18

L’ENTERREMENT

 

Je dégringolai les marches et ouvris la porte en grand.

Comme de bien entendu, c’était Jacob. Alice était peut-être aveugle, elle n’en restait pas moins futée. Si ce n’est qu’il avait reculé à environ deux mètres du seuil et fronçait le nez d’un air écœuré, son visage était lisse comme un masque. Cette apparence ne me trompa pas – ses mains tremblaient légèrement. L’hostilité qui émanait de lui roulait comme une houle, me ramenant au jour horrible où il m’avait préféré Sam. Mon instinct de défense prit le dessus, et je tendis le menton en avant, prête à lutter.

Le long du trottoir, la Golf tournait au ralenti. Jared était au volant, Embry sur le siège passager. Je compris. Ils avaient eu peur de le laisser venir seul, ce qui m’attrista et m’agaça un peu aussi. Les Cullen n’étaient pas ce qu’ils croyaient trop facilement.

— Salut ! finis-je par lancer, vu qu’il ne disait rien.

Il pinça les lèvres, ne se rapprocha pas. Ses yeux balayèrent la façade de la maison.

— Elle n’est pas là, grondai-je. Tu veux quoi ?

Il hésita.

— Tu es seule ?

— Oui, soupirai-je.

— Je peux te parler un instant ?

— Évidemment, Jacob ! Entre.

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Embry secoua la tête dans un geste presque imperceptible. J’ignore pourquoi, mais cela me rendit folle de rage.

— Espèce de trouillard ! marmonnai-je entre mes dents.

Jake se tourna vivement vers moi, et ses épais sourcils noirs formèrent un angle furibond au-dessus de ses prunelles enfoncées. Il serra la mâchoire et, raide comme un piquet, remonta l’allée au pas de charge et me bouscula pour pénétrer dans le couloir. De mon côté, je vrillai mon regard sur celui de Jared et d’Embry qui me toisaient avec hostilité. Croyaient-ils vraiment que je laisserais Alice faire du mal à Jacob ? Je leur claquai la porte au nez. Derrière moi, Jake contemplait les couvertures en désordre dans le salon.

— Tu as organisé une soirée pyjama ? demanda-t-il, mauvais.

— Exact, ripostai-je sur le même ton. Ça te pose un problème ?

Son comportement m’horripilait. Une fois encore, il fronça le nez, comme s’il sentait une odeur déplaisante.

— Où est ton « amie » ?

Les guillemets étaient audibles.

— Elle est sortie. Qu’est-ce que tu veux, Jacob ?

Il était sur le qui-vive, ses longs bras secoués de tremblements. Sans répondre à ma question, il fila dans la cuisine, les yeux en alerte. Je l’y suivis. Il se mit à arpenter la pièce comme un animal pris au piège.

— Hé ! lançai-je en me mettant sur son chemin. Qu’est-ce que tu as ?

— Ça ne me plaît pas d’être ici.

— Alors, je suis navrée que tu aies dû venir, répliquai-je, piquée au vif. Dis-moi donc ce qui t’amène et sauve-toi.

— J’ai juste une ou deux questions à te poser. Il faut que nous repartions. Pour l’enterrement.

— Bien. Alors, inutile de perdre du temps. Vas-y.

J’en rajoutais sans doute un peu dans l’antagonisme, mais c’était une façon de lui cacher à quel point j’étais blessée par son attitude. Même si je me montrais injuste – après tout, je lui avais préféré la « buveuse de sang », deux soirs plus tôt. J’avais dégainé la première. Il inspira profondément, ses doigts se calmèrent soudain et son visage affecta la sérénité.

— Un membre de la famille Cullen habite chez toi.

— Oui. Alice.

— Elle compte rester longtemps ?

— Aussi longtemps qu’elle le souhaitera.

— À ton avis, tu pourrais... s’il te plaît... lui expliquer la situation ? Au sujet de l’autre... de Victoria ?

Je pâlis.

— Je lui en ai déjà parlé.

— Il faut que tu saches que nous ne pouvons surveiller que nos terres, maintenant qu’un Cullen est ici. Tu ne seras en sécurité qu’à La Push. Je ne suis plus en mesure de te protéger ici.

— Compris, murmurai-je.

Il tourna la tête vers les fenêtres de derrière. N’ajouta rien.

— C’est tout ?

— Une dernière chose, précisa-t-il sans me regarder.

J’attendis, rien ne vint.

— Oui ? le poussai-je.

— Le reste de la famille a l’intention de rappliquer aussi ?

Sa voix était devenue froide et basse, et elle me rappela le comportement toujours si maîtrisé de Sam. Jacob lui ressemblait de plus en plus... Pourquoi cela m’ennuyait-il autant ? Ce fut à mon tour de garder le silence, et il fut contraint de me dévisager, les yeux interrogateurs.

— Non, finis-je par répondre, de mauvaise grâce.

Son expression ne se modifia pas.

— Bien. J’ai fini.

Je le toisai, mon irritation ranimée.

— Alors, file. Va rapporter à Sam que les vilains monstres ne viendront pas vous manger.

— Bien, répéta-t-il, toujours aussi calme.

Sur ce, il sortit à grands pas de la pièce. Je guettai le bruit de la porte – rien. En revanche, j’entendais parfaitement la pendule qui, sur la cheminée, égrenait ses minutes. Je m’émerveillai une fois de plus de sa discrétion.

Quel désastre ! Comment m’étais-je débrouillée pour qu’il devînt mon ennemi aussi vite ? Et quel ennemi ! Me pardonnerait-il, quand Alice serait partie ? Dans le cas contraire, le supporterais-je ? Je m’adossai à un placard, enfouis mon visage dans mes mains. Comment avais-je réussi à tout gâcher ? Mais qu’aurais-je pu faire d’autre ? Même avec du recul, je ne voyais pas meilleure façon d’agir. Les dégâts étaient inévitables.

— Bella...

C’était lui. La voix cassée. Je relevai la tête, le découvris qui hésitait sur le seuil de la cuisine. Contrairement à ce que j’avais cru, il ne s’en était pas allé. Remarquant brusquement des gouttes cristallines sur mes doigts, je me rendis compte que je pleurais. La froideur de Jacob avait cédé la place à l’anxiété et au malaise. Il revint rapidement vers moi et se baissa de façon à ce que nos yeux soient à la même hauteur.

— J’ai recommencé, hein ? murmura-t-il.

— Quoi ? marmonnai-je entre deux sanglots.

— J’ai trahi ma promesse. Désolé.

— Pas grave. C’est moi qui ai ouvert les hostilités, cette fois.

— Je connaissais ton amitié pour eux, avoua-t-il, en grimaçant. Je n’aurais pas dû être aussi surpris.

Sa révulsion était palpable. J’aurais voulu lui expliquer ce qu’Alice était en réalité, la défendre contre ses préjugés – quelque chose m’avertit que ce n’était pas le bon moment.

— Je suis navrée, me contentai-je donc de marmonner.

— Ne nous angoissons pas inutilement, d’accord ? Ce n’est qu’une petite visite. Elle finira par partir, et tout redeviendra normal. Non ?

— Il est donc impossible que je sois amie avec vous deux en même temps ?

Cette fois, je n’avais pas tenté de dissimuler ma peine. Il secoua lentement la tête.

— Non, je ne crois pas.

Je reniflai, détournai mon regard du sien.

— Tu attendras, hein ? Tu restes mon ami, bien que j’aime aussi Alice ?

Il ne répondit pas immédiatement, et je n’osai relever la tête, par peur de ce que je risquais de lire sur son visage. C’était sans doute aussi bien.

— Oui, bougonna-t-il enfin, je serai toujours ton ami, qui que tu aimes.

— Juré ?

— Juré.

Je sentis ses bras se refermer sur moi et me laissai aller contre son torse.

— C’est vraiment nul, me lamentai-je.

— Oui, reconnut-il en reniflant mes cheveux. Beurk.

— Quoi ? me rebellai-je en m’écartant brusquement. Pourquoi tout le monde ne cesse-t-il de me humer ? Je ne sens pas mauvais !

— Si, avoua-t-il avec un pauvre sourire. Tu as leur parfum. Sucré, trop sucré. Et... glacial. Il me brûle le nez.

— Ah bon ?

C’était étrange. L’arôme que dégageait Alice était divin. Pour un humain en tout cas.

— Mais pourquoi Alice estime-t-elle que je pue, elle aussi ?

Ma question effaça son sourire.

— Euh... si ça se trouve, mon odeur la répugne également.

— En tout cas, la tienne comme la sienne me vont, décrétai-je en me blottissant de nouveau contre lui.

Il me manquerait terriblement quand il franchirait la porte de la maison. C’était un cercle vicieux. D’un côté, j’aurais voulu qu’Alice reste pour toujours – lorsqu’elle partirait, j’en mourrais, métaphoriquement parlant ; de l’autre, comment allais-je m’en sortir si j’étais privée de Jake ? Quel bazar...

— Tu vas me manquer aussi, chuchota Jacob, comme s’il avait lu dans mes pensées. À chaque instant. J’espère qu’elle s’en ira bientôt.

— Ça pourrait se passer autrement, tu sais.

— Non, soupira-t-il. Tu l’aimes. Alors, vaut mieux que je ne m’en approche pas. Je ne suis pas sûr d’être assez équilibré pour le supporter. Sam serait furieux que je rompe le traité, et toi, tu n’apprécierais sûrement pas que je la tue.

Je tentai de me dégager, horrifiée par ses paroles, mais il me retint.

— Inutile de se voiler la face, Bella, continua-t-il. C’est la triste vérité.

— Elle me rend malade.

Sa grande main brune souleva mon menton pour m’obliger à le regarder.

— Oui, c’était plus simple quand nous étions tous deux humains, n’est-ce pas ?

Je poussai un long soupir. Nous nous dévisageâmes un long moment. Sa peau brûlait la mienne. Je devinais que mes traits n’exprimaient qu’une insondable tristesse. Je n’avais pas envie de dire au revoir, aussi courte dût être notre séparation. Lui aussi semblait mélancolique. Soudain, il lâcha ma taille, et ses doigts effleurèrent ma joue ; ils tremblaient, mais plus de rage. Il emprisonna ma figure entre ses paumes incandescentes.

— Bella, murmura-t-il.

Je me figeai. Non ! Je n’avais pas encore pris de décision. Je ne savais pas si j’en étais capable et, pour l’instant, je n’étais pas en état d’y réfléchir. Cependant, le rejeter maintenant aurait eu de graves conséquences. Je l’observai. Il n’était pas mon Jacob, même s’il pouvait l’être. Ses traits m’étaient familiers, je les aimais. De bien des façons d’ailleurs, je l’aimais. Il était mon réconfort, le port où m’ancrer. En cet instant, j’étais en mesure de choisir qu’il fût à moi. Alice était revenue, certes – cela ne changeait rien. Mon véritable amour, je l’avais perdu à jamais. Mon prince ne réapparaîtrait pas pour m’embrasser et me sortir de mon sommeil enchanté. Je n’étais d’ailleurs pas une princesse. Que disait le protocole des contes de fées à propos des autres baisers ? De ceux qui, ordinaires, ne brisaient pas les envoûtements ? Ce serait peut-être plus facile : tenir sa main, sentir ses bras autour de moi. Ce serait peut-être agréable. Ça n’aurait peut-être pas l’air d’une trahison. Et puis, qui trahissais-je, sinon moi-même ?

Sans me quitter des yeux, Jacob se pencha vers moi, et je n’avais toujours rien décidé.

La sonnerie stridente du téléphone nous fit sursauter, mais elle n’interrompit pas son geste. La main qui soutenait mon menton se tendit pour attraper l’appareil, tandis que l’autre restait collée à ma joue. Ses prunelles noires ne dévièrent pas des miennes. Trop confuse pour réagir, je ne profitai pas de cette diversion.

— Maison Swan ? dit Jacob de sa voix sourde et intense.

Son interlocuteur parla, et le visage de Jake se transforma en une seconde. Se redressant, il me lâcha, ses prunelles perdirent leur éclat, son visage pâlit. J’aurais parié le peu qu’il restait de mes économies qu’il s’agissait d’Alice. Me reprenant, je voulus lui arracher le combiné. Il m’ignora.

— Il est absent, lâcha Jacob sur un ton presque menaçant.

Il y eut une brève réponse, apparemment une demande de renseignements plus précis, car il ajouta avec réticence :

— Il est à l’enterrement.

Sur ce il coupa la communication.

— Sales buveurs de sang ! grommela-t-il en se retournant vers moi, le masque revêche de nouveau en place.

— Qui était-ce ? m’écriai-je, furieuse. On ne raccroche pas comme ça au nez des gens ! Chez moi ! Avec mon téléphone !

— Du calme ! C’est lui qui a raccroché le premier.

— Lui ? Qui donc ?

— Le docteur Carlisle Cullen, répliqua-t-il en insistant sur le titre, moqueur.

— Pourquoi m’as-tu empêchée de lui parler ?

— Il n’a pas demandé après toi, riposta-t-il, froid et comme dénué d’émotions (ce que contredisaient ses mains, qui s’étaient remises à trembler). Il voulait seulement savoir où se trouvait Charlie, et je l’ai renseigné. Je n’ai pas l’impression d’avoir été impoli.

— Écoute-moi un peu, Jacob Black...

Sauf que, apparemment, il ne m’écoutait pas du tout. Il jeta un brusque coup d’œil derrière lui, comme si quelqu’un l’avait appelé de la pièce voisine. Il écarquilla les yeux, se raidit ; son corps s’agita. Automatiquement, je tendis l’oreille – en vain.

— Salut, Bella, cracha-t-il soudain en fonçant vers la porte d’entrée.

— Que se passe-t-il ? criai-je en courant après lui.

Il stoppa net, poussa un juron, et je le heurtai de plein fouet. Il pivota sur ses talons, me bousculant au passage. Je vacillai, tombai par terre, mes jambes emmêlées dans les siennes.

— Hé, aïe ! protestai-je alors qu’il se dégageait promptement.

Il fila en direction de la porte de derrière et, une fois de plus, s’arrêta aussi sec. Alice se tenait immobile, au pied de l’escalier.

— Bella ! haleta-t-elle.

Me remettant debout, je la rejoignis en tanguant. Ses pupilles étaient voilées, lointaines, sa peau encore plus blême que d’ordinaire. Elle semblait secouée par une agitation intérieure.

— Qu’y a-t-il ? m’exclamai-je en posant mes paumes sur sa figure pour essayer de la calmer.

Brusquement, ses yeux plongèrent dans les miens, agrandis par le chagrin.

— Edward ! chuchota-t-elle.

Mon corps réagit plus vite que mon esprit. D’abord, je ne compris pas pourquoi la pièce tournoyait ni d’où venait le rugissement creux qui emplissait mes tympans. Mon cerveau s’activait pour tâcher de saisir ce qui reliait le visage vide d’Alice à Edward, cependant que mon enveloppe charnelle cherchait déjà le réconfort de l’inconscience pour m’éviter la réalité. L’escalier bascula en prenant une inclinaison bizarre.

Tout à coup, la voix furieuse de Jacob résonna à mon oreille, y déversant un flot de grossièretés, ce qui me choqua vaguement. Ses nouveaux amis avaient une influence déplorable sur lui. Je me retrouvai sur le canapé sans savoir comment j’y étais arrivée, Jake continuait de jurer. J’avais l’impression d’un tremblement de terre, le divan s’agitait sous mon dos.

— Que lui as-tu fait ? brailla-t-il.

Alice ne daigna pas relever.

— Bella ? m’implora-t-elle. Reviens à toi, Bella ! Nous n’avons pas de temps à perdre.

— Recule ! lui ordonna Jake.

— Calme-toi, Jacob Black, lui riposta-t-elle. Épargne-lui ça, s’il te plaît.

— Je pense réussir à me contrôler, rétorqua-t-il, un peu douché cependant.

— Alice ? murmurai-je faiblement. Que s’est-il passé ?

— Je n’en ai aucune idée. À quoi pensait-il ?

Je réussis à m’asseoir et luttai contre le vertige. Jacob me soutenait, c’était lui qui tremblait, pas le sofa. Il fallait que j’apprenne ce qui s’était produit, même si je n’y tenais pas tellement. Alice tirait un petit mobile argenté de son sac quand je me tournai vers elle. Ses doigts composèrent le numéro si rapidement qu’ils étaient à peine visibles.

— Rose ? lança-t-elle sèchement. Il faut que je parle à Carlisle. Tout de suite. Très bien, dès son retour, alors. Non, je serai bientôt dans l’avion. Dis-moi, tu as des nouvelles d’Edward ?

Elle s’interrompit, écoutant sa sœur, une expression de plus en plus consternée sur le visage. Elle lâcha un petit « oh ! » horrifié, et sa main vacilla.

— Pourquoi ? reprit-elle. Pourquoi as-tu fait ça, Rosalie ?

La réponse l’amena à serrer la mâchoire. Un éclat de colère envahit ses yeux.

— Eh bien, tu as eu tort à tout point de vue, Rosalie. Ce qui nous pose un problème, tu ne crois pas ? Oui, je te le confirme, elle se porte comme un charme. Je m’étais trompée... c’est une longue histoire... tu as tout faux là-dessus aussi, figure-toi, d’où mon appel... oui, c’est exactement ce que j’ai vu.

Elle s’exprimait d’une voix très dure, et ses lèvres étaient retroussées sur ses dents.

— C’est un peu tard, Rosalie. Garde tes regrets pour quelqu’un qui acceptera de les gober.

Elle coupa la communication avec hargne. Quand elle me regarda, ses prunelles étaient affreusement tristes.

— Alice, me jetai-je à l’eau – je ne pouvais la laisser parler la première, par peur qu’elle détruise ce qu’il restait de ma vie  –, Alice, Carlisle est revenu, il vient juste d’appeler, et...

— Il y a longtemps ? demanda-t-elle froidement.

— Trente secondes avant ton arrivée.

— Qu’a-t-il dit ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai eu.

Alice posa son regard pénétrant sur Jacob, qui flancha mais n’en resta pas moins à mon côté. Il s’assit, maladroit, comme s’il voulait m’offrir un rempart de son corps.

— Il a demandé Charlie, et je lui ai répondu qu’il était absent, grommela-t-il.

— Rien d’autre ? insista Alice sur un ton glacial.

— Il m’a raccroché au nez ! balança Jacob avec vigueur.

Un frisson agita sa colonne vertébrale, et moi avec.

— Tu lui as dit que Charlie était à l’enterrement, lui rappelai-je.

— Quels ont été ses mots exacts ? me demanda vivement Alice.

— » Il n’est pas là », citai-je. Et ensuite : « À l’enterrement ».

Poussant un gémissement, Alice tomba à genoux.

— Qu’y a-t-il ? chuchotai-je.

— Ce n’était pas Carlisle, au bout du fil.

— Tu me traites de menteur ? se hérissa aussitôt Jacob.

— C’était Edward, poursuivit-elle sans relever. Il croit que tu es morte.

Mon cerveau se remit en marche. Ce n’étaient pas là les mots que j’avais eu peur d’entendre, et le soulagement m’éclaircissait les idées.

— Rosalie lui a annoncé que je m’étais suicidée, c’est ça ? soupirai-je en me détendant.

— Oui. Pour sa défense, elle le croyait aussi. Ils font beaucoup trop confiance à mes visions, bien qu’elles ne fonctionnent pas très bien. Mais penser qu’elle a osé le chercher partout afin de lui balancer la nouvelle ! Elle ne se rendait pas compte que... elle se moquait...

Horrifiée, elle se tut.

— Et lorsque Edward a téléphoné ici, il a pensé que Jake parlait de mon enterrement.

Savoir que j’avais été à deux doigts de l’entendre était douloureux. J’enfonçai mes ongles dans le bras de Jacob, qui ne broncha pas.

— Ça ne te bouleverse pas ? s’étonna doucement Alice.

— Disons que c’est un malentendu agaçant, mais tout finira par s’arranger. La prochaine fois qu’il appellera, quelqu’un lui apprendra ce... qui...

Je m’interrompis – le regard d’Alice avait étranglé les mots dans ma gorge. Pourquoi paraissait-elle aussi affolée ? Pourquoi son visage était-il tordu par l’horreur et la compassion ? Que venait-elle de dire à Rosalie, au téléphone ? Quelque chose à propos de ce qu’elle avait vu... et une allusion aux regrets de sa sœur. Or, Rosalie n’éprouverait jamais de remords à mon égard, quoi qu’il pût m’arriver. En revanche, avoir blessé sa famille, son frère...

— Bella, murmura Alice, Edward ne rappellera pas. Il l’a crue.

« Et alors ? » répondis-je avec les lèvres, car j’étais hors d’état de m’exprimer à voix haute tant j’étouffais.

— Il s’apprête à partir en Italie, précisa-t-elle.

Il ne me fallut qu’un battement de cils pour comprendre ce que cela impliquait. Le ténor d’Edward résonna dans ma tête, et ce n’était plus la parfaite imitation de mes hallucinations auditives, juste les pauvres intonations qu’était capable de produire ma mémoire. Les mots cependant furent suffisants pour déchirer ma poitrine et la laisser de nouveau béante. Des mots d’une autre époque, celle où j’avais été prête à parier tout ce que je possédais (ou pourrais emprunter) qu’il m’aimait. « Il était évident que je ne comptais pas vivre sans toi ! m’avait-il révélé tandis que nous regardions mourir Roméo et Juliette, dans cette même pièce. Mon seul problème, c’était la façon dont j’allais m’y prendre... Inutile d’espérer l’aide d’Emmett ou de Jasper... Alors, j’ai songé à me rendre en Italie pour provoquer les Volturi... On n’irrite pas les Volturi... Sauf à souhaiter mourir... »

Sauf à souhaiter mourir...

— NON !

Mon cri retentit si fort, après la discussion à voix basse qui avait précédé, que nous tressaillîmes tous les trois. Le sang me monta au visage quand je saisis quelle vision avait eue Alice.

— Non ! Non, non, non ! Il n’a pas le droit !

— Il a pris sa décision dès que ton ami a confirmé qu’il était trop tard pour te sauver.

— Mais... c’est lui qui m’a quittée ! Il ne voulait plus de moi. Quelle différence cela fait-il, maintenant ? Il savait bien que je finirais par mourir un jour !

— À mon avis, il n’a jamais envisagé de te survivre très longtemps.

— Quel culot ! piaillai-je.

Je m’étais levée, et Jacob m’imita, essayant de se glisser entre Alice et moi.

— Oh, tire-toi de mon chemin, Jake ! m’impatientai-je en repoussant son corps agité de soubresauts. Que faut-il que nous fassions ? ajoutai-je à l’intention d’Alice. Il y a forcément une solution. Pourrions-nous le contacter ? Ou Carlisle ?

— Ça a été mon premier réflexe. Edward a abandonné son mobile dans une poubelle de Rio, c’est quelqu’un d’autre qui a décroché.

— Mais tu as dit que nous n’avions pas de temps à perdre. À quoi songeais-tu ?

— Bella... je... je ne suis pas certaine que je puisse te demander ça.

— Si !

Elle plaça ses mains sur mes épaules pour m’empêcher de tourner en rond.

— Il est peut-être déjà trop tard, reprit-elle. Je l’ai vu aller chez les Volturi... et leur demander de mourir.

Je fus soudain aveuglée par des larmes que j’essuyai vivement.

— Tout dépend du moyen qu’ils choisiront, enchaîna-t-elle. Je ne verrai rien tant qu’ils n’auront pas arrêté leur décision. S’ils refusent, et c’est encore possible car Aro adore Carlisle et ne désire sans doute pas l’offenser, Edward a un plan B. Ils sont très protecteurs envers leur ville. Donc Edward compte se rendre coupable d’un acte susceptible d’en troubler la paix, espérant ainsi les obliger à réagir. Il a raison, ils tenteront sûrement de l’en empêcher.

Je la fusillai du regard, frustrée. Pour l’instant, elle ne m’avait donné aucune raison qui expliquât pourquoi nous étions encore ici.

— S’ils acquiescent à sa demande, enchaîna-t-elle, nous arriverons trop tard. S’ils refusent et qu’il met en pratique son projet, nous arriverons trop tard aussi. Sauf s’il cède à ses tendances théâtrales... ça devrait nous donner un peu de répit.

— Alors, fonçons !

— Écoute, Bella ! Que nous soyons là-bas à temps ou non, nous allons nous retrouver au cœur du territoire des Volturi. S’il réussit, je serai considérée comme sa complice. Toi, tu seras une humaine qui non seulement en sait trop, mais une qui sent trop bon aussi. Il y a de très fortes chances pour qu’ils nous éliminent tous les trois, même si pour toi ce sera moins une punition qu’un dîner fin.

— Et c’est pour ça que nous traînons ? m’écriai-je, ahurie. Si tu as la frousse, j’irai seule, ajoutai-je en comptant mentalement l’argent qu’il me restait et en me demandant si elle serait d’accord pour me prêter ce qui manquerait.

— Je n’ai peur que d’une chose, c’est que tu sois tuée.

— Je manque de mourir quasi quotidiennement, répliquai-je. Et maintenant, dis-moi ce que je dois faire !

— Tu vas écrire un mot à Charlie pendant que je joins les compagnies aériennes.

— Charlie !

Si ma présence ne le protégeait en rien, je ne pouvais décemment pas le laisser seul pour affronter...

— Je veillerai sur lui, gronda Jacob, furibond. Et tant pis pour ce traité !

Je levai les yeux sur lui ; il se renfrogna en découvrant mon air paniqué.

— Dépêche, Bella ! me lança Alice.

Je courus dans la cuisine, ouvrant les tiroirs à la volée et les renversant par terre pour y trouver un stylo. Une main brune et lisse m’en tendit un.

— Merci, marmottai-je en retirant le bouchon avec mes dents.

Sans mot dire, il me donna également le calepin sur lequel nous notions les messages téléphoniques. J’arrachai la première page et la balançai sur le sol. Papa, écrivis-je, je suis avec Alice. Edward a des ennuis. Tu me puniras à mon retour. Je sais que ce n’est pas le bon moment. Désolée. Je t’aime tant. Bella.

— Ne pars pas ! me chuchota Jacob.

Toute trace de fureur l’avait déserté, maintenant qu’Alice n’était plus en vue. Il était exclu que je perde une seule minute à me disputer avec lui.

— S’il te plaît, je t’en supplie, prends soin de Charlie.

Je filai dans le salon. Alice m’y attendait, son sac sur l’épaule.

— Prends ton portefeuille, tu auras besoin d’une pièce d’identité. Et ne me dis pas que tu n’as pas de passeport. Je n’ai absolument pas le temps de t’en fabriquer un faux.

Hochant la tête, je grimpai les marches quatre à quatre, genoux tremblants. Par bonheur, ma mère avait désiré se marier avec Phil sur une plage mexicaine. Comme tous ses projets, celui-là avait naturellement échoué. Pas avant que je me sois occupée de toutes les démarches administratives, cependant.

Je déboulai dans ma chambre, où je fourrai mon passeport, un T-shirt et un pantalon de survêtement propres de même que ma brosse à dents au fond d’un sac à dos, puis je regagnai le rez-de-chaussée à toute vitesse. L’impression de déjà-vu était presque suffocante, à ce stade. Au moins, contrairement à la dernière fois, quand je m’étais sauvée pour fuir des vampires assoiffés, pas pour me jeter dans leurs bras, je n’aurais à faire d’adieux à personne.

Jacob et Alice étaient figés dans une espèce de confrontation sur le seuil de la maison, si loin l’un de l’autre qu’on aurait pu croire qu’ils discutaient au premier abord. Ni lui ni elle ne parut prendre conscience de mon retour, pourtant bruyant. Jacob était en pleine accusation.

— Vous savez peut-être vous contrôler à l’occasion, mais les sangsues auxquelles tu la conduis...

— C’est ça, espèce d’animal ! Les Volturi sont l’essence même de notre espèce. C’est à cause d’eux que tes poils se dressent quand tu me sens. Ils sont la substance de tes cauchemars, la peur qui se dissimule derrière tes instincts. Je ne suis pas complètement folle, va !

— Et tu la leur apportes comme une bouteille de bon vin à une fête ? rugit-il.

— Tu estimes qu’il vaudrait mieux pour elle que je l’abandonne ici pendant que Victoria la traque ?

— Nous sommes capables de lui régler son compte.

— Alors pourquoi ne l’avez-vous pas encore fait ?

Jacob gronda, et un frisson agita sa poitrine.

— Arrêtez ! hurlai-je, furieuse. Vous réglerez ça à notre retour. Allons-y !

Alice fila à sa voiture avec une telle rapidité qu’elle en devint invisible. Je lui emboîtai le pas, m’arrêtant mécaniquement pour verrouiller la porte. Jacob posa une main frémissante sur mon bras.

— Je t’en prie, Bella, je t’en supplie.

Ses yeux noirs brillaient de larmes. Une boule se forma dans ma gorge.

— Jake, il faut que...

— Non. Tu n’es pas obligée. Tu pourrais rester ici avec moi. Tu pourrais rester vivante. Pour Charlie. Pour moi.

Le moteur de la Mercedes gronda quand Alice appuya impatiemment sur l’accélérateur. Je secouai la tête. Quand je me dégageai de son emprise, Jake ne fit rien pour m’en empêcher.

— Ne meurs pas, Bella, balbutia-t-il. Ne pars pas. Ne pars pas.

Le reverrais-je jamais ? Cette pensée m’arracha un sanglot, et je l’enlaçai violemment, trop brièvement néanmoins, enfouissant mon visage humide contre son torse. Sa grande paume se posa sur ma nuque, comme pour me retenir.

— Au revoir, Jake.

J’ôtai sa main de mon cou, l’embrassai.

— Désolée, ajoutai-je sans réussir à affronter ses prunelles.

Tournant les talons, je courus jusqu’à la voiture. La portière passager était déjà ouverte. Je jetai mon sac sur la banquette arrière et m’installai sur mon siège en la claquant derrière moi. « Prends soin de Charlie ! » voulus-je crier à Jacob, mais il avait déjà disparu. Alice mit les gaz et, les pneus crissant sur l’asphalte en émettant un hurlement d’humain, fit demi-tour. J’eus le temps de repérer un objet blanc près de la lisière. Un morceau de chaussure.

Tentation
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