas sa date de naissance.

Je lui lançai un regard noir.

— Je vois : « date de naissance inconnue ». Et la date de sa mort ? Tu as dit que c’était il y a quatre jours.

— Oui, elle est morte le jour des nones d’août.

— Et la cause de sa mort ?

— Le poison, répliquai-je en serrant les dents. Elle a été empoisonnée.

— Je vois, réfléchit-il, nullement ému et griffonnant en toute hâte. Avec un nom comme Cassandre on pourrait penser qu’elle aurait vu sa mort venir. Et toi, comment t’appelles-tu ? Il me faut ton nom pour compléter la déclaration.

J’eus encore envie de le frapper mais me retins.

— Gordianus, surnommé le Limier.

— Parfait. J’ai écrit exactement ce que tu souhaitais. « Nom de la défunte : Cassandre. Situation de famille inconnue. Date de naissance inconnue. Morte empoisonnée le jour des nones d’août 48. Déclaré par Gordianus, surnommé le Limier. » Est-ce que cela te convient, citoyen ?

Je ne dis mot et m’en allai en direction des piliers qui encadraient l’entrée. Derrière moi, je l’entendis marmonner : « Limier, euh ? Peut-être devrait-il découvrir qui l’a empoisonnée… »

Je descendis les marches du temple et retournai vers le bûcher funèbre, les yeux rivés sur le sol, ne voyant rien. À mesure que je m’approchais, je sentais la chaleur du feu. Quand finalement je levai les yeux, j’aperçus Cassandre parmi les flammes. Son cercueil avait été redressé pour que les gens qui assistaient aux funérailles puissent voir les derniers moments de son existence charnelle. Les musiciens accélérèrent leur rythme et passèrent d’un chant lugubre à une lamentation déchirante. Les pleureuses tombèrent à genoux, martelèrent la terre de leurs poings, poussèrent des cris perçants et des gémissements.

Une rafale de vent activa le brasier. Le ronflement du feu était ponctué de crépitements et de grésillements. Je voyais les flammes consumer petit à petit le cadavre, lui brûler les cheveux, lui ratatiner la chair, le carboniser, noircissant tout, anéantissant à jamais sa beauté. Le vent me soufflait la fumée dans les yeux, les picotait, les remplissait de larmes. J’essayais de détourner mes regards. Impossible. Même ce spectacle affreux représentait pour moi une occasion de plus, une chance ultime de regarder Cassandre.

Introduisant la main à l’intérieur de ma toge je sortis une baguette de cuir. Elle avait appartenu à Cassandre ; c’était le seul de ses biens qui existait encore. Je la serrai un instant dans mon poing et la jetai dans les flammes.

Je sentis la présence de Diana à mes côtés, puis le contact de sa main sur mon bras.

— Papa, regarde.

Je finis par détacher mes yeux du bûcher funéraire. Je dévisageai ma fille. Son regard que j’aimais tant croisa le mien, puis se tourna dans une autre direction. Je le suivis. Nous n’étions plus seuls. D’autres étaient venus assister à la fin de Cassandre. Ils devaient être arrivés pendant que j’étais dans le temple ou que j’observais les flammes. À une bonne distance du feu, les différents groupes formaient une sorte de demi-cercle derrière nous. Il y en avait sept en tout. Je les regardai l’un après l’autre. J’en croyais à peine mes yeux.

Sept des femmes les plus riches, les plus puissantes, les plus prestigieuses de Rome étaient venues à la nécropole pour voir Cassandre brûler. Elles ne s’étaient pas mêlées au cortège funèbre, pourtant elles étaient là. Chaque femme était assise dans une litière, entourée de sa propre escorte de parents, de gardes du corps et de porteurs. Chacune d’elles ignorait superbement la présence des autres. Toutes gardaient leurs distances, braquant les yeux sur le bûcher. Je portai sur chacune d’elles mon attention en allant de la droite vers la gauche. D’abord il y avait Térentia, la femme pieuse, parfaitement respectable de Cicéron. Son mari était allé en Grèce pour prendre le parti de Pompée au cours de la guerre civile. On disait que Térentia avait du mal à joindre les deux bouts et, le fait était, sa litière était la plus modeste. Les draperies qui entouraient la caisse n’étaient plus blanches mais d’un gris douteux et çà et là en lambeaux. Sa litière était la plus grande. En regardant du coin de l’œil, je distinguai deux autres femmes qui s’y trouvaient avec elle. L’une était Tullia, la fille chérie de Cicéron. L’autre, dissimulée en arrière dans l’ombre, avait les vêtements et la coiffure caractéristiques d’une vestale. Sans doute était-ce Fabia, la sœur de Térentia qui, lorsqu’elle était plus jeune, avait failli périr en transgressant son vœu sacré de chasteté.

Dans la litière suivante, avait pris place Antonia, la cousine et la femme de Marc Antoine, le bras droit de César. Pendant que César était allé combattre ses ennemis en Espagne, il avait confié à Marc Antoine le gouvernement de l’Italie. Maintenant les deux hommes avaient gagné le nord de la Grèce pour livrer bataille à Pompée. À ce qu’on disait, Antonia était une très jolie femme. Je n’avais jamais fait officiellement sa connaissance et peut-être ne l’aurais-je pas reconnue s’il n’y avait pas eu les têtes de lions en bronze qui surmontaient les montants à chaque angle de sa litière. La tête de lion était l’emblème de Marc Antoine.

La présence d’Antonia était d’autant plus surprenante que la litière la plus proche était occupée par Cythéris. N’importe qui à Rome aurait reconnu cette caisse peinte d’un vert criard et décorée de pompons rose et or, car Cythéris, l’actrice, aimait se faire remarquer au cours de ses allées et venues. Elle était la maîtresse de Marc Antoine et il ne s’en était pas caché pendant qu’il gouvernait Rome en l’absence de César, parcourant toute l’Italie en sa compagnie. Les gens l’appelaient la doublure de sa femme. Cythéris était célèbre pour sa beauté, mais je ne l’avais jamais aperçue d’assez près pour l’apprécier. À ce que prétendaient ceux qui l’avaient vue jouer dans des mimes pour son ancien maître, Volumnius le banquier, elle savait par ses gestes et ses mimiques les plus subtiles susciter toutes sortes de réactions parmi ses spectateurs, la lubricité n’étant pas la moindre. Elle et Antonia ne se jetèrent pas un seul coup d’œil. Apparemment chacune ignorait la présence de l’autre.

Je regardai en direction de la litière suivante, qui était drapée de bleu foncé et de noir comme il sied pour le deuil, et je reconnus Fulvia, deux fois veuve. Elle avait d’abord été mariée à Clodius, le politicien extrémiste, fauteur de troubles. Après l’assassinat de Clodius sur la voie Appienne, quatre ans auparavant, et le chaos qui s’ensuivit – le commencement de la fin de la République, comme il semblait rétrospectivement – Fulvia avait fini par se remarier, unissant son sort à celui de Gaius Curion, jeune lieutenant bien-aimé de César. Mais il y avait quelques mois seulement était arrivée d’Afrique la nouvelle de la mort dramatique de Curion ; le roi Juba avait emporté sa tête comme trophée. Selon certains, Fulvia était la femme la plus malchanceuse de Rome mais, l’ayant rencontrée, je savais qu’elle possédait une force d’âme à toute épreuve. Assise près d’elle dans sa litière se trouvait sa mère, Sempronia, dont Fulvia avait hérité ce trait de caractère.

Tandis que je tournais les yeux vers l’occupante de la litière suivante, je fus frappé par de nouvelles incongruités. Là, Fausta, la fille aux mœurs notoirement légères du dictateur Sylla, était allongée parmi des piles de coussins en une attitude voluptueuse. Trente ans après la mort du dictateur, Rome n’avait pas encore oublié son bref règne sanglant. (Selon la rumeur, celui qui triompherait dans la lutte actuelle, que ce fût César ou Pompée, suivrait l’exemple de l’impitoyable Sylla et alignerait sur le forum les têtes de ses ennemis.) Le fantôme de Sylla hantait la ville, mais on prétendait que la fille de Sylla fréquentait les lieux les plus dissolus. Fausta était encore mariée, bien que seulement de nom, au chef de bande Milon qui avait été banni, le seul exilé politique auquel César, de façon significative, avait refusé le pardon, alors qu’il en avait accordé généreusement avant de quitter Rome. Le crime inexcusable de Milon avait été d’avoir assassiné son rival détesté, Clodius. D’après le tribunal, c’était le mari de Fausta qui avait fait de Fulvia une veuve. Du moins la première fois. Chacune des deux femmes était-elle consciente de la présence de l’autre ? Si tel était le cas, elles ne le montraient pas plus qu’Antonia et Cythéris. On parlait alors beaucoup de Milon, car il s’était enfui de son lieu d’exil et, disait-on, fomentait une révolte en dehors de Rome. Qu’en savait Fausta ? Pourquoi était-elle présente aux funérailles de Cassandre ?

Après la litière de Fausta, entouré de la plus grande escorte de gardes du corps, resplendissait un dais magnifique avec des montants en ivoire et des draperies blanches, chatoyantes, ornées de fils d’or et bordées d’une bande pourpre. C’était la litière de la femme du grand César, Calpurnia. Maintenant que Marc Antoine avait quitté Rome pour combattre aux côtés de César, selon la rumeur, Calpurnia servait d’œil et d’oreille à son mari durant son absence. César l’avait épousée dix ans auparavant, simplement par intérêt politique, parce qu’en Calpurnia il avait trouvé une femme dont l’ambition égalait la sienne. Elle avait la réputation d’avoir les pieds sur terre et de se moquer de toute superstition. Alors pourquoi était-elle venue assister aux funérailles d’une prophétesse folle ?

Seule une litière restait un peu à l’écart de toutes les autres. Quand mon regard se posa sur elle, mon cœur cessa de battre l’espace d’un instant. On ne voyait pas son occupante, à part un doigt entrouvrant les rideaux fermés juste assez pour voir ce qui se passait à l’extérieur. Mais je ne connaissais que trop bien cette litière avec ses raies rouges et blanches. Il y avait huit ans, son occupante avait été une des femmes les plus en vue de Rome, célèbre pour son exubérance et sa pétulance. Puis elle avait traîné son jeune amant, duquel elle s’était séparée, devant les tribunaux et avait commis la grave erreur de contrecarrer Cicéron. Le résultat avait été une humiliation publique désastreuse dont elle ne s’était jamais remise. Puis son frère (certains disaient son amant), Clodius, avait trouvé la mort sur la voie Appienne, ce qui lui avait sapé le moral. Elle s’était alors retirée dans un isolement si complet que certains pensaient qu’elle devait être morte. C’était la seule femme à Rome – avant Cassandre – qui avait failli me briser le cœur. Que faisait là Clodia, la belle, l’énigmatique Clodia, autrefois la femme la plus dangereuse de Rome, maintenant presque oubliée, incognito dans une autre litière ?

Mon regard passait de l’une à l’autre, j’en avais la tête qui tournait. Voir ces femmes toutes réunies en un seul lieu au même moment était plus que surprenant, c’était inimaginable. Pourtant les litières se trouvaient là, en ordre dispersé, face au bûcher, telles les tentes de généraux ennemis sur un champ de bataille. Térentia, Antonia, Cythéris, Fulvia, Fausta, Calpurnia et Clodia – les funérailles de Cassandre les avaient toutes rassemblées. Pourquoi étaient-elles venues ? Pour pleurer Cassandre ? Pour la maudire ? Pour jubiler ? L’éloignement m’empêchait de déchiffrer l’expression de leur visage.

À côté de moi Diana croisait les bras. Elle avait pris l’air malicieux qui m’était si familier car il lui venait de sa mère.

— Cela ne fait pas de doute, c’est l’une d’elles, dit-elle. Tu sais, c’est certainement l’une de ces femmes qui l’a assassinée.

Je frissonnai malgré la chaleur des flammes. Un tourbillon de fumée et de cendres me fit cligner les paupières et je me retournai pour regarder à nouveau le bûcher embrasé. À mon insu, le feu avait continué de dévorer le corps de Cassandre. J’ouvris tout grands les yeux malgré la fumée qui les piquait. Je les rivai sur les restes noircis dans le cercueil vertical maintenant réduit à un monceau de braises rougeoyantes. Les musiciens faisaient entendre leur complainte stridente. Les pleureuses poussaient leurs cris vers le ciel. Combien de temps scrutai-je les flammes ? Je l’ignore. Mais quand je finis par me retourner, les sept femmes et leur escorte avaient disparu, comme si elles n’avaient jamais été là.

La dernière prophétie
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