7

RÉPÉTITION

 

Que diable faisais-je ici ? Je n’en savais trop rien.

Espérais-je réussir à retrouver ma stupeur de zombie ? Étais-je devenue masochiste, avais-je développé un goût pour la torture ? J’aurais dû aller tout droit à La Push. Près de Jacob, je me sentais beaucoup, beaucoup plus équilibrée. Ça, c’était carrément malsain. Pourtant, je continuai à rouler lentement le long du chemin envahi par la nature, zigzaguant entre la voûte des arbres qui formaient un tunnel vert. Mes mains tremblaient, je resserrai ma prise autour du volant.

Le cauchemar en était pour partie responsable, je le pressentais ; maintenant que j’étais réveillée, le néant du rêve m’agaçait les nerfs comme un chien ronge un os. Il y avait une chose à chercher, une chose inaccessible et impossible, indifférente et absente... mais lui était là, quelque part. Il fallait que j’y croie. L’autre raison, c’était l’étrange impression de répétition que j’avais éprouvée au lycée ce jour-là, la coïncidence des dates. L’impression de recommencer – la façon dont, peut-être, ma toute première journée se serait passée si j’avais alors été réellement la personne la plus bizarre de la cafétéria.

« Ce sera comme si je n’avais jamais existé. » Les mots résonnaient dans ma tête, monotones, telle une phrase que j’aurais lue, pas une qu’il aurait prononcée. Mais en m’acharnant à distinguer les motivations de ma venue ici, je me mentais, manière de ne pas m’avouer laquelle était la plus forte. Parce qu’elle relevait de la démence.

La vérité en effet, c’est que je désirais réentendre sa voix et revivre l’illusion bizarre du vendredi soir. Durant ce bref moment où elle avait surgi d’ailleurs que de ma mémoire consciente, parfaite et douce comme le miel, très loin du pâle écho que mes souvenirs produisaient en général, j’avais pu me rappeler sans douleur. Ça n’avait pas duré ; la peine m’avait rattrapée, comme elle n’y manquerait pas après la folie que j’étais en train de commettre. Mais les précieux instants où je la percevrais de nouveau étaient d’une séduction irrésistible. Je devais inventer un moyen de réitérer l’expérience... ou l’incident, terme plus adéquat sans doute.

J’espérais que le déjà-vu était la solution. Voilà pourquoi je me rendais chez lui, un lieu où je n’avais pas remis les pieds depuis ma fatidique fête d’anniversaire, des mois plus tôt.

Je progressais lentement à travers la végétation dense qui avait des allures de jungle. Le chemin était sinueux. Peu à peu, j’accélérai, cédant à la tension. Depuis combien de temps roulais-je ? N’aurais-je pas dû avoir déjà atteint la maison ? La nature avait tellement poussé que je ne reconnaissais plus rien. Et si je ne la retrouvais pas ? S’il n’existait aucune preuve tangible que... J’en frissonnai.

Apparut enfin la trouée dans les arbres que j’avais guettée, moins évidente qu’autrefois. La flore n’avait pas mis longtemps à reprendre possession d’un territoire désormais sans surveillance. De grandes fougères avaient commencé à envahir la prairie entourant la demeure, se multipliant à la racine des cèdres et ce jusqu’au perron. Comme si l’herbe avait été submergée, à hauteur de taille, par des vagues vertes et plumeuses. La villa était bien là, différente toutefois. L’extérieur avait beau ne pas avoir changé, les fenêtres vides hurlaient l’abandon. Terrifiant. Pour la première fois, la belle maison ressemblait à un repaire de vampires.

Je freinai brutalement, craignant d’approcher plus.

Rien ne se produisit, cependant. Nulle voix ne résonna dans mon crâne. Sans couper le contact, je sautai dans la mer de fougères. Si j’avançai, peut-être que, comme le vendredi soir... Je marchai sans me presser en direction de la façade nue et morte, encouragée par le grondement rassurant du moteur dans mon dos. Je m’arrêtai au pied du porche, il était inutile d’aller plus loin. Car il n’y avait rien, ici, plus aucune trace qui évoquât leur présence... sa présence. Les murs étaient là, solides, néanmoins inutiles. Leur réalité concrète ne comblerait pas le néant de mon cauchemar.

Je ne gravis pas les marches. Je ne voulais pas regarder à travers les croisées, incertaine de ce qui serait le plus dur. Si les pièces étaient vides, leur vacance résonnant à l’infini du plancher au plafond me blesserait, naturellement. Comme lors des obsèques de ma grand-mère, quand ma mère avait insisté pour que je reste à l’extérieur au moment de la levée du corps. Elle avait affirmé qu’il était inutile que je voie et me rappelle grand-mère dans cet état plutôt que vivante. Mais ne serait-ce pas pire si rien n’avait bougé ? Si les canapés étaient tels que lors de ma dernière visite, les tableaux aux murs et, pis que tout, le piano à queue sur sa plate-forme ? Il serait à peine moins atroce de constater que plus aucune possession tangible ne les reliait à ce monde, que tout subsistait derrière eux, intact et oublié.

Comme moi.

Mieux aurait valu sans doute que la maison eût carrément disparu. Tournant le dos à l’hideuse absence, je regagnai précipitamment ma camionnette, en courant presque. J’avais hâte de partir, de rejoindre le monde des humains. Je me sentais affreusement creuse ; je voulais voir Jacob. Peut-être, à l’instar de la langueur d’avant, développais-je une nouvelle forme de maladie, une dépendance physique à son égard ? Tant pis ! Poussant la Chevrolet au maximum de ses capacités, je fonçai vers ma piqûre.

Il m’attendait. Dès que je l’aperçus, ma poitrine se détendit, je respirai plus aisément.

— Salut ! me lança-t-il.

— Salut, Jacob.

Je lui souris, saluai d’un geste de la main Billy, installé près de la fenêtre.

— Mettons-nous au boulot, murmura Jacob avec impatience.

— Sérieux, tu n’en as pas assez de moi ?

Il devait commencer à se dire que je cherchais désespérément à échapper à ma solitude.

— Pas encore, plaisanta-t-il en se dirigeant vers le garage.

— En tout cas, jure-moi de me prévenir quand je te taperai sur les nerfs. Je ne tiens pas à être un boulet.

— D’accord, s’esclaffa-t-il. Mais, à ta place, je n’y compterais pas trop.

Dans son atelier, je fus surprise de découvrir la moto rouge sur sa béquille. Oublié, le vieux tas de rouille.

— Tu m’épates, Jack ! m’écriai-je.

Il rigola.

— Quand j’ai un projet en route, j’ai tendance à devenir obsessionnel, expliqua-t-il humblement. Si j’étais plus malin, j’aurais fait traîner les choses en longueur.

— Pourquoi ?

Il baissa les yeux pendant si longtemps que je pensai qu’il n’avait pas entendu ma question.

— Bella, finit-il par répondre, si je t’avais annoncé que j’étais incapable de réparer ces bécanes, qu’aurais-tu dit ?

À mon tour, je laissai planer un silence. Il releva brièvement la tête, interrogateur.

— Que c’était... dommage, mais je suis sûre que nous aurions trouvé d’autres occupations. Au pire, nous aurions étudié.

Il sourit, se relaxa. S’asseyant près du deuxième engin, il s’empara d’une clef.

— Si c’est ainsi, continueras-tu à venir quand j’en aurai fini avec ces machines ?

— C’est ça qui t’inquiète ? J’admets profiter de tes talents mécaniques à très bon prix mais, tant que tu m’y autoriseras, je reviendrai.

— Parce que tu espères revoir Quil ? se moqua-t-il.

— Aïe ! Tu lis en moi comme dans un livre.

Il pouffa.

— Tu apprécies vraiment ma compagnie ? s’étonna-t-il ensuite.

— Beaucoup. Et je vais te le prouver. Demain, je travaille mais, mercredi, nous nous adonnerons à une activité autre que mécanique.

— Laquelle ?

— Je ne sais pas. Nous pourrions aller chez moi, histoire que tu sois moins tenté par tes obsessions. Tu n’aurais qu’à apporter tes devoirs. Je suis sûre que tu as pris du retard, parce que c’est mon cas aussi.

— Pas mauvaise idée.

Il grimaça. Jusqu’à quel point avait-il négligé ses études pour passer du temps avec moi ?

— Affaire conclue. Montrons un peu de sérieux, sinon Billy et Charlie risquent de mettre leur nez dans nos affaires.

Je ponctuai mes paroles d’un geste qui nous englobait tous les deux, et son visage s’illumina.

— Une fois par semaine ? proposa-t-il.

— Plutôt deux, contrai-je en songeant à la pile de dissertations qu’on m’avait distribuées le jour même.

Il poussa un gros soupir avant de prendre un sac en papier dans sa boîte à outils. Il en sortit deux canettes de soda et m’en tendit une. Ouvrant la seconde, il la brandit d’un air cérémonieux.

— Au sérieux ! lança-t-il. Deux fois par semaine.

— Et à la témérité le reste du temps !

Hilare, il choqua sa canette contre la mienne.

 

Je rentrai à la maison plus tard que prévu pour découvrir que Charlie avait préféré commander une pizza au lieu de m’attendre. Il balaya mes excuses d’un revers de la main.

— Bah, tu mérites bien une pause, vu que tu fais la cuisine tous les jours, affirma-t-il.

Mais je compris qu’il était surtout soulagé que j’agisse en personne sensée, et que c’était sa façon à lui de m’y encourager.

Avant de m’attaquer à mon travail scolaire, je consultai mes mails. Renée m’en avait envoyé un très long. Comme elle s’attardait avec enthousiasme sur chacun des détails de mon précédent message, je lui expédiai une description tout aussi complète de ma journée – en passant les motos sous silence bien sûr. Car même Renée l’insouciante ne manquerait pas de s’en alarmer si elle l’apprenait.

Le mardi, au lycée, eut ses hauts et ses bas. Angela et Mike m’accueillirent à bras ouverts, visiblement prêts à passer sur mes quelques mois de comportement aberrant. Jess se montra plus réticente. Exigeait-elle que je lui rédige un mot d’excuses en bonne et due forme pour l’incident de Port Angeles ? À la boutique, Mike fut gai et bavard comme une pie. Comme s’il avait emmagasiné un semestre entier de conversations et qu’il ouvrait enfin les vannes. Je m’aperçus que j’étais capable de sourire, de rire, même si ce n’était pas aussi facile qu’avec Jacob. Le danger de mon attitude ne m’apparut qu’à la fermeture.

Tandis que je pliais ma blouse et la fourrais sous le comptoir, Mike s’occupait de boucler le magasin.

— On s’est bien amusés, lança-t-il, tout heureux.

— Oui, acquiesçai-je.

J’aurais cependant préféré passer l’après-midi au garage.

— Dommage que tu aies dû sortir du ciné avant la fin, la semaine dernière.

— Bah, je suis une trouillarde, éludai-je, quelque peu surprise par ce brusque changement de sujet.

— Ce que je veux dire, c’est que tu devrais voir de meilleurs films. Des qui te plaisent.

— Oh !

— Ce vendredi, par exemple. Avec moi. On pourrait choisir un truc qui ne fait pas peur.

Je me mordis les lèvres. Je ne voulais pas gâcher mes relations avec lui, alors qu’il était un des rares à me pardonner ma folie de ces derniers mois. Mais, de nouveau, son attitude sentait le réchauffé. À croire que l’année écoulée n’avait pas existé. Et inutile de compter sur Jess pour me fournir un prétexte. Tant pis !

— C’est une invitation ? demandai-je.

La franchise était sans doute la meilleure tactique, à ce stade. Autant en finir une bonne fois pour toutes.

— Si tu en as envie seulement, répondit-il prudemment. Il n’y a aucune obligation.

— Je n’accepte pas de rendez-vous.

Je me rendis soudain compte à quel point c’était vrai.

— En vieux potes, alors ? suggéra-t-il.

Ses yeux bleu clair étaient moins décidés. J’aurais aimé qu’il crût notre amitié vraiment possible.

— Ce serait sympa, mais j’ai déjà quelque chose de prévu pour vendredi. Pourquoi pas la semaine prochaine, plutôt ?

— C’est quoi, tes plans ? s’enquit-il, moins décontracté qu’il l’aurait souhaité sans doute.

— Mes devoirs. Je... un ami et moi devons travailler ensemble.

— Oh. Très bien. Une prochaine fois, alors.

Il me raccompagna à ma voiture, quelque peu douché par mon refus. Cela me rappelait tellement mes premiers mois à Forks. La boucle était bouclée, et tout ressemblait à un écho d’avant, un écho creux, dénué de l’intérêt que le passé avait pu avoir.

Le lendemain soir, Charlie ne parut pas surpris de nous trouver, Jacob et moi, vautrés sur le plancher du salon au milieu de nos livres et cahiers. Lui et Billy s’étaient parlé dans notre dos, j’imagine.

— Salut, les enfants ! lança-t-il en louchant du côté de la cuisine.

L’odeur des lasagnes auxquelles j’avais consacré la fin de mon après-midi, cependant que Jacob me regardait (et goûtait parfois la sauce), flottait dans l’air. Je m’étais mise en quatre, histoire de me racheter pour la pizza. Jacob resta dîner et emporta une assiette à Billy. À contre-cœur, il m’accorda une année supplémentaire pour récompenser mes talents culinaires.

Vendredi soir, ce fut le garage et, samedi, après mes heures au magasin, de nouveau les devoirs. Charlie, suffisamment rassuré par mon état mental, alla à la pêche avec Harry. À son retour, nous en avions terminé, avec le sentiment d’être fort raisonnables et matures, et regardions Monster Garage[5] sur Discovery.

— Il vaudrait mieux que j’y aille, soupira Jacob. Il est plus tard que je le pensais.

— Très bien, grommelai-je. Je te ramène.

Mon peu d’entrain le fit rire – il sembla même lui plaire.

— Demain, on se remet au bricolage, dis-je quand nous fûmes bien tranquilles dans ma camionnette. À quelle heure veux-tu que je vienne ?

— Je t’appellerai d’abord, O.K. ?

Il avait répondu avec une espèce d’excitation que je ne m’expliquai pas.

— Pas de problème.

Je fronçai les sourcils, me demandant ce qu’il mijotait. Son sourire s’en élargit d’autant.

 

Le lendemain, dans l’attente du coup de fil de Jacob, je fis le ménage tout en m’efforçant de me débarrasser de mon dernier cauchemar. L’environnement en avait changé. Cette nuit-là, j’avais erré dans une grande mer de fougères entremêlées d’immenses ciguës. L’endroit était désert, moi mis à part, et je m’étais perdue à force de marcher sans but précis. Je me serais donné des gifles pour être allée à la maison dans la semaine. Je repoussai ce rêve aux confins de ma conscience en espérant qu’il y resterait enfermé à jamais.

Dehors, Charlie lavait la voiture de patrouille et, quand le téléphone sonna, je laissai tomber la balayette des toilettes et me précipitai en bas pour répondre, un peu essoufflée.

— Allô ?

— Bella ? dit Jacob sur un ton étrangement formel.

— Salut, Jake !

— Il me semble que nous avons... un rendez-vous, poursuivit-il d’une voix lourde de sous-entendus.

Il me fallut un moment pour comprendre.

— Elles sont terminées ? m’exclamai-je. Incroyable !

Ça tombait à pic. J’avais besoin de me distraire de mes cauchemars et du néant dans lequel je végétais.

— Ouais, elles roulent et tout.

— Jacob, tu es incontestablement le type le plus merveilleux et le plus génial que je connaisse. Pour ça, je t’accorde dix ans de plus.

— Super ! Maintenant, je suis quadragénaire.

Je m’esclaffai.

— J’arrive !

Je balançai les produits d’entretien dans le placard de la salle de bains, attrapai ma veste et sortis à toutes jambes sans m’arrêter auprès de Charlie.

— Tu files chez Jake ? me lança-t-il.

Ce n’était pas vraiment une question.

— Oui ! répondis-je en grimpant dans la Chevrolet.

— Je compte aller au poste un peu plus tard ! me cria-t-il tandis que je mettais le contact.

— D’accord !

Il ajouta quelque chose que je n’entendis pas par-dessus le grondement du moteur. Ça ressemblait à quelque chose comme « Il y a le feu au lac ? ».

Je me garai derrière chez les Black, à l’abri des arbres, afin de nous permettre de déplacer les motos plus aisément. Lorsque je sortis, deux taches de couleur étincelantes me sautèrent aux yeux – deux engins rutilants, l’un rouge, l’autre noir, cachés sous un épicéa et invisibles de la maison. Jacob avait assuré. Un bout de ruban bleu décorait chaque guidon. J’en riais encore quand Jacob émergea de la cuisine.

— Prête ? me demanda-t-il de sa voix feutrée, les pupilles brillantes.

Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Aucune trace de la présence de Billy.

— Oui, affirmai-je, même si mon excitation était un peu retombée.

Rien qu’essayer de m’imaginer perchée sur une des machines suffisait à refroidir mes ardeurs. Jacob les chargea sur le plateau de la camionnette en prenant soin de les coucher pour qu’elles restent indétectables.

— Allons-y, dit-il ensuite. Je connais un coin idéal. Personne ne nous repérera, là-bas.

Nous sortîmes du village par le sud. Le chemin de terre sinuait à travers la forêt. Le rideau dense des arbres s’éclaircissait rarement, nous laissant parfois entrevoir des pans somptueux d’océan Pacifique, lequel s’étalait sur l’horizon, gris foncé sous la couverture nuageuse. Nous étions au-dessus du rivage, sur les falaises qui, ici, bordaient la côte, et le spectacle semblait s’étirer à l’infini. Je conduisais lentement, de façon à pouvoir contempler l’eau çà et là, au fur et à mesure que la route nous rapprochait du bord. Jacob me racontait sa touche finale aux engins, mais son récit devenant de plus en plus technique, je n’y prêtais qu’une attention distraite.

À cet instant, je remarquai quatre silhouettes debout sur une saillie rocheuse, beaucoup trop près du précipice. D’aussi loin, je ne sus leur donner d’âge, bien qu’il s’agisse clairement d’hommes. En dépit de l’air frisquet, ils semblaient ne porter que des shorts. Soudain, le plus grand du groupe avança encore. Par réflexe, je ralentis, mon pied droit hésitant au-dessus de la pédale du frein.

Alors, il se jeta dans le vide.

— Non ! hurlai-je en stoppant net.

— Qu’y a-t-il ? cria à son tour Jacob, alarmé.

— Ce type... Il vient juste de sauter de la falaise ! Et ils ne l’en ont même pas empêché ! Il faut appeler les secours !

Ouvrant ma portière à la volée, je commençai à sortir de la voiture, ce qui n’avait aucun sens puisque le moyen le plus rapide de mettre la main sur un téléphone aurait été de retourner chez Billy. Mais je n’arrivais pas à croire ce dont je venais d’être témoin. Inconsciemment, j’espérais peut-être que, sans le filtre du pare-brise, la réalité serait différente. Jacob ayant éclaté de rire, je me retournai brusquement vers lui. Comment osait-il se montrer aussi insensible ?

— Ils ne font que plonger des falaises, Bella. Ils s’amusent. Il n’y a pas de centre commercial à La Push[6], tu sais.

Il se moquait de moi, mais un agacement réel nuançait sa voix.

— Ils plongent ? Des falaises ? répétai-je, ahurie.

Sous mes yeux incrédules, une deuxième silhouette s’approcha du bord, marqua une pause, puis s’élança dans l’abîme avec beaucoup de grâce. Elle parut chuter pendant une éternité avant de finir par fendre les vagues gris sombre, en bas.

— La vache, c’est haut ! marmonnai-je en me rasseyant à ma place sans quitter du regard les deux derniers candidats au saut de l’ange. Il doit bien y avoir dans les quarante mètres.

— Oui. La plupart d’entre nous partons d’un peu plus bas. Du rocher là-bas, celui qui pointe à mi-hauteur de la falaise. (L’endroit indiqué par son doigt semblait encore plus dangereux.) Ces types sont des malades, poursuivit Jacob. Des frimeurs, sûrement, qui veulent se prouver à quel point ce sont des durs. Il caille, aujourd’hui. L’eau doit être gelée.

Il grogna, comme si ces cascades représentaient un affront personnel. Cela m’étonna – j’avais toujours cru impossible de le mettre de mauvaise humeur.

— Toi aussi, tu sautes de là ? m’écriai-je en me rappelant qu’il avait dit « nous ».

— Ben ouais, rigola-t-il. C’est marrant. Ça flanque un peu la frousse, c’est une espèce de trip.

Mon attention retourna à la falaise, où le troisième homme faisait les cent pas. De ma vie, je n’avais assisté à rien d’aussi téméraire. Soudain, je souris.

— Jake, décrétai-je, tu dois m’y emmener un de ces jours.

Il fronça les sourcils, désapprobateur.

— Tu plaisantes, Bella ? objecta-t-il. Tu voulais sauver Sam il n’y a pas deux minutes.

Qu’il sût qui étaient ces inconscients me surprit.

— J’ai envie d’essayer, insistai-je en m’apprêtant à descendre de voiture une fois encore.

— Pas maintenant, d’accord ? contra-t-il en m’attrapant par le poignet. Attendons au moins qu’il fasse plus chaud.

— Très bien, concédai-je. (Le vent glacial qui s’engouffrait par la portière ouverte suffisait à me donner la chair de poule.) Mais je compte sur toi pour que ça arrive bientôt.

— C’est ça, ronchonna-t-il. Tu es parfois un peu bizarre, Bella. On te l’a déjà dit ?

— Oui, soupirai-je.

— Et il est hors de question que nous plongions du sommet.

Fascinée, j’observai le troisième type prendre son élan et se précipiter beaucoup plus haut dans les airs que ses deux précédents camarades. Il se tordit et exécuta un saut périlleux, tel un parachutiste. Il donnait l’impression d’être complètement libre, irréfléchi, irresponsable.

— Entendu. Pas pour la première fois en tout cas.

Ce fut son tour de soupirer.

— Bon, on les essaye ces motos, oui ou non ? enchaîna-t-il.

— Oui, oui.

Je m’arrachai au spectacle du dernier plongeur, remis ma ceinture de sécurité et refermai la portière. Le moteur tournait encore, nous repartîmes.

— Qui sont ces gars, ces fous volants ? m’enquis-je.

— Le gang de La Push, grommela-t-il.

— Vous avez un gang ? m’écriai-je, impressionnée malgré moi.

— Pas dans ce sens-là, s’esclaffa-t-il aussitôt. On dirait plutôt des scouts qui auraient mal tourné. Ils ne se bagarrent pas et veillent au respect de l’ordre. Il y avait un type de la réserve de Makah, une espèce de grand mec patibulaire. Une rumeur s’est répandue, comme quoi il vendait de la méthadone aux gosses, alors Sam Uley et ses disciples l’ont chassé de notre territoire. Notre territoire, l’orgueil de la tribu, ils en ont plein la bouche... ça devient ridicule. Le pire, c’est que le conseil les prend au sérieux. D’après Embry, il les rencontre régulièrement. Embry a aussi entendu Leah Clearwater dire qu’ils s’appelaient « Les Protecteurs », un truc de cet acabit.

Jacob serrait les poings, comme s’il se retenait de frapper quelque chose. C’était un aspect de sa personnalité que je découvrais. Le nom de Sam Uley me prit au dépourvu. Ne tenant pas à réveiller le souvenir de cette fameuse nuit, je m’empressais de relancer la conversation.

— Tu n’as pas l’air de les aimer beaucoup.

— Ça se voit tant que ça ? railla-t-il.

— Eh bien... ce n’est pas comme s’ils se livraient à des exactions, tentai-je de l’apaiser. Ils semblent même un tout petit peu trop bons Samaritains pour les membres d’un gang. Agaçants, quoi.

— Ouais, c’est le mot. Ils n’arrêtent pas de frimer, comme ces plongeons de la falaise. Ils se la jouent. Gros durs, genre. Un jour, au dernier semestre, j’étais à l’épicerie avec Embry et Quil, quand Sam a débarqué avec sa suite, Jared et Paul. Quil a balancé un truc – tu as constaté qu’il est incapable de la boucler –, ce qui a provoqué la hargne de Paul. Ses yeux se sont assombris, et il a eu une sorte de rictus, un peu comme s’il montrait les dents, et il était tellement furax qu’il tremblait de partout. Sam a posé la main sur son torse en secouant la tête et, au bout d’une minute, Paul s’est calmé. Je te jure, c’était comme si Sam le retenait, sinon Paul allait nous massacrer. Une vraie scène de mauvais western. Sam est un sacré gaillard, il a vingt et un ans, mais Paul n’en a que seize, il est plus petit que moi et moins costaud que Quil. Je suis sûr que n’importe lequel d’entre nous aurait réussi à le mater.

— Des durs, acquiesçai-je.

J’imaginais parfaitement la scène qu’il m’avait décrite. Elle me renvoya à une autre... un trio d’hommes grands et sombres, immobiles, regroupés les uns près des autres dans le salon de mon père. L’image était latérale, parce que j’étais couchée sur le canapé, tandis que le Dr Gerandy et mon père se penchaient sur moi. Ces types avaient-ils été du gang de Sam ?

— Sam n’est-il pas un peu trop vieux pour ces bêtises ?

— Si. Il était censé partir à la fac, mais il a laissé tomber, et personne ne lui a cherché des noises pour autant. Tout le conseil a piqué une crise quand ma sœur a refusé une bourse d’études pour se marier. Sauf que quand il s’agit de Sam Uley, pas touche ! Sam Uley ne se trompe jamais.

Une indignation qui ne lui était guère familière tordait son visage. Elle se doublait d’autre chose que, d’abord, je n’identifiai pas.

— Tout cela paraît très irritant et... étrange. N’empêche, je ne comprends pas pourquoi tu le prends autant à cœur.

Je lui jetai un coup d’œil à la dérobée en espérant que je ne l’avais pas froissé. Il était très calme, soudain, le visage tourné vers sa fenêtre.

— Tu viens de rater la bifurcation, répondit-il sur un ton égal.

J’exécutai un large demi-tour, loupant de peu un arbre quand je me déportai de la route.

— Merci pour tes indications précises, marmonnai-je en m’enfilant dans le chemin latéral.

— Désolé, je pensais à autre chose.

Un bref silence s’installa.

— Tu peux t’arrêter, maintenant, murmura-t-il ensuite. N’importe où, ça fera l’affaire.

Je me rangeai sur le bas-côté et coupai les gaz. Le moteur continua de vibrer dans mes oreilles durant quelques instants. Nous descendîmes, et Jacob se dirigea vers l’arrière de la camionnette pour décharger les motos. Je tentai de déchiffrer son expression. Quelque chose d’autre le préoccupait. J’avais touché un endroit sensible. Il m’adressa un sourire contraint en poussant l’engin rouge vers moi.

— Bon anniversaire. Tu es toujours sûre de vouloir faire ça ?

— Je crois.

Brusquement, la machine m’intimidait. Savoir que j’allais bientôt grimper dessus m’effrayait.

— On va y aller doucement, me promit-il.

Je me dépêchai d’appuyer la moto contre le pare-choc de la Chevrolet, tandis qu’il allait chercher la sienne.

— Jake...

— Oui ?

J’hésitai, me lançai.

— Qu’est-ce qui t’ennuie vraiment ? Au sujet de Sam. En plus de ce que tu m’as raconté, s’entend.

Je l’observai. Il fit la moue, sans paraître fâché cependant. Il baissa les yeux sur le sol, donna des coups de pied dans la roue de sa moto, encore et encore, comme s’il cherchait à gagner du temps.

— C’est juste... la façon dont ils me traitent, soupira-t-il. Ça me flanque les jetons. Tu sais que le conseil de la tribu fonctionne sans hiérarchie. Mais s’il devait y avoir un leader, ce serait mon père. Je n’ai jamais bien saisi pourquoi les autres membres le respectent autant, pourquoi c’est son opinion qui a le plus de poids. Ça remonte à son père et au père de son père. Mon arrière-grand-père, Ephraïm Black, le dernier grand chef que nous ayons eu. Ils continuent à écouter Billy à cause de ça peut-être. Moi, je suis comme tout le monde. Personne ne me considère comme quelqu’un de spécial... Enfin, c’était vrai jusqu’à maintenant.

— Sam te considère comme spécial ?

— Oui, admit-il en levant sur moi un regard incertain. Il me reluque comme s’il guettait quelque chose... Comme si j’allais rejoindre sa bande d’idiots. Il me prête plus d’attention qu’aux autres gars. Je déteste ça.

— Rien ne t’oblige à entrer dans leur groupe ! m’exclamai-je, irritée.

Visiblement, Jacob était bouleversé, et ça me mettait hors de moi. Pour qui se prenaient-ils, ces « Protecteurs » ?

— Ben voyons, maugréa-t-il en continuant à marteler le pneu de la machine.

— Comment ça, « ben voyons » ?

Il fronça les sourcils, mimique qui exprimait plus de tristesse et d’inquiétude que de colère.

— C’est Embry. Il m’évite, ces derniers temps.

En dépit de toute logique, je ne pus m’empêcher de me demander si c’était ma faute. Je l’avais monopolisé, égoïstement.

— Tu m’as consacré pas mal d’heures, lui rappelai-je.

— Non, ce n’est pas ça. C’est moi. Et Quil. Tout le monde, d’ailleurs. Embry a séché les cours pendant une semaine, sauf qu’il n’était pas chez lui quand nous avons voulu savoir ce qui n’allait pas. Et quand il a réapparu, il paraissait... il flippait, quoi. Il était terrifié. Quil et moi avons tous les deux essayé de lui tirer les vers du nez, mais il a refusé de nous parler.

Je contemplai Jacob, indécise. Lui aussi semblait avoir très peur. Ses yeux m’évitaient soigneusement, focalisés sur son pied qui frappait la roue mécaniquement, de plus en plus vite.

— Et puis, reprit-il d’une voix sourde et tendue, cette semaine, voilà qu’Embry se met à traîner avec Sam et sa bande. Il était aux falaises, aujourd’hui. Bella, ajouta-t-il en me regardant enfin, ils l’ont harcelé encore plus que moi. Il les fuyait comme la peste, or maintenant il suit Sam partout. À croire qu’il est entré dans une secte. Exactement comme Paul. Lui non plus n’était pas ami avec Sam. Un jour, il a cessé d’aller au lycée, ça a duré quelques semaines, puis il a resurgi brusquement, et depuis c’est comme s’il appartenait à Sam. Je ne sais pas ce que ça signifie. Je n’arrive pas à comprendre, même si j’ai l’impression que je devrais parce qu’Embry est mon ami, et que... que...

Il se tut, me dévisagea bizarrement. Sa frayeur était contagieuse, j’en avais des frissons dans le dos.

— En as-tu parlé à Billy ?

— Oui, s’emporta-t-il. Ça n’a servi à rien.

— Qu’a-t-il dit ?

Jacob se lança dans une imitation moqueuse de son père.

— Ne t’inquiète pas de ça, Jacob. Dans quelques années, si tu n’as pas... je t’expliquerai plus tard. Me voilà bien avancé, poursuivit-il en reprenant sa voix normale. Qu’est-ce qu’il entend par là ? Que c’est un truc de puberté, une sorte de rite initiatique ? Pour moi, ça cache autre chose. Quelque chose de malsain.

Il se mordillait les lèvres, avait les poings serrés et semblait à deux doigts de fondre en larmes. Par réflexe, je le pris dans mes bras et appuyai mon visage contre son torse. Il était tellement grand que j’eus le sentiment d’être une petite fille enlaçant un adulte.

— Écoute, Jake, tout va s’arranger, le rassurai-je. Dans le cas contraire, tu pourras toujours venir habiter chez Charlie. N’aie pas peur, nous trouverons une solution.

Il s’était d’abord figé à mon contact. Hésitants, ses longs bras se fermèrent autour de moi.

— Merci, Bella, souffla-t-il avec des intonations encore plus feutrées que d’ordinaire.

Nous restâmes ainsi un moment, et je n’en éprouvai aucun malaise. Au contraire, je puisais un certain réconfort à cette embrassade. Celle-ci ne ressemblait en rien à la dernière qu’on m’avait donnée. Là, il s’agissait d’amitié. Et il émanait une douce chaleur du corps de Jacob. Pour moi, cette proximité avec un autre humain était étrange, émotionnelle plus que physique, bien que cela aussi fût bizarre. Ce n’était guère mon genre. D’habitude, je ne me liais pas aussi aisément avec les gens, en tout cas pas de façon aussi directe.

Pas avec les hommes.

— Si tu réagis ainsi, je vais flipper encore plus, murmura Jacob.

Son ton était redevenu léger, normal, et son rire résonna à mon oreille. Timidement, ses doigts effleurèrent mes cheveux. Hum. Pour moi, ce n’était que de l’amitié. Je m’écartai promptement, riant aussi, mais bien décidée à remettre les pendules à l’heure.

— J’ai du mal à croire que j’ai deux ans de plus que toi, lançai-je en insistant sur le « plus ». Tu me donnes l’impression d’être une naine.

En effet, aussi près de lui, j’étais obligée de me dévisser le cou pour le regarder dans les yeux.

— Tu oublies que j’ai quarante ans.

— C’est vrai !

— Tu n’es qu’une poupée, rigola-t-il en me tapotant le crâne. Une poupée de porcelaine.

Je levai les yeux au ciel, reculai d’un pas supplémentaire.

— Merci d’éviter les remarques désobligeantes sur les albinos, le prévins-je.

— Franchement, tu es certaine de ne pas l’être ? riposta-t-il en collant son bras brun au mien, mettant ainsi en évidence une différence de carnation peu flatteuse pour moi. Je n’ai jamais vu de personne aussi pâle que toi... sauf...

Il s’interrompit, et je détournai la tête en tâchant d’ignorer ce qu’il avait voulu dire.

— Bon, on s’y met ou quoi ? enchaîna-t-il.

— Allons-y, acquiesçai-je avec plus d’enthousiasme que quelques minutes plus tôt.

Sa phrase inachevée m’avait en effet rappelé les raisons de ma présence ici.

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