27
L’horloge de la fatalité
Bremen fut incendié à l’aube.
Les habitants du petit village sans fortification avaient su à quoi s’en tenir. Plutôt que de se retrouver face à la marée de monstres qui se déversait le long de la rivière Shaengarne et de les combattre dans la ville, ils avaient mis en place une résistance symbolique sur le gué. Ils tirèrent quelques rafales de flèches sur les gobelins de tête, afin de ralentir leurs rangs suffisamment longtemps pour que les plus vieux et les plus lents des bateaux quittent le port et se mettent en sécurité sur les eaux de Maer Dualdon. Les archers avaient ensuite fui vers les quais pour suivre les autres habitants de la cité.
Quand les gobelins pénétrèrent finalement dans la cité, ils la trouvèrent complètement déserte. Ils regardèrent avec colère les navires qui s’éloignaient vers l’est pour rejoindre la flottille de Targos et de Termalaine. Bremen était trop éloigné de tout pour être d’une quelconque utilité à Akar Kessell, et donc, contrairement à la cité de Termalaine qui avait été convertie en camp de base, cette ville fut réduite en cendres.
Sur le lac, les derniers sans-abri victimes de la destruction aveugle de Kessell regardèrent avec impuissance leurs demeures s’écrouler en amas de décombres fumants.
Du haut des murs de Bryn Shander, Cassius et Régis observaient également la scène.
— Il a commis une autre erreur, dit Cassius au halfelin.
— Laquelle ?
— Kessell a mis au pied du mur les habitants de Targos, de Termalaine, de Caer-Konig, de Caer-Dineval et maintenant de Bremen, expliqua Cassius. Ils n’ont nulle part où aller à présent. Leur seul espoir réside dans la victoire.
— Ce n’est pas un bien grand espoir, remarqua Régis. Tu as vu ce que la tour peut faire. Et même sans elle, l’armée de Kessell peut tous nous détruire ! Comme il l’a dit, il a toutes les cartes en main.
— Peut-être, concéda Cassius. Le sorcier croit qu’il est invincible, cela, c’est certain. Et c’est une erreur, mon ami. Le plus doux des animaux se battra avec courage s’il est mis dos au mur, car il n’aura plus rien à perdre. Un homme pauvre est plus meurtrier qu’un homme riche, car la vie a moins de valeur pour lui. Et un homme sans abri, coincé sur les steppes gelées, quand les premiers vents de l’hiver commencent déjà à souffler, est de fait un ennemi redoutable !
» Ne crains rien, petit ami, continua Cassius. Lors du conseil de ce matin, nous devrions être à même de trouver un moyen de tirer profit des faiblesses du sorcier.
Régis hocha la tête, incapable de contester la logique élémentaire du porte-parole et peu disposé à contredire son optimisme. Mais malgré tout, comme il scrutait les rangs fournis de gobelins et d’orques qui entouraient la ville, le halfelin n’avait que peu d’espoir.
Il regarda vers le nord, où la poussière était finalement retombée sur la vallée des nains. La Rampe de Bruenor n’existait plus, elle s’était écroulée avec le reste de la falaise quand les nains avaient obstrué l’entrée de leurs cavernes.
— Ouvre-moi une porte, Bruenor, chuchota distraitement Régis. Laisse-moi entrer, s’il te plaît.
***
Bruenor et son clan étaient justement en train de discuter à ce moment même de la possibilité d’ouvrir une issue sur leurs tunnels, mais sans permettre à quiconque d’entrer. Peu de temps après leur réussite contre les orques et les gobelins sur les saillies à l’extérieur de leurs mines, les guerriers à longue barbe s’étaient rendu compte qu’ils ne pouvaient pas rester assis sans rien faire pendant que des orques, des gobelins et des monstres encore pires détruisaient le monde qui les entourait. Ils étaient impatients de porter un autre coup à Kessell. Dans leur abri souterrain, ils ne savaient absolument pas si Bryn Shander était encore debout ou si l’armée de Kessell avait déjà écrasé l’ensemble des Dix-Cités, mais ils pouvaient entendre les bruits d’un campement au-dessus du secteur sud de leur immense complexe.
Bruenor était celui qui avait proposé l’idée d’une deuxième bataille, en grande partie à cause de sa colère devant la perte imminente de ses proches amis autres que les nains. Peu de temps après que les derniers gobelins eurent été taillés en pièces, le chef du clan de Castelmithral rassembla l’ensemble des siens autour de lui :
— Envoyez quelqu’un au bout d’chaque tunnel, ordonna-t-il. Trouvez où qu’ces chiens s’terrent pour dormir.
Cette nuit-là, les bruits de pas des monstres se firent particulièrement entendre loin vers le sud, sous le champ qui entourait Bryn Shander. Les nains diligents commencèrent immédiatement à remettre en état les tunnels peu utilisés qui partaient dans cette direction. Quand ils parvinrent en dessous de l’armée, ils creusèrent dix conduits vers la surface, s’arrêtant à un cheveu de celle-ci.
Leurs yeux avaient retrouvé une lueur particulière : l’étincelle d’un nain sachant être sur le point de trancher quelques têtes de gobelins. Le plan retors de Bruenor offrait d’infinies possibilités de revanche pour un minimum de risque. En cinq minutes, ils pouvaient achever leurs nouvelles issues. Moins d’une minute après cela, l’ensemble de leur force pourrait émerger au milieu de l’armée endormie de Kessell.
***
La rencontre que Cassius avait désignée sous le nom de « conseil » tenait en réalité plus d’une assemblée publique durant laquelle le porte-parole de Bryn Shander pourrait dévoiler ses projets de riposte. Cependant, aucun des chefs réunis, même pas Glensather (le seul porte-parole présent), ne protesta. Cassius avait étudié chaque aspect du sorcier et de l’armée de gobelins retranchée en portant une attention méticuleuse à chaque détail, définissant l’agencement de l’ensemble des troupes et mettant en lumière les rivalités les plus explosives parmi les rangs des orques et des gobelins. Il avait également estimé le temps qui serait nécessaire pour que les luttes intestines affaiblissent suffisamment l’armée.
Chacun dans l’assistance était d’accord sur le fait que la pierre angulaire de ce siège était Cryshal-Tirith. Le pouvoir terrifiant de l’édifice de cristal soumettrait même le plus turbulent des orques à une obéissance inconditionnelle. Cependant, du point de vue de Cassius, la véritable question portait sur les limites de ce pouvoir.
— Pourquoi Kessell a-t-il autant insisté pour une reddition immédiate ? raisonna le porte-parole. Il pourrait nous laisser subir la tension du siège pendant quelques jours pour affaiblir notre résistance !
L’assistance approuva la logique du raisonnement de Cassius, sans avoir pourtant de réponse à lui apporter.
— Peut-être que Kessell n’a pas une maîtrise si absolue de ses troupes, proposa lui-même Cassius. Serait-il possible que le sorcier craigne que son armée se désintègre autour de lui s’il est freiné un moment ?
— C’est possible, répondit Glensather de Havre-du-Levant. Ou peut-être que Kessell perçoit simplement l’ampleur de l’avantage qu’il a sur nous et qu’il sait que nous n’avons d’autre choix que de nous conformer à ses désirs. Tu confonds peut-être confiance et préoccupation ?
Cassius prit un moment pour réfléchir à la question.
— Une juste observation, dit-il enfin. Pourtant sans importance pour nos plans.
Glensather et plusieurs autres membres de l’assistance contemplèrent le porte-parole avec curiosité.
— Nous devons partir de ce postulat, expliqua Cassius. Si le sorcier a véritablement la maîtrise absolue de l’ensemble de son armée, alors tout ce que nous pourrons tenter d’entreprendre se révélera vain, dans tous les cas. Par conséquent, nous devons baser nos actions sur l’idée que l’impatience de Kessell repose sur des inquiétudes bien réelles.
» Je ne crois pas que le sorcier soit un stratège exceptionnel. Il s’est engagé sur la voie de la destruction, supposant que cela nous effraierait au point de nous soumettre, alors qu’en réalité, c’est ce qui a fortifié la détermination de bien des nôtres à se battre jusqu’au dernier. Des rivalités de longue date entre plusieurs des villes, une rancune que le chef avisé d’une armée d’envahisseurs aurait certainement tournée à son grand avantage, ont été effacées par le manque de finesse éhonté de Kessell et par ses démonstrations d’une brutalité outrancière.
Les regards attentifs qui se posaient sur Cassius lui confirmaient qu’il gagnait des soutiens de tous les côtés. Il cherchait à remplir deux objectifs dans cette réunion : convaincre les autres de suivre le pari qu’il était sur le point de révéler, et changer leur conception des choses en leur rendant quelque espoir.
— Notre peuple est là-bas, dit-il, son bras décrivant un large arc de cercle. Sur Maer Dualdon et sur le lac Dinneshere, les flottes se sont rassemblées, dans l’attente d’un signe de Bryn Shander attestant de notre soutien. Les habitants de Bon-Hydromel et de la Brèche de Dougan font de même sur le lac méridional, armés jusqu’aux dents et sachant fort bien que, dans cette lutte, il ne restera rien à sauver aux survivants si nous ne sommes pas victorieux ! (Il se pencha par-dessus la table, attirant puis soutenant le regard de chacun des hommes qui étaient assis devant lui, avant de conclure d’un air grave :) Plus de maisons. Plus d’espoir pour nos femmes. Plus d’espoir pour nos enfants. Nulle part où s’enfuir.
Cassius continua d’appeler le reste de l’assistance au ralliement, bientôt soutenu par Glensather, qui avait plus ou moins deviné l’objectif du porte-parole et qui reconnaissait l’importance de remonter le moral général. Cassius attendit le moment opportun. Quand le désespoir fit place à la résolution de survivre sur le visage des chefs, il exposa son plan audacieux.
— Kessell a requis un émissaire, dit-il, et nous devons donc lui en envoyer un.
— Le choix le plus évident me paraît être toi ou moi, intervint Glensather. Lequel de nous deux cela devrait-il être ?
Un sourire sarcastique s’élargit sur le visage de Cassius.
— Aucun de nous deux, dit-il. L’un de nous serait un choix évident si nous comptions nous conformer aux exigences de Kessell. Mais nous avons une troisième option.
Il dirigea son regard droit sur Régis. Le halfelin se tortilla, mal à l’aise, devinant en partie ce que le porte-parole avait en tête.
— Il y a parmi nous quelqu’un qui est doté d’une réputation presque légendaire pour ses remarquables capacités de persuasion. Peut-être que son charme charismatique nous permettra de gagner un temps précieux dans nos négociations avec le sorcier.
Régis se sentit mal. Il s’était souvent demandé quand son rubis en pendentif allait le mettre dans une situation trop inextricable pour qu’il puisse s’en tirer.
Plusieurs autres membres de l’assistance regardaient Régis à présent, intrigués par la suggestion de Cassius. Les histoires à propos du charme et des capacités de persuasion du halfelin, ainsi qu’au sujet de l’accusation de Kemp lors du conseil quelques dizaines auparavant avaient été racontées et répétées dans chacune des villes, chaque conteur y allant de sa petite touche d’amélioration ou d’exagération pour accroître sa propre importance.
Bien que Régis n’ait pas été enchanté de perdre le pouvoir de son secret – les gens ne le regardaient plus que rarement dans les yeux à présent –, il en était venu à apprécier sa célébrité relative. Il n’avait pas réalisé qu’avoir tant de regards tournés vers sa personne pouvait avoir des conséquences négatives.
— Que ce soit le halfelin, l’ancien porte-parole de Bois Isolé, qui nous représente à la cour d’Akar Kessell, déclara Cassius à l’approbation quasi unanime de l’assemblée. Peut-être notre petit ami sera-t-il capable de convaincre le sorcier qu’il est dans l’erreur avec son comportement maléfique !
— Vous vous trompez ! protesta Régis. Ce ne sont que des rumeurs…
— L’humilité, l’interrompit Cassius, est une qualité de valeur, mon bon halfelin. Et nous tous rassemblés ici, nous apprécions la sincérité de tes doutes sur tes capacités, et nous en apprécions d’autant plus ta volonté de les mettre à l’épreuve contre Kessell quoi qu’il en soit !
Régis ferma les yeux et ne répondit rien, sachant que la motion serait adoptée avec ou sans son accord.
Ce fut le cas, sans un seul vote contestataire. Les assiégés étaient entièrement disposés à saisir au vol la moindre lueur d’espoir.
Cassius se dépêcha de conclure le conseil, car il pensait que les autres sujets – les problèmes de surpopulation et de détournement de nourriture – n’avaient que peu d’importance dans un moment pareil. Si Régis échouait, tout autre désagrément serait secondaire.
Régis garda le silence. Il avait assisté au conseil uniquement pour apporter son soutien à ses amis porte-parole. Quand il s’était assis à la table, il n’avait eu aucune intention de participer activement aux débats, sans parler de devenir la carte maîtresse du plan de défense.
Et c’est ainsi que la réunion fut ajournée. Cassius et Glensather échangèrent des clins d’œil entendus et triomphateurs, car tous quittaient la salle avec un peu plus d’optimisme.
Cassius retint Régis quand il se leva pour partir avec les autres. Le porte-parole de Bryn Shander ferma la porte derrière le dernier d’entre eux, souhaitant faire une mise au point privée avec le principal acteur des premières phases de son plan.
— Tu aurais pu m’en parler d’abord ! grommela Régis dans le dos du porte-parole dès que la porte se fut refermée. Il me semble que la moindre des choses aurait été de me laisser l’occasion de faire mon propre choix dans cette affaire !
Cassius avait un visage grave quand il se retourna pour faire face au halfelin.
— Quel choix avons-nous, tous autant que nous sommes ? demanda-t-il. Au moins, de cette façon, nous leur avons donné à tous un peu d’espoir.
— Tu me surestimes, protesta Régis.
— Peut-être que c’est toi qui te sous-estimes, dit Cassius. (Le halfelin savait bien que Cassius ne reviendrait pas sur son plan, néanmoins la confiance du porte-parole transmettait à Régis un esprit altruiste véritablement réconfortant.) Prions donc, dans notre intérêt commun, que la dernière éventualité soit la bonne, continua Cassius, allant s’asseoir à table. Mais je crois vraiment que c’est le cas. J’ai confiance en toi, même si ce n’est pas ton cas. Je me souviens bien de ce que tu as fait au porte-parole Kemp cinq ans auparavant, bien qu’il m’ait fallu entendre sa propre déclaration comme quoi il avait été manipulé pour comprendre la réalité de la situation. Une œuvre de persuasion magistrale, Régis de Bois Isolé, et d’autant plus que ce secret a été préservé si longtemps !
Régis rougit et lui concéda ce point.
— Et si tu peux t’en tirer avec quelqu’un d’aussi entêté que Kemp de Targos, Akar Kessell devrait te sembler une proie facile !
— Je suis d’accord avec l’idée que tu te fais de Kessell, comme un sous-homme dénué de force intérieure, dit Régis, mais les sorciers savent mettre au jour les artifices magiques. Et tu oublies le démon. Je ne tenterais même pas d’abuser un représentant de cette engeance !
— Espérons que tu n’auras pas affaire à lui, approuva Cassius en frémissant. Pourtant, je sens que tu dois te rendre à la tour et tenter de dissuader le sorcier. Si nous ne pouvons pas trouver un moyen de nous préserver de l’ensemble de l’armée jusqu’à ce que leurs troubles internes tournent en notre faveur, nous sommes assurément condamnés. Crois-moi, car je suis ton ami, quand je te dis que je ne te demanderais pas de t’exposer à pareil danger si je voyais une autre possibilité.
Une expression peinée perça clairement à travers la façade optimiste qu’avait adoptée jusqu’ici le porte-parole. Son inquiétude toucha Régis, comme le ferait un homme affamé réclamant de la nourriture à grands cris.
Au-delà de ses sentiments pour le porte-parole, Régis était forcé d’admettre la logique de son plan et l’absence d’autres possibilités à explorer. Kessell ne leur avait pas laissé beaucoup de temps pour se regrouper après la première attaque. En rasant Targos, le sorcier avait démontré sa capacité à détruire Bryn Shander de la même façon, et le halfelin avait peu de doutes sur le fait que Kessell mette son abominable menace à exécution.
Régis en vint à accepter son rôle comme étant leur seule option. Il était difficile de pousser le halfelin à l’action, mais une fois qu’il s’y était résolu, il tentait en général de faire de son mieux.
— Tout d’abord, commença-t-il, je dois te dire sous le sceau du secret que je dispose effectivement d’une assistance magique. (Une lueur d’espoir revint dans les yeux de Cassius. Il se pencha en avant, impatient d’en entendre plus, mais Régis le calma d’un geste de sa main déployée.) Tu dois cependant comprendre, expliqua le halfelin, que contrairement à ce qu’affirment certaines histoires, je n’ai pas le pouvoir d’altérer ce qu’une personne a dans le cœur. Je ne peux pas convaincre Kessell de se détourner de sa voie maléfique, pas plus que je n’ai pu convaincre le porte-parole Kemp de faire la paix avec Termalaine.
Il se leva de sa chaise capitonnée et se mit à marcher autour de la table, les mains derrière le dos. Cassius le regardait dans une attente incertaine, incapable de comprendre où voulait en venir exactement le halfelin en admettant puis en démentant son pouvoir.
— Parfois, cependant, je parviens effectivement à faire en sorte que quelqu’un voie les choses sous une autre perspective, admit Régis. Comme l’incident auquel tu as fait référence, quand j’ai convaincu Kemp que le fait de suivre un point de vue particulier pourrait en fait l’aider à réaliser ses propres aspirations.
» Alors, dis-moi encore, Cassius, tout ce que tu as appris sur le sorcier et sur son armée. Voyons si nous pouvons découvrir un moyen de faire douter Kessell de ce en quoi il croit vraiment !
L’éloquence du halfelin stupéfia le porte-parole. Même s’il n’avait pas regardé Régis dans les yeux, il pouvait voir l’étincelle de vérité dans ces récits qu’il avait toujours supposé être exagérés.
— Nous savons grâce aux échanges de signaux que Kemp a pris le commandement des armées subsistantes des quatre villes sur Maer Dualdon, expliqua Cassius. De même pour Jensin Brent et Schermont sur le lac Dinneshere, et si l’on rajoute les flottes sur Eaux-Rouges, l’ensemble devrait effectivement constituer une puissante armée !
» Kemp a déjà fait vœu de vengeance, et je doute qu’aucun des autres réfugiés nourrisse la moindre pensée de se rendre ou de s’enfuir.
— Où pourraient-ils aller ? marmonna Régis.
Il regarda piteusement Cassius, qui n’avait aucun mot de réconfort à lui offrir. Cassius avait fait une présentation pleine de confiance et d’optimisme pour les personnes présentes au conseil et pour la population de la ville, mais il ne pouvait pas regarder Régis dans les yeux à cet instant et lui faire de vaines promesses.
Glensather fit brusquement irruption dans la pièce.
— Le sorcier est revenu sur le champ, cria-t-il. Il a réclamé notre émissaire – et les lumières de la tour ont réapparu !
Ils se ruèrent tous les trois hors du bâtiment, Cassius récapitulant les informations les plus pertinentes.
Régis le fit taire :
— Je suis prêt, lui assura-t-il. Je ne sais pas si ton plan invraisemblable a la moindre chance de marcher, mais je te donne ma parole que je ferai tout mon possible pour que la manipulation fonctionne.
Ils arrivèrent à la porte de la ville.
— Il faut que ça marche, dit Cassius, en donnant une tape sur l’épaule de Régis. C’est notre seul espoir.
Il commença à s’éloigner, mais Régis avait une dernière question pour laquelle il avait besoin d’une réponse.
— Et si je découvre que Kessell est au-delà de mon influence ? demanda-t-il d’un air grave. Que dois-je faire si la manipulation échoue ?
Cassius regarda autour de lui les centaines de femmes et d’enfants qui se serraient les uns contre les autres pour se protéger du vent glacé dans les parties communes.
— Si notre plan échoue, commença-t-il lentement, si Kessell ne peut pas être dissuadé d’utiliser le pouvoir de la tour contre Bryn Shander (Il s’interrompit de nouveau, uniquement pour retarder le moment de s’entendre prononcer ses dernières paroles :) tu devras alors capituler au nom de la ville sur mon ordre personnel.
Cassius se détourna et se dirigea vers les parapets pour assister à la confrontation cruciale. Régis n’attendit pas plus longtemps, car il savait qu’à la moindre hésitation il changerait d’avis et partirait en courant se cacher dans un coin sombre de la cité. Avant même d’avoir eu l’occasion d’y réfléchir, il avait passé la porte et descendait la colline vers l’image du sorcier qui l’attendait.
Akar Kessell était de nouveau apparu entre deux miroirs portés par des trolls et se tenait debout, les bras croisés, tapant impatiemment du pied. Son expression menaçante et malveillante donnait à Régis la nette impression que le sorcier, dans un accès de fureur, allait le terrasser avant même qu’il ait atteint le bas de la colline. Mais le halfelin se devait de garder les yeux rivés sur Kessell pour pouvoir seulement continuer de se rapprocher. Les trolls affreux le dégoûtaient et le révulsaient plus que n’importe quelle autre créature, et il eut besoin de toute sa volonté pour s’approcher d’eux. Même de la porte de la ville, il pouvait sentir l’odeur infecte et putride de leur pestilence.
Mais il trouva le moyen de parvenir jusqu’aux miroirs et se retrouva debout devant le sorcier.
Kessell étudia l’émissaire pendant un bon moment. Il ne s’était certainement pas attendu qu’un halfelin représente la cité et il se demanda pourquoi Cassius n’était pas venu en personne pour une rencontre si importante.
— Viens-tu devant moi en tant que représentant officiel de Bryn Shander et de tous ceux qui résident actuellement derrière ses murs ?
Régis acquiesça.
— Je suis Régis de Bois Isolé, répondit-il, un ami de Cassius et un ancien membre du Conseil des dix. J’ai été désigné pour parler au nom de toutes les personnes présentes dans la cité.
Les yeux de Kessell s’étrécirent devant la perspective de sa victoire.
— Et m’amènes-tu le message de leur reddition inconditionnelle ?
Régis remua, mal à l’aise, bougeant de façon à ce que son rubis se mette à tournoyer devant sa poitrine au bout de son pendentif.
— Je souhaiterais tenir un conseil privé avec vous, puissant sorcier, pour que nous puissions discuter des clauses de l’accord.
Les yeux de Kessell s’écarquillèrent. Il regarda Cassius en haut du mur.
— J’avais dit « inconditionnelle ! », brailla-t-il. (Derrière lui, les lumières de Cryshal-Tirith commencèrent à tournoyer et à s’amplifier.) Vous allez maintenant être les témoins de la folie de votre insolence !
— Attendez ! supplia Régis en sautillant devant lui pour recapter l’attention du sorcier. Il y a des choses dont vous devriez avoir conscience avant que tout soit décidé !
Kessell ne prêtait pas une grande attention aux divagations du halfelin, mais le rubis qu’il portait en pendentif attira tout à coup son regard. Malgré la protection que lui offrait la distance qui séparait son corps physique de l’image qu’il en projetait, il trouva le joyau fascinant.
Régis ne put retenir son envie de sourire, quoique très légèrement, quand il s’aperçut que les yeux du sorcier ne cillaient plus.
— J’ai des informations que, j’en suis sûr, vous trouverez précieuses, dit doucement le halfelin.
Kessell lui fit signe de continuer.
— Pas ici, chuchota Régis. Il y a trop d’oreilles curieuses aux alentours. Ce que j’ai à dire ne ferait pas plaisir à certains des gobelins ici rassemblés !
Kessell considéra les paroles du halfelin pendant un moment. Il se sentait étrangement amorphe pour une raison qu’il ne pouvait pas encore comprendre.
— Très bien, halfelin, convint-il. J’entendrai tes paroles.
Dans un éclair et un nuage de fumée, le sorcier s’était évaporé.
Régis reporta les yeux vers ceux qui se tenaient en haut du mur par-dessus son épaule et il hocha la tête.
Sous un ordre télépathique en provenance de la tour, les trolls réorientèrent les miroirs pour refléter Régis. En un second éclair et un autre nuage de fumée, Régis s’était évaporé lui aussi.
Du haut du mur, Cassius hocha la tête en réponse au signe du halfelin, bien que Régis ait déjà disparu. Le porte-parole respirait un peu mieux, réconforté par le dernier regard que lui avait lancé Régis, et par le fait que Bryn Shander soit encore debout alors que le soleil était en train de se coucher. Si sa supposition, fondée sur le moment choisi par le sorcier pour ses actions, était exacte, Cryshal-Tirith tirait la majeure partie de son énergie de la lumière du soleil.
Il semblait que son plan leur avait accordé au moins une nuit de plus.
***
Malgré sa vision trouble, Drizzt reconnut la forme noire qui flottait au-dessus de lui. Le drow s’était cogné la tête quand il avait été projeté par la garde du cimeterre. Guenhwyvar, bien qu’elle eût elle aussi souffert dans le combat avec Errtu, avait veillé silencieusement sur lui pendant les longues heures durant lesquelles le drow était resté sans connaissance.
Drizzt roula en position assise et essaya de retrouver ses repères. Au départ, il pensa que l’aube pointait, mais il se rendit compte ensuite que la faible lumière du soleil venait de l’ouest. Il était resté évanoui pendant la plus grande partie de la journée, complètement épuisé, car le cimeterre avait sapé son énergie vitale durant son combat contre le démon.
Guenhwyvar paraissait encore plus exténuée. L’épaule de la panthère pendait, démise dans sa collision avec le mur de pierre, et Errtu avait profondément entaillé une de ses pattes antérieures.
Plus que les blessures, cependant, c’était la fatigue qui pesait sur la bête magique. Elle avait dépassé le temps limite de présence dans le plan Matériel habituel de plusieurs heures. Le lien entre sa demeure planaire et celle du drow n’était plus maintenu que par sa propre énergie magique, et chaque minute supplémentaire qu’elle passait dans ce monde sapait un peu plus ses forces.
Drizzt caressa tendrement son cou musclé. Il comprenait le sacrifice que Guenhwyvar avait fait pour son bien, et il aurait voulu respecter les besoins de l’animal et la renvoyer dans son propre monde.
Mais il ne pouvait pas. Si la panthère repartait dans son propre plan, il lui faudrait des heures pour retrouver la force requise pour rétablir un lien vers le monde matériel. Et il avait besoin d’elle maintenant.
— Reste encore un peu, l’implora-t-il.
La bête fidèle s’allongea à côté de lui sans une once de protestation. Drizzt la regarda avec compassion et lui caressa de nouveau le cou. Comme il lui tardait de libérer la panthère de son service ! Mais il ne pouvait pas.
D’après ce qu’Errtu lui avait dit, la porte de Cryshal-Tirith n’était invisible qu’aux yeux des êtres du plan Matériel.
Drizzt avait besoin des yeux de la panthère.