Chapitre X
— M’enfin, c’est quoi ce barouf ? pestait une voix.
— J’aurais juré entendre un tir de lance-harpon ! criait une autre.
— Lance-harpon ? s’écriait une troisième. C’est censé être un hôtel, ici. Pas un stand de tir !
— Moi, j’ai entendu comme un plouf !
— Moi aussi ! Comme si quelqu’un venait de tomber à l’eau !
Les yeux sur la surface de l’étang qui redevenait lisse, les enfants agenouillés ne voyaient rien, n’entendaient rien. Dans leur dos des fenêtres s’éclairaient, des volets s’ouvraient à tous les étages. Des silhouettes s’encadraient dans la lumière, des bras s’agitaient. Mais les enfants agenouillés au ras de l’eau, tout à leur douleur, étaient sourds à ce concert de cris.
— C’est bientôt fini, ce ramdam ? Y en a qui essaient de dormir, figurez-vous !
— Déjà qu’avec les grenouilles, faut tenir les fenêtres fermées !
— Et vous avez vu l’heure ? Croyez que c’est le moment de beugler comme ça ?
— C’est vrai, ça ! C’est quoi, ce chambard ?
— Voulez que je vous le dise, à quoi ça rime ? Quelqu’un s’est fait canarder au harpon et a fini dans l’étang !
— Reviens te coucher, Bruce !
— Moi, je peux pas dormir s’il y a des tueurs dans le secteur.
— Bon, d’accord ! S’il y a eu mort d’homme, plus qu’à rester debout en pyjama toute la nuit.
— Peux pas dormir, de toute manière. Pas pu fermer l’œil encore et tout ça, à cause de cette cuisine indienne à la noix !
— Quelqu’un pourrait-il me dire ce qui se passe au juste ? Les lecteurs du Petit Pointilleux voudront le savoir en détail !
Au son de cette voix flûtée, les enfants ravalèrent leurs pleurs, pour un temps du moins. Mieux valait s’assurer que le journal, pour une fois, n’aille pas raconter n’importe quoi.
— Il y a eu un accident ! cria Violette par-dessus son épaule, en direction de la journaliste. Un dramatique accident.
— L’un des gérants de l’hôtel est mort ! cria Klaus.
— Lequel ? s’enquit une voix depuis l’un des derniers étages. Frank ou Ernest ?
— Diouhay ! lança Prunille.
— Dewey n’existe pas, décréta une autre voix. C’est une figure de légende.
— Une figure de légende, sûrement pas ! s’indigna Violette. C’est un vrai bibl…
Mais Klaus la bâillonna d’une main et elle se tut net.
— Le catalogue de Dewey est secret, chuchota Klaus à ses sœurs. Il ne faut surtout pas en parler dans Le Petit Pointilleux.
— Maivéracité ? plaida Prunille.
— Non, Klaus a raison, lui chuchota Violette. Dewey nous avait demandé de le garder, son secret. Pas question de le trahir. (D’un revers de main, elle essuya ses larmes.) C’est la moindre des choses.
Dans leur dos, le concert de voix redoublait.
— Je n’avais pas saisi qu’il s’agissait d’une occasion triste, disait une nouvelle voix encore. Il nous faut ouvrir l’œil et le bon, mais n’intervenir qu’en cas d’absolue nécessité.
— Pas d’accord ! Il faut intervenir tout de suite, et n’ouvrir l’œil qu’en cas d’absolue nécessité.
— Ce qu’il faut faire, en réalité, c’est appeler les autorités !
— Appeler le gérant !
— Appeler les grooms !
— Appeler ma mère !
— Rechercher des indices !
— Rechercher l’arme du crime !
— Rechercher les suspects !
— Suspects ? C’est un hôtel chic, ici. Des suspects, il n’y en a pas !
— Oh ! les hôtels fourmillent de suspects, même les plus chics. J’ai bien vu une blanchisseuse qui portait une perruque suspecte !
— Et moi, un groom qui transportait un objet suspect !
— Et moi, un taxi qui amenait un client suspect !
— Et moi, un cuisinier qui préparait des plats suspects !
— Et moi, un employé qui se baladait avec une spatule suspecte !
— Et moi, un client à moitié caché par un nuage de fumée suspect !
— Et moi, un bébé avec une petite mèche de cheveux suspecte !
— Et moi, un gérant avec un uniforme suspect !
— Et moi, une grande bonne femme avec un bikini suspect !
— Moi, je n’ai rien vu et je ne vois rien ! Il fait plus noir qu’un corbeau par une nuit sans lune !
— Et moi, je vois quelque chose : je vois trois suspects au bord de l’étang, qui nous tournent le dos !
— Oui, ce sont eux qui ont répondu à la journaliste. Et ils veillent bien à ne pas se laisser voir en face !
— À tous les coups, ce sont les tueurs ! Cette façon de se cacher, c’est suspect !
— Descendons les arrêter avant qu’ils ne filent !
— Bon sang ! Je vois déjà le gros titre : CRIME ABOMINABLE À L’HÔTEL DÉNOUEMENT ! Un meurtre, c’est tellement plus vendeur qu’un accident.
— Haro, chuchota Prunille à ses aînés ; autrement dit : « Tu te rappelles ce que tu nous avais expliqué à propos de la psychologie des foules ? »
— Ho ho, Prunille a raison, dit Klaus très doucement, essuyant ses larmes à son tour. Cette foule est en train de se monter la tête. Avant longtemps, tous ces gens nous verront en tueurs.
— Pas complètement faux, reconnut Violette.
— Sornett ! protesta Prunille. Axidan.
— C’est un accident, d’accord, concéda Klaus. Mais quand même de notre faute.
— Demi, soutint Prunille.
— Malheureusement, dit Violette, ce n’est pas à nous d’en décider. Je crois que nous ferions mieux de rentrer et de parler à Jérôme et à la juge Abbott. Ils sauront que faire.
— Peut-être, dit Klaus, sceptique. Ou peut-être qu’il vaudrait mieux décamper.
— Karapatt ? demanda Prunille.
— Non, dit Violette. Je ne crois pas que filer soit une bonne idée. Au contraire. C’est le meilleur moyen de persuader tout le monde que nous sommes bel et bien des meurtriers.
— Ce que nous sommes peut-être, murmura Klaus. Mais d’un autre côté, Jérôme et la juge, tout à l’heure, ils ne nous ont pas soutenus une seconde, ils n’ont pas bougé d’une patte. Je ne les vois pas trop nous venir en aide maintenant.
Violette poussa un long soupir, entrecoupé d’un hoquet de pleur.
— Et si on filait, dit-elle très bas, on irait où ?
— N’importe. Quelque part où personne n’a jamais entendu parler du comte Olaf, ni de V.D.C., ni de rien. Il doit bien exister au monde de vrais cœurs nobles et généreux, il suffirait de les trouver.
— Des gens de confiance, dit Violette, il va en arriver. Ils sont en route en ce moment même. Dewey nous avait dit d’attendre demain. Je crois qu’il vaudrait mieux rester.
— Sauf que, demain, fit valoir Klaus, il sera peut-être trop tard. Moi, je pense qu’il vaudrait mieux filer.
— Dilemm, dit Prunille ; autrement dit : « Chacune des deux solutions présente des avantages et des inconvénients. »
Mais ses aînés n’eurent pas le temps de répondre. Les trois enfants sentirent une ombre au-dessus d’eux et levèrent les yeux vers une grande silhouette dégingandée plantée dans leur dos. Sur ce fond de fenêtres éclairées, ils ne voyaient de l’arrivant qu’une ombre chinoise, exception faite du petit point rouge d’une cigarette allumée.
— Taxi ? s’informa l’ombre, désignant du geste le véhicule qui avait amené là Jérôme et la juge Abbott.
Les enfants délibérèrent du regard dans la pénombre, puis clignèrent des yeux vers l’inconnu. Le timbre de la voix leur rappelait quelque chose, mais peut-être était-ce seulement ce ton impénétrable, entendu tant de fois en ce lieu qu’il semblait tout ensemble énigmatique et familier.
— Nous ne savons pas trop encore, répondit Violette après un silence.
— Vous ne savez pas trop ? répéta l’inconnu. D’ordinaire, quand on prend un taxi, c’est pour aller quelque part et faire quelque chose de précis. Sûrement vous avez quelque chose à faire, quelque part où aller. Une grande romancière américaine a écrit un jour qu’aujourd’hui les gens voyagent plus vite, mais qu’il n’est pas certain que ce soit pour agir mieux. Malgré tout, peut-être agiriez-vous mieux si vous décidiez de voyager, là, maintenant, tout de suite.
— Nous n’avons pas d’argent, prévint Klaus.
— Vous n’avez pas de souci à vous faire à ce propos, pas si vous êtes qui je pense. (L’homme se pencha vers les trois enfants.) L’êtes-vous ? Êtes-vous bien qui je pense ?
À nouveau les enfants se consultèrent du regard dans l’ombre. Ils n’avaient aucun moyen de savoir, bien sûr, de quel bord était l’inconnu – ami ou ennemi, cœur noble ou félon. En règle générale, il va sans dire, tout inconnu qui cherche à vous faire monter en voiture est quelqu’un dont il faut se méfier, et même à fuir comme la peste. D’un autre côté, toujours en règle générale, quelqu’un qui cite les grandes romancières américaines est rarement une brute épaisse. Enfin, en règle générale, quelqu’un qui vous dit que, si vous ne pouvez pas payer, ce n’est pas grave, ou qui fume la cigarette peut se révéler quelqu’un de très bien comme un voyou de la pire espèce. Bref, en règle générale, il est difficile de trancher – mais les orphelins Baudelaire n’étaient pas en règle générale. Ils étaient au bord d’un étang recélant un grave secret, au pied d’un hôtel dans lequel une foule commençait à broncher de façon inquiétante. Les enfants songaient à Dewey, ils revoyaient en boucle les terribles images du blessé sombrant dans l’eau noire – et brusquement ils comprirent. Alors qu’ils ignoraient s’ils étaient eux-mêmes dignes de confiance, comment l’auraient-ils su de l’inconnu penché vers eux ?
— Oncépa, dit Prunille enfin.
— Enfants Baudelaire ! les héla une voix depuis le perron, appel suivi d’une monumentale quinte de toux.
Mr Poe était là, en haut des marches, son grand mouchoir blanc sur le nez.
— Enfants Baudelaire ! répéta-t-il, renfonçant le mouchoir dans sa poche. Mais que se passe-t-il, enfin, dites-moi ? Où est cet homme sur qui vous avez tiré au lance-harpon ?
Les enfants étaient trop las, trop accablés pour reprendre Mr Poe sur sa façon de décrire les faits.
— Il est mort, dit simplement Violette.
Ses larmes étaient de retour.
Mr Poe toussa de nouveau, une petite toux de surprise, puis il descendit les marches et vint se planter devant le trio dont il gérait la fortune.
— Mort ? Mais que s’est-il passé ?
— Difficile à dire, hésita Klaus.
— Difficile à dire ? réprouva Mr Poe. Mais je vous ai vus, moi, les enfants. Je vous ai vus, cette arme en main. Assurément vous pouvez m’expliquer ce qui s’est passé.
— Henribergson, répondit Prunille ; autrement dit : « C’est terriblement compliqué. »
Mais Mr Poe hocha la tête, comme s’il en savait déjà assez.
— Vous feriez mieux de rentrer à l’intérieur, dit-il avec un soupir d’infinie lassitude. Je dois dire, les enfants, que vous me décevez profondément. Tout le temps que j’ai été en charge de vous, j’ai eu beau me donner un mal fou, chaque fois que je vous ai trouvé un foyer, de terribles choses s’y sont produites. Depuis, vous avez décidé de voler de vos propres ailes, mais Le Petit Pointilleux ne cesse de relater vos méfaits, plus ignominieux chaque jour qui passe. Et voilà qu’aujourd’hui je vous retrouve, et c’est pour constater qu’une fois de plus un déplorable événement a eu lieu, et qu’un tuteur de plus est passé de vie à trépas. Vous devriez avoir honte.
Les enfants ne répondirent pas. Dewey Dénouement, bien évidemment, n’avait pas été leur tuteur, et cependant, à sa manière, il avait veillé sur eux. Et les enfants s’en voulaient affreusement d’avoir participé, malgré eux, à sa terrible fin. En silence, ils attendirent que Mr Poe en eût terminé de la quinte de toux suivante, après quoi ils le laissèrent poser une main sur l’épaule de Klaus, une main sur l’épaule de Violette et les pousser devant lui jusqu’à l’intérieur de l’hôtel.
— Certains sont d’avis que, dans les foyers brisés, le destin des enfants est de tomber dans le crime, marmonnait-il, chemin faisant. Je commence à croire qu’ils ont raison.
— Ce n’est pas notre destin, dit Klaus.
Mais le ton manquait d’assurance, et Mr Poe se contenta de lui jeter un regard aussi sévère que chagrin et de resserrer sa prise.
S’il vous est déjà arrivé de marcher poussé par quelqu’un de plus grand et plus fort que vous qui vous tient fermement par l’épaule, vous savez qu’il est des moyens plus plaisants d’avancer, mais les orphelins Baudelaire, à ce stade, ne se souciaient plus de rien. Menés par le banquier en odieux pyjama, ils gravirent le perron en automates, et ce n’est qu’au niveau du nuage de vapeur qu’ils songèrent à regarder en arrière, vers l’inconnu qui leur avait proposé de les emmener.
Dans l’intervalle, il avait regagné son taxi pour s’éloigner lentement de l’hôtel ; et, pas plus qu’ils ne savaient si c’était ou non quelqu’un de bien, les enfants n’auraient su dire s’ils étaient tristes ou soulagés de le voir partir. D’ailleurs, je dois avouer que moi-même, après des mois et des mois d’enquête, des nuits et des nuits sans sommeil, sans parler de lugubres après-midi au bord d’un étang à jeter caillou sur caillou dans l’espoir que quelqu’un allait remarquer les ridules, je dois avouer, dis-je, que moi-même je n’ai aucun moyen de savoir si les trois enfants auraient dû être tristes ou soulagés de le voir partir.
Pourtant je sais qui est cet homme. Je sais où il alla ensuite, je sais le nom de la femme qui se cachait dans le coffre et la marque de l’instrument de musique soigneusement calé sur la banquette arrière, ainsi que les ingrédients du sandwich glissé dans la boîte à gants et la nature exacte du petit objet posé sur le siège du passager avant, tout humide encore au sortir de sa cachette – mais je ne saurais vous dire si les enfants Baudelaire auraient été plus heureux en sa compagnie, ou s’il valait mieux qu’il s’éloigne sans eux, avec un dernier regard pour eux dans son rétroviseur, serrant au creux de sa main tremblante une petite serviette de table brodée d’un monogramme.
Tout ce que je peux dire, c’est que leurs ennuis à l’hôtel Dénouement n’auraient pas été pour eux le pénultième péril, et qu’ils auraient sans doute connu encore bon nombre de rudes épreuves – de quoi remplir treize volumes de plus. Mais je n’ai aucun moyen de savoir si cela eût mieux valu pour eux, pas plus que je ne saurais dire s’il eût mieux valu pour moi poursuivre ma vie et mon œuvre au lieu de me lancer dans cette enquête sur l’histoire des orphelins Baudelaire, ni s’il eût mieux valu pour ma sœur se joindre aux trois enfants à l’hôtel Dénouement au lieu de faire cet aller-retour en ski nautique afin de retrouver le capitaine Virlevent, ni s’il eût mieux valu pour vous de monter à bord de ce taxi que vous avez vu dernièrement, et vous embarquer pour une série d’aventures bien à vous, au lieu de poursuivre sur sa lancée la vie qui est la vôtre.
Allez savoir ! Il n’y a aucun moyen. Quand il n’y a aucun moyen de savoir, on ne peut qu’imaginer, et j’imagine, sans grand risque de me tromper, que les enfants Baudelaire n’en menèrent pas large lorsque, franchissant la porte de l’hôtel, ils virent la foule qui les attendait dans le grand hall éclairé a giorno.
— Les voilà ! cria quelqu’un, quelque part dans le fond.
Les enfants n’essayèrent même pas de voir qui c’était.
L’endroit était aussi bondé que lorsqu’ils avaient mis les pieds dans cet hôtel à perdre le nord – mais quelque chose avait changé par rapport à leur arrivée, la veille. Dans leurs tenues de grooms, ils étaient passés inaperçus au milieu de l’agitation générale, alors qu’à présent leur déguisement ne pouvait plus rien pour eux. Des centaines de paires d’yeux les inspectaient de la tête aux pieds.
Les trois enfants étaient surpris de voir tant de visages familiers, comme ressortis de chapitres oubliés de leur vie, et tant d’autres pour lesquels ils auraient été en peine de dire s’ils les reconnaissaient ou non. Tout le monde était en pyjama, en chemise de nuit ou autre accoutrement nocturne, et tout le monde clignait des yeux d’un air plus ou moins belliqueux, comme on tend à le faire après un réveil forcé, surtout à une heure indue. D’ordinaire, il est intéressant de voir ce que portent les gens au milieu de la nuit, mais l’expérience est plus savoureuse lorsqu’on n’est pas accusé de meurtre.
— C’est eux ! Les assassins !
— Oh ! mais ce ne sont pas des assassins ordinaires ! s’écria Geraldine Julienne, en longue chemise de nuit jaune poussin, avec un petit bonnet de douche sur la tête. Ce sont les orphelins Baudelaire !
Une onde de stupeur parcourut la foule pyjamatée, et les enfants regrettèrent de n’avoir plus leurs lunettes noires.
— Les orphelins Baudelaire ? s’écria M. le Directeur, dont le pyjama, pour une raison inconnue, portait les initiales L.S. brodées sur la poche. Je les connais, moi, ces trois-là ! Ils ont provoqué dans ma scierie toute une ribambelle d’accidents !
— Ces accidents n’étaient pas de leur fait, rectifia Charles. Ils étaient le fait du comte Olaf.
— Comte Olaf ? C’est l’une de leurs victimes, chevrota une vieille dame en robe de chambre fuchsia – Mrs Endemain, se souvenaient les enfants, citoyenne de Villeneuve-des-Corbeaux. Même que c’est tout près de chez moi qu’ils l’ont assassiné !
— Pas du tout, c’était le comte Omar, rectifia l’un de ses concitoyens, un certain Mr Lesko, qui dormait apparemment dans son pantalon à carreaux.
— Les enfants Baudelaire n’ont jamais tué personne, ça, j’en suis certain, assura Jérôme d’Eschemizerre. J’ai été leur tuteur un temps, je les ai toujours trouvés gentils et bien élevés.
— C’étaient plutôt de bons élèves, si ma mémoire est bonne, dit Mr Remora, dont le bonnet de nuit ressemblait à une banane.
— C’étaient plutôt de bons élèves, si ma mémoire est bonne, singea le principal adjoint Nero. Et moi je dis : jamais de la vie ! Violette et Klaus ont lamentablement échoué à toutes sortes d’examens, et Prunille restera la pire secrétaire que j’aie connue !
— Moi je dis : ce sont des criminels, déclara Mme Alose, rajustant sa perruque. Et les criminels doivent être condamnés.
— Bien parlé ! approuva Féval. Ce sont des monstres. On ne laisse pas les monstres en liberté !
— Des criminels, eux ? Certainement pas, assura Hal de sa voix cassée. Et je suis bien placé pour le savoir.
— Oh ! mais moi aussi, je suis bien placée, intervint Esmé. Et je le proclame : il n’y a pas pire qu’eux.
Ses serres laquées d’argent étaient posées sur l’épaule de Carmelita, qui jubilait de voir ces trois-là emmenés comme du gibier de potence.
— À mon avis, ils sont pires que tout ce que vous dites ! décréta l’un des chasseurs de l’hôtel.
— Je dirais même plus : pires encore !
— Moi, je leur trouve l’air plutôt gentil ! dit quelqu’un que les enfants ne reconnurent pas.
— Moi, je leur trouve l’air plutôt sournois !
— Je leur trouve l’air plutôt vaillant !
— Je leur trouve l’air plutôt canaille !
— Je trouve qu’ils ressemblent à des grooms !
Et brusquement, NoN !… Tout le hall se mit à vibrer comme un immense bourdon de cathédrale. NoN !… L’horloge de l’hôtel, implacable, sonnait trois heures du matin – NoN !… – tandis que Mr Poe, implacable, achevait de cornaquer les enfants jusqu’au fond du hall où attendait Frank ou Ernest, la mine sombre, devant une porte numérotée 121.
— Mesdames et messieurs ! lança bien haut une voix de femme lorsque s’éteignit le bourdonnement de la cloche.
Les enfants se retournèrent. Perchée sur un banc de bois, la juge Abbott frappait dans ses mains, réclamant le silence.
— Mesdames et messieurs ! Veuillez vous calmer. La question de décider si les enfants Baudelaire sont ou non coupables ne relève pas de votre compétence !
— Ça se discute, bougonna un monsieur ventru dont le pyjama s’ornait de saumons sautant en tous sens. Attendu qu’ils nous ont réveillés en pleine nuit…
— Cette affaire est du ressort de la Haute Cour, reprit la magistrate. Les autorités ont été alertées, et les autres juges de la Haute Cour sont en route. D’ici quelques heures, nous pourrons procéder au jugement.
— Je croyais que c’était jeudi, le procès ? s’étonna une dame à la chemise de nuit constellée de clowns dansants.
— Arriver en avance est la marque des gens de bien, assura la juge. Dès que les autres juges seront là, nous pourrons trancher sur cette affaire, ainsi que sur d’autres affaires d’égale importance, une bonne fois.
Une rumeur frondeuse parcourut l’assistance. Certains étaient d’accord ; d’autres, pas.
— Mouais, bon, admettons, grommela quelqu’un.
— Formidable ! gloussa Geraldine Julienne. Je vois d’ici le gros titre : LES ORPHELINS BAUDELAIRE DÉCLARÉS COUPABLES PAR LA HAUTE COUR !
— Personne n’est déclaré coupable, trancha la juge. Jamais, tant que le jugement n’a pas été rendu.
Pour la première fois, son regard se tourna vers les enfants et elle leur adressa un sourire. C’était une menue consolation, ce sourire, et les enfants le lui rendirent malgré leur effroi. La magistrate descendit de son banc et se fraya un chemin jusqu’à eux à travers la foule en émoi, Jérôme sur les talons.
— Ne vous en faites pas, les enfants, dit Jérôme au trio tremblant. Voyez, vous n’aurez même pas à attendre jeudi pour que justice soit rendue.
— Espérons-le, murmura Violette.
— Mais je croyais que les juges n’avaient pas le droit de se prononcer sur le cas de gens qu’ils connaissent, dit Klaus.
— En théorie, c’est vrai, confirma la juge. Mais en ce qui concerne le comte Olaf, je crois pouvoir être impartiale.
— D’ailleurs, souligna Jérôme, la Haute Cour comprend deux autres juges. L’opinion de Judy Sibyl ne sera pas la seule à compter.
— J’ai toute confiance en mes deux confrères, reprit la juge. Je les connais depuis des années. Chaque fois que je leur ai parlé de vous, les enfants, ils se sont montrés très attentifs. Malgré tout, en attendant leur arrivée, j’ai demandé au gérant de vous placer au 121, afin de vous protéger de cette foule.
Sans un mot, Frank ou Ernest déverrouilla la porte, qui s’ouvrit sur le réduit dans lequel Violette avait pris le lance-harpon.
— On nous enferme ? s’alarma Klaus.
— Seulement pour votre sécurité, répondit la juge. En attendant que débute le procès.
— Oui, oui, sous clé ! approuva une voix, et la foule s’écarta pour laisser passer le comte Olaf qui rejoignait le groupe à grands pas, les yeux étincelant de triomphe. Mettez-les sous clé, et vite ! Pas de criminels en liberté dans cet hôtel ! Qu’au moins les honnêtes gens soient tranquilles.
— Parce qu’il y a des honnêtes gens, ici ? demanda Bretzella.
— Ha ! glapit Olaf, puis il se ressaisit. Évidemment ! Enfin, je veux dire : pour l’essentiel. D’ailleurs, la Haute Cour tranchera sur la question de savoir qui est honnête et qui ne l’est pas. En attendant, ces orphelins doivent être sous les verrous.
— Bien dit ! approuva Otto, levant les deux mains.
— Ils ne sont pas seuls en cause, déclara la juge Abbott d’un ton sévère. De votre côté, comte Olaf, vous êtes accusé d’une foultitude d’actes vils, et la Haute Cour accorde le plus grand intérêt à votre cas. En attendant le début du procès, vous serez tenu sous clé au 165.
Alors, l’homme qui n’était peut-être pas Frank, mais Ernest, ou vice-versa, s’avança d’un pas d’arpenteur et prit le comte Olaf par le bras.
— Bien volontiers, déclara le comte. J’attendrai sereinement le verdict de la Haute Cour. Ha !
Les enfants s’entre-regardèrent, puis ils balayèrent des yeux le grand hall, qui grondait de plus belle. Se faire enfermer dans un placard à balais ne les enchantait pas spécialement, et ils n’aimaient guère non plus voir Olaf sourire à l’idée de passer devant la Haute Cour. Mais ils se voyaient plus mal encore discuter avec cette foule ombrageuse et sans un mot de plus, tête basse, ils entrèrent dans le cagibi. Jérôme et la juge Abbott leur adressèrent un petit signe, Mr Poe toussa dans son mouchoir et Frank ou Ernest s’avança, clé en main, pour verrouiller la porte. Les trois enfants se rappelèrent soudain que le gérant venait de perdre un frère, or ils savaient ce qu’on ressent lorsqu’on vient de perdre un être cher et ils en eurent le cœur serré pour lui.
— Navré, murmura Prunille pour eux trois, levant vers lui un minois désolé.
Il baissa les yeux vers la petite et battit des paupières. Était-ce Frank, persuadé que les trois enfants venaient d’accomplir un acte odieux ? Était-ce Ernest, estimant qu’ils avaient réussi un joli coup ? Quoi qu’il en soit, le gérant parut surpris de ce petit mot de condoléances. Il eut un bref hochement de tête – impénétrable, indéchiffrable –, puis la clé joua dans la serrure et les enfants se retrouvèrent seuls.
La porte du 121 était étonnamment épaisse et, malgré une fente sous le battant, qui laissait passer un rai de lumière, elle étouffait si bien les sons que le brouhaha de la réception se retrouva tout à coup réduit à un bourdonnement de ruche. Les trois enfants se laissèrent tomber à terre, exténués par leur rude journée et, surtout, leur terrible nuit. Ils retirèrent leurs chaussures, se blottirent en petit tas dans cet espace réduit, cherchant la position la moins inconfortable et, durant un moment, ils écoutèrent d’une oreille distraite la rumeur qui leur parvenait de l’extérieur.
— Qu’allons-nous devenir ? demanda Violette enfin.
— Boule de gomme, dit Klaus.
— Il aurait peut-être mieux valu filer, finalement. Comme tu le disais.
— Mais peut-être aussi que, grâce à ce procès, les criminels verront leurs crimes enfin punis.
— Crimolaf ? demanda Prunille d’une toute petite voix. Oucrimnou ?
Ses aînés ne répondirent pas. La question était claire, mais ils n’avaient pas la réponse. À la place, ils serrèrent leur cadette très fort contre eux, et Klaus passa un bras autour de Violette, et Violette passa un bras autour de Klaus, et la conversation s’arrêta là, sur un long, très long soupir.
Si vous vous étiez trouvé dans le hall de l’hôtel, cette nuit-là, vous n’auriez pas entendu un son à travers la porte 121. Il vous aurait fallu la franchir pour entendre les trois enfants pleurer tout bas, tout bas, presque sans bruit, jusqu’à tomber de sommeil enfin – faute d’avoir la réponse à la question de Prunille.