5

LA TRICHE

 

— Allez, sauve-toi, Bella, suggéra Mike.

Le visage de biais, il ne me regardait pas vraiment. Je me demandai combien de temps il m’avait ainsi observée sans que je m’en aperçusse. C’était un après-midi tranquille au magasin. À cet instant, il n’y avait que deux clients, des accros à la randonnée, d’après leur conversation. Mike avait consacré la dernière heure à leur exposer le pour et le contre de différentes marques de sacs à dos légers. Ils avaient cependant décidé de marquer une pause dans leurs marchandages et s’octroyaient une petite récréation, se racontant leurs dernières aventures, histoire de voir lequel surpassait l’autre. Mike en avait profité pour s’échapper.

— Ça ne m’ennuie pas de rester, répondis-je.

Je n’étais toujours pas parvenue à réintégrer ma carapace de torpeur, et tout me paraissait étrangement trop proche et trop bruyant ce jour-là, comme si j’avais ôté du coton de mes oreilles. J’essayais d’oublier les rires des randonneurs. En vain.

— Croyez-moi, pérorait le plus trapu (un type dont la barbe orange jurait avec les cheveux noirs), j’ai approché des grizzlis dans le parc naturel de Yellowstone, et ils n’arrivaient pas à la cheville de ce monstre.

Sa tignasse sale et l’état de ses vêtements indiquaient qu’il rentrait tout juste d’expédition.

— Mon œil ! Les ours bruns ne sont jamais aussi gros. Vos grizzlis devaient être des bébés.

Son interlocuteur était grand et mince, le visage si tanné par le soleil et le vent que sa peau ridée semblait de cuir.

— Sérieux, Bella, dès que ces deux-là s’en vont, je ferme la boutique, murmura Mike.

— Si tu insistes, cédai-je en haussant les épaules.

— À quatre pattes, il était plus grand que vous, s’entêta le barbu tandis que je rassemblais mes affaires. Gros comme une maison et noir comme la suie. J’ai la bonne intention d’alerter les gardes forestiers du coin. Il faut avertir les gens. Parce que, figurez-vous, ce n’était pas en montagne mais à quelques mètres du sentier.

L’autre s’esclaffa et leva les yeux au ciel.

— Laissez-moi deviner. Vous rentriez en ville, non ? Vous n’aviez pas fait de vrai repas ni dormi confortablement depuis une bonne semaine, hein ?

— Hé... Mike ! appela le costaud en regardant de notre côté.

— À lundi, marmonnai-je.

— Oui, monsieur ? lança Mike en se dirigeant vers eux.

— Dis-moi, mon gars, il y a eu des alertes à l’ours brun, ces derniers temps, par ici ?

— Non, monsieur, mais il est recommandé de garder ses distances et d’emballer soigneusement ses provisions. Vous avez vu nos toutes nouvelles boîtes hermétiques ? Elles ne pèsent qu’un kilo...

Les portes automatiques glissèrent, et je courus vers ma camionnette, courbée en deux sous la pluie dont les gouttes, extraordinairement sonores elles aussi, martelaient la capuche de mon imperméable. Bientôt cependant, le rugissement du moteur étouffa tous les autres bruits.

Je n’avais pas envie de regagner la maison vide. La nuit avait été d’une violence singulière, et je n’étais guère tentée de retourner sur mon lieu de torture. La souffrance avait beau avoir assez diminué pour que je m’endorme, la crise n’était pas terminée. Comme je l’avais confié à Jessica après le film, il n’y avait aucun risque que j’échappe aux cauchemars.

Ces derniers étaient récurrents, désormais. Enfin, ce dernier, car c’était toujours le même. On aurait pu s’attendre à ce que je m’en lasse, au bout de tant de mois, ou à ce que je m’immunise. Malheureusement, il ne manquait jamais de me terrifier et ne s’achevait que lorsque je me réveillais en criant. Charlie ne prenait plus la peine de vérifier qu’aucun intrus n’était en train de m’étrangler. Il s’était habitué.

Ce mauvais rêve n’aurait sûrement effrayé personne d’autre, d’ailleurs. Nulle créature ne bondissait dans mon dos en beuglant « Hou ! ». Aucun zombie, aucun fantôme, aucun psychopathe ne le hantait. Il ne s’y passait pas grand-chose, en vérité. Rien, même. C’était juste le labyrinthe infini des arbres moussus, si tranquille que le silence provoquait une pression gênante contre mes tympans. Il faisait sombre, comme au crépuscule d’un jour couvert, avec juste assez de lumière pour constater qu’il n’y avait rien à voir. J’avançais dans le noir sans suivre de chemin, cherchant, encore et encore, infatigablement, de plus en plus frénétique au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, m’efforçant d’accélérer le pas alors que la vitesse me rendait maladroite... Puis survenait l’instant – je le sentais arriver mais ne réussissais pas à me tirer du sommeil avant qu’il surgisse – où j’oubliais ce que je traquais. Je comprenais alors qu’il n’y avait rien à chercher, rien à trouver. Qu’il n’y avait jamais rien eu d’autre que ces bois déserts et mornes, et qu’il n’y aurait jamais rien de plus pour moi... rien, sinon le rien.

En général, c’était là que je reprenais conscience en hurlant.

Je roulai donc au hasard des rues, me bornant à errer par des routes de traverse désertes et mouillées afin d’éviter de croiser celle qui me ramènerait chez moi – de toute façon, je n’avais nul endroit où aller.

J’aurais voulu me sentir de nouveau apathique, sauf que je ne me souvenais plus de la façon dont je m’y étais prise. Le cauchemar m’asticotait, m’incitait à tomber dans de douloureuses songeries. J’eus beau essayer d’oublier la forêt de mon rêve et secouer la tête dans tous les sens pour échapper aux images, mes yeux se remplirent de larmes, et le chagrin repartit de plus belle, tapi près de la plaie béante qui déchirait ma poitrine. Ôtant une main du volant, je la plaquai sur mon cœur pour éviter d’exploser.

« Ce sera comme si je n’avais jamais existé. » Les paroles résonnaient encore, dénuées de la clarté parfaite qui avait marqué mon hallucination de la veille. Elles n’étaient que des mots, muets comme ceux d’une page imprimée. Rien que des mots, mais ils creusaient la blessure, l’écartelaient. J’écrasai la pédale du frein, consciente qu’il était déraisonnable de conduire dans cet état, et m’affalai sur le volant, tâchant de respirer en dépit de mon impression d’être privée de poumons.

Combien de temps cela allait-il durer ? Peut-être qu’un jour, dans des années, pour peu que le mal accepte de s’atténuer suffisamment et devienne supportable, je serais capable de regarder en arrière et de penser à ces quelques petits mois qui resteraient à jamais les plus beaux de mon existence. Alors, j’en étais certaine, je lui rendrais grâce du peu qu’il m’avait accordé, plus que ce que j’avais demandé, plus que ce que je méritais. Un jour peut-être, oui, j’arriverais à envisager les choses ainsi. Mais si la déchirure ne cicatrisait pas ? Si ses lèvres à vif ne se refermaient pas ? Si les dommages étaient permanents, irréversibles ?

Je me serrai dans mes bras, en proie au désespoir. « Comme si je n’avais jamais existé. » Il m’apparut que j’avais prêté un serment impossible à respecter. Il pouvait bien voler mes photos et reprendre ses cadeaux, cela ne remettait pas les compteurs à zéro ni ne me ramenait à l’époque ayant précédé notre rencontre. Les preuves physiques constituaient la variable la plus insignifiante de l’équation. Moi, en revanche, j’avais changé. Ma personnalité s’était modifiée au point d’en être méconnaissable. Même mon aspect extérieur n’était plus le même : le teint jaunâtre – sauf là où le cauchemar me maquillait de cernes mauves  –, les yeux sombres tranchant suffisamment sur ma peau blême. Si j’avais été belle, on m’aurait, de loin, prise pour un vampire. Hélas, je n’étais pas belle, et mon allure évoquait sans doute plus un zombie.

Comme s’il n’avait jamais existé ? Quelle ânerie ! C’était une promesse intenable, et qu’il avait trahie sitôt qu’il l’avait proférée. Je me frappai la tête contre le volant pour tenter d’étouffer mon chagrin.

J’avais été idiote en voulant être fidèle à la parole donnée. Quelle logique y avait-il à remplir sa part d’un accord, dès lors que celui d’en face l’avait d’ores et déjà violé ? Qui se souciait que je sois téméraire ou stupide ? Je n’avais aucune raison de fuir la témérité, aucune raison de m’interdire la stupidité. Le souffle court, je ris de moi-même. Téméraire à Forks... voilà qui risquait de se révéler difficile. Ce soudain accès d’ironie grinçante m’apporta la distraction et, avec elle, un répit à ma douleur. Je respirai mieux et réussis à me rasseoir au fond de mon siège. Bien qu’il fît froid ce jour-là, j’avais le front emperlé de sueur.

Histoire de ne pas retomber dans mes souvenirs atroces, je me concentrai sur les possibilités de hardiesse qu’offrait Forks. Jouer les imprudentes dans une telle bourgade allait exiger pas mal d’ingéniosité, plus que je n’en avais à disposition peut-être. J’avais très envie de trouver quelque chose, pourtant. J’irais mieux, je le savais, si je ne m’entêtais pas à respecter les termes du contrat, toute seule de mon côté, et si, à mon tour, je me parjurais. Toutefois, comment allais-je me débrouiller pour tricher, ici, dans cette petite ville inoffensive ? Certes, Forks n’avait pas été toujours aussi bénigne, même si désormais elle était exactement ce que son apparence laissait entendre – un endroit rasoir et tranquille. Les yeux fixés sur le pare-brise, je réfléchis longuement, sans beaucoup progresser néanmoins. Mon esprit était léthargique et ne paraissait me mener nulle part. Coupant le moteur, qui gémissait de façon pitoyable après avoir tourné au ralenti aussi longtemps, je sortis dans la bruine.

La pluie glacée – un bel orage se préparait – ne tarda pas à dégouliner de mes cheveux sur mes joues, pareille à des larmes d’eau douce. Cela m’éclaircit les idées. Battant des cils pour chasser les gouttes, je mis un moment à identifier l’endroit où je m’étais arrêtée – Russell Avenue. Ma Chevrolet bloquait l’allée des Cheney, en face desquels vivaient les Marks. La raison me dictait de reprendre le volant et de rentrer à la maison. Je n’aurais pas dû errer ainsi, distraite, dans un état second, véritable danger ambulant ; de plus, quelqu’un allait finir par repérer mes divagations et par alerter Charlie.

Je soufflai un bon coup et m’apprêtai à bouger quand un panneau, dans la cour des Marks, attira mon attention. Ce n’était qu’un grand morceau de carton appuyé contre la boîte aux lettres sur lequel on avait gribouillé en capitales, au feutre noir.

Parfois, on n’échappe pas à son destin.

Était-ce une coïncidence ? Un coup du sort ? Aucune idée, mais il aurait été bête de croire à la fatalité, de penser que les motos délabrées qui rouillaient devant la maison des Marks – à côté de l’annonce manuscrite qui disait À VENDRE, EN L’ÉTAT – avaient un but métaphysique quelconque parce qu’elles se trouvaient juste à l’endroit où j’avais eu besoin qu’elles fussent. Bref, la destinée n’avait sans doute rien à voir là-dedans. C’était peut-être seulement qu’il existait des tas de moyens d’être téméraire, et que ce n’était que maintenant que celui-ci m’apparaissait.

Téméraire et stupide. Les termes préférés de mon père quand il s’agissait de qualifier les deux-roues.

Comparé à celui des flics des grandes villes, le travail de Charlie n’était pas très mouvementé. En revanche, il était souvent appelé pour des accidents de la circulation. Avec les kilomètres de quatre voies mouillés qui sinuaient dans la forêt en une succession de virages plus mortels les uns que les autres, les interventions de ce genre n’étaient pas rares. Malgré les multiples camions chargés de troncs d’arbres qui fonçaient sur ces routes, la plupart des automobilistes s’en sortaient bien cependant. Les seules exceptions à la règle étaient les motards, et Charlie n’avait que trop vu de victimes, presque toujours des jeunes, répandues sur la chaussée. Avant mes dix ans, il m’avait fait jurer de ne jamais accepter une balade sur un de ces engins. En dépit de mon jeune âge, je n’avais pas eu besoin d’y réfléchir à deux fois pour accepter. Qui pouvait d’ailleurs être assez dingue pour avoir envie de se promener en moto dans ces parages humides ? Cela revenait sûrement à prendre un bain à cent kilomètres-heure.

J’en avais fait, des promesses, dans ma vie...

Soudain, le déclic se produisit. J’avais envie d’être stupide et téméraire, je voulais trahir mes serments. Pourquoi s’arrêter à celui-là ? Il ne m’en fallut pas plus pour me décider. Je m’approchai de la maison des Marks et sonnai. L’un des gars de la famille, le plus jeune, qui était en Seconde, ouvrit la porte. Son prénom m’échappa. Le sommet de sa tête blonde m’arrivait à peine aux épaules. Lui n’eut aucune difficulté à se souvenir de mon nom.

— Bella Swan ? s’étonna-t-il.

— Combien, pour la moto ? haletai-je en désignant du pouce les épaves, derrière moi.

— Tu rigoles ?

— Non.

— Elles ne fonctionnent pas.

C’était quelque chose que j’avais deviné rien qu’en lisant le panneau.

— Combien ? répétai-je, agacée.

— Si tu en veux vraiment une, sers-toi. Ma mère a obligé mon père à les flanquer là pour que les éboueurs les ramassent avec le reste des poubelles.

Jetant un nouveau coup d’œil aux machines, je constatai qu’elles étaient empilées sur un tas de mauvaises herbes et de branches mortes.

— Tu es sûr ?

— Absolument. Tu préfères demander à ma mère ?

— Non, je te crois.

— Tu as besoin d’aide ? Elles ne sont pas légères.

— D’accord, merci. Mais je n’en ai besoin que d’une.

— Autant que tu prennes les deux. Comme ça, tu pourras utiliser les pièces de l’autre.

Me suivant sous l’averse, il me donna un coup de main pour charger les motos à l’arrière de la camionnette. Il paraissait tellement pressé de s’en débarrasser que je ne discutai pas.

— Qu’est-ce que tu comptes en faire ? s’enquit-il. Elles ne roulent plus depuis des années.

Je haussai les épaules. J’avais agi sur un coup de tête, mon plan n’était pas des plus aboutis.

— Je les porterai peut-être à Dowling.

— Ça risque de te coûter plus que ce qu’elles valent, ricana-t-il.

Il avait raison. John Dowling était connu pour être cher. Sauf urgence, les gens préféraient éviter son garage et aller à Port Angeles, pour peu que leur voiture fût en état d’accomplir le trajet. Personnellement, j’avais eu de la chance. Quand Charlie m’avait offert mon antique Chevrolet, j’avais craint de ne pas être en mesure d’assumer son entretien. Sauf que je n’avais jamais eu de problème. Sinon que le moteur rugissait comme celui d’un char d’assaut, et qu’elle ne dépassait pas les quatre-vingt-dix kilomètres-heure. Jacob Black l’avait drôlement bien bichonnée, du temps qu’elle avait appartenu à son père, Billy...

Une fois encore, l’inspiration me frappa comme l’éclair – comparaison qui s’imposait, vu la tournure prise par la météo.

— Tu sais quoi ? dis-je. Ça va aller. Je connais quelqu’un qui retape des voitures.

— Génial, s’extasia-t-il.

Il attendit, sans cesser d’agiter la main et de sourire, que je me fusse éloignée pour rentrer. Sympa, ce môme. À présent, je savais où j’allais. Aussi, je ne perdis pas de temps, désireuse d’être à la maison avant que Charlie revienne, même s’il y avait peu de chances qu’il terminât tôt sa journée. Une fois chez nous, je me ruai sur le téléphone, mes clés encore à la main.

— Le chef Swan, s’il vous plaît, demandai-je à l’adjoint qui décrocha, c’est Bella.

— Oh, salut, Bella ! me salua-t-il, aimable. Ne quitte pas, je vais le chercher.

Je patientai.

— Que t’est-il arrivé, Bella ? rugit mon père dès qu’il fut en ligne.

— Je ne peux donc pas t’appeler sans qu’il y ait une urgence ?

Il laissa s’écouler une minute avant de répondre :

— Ça serait bien la première fois. Alors, il y a une urgence ?

— Non. Je voulais juste que tu m’indiques le chemin pour aller chez les Black, je ne suis pas sûre de m’en souvenir. J’ai envie de rendre visite à Jacob, ça fait des mois qu’on ne s’est pas vus.

— Excellente idée ! s’exclama Charlie d’une voix beaucoup plus joyeuse soudain. Tu as un stylo ?

Le trajet se révéla d’une simplicité enfantine. J’annonçai que je serais de retour pour dîner, malgré ses encouragements à ne pas me presser. Je devinai qu’il souhaitait me rejoindre à La Push, ce dont il n’était pas question. C’est donc avec un temps limité que je partis pour la réserve, roulant trop vite dans les rues assombries par la tempête. Je priais pour que Jacob fût seul. S’il apprenait ce que je manigançais, Billy moucharderait à coup sûr. Je m’inquiétais un peu de sa réaction quand il me verrait, aussi. Il risquait d’être trop heureux. Pour lui, aucun doute, la situation s’était arrangée bien mieux qu’il n’aurait osé l’espérer. Son plaisir et son soulagement ne serviraient qu’à me rappeler celui que je ne supportais pas de me remémorer. Pitié, pas aujourd’hui. J’étais claquée.

La maison en rondins des Black m’était vaguement familière. Petite, percée de fenêtres étroites, couverte d’une peinture rouge fanée qui lui donnait des airs de grange miniature. Jacob me repéra avant même que je sois sortie de la camionnette. Le rugissement de mon moteur, qu’il connaissait si bien, l’avait sûrement averti de mon arrivée. Jacob avait été très content que Charlie achète la Chevrolet à son père pour me l’offrir, car ça lui épargnait de devoir la conduire quand il en aurait l’âge. Si j’aimais beaucoup ma voiture, lui semblait considérer sa lenteur comme un inconvénient majeur. Il vint à ma rencontre.

— Bella ! s’écria-t-il.

Un sourire épanoui fendit ses lèvres, ses dents blanches formant un contraste saisissant avec sa peau cuivrée. C’était la première fois que je le voyais avec les cheveux dénoués, et ils tombaient comme un rideau de satin noir autour de son large visage. Ces huit derniers mois, il avait grandi, dépassant le stade où les muscles de la prime jeunesse durcissent, créant ces silhouettes charpentées et dégingandées propres aux adolescents. Les tendons et les veines de ses bras et de ses mains saillaient à présent. Ses traits, aussi charmants qu’autrefois, s’étaient également durcis – pommettes plus proéminentes, mâchoire plus carrée  –, effaçant les rondeurs de l’enfance.

— Salut, Jacob !

Son amabilité était contagieuse, et je me rendis compte que j’étais heureuse de le voir, ce qui m’étonna. J’avais oublié à quel point je l’appréciais. Il s’était planté à quelques centimètres de moi, et je fus obligée de lever la tête pour l’examiner – autre source de stupéfaction.

— Tu as encore poussé ! l’accusai-je, ahurie, tandis que la pluie dégouttait sur mes joues.

Il rit, sa bouche s’étirant de façon presque impossible.

— Un mètre quatre-vingt-quinze, annonça-t-il, éminemment satisfait.

Sa voix était plus grave que celle, feutrée, dont j’avais gardé le souvenir.

— Et tu comptes t’arrêter où ? demandai-je en secouant le menton. Tu es un géant.

— Plutôt une asperge, grimaça-t-il. Entre, tu es en train de te faire tremper.

Il repartit vers la maison. Tout en marchant, il rassembla ses cheveux entre ses immenses battoirs, tira un élastique de sa poche et se façonna une queue-de-cheval.

— Papa ? appela-t-il en se baissant pour franchir le seuil. Devine un peu qui est là !

Installé dans son fauteuil roulant, Billy lisait dans le minuscule salon carré. En m’apercevant, il posa son livre sur ses genoux et vint à moi.

— Eh bien, tu parles d’une surprise ! s’exclama-t-il. Content de te revoir, Bella.

Nous échangeâmes une poignée de main, la mienne se perdant dans son énorme paume.

— Qu’est-ce qui t’amène ici ? Charlie va bien ?

— Très bien. Depuis tout ce temps, j’avais juste envie de renouer avec Jacob.

Les yeux de celui-ci s’éclairèrent aussitôt. Son sourire était si large qu’il donnait l’impression de blesser ses joues.

— Tu restes dîner ? s’enquit Billy, ravi lui aussi.

— Non, il faut que je rentre nourrir Charlie.

— Je peux l’appeler. Tu sais qu’il est toujours invité chez nous.

Je m’esclaffai, histoire de cacher mon embarras.

— Ce n’est pas comme si je comptais ne jamais revenir, protestai-je. Je jure de multiplier mes visites au point que vous en aurez assez de moi.

Après tout, si Jacob parvenait à réparer la moto, il faudrait bien que quelqu’un m’apprenne à la conduire.

— Très bien, recula Billy, amusé. Une prochaine fois, alors.

— Alors, Bella, intervint Jacob, tu as envie de faire quelque chose de particulier ?

— Non, rien de spécial. À quoi t’occupais-tu avant que je t’interrompe ?

J’étais étrangement à l’aise, ici. L’endroit était familier, de façon assez lointaine néanmoins. Il ne recelait aucune trace douloureuse d’un passé récent. Jacob hésita.

— J’allais juste commencer à bricoler ma voiture, mais on peut...

— Non, c’est parfait ! J’adorerais que tu me la montres.

— Bon, acquiesça-t-il, dubitatif. Elle est derrière, dans le garage.

Voilà qui était encore mieux, songeai-je.

— À un de ces jours ! dis-je à Billy en sortant.

Un épais bosquet d’arbres et de buissons séparait la maison du garage, lequel consistait en deux abris de jardin préfabriqués qu’on avait vissés l’un à l’autre après avoir abattu les cloisons intérieures. Dedans, une auto reposait sur des parpaings. À moi, elle parut complète. En tout cas, j’identifiai l’écusson ornant la calandre.

— Qu’est-ce que c’est, comme Volkswagen ?

— Une vieille Golf de 1986. Un classique.

— Ça avance ?

— J’ai presque fini, s’enthousiasma-t-il. Mon père a respecté sa parole du printemps dernier, ajouta-t-il en baissant d’un ton.

— Ah.

Il sembla saisir mes réticences à aborder le sujet, cependant que je m’efforçais de ne pas me laisser happer par le souvenir du bal de fin d’année qui s’était déroulé en mai. Jacob avait été corrompu par son père – en échange d’argent et de pièces détachées pour sa voiture, il avait joué les messagers auprès de moi. Billy m’avait priée de rester à bonne distance de la personne qui comptait le plus dans ma vie. Son inquiétude n’avait plus lieu d’être. Je ne risquais absolument plus rien, désormais.

Situation à laquelle j’avais la ferme intention de remédier, toutefois.

— Tu t’y connais en motos, Jacob ?

— Couci-couça. Mon pote Embry a un trial. Il nous arrive de bricoler ensemble dessus. Pourquoi ?

— Eh bien...

Je me mordis les lèvres, songeuse. Je n’avais aucune garantie qu’il ne bavarderait pas à tort et à travers. En même temps, je n’avais guère le choix.

— J’ai mis la main sur deux machines qui ne sont pas au meilleur de leur forme. Je me demandais si tu saurais les réparer.

— Cool, rigola-t-il, apparemment enchanté par le défi. Je peux toujours essayer.

— Juste un truc ! le prévins-je, l’index levé. Charlie est contre ces engins. S’il l’apprenait, il mourrait sans doute d’un infarctus. Donc, pas un mot à Billy.

— T’inquiète, je comprends.

— Je te paierai.

— Tu débloques ? s’offusqua-t-il. Ça me plaît, de t’aider. Hors de question que tu débourses un seul dollar.

— Dans ce cas... je te propose un marché. (J’inventai au fur et à mesure, mais ça me paraissait raisonnable.) Je n’ai besoin que d’une moto, ainsi que de leçons. Donc, je t’offre la deuxième, et toi, tu m’apprends à piloter l’autre.

— Gé-nial ! s’exclama-t-il en détachant les syllabes.

— Une minute ! Tu as l’âge ? C’est quand ton anniversaire ?

— Tu l’as raté, railla-t-il. J’ai enfin eu seize ans[4].

— Non que ça t’ait jamais empêché de conduire avant. Désolée d’avoir manqué l’événement.

— Pas de souci. Je ne fête pas le tien non plus. Tu en es à combien, quarante ?

— Pas loin, maugréai-je.

— On n’aura qu’à organiser une fête commune pour nous rattraper.

— Voilà qui ressemble à un rendez-vous.

Le mot déclencha des étincelles dans ses prunelles. Il fallait que je calme ses ardeurs avant qu’il se fasse des idées. J’avais commis une erreur, seulement parce que je ne m’étais pas sentie aussi légère et pleine d’entrain depuis longtemps. La rareté de telles émotions en rendait le contrôle plus difficile.

— On verra quand les motos seront réparées, éludai-je. Un cadeau mutuel, en quelque sorte.

— D’accord. Quand comptes-tu me les apporter ?

— Elles sont dans la camionnette, avouai-je, gênée.

Il ne sembla pas se vexer.

— Super.

— Billy ne risque-t-il pas de les apercevoir ?

— On va se débrouiller, répondit-il avec un clin d’œil complice.

Nous fîmes le tour par l’est, utilisant l’abri des buissons quand nous étions visibles de la maison et affectant de nous promener. Jacob déchargea rapidement les machines et les roula l’une après l’autre jusqu’au bosquet où je me cachais. Ça avait l’air facile, alors que je les avais trouvées extrêmement lourdes.

— Elles ne sont pas en si mauvais état que ça, commenta-t-il quand nous les poussâmes sous le couvert des arbres. Celle-là vaudra même quelque chose quand j’en aurai terminé avec elle. C’est une vieille Harley Sprint.

— Alors, ce sera la tienne.

— Tu es sûre ?

— Sûre et certaine.

— Par contre, on va devoir investir un peu, ajouta-t-il en examinant des bouts de métal noircis. Certaines pièces ont besoin d’être changées.

— On rien du tout, objectai-je. Si tu bosses gratis, c’est moi qui paie le matériel.

— Je ne sais pas...

— J’ai des économies. Pour la fac.

La fac, mon œil ! De toute façon, je n’avais pas mis assez d’argent de côté pour aller où que ce soit. Et puis, je ne tenais pas du tout à quitter Forks. Quelle importance, si je tapais un peu dans ma cagnotte ? Jacob hocha la tête. L’université et lui...

Tandis que nous retournions en douce au garage, je m’avisai que j’avais de la chance. Seul un adolescent était susceptible d’accepter de tromper nos parents respectifs en piochant dans l’argent destiné à mes études pour remettre en état des engins dangereux. Jacob ne trouvait rien à redire à mon plan ; il était un cadeau du ciel.

Tentation
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