Chapitre I
Aux dires de certains, le monde est un peu comme un étang : la plus infime action du moindre être vivant, pareille à un caillou jeté à l’eau, y provoque remous et ridules, et ces ondulations se propagent de proche en proche, plus loin, plus loin, toujours plus loin, jusqu’à ce que pour finir le monde entier se retrouve changé par ce geste anodin.
Si tel est le cas, le livre que voici est l’objet idéal à jeter dans l’étang. Des vaguelettes en cercles rideront l’eau tranquille et le monde ne s’en portera que mieux : un écrit déplorable en moins et un noir secret de plus enfoui là où personne ne devrait avoir l’idée d’aller voir. La consternante histoire des orphelins Baudelaire ira dormir, paisible, dans les profondeurs vaseuses, et vous-même ne vous porterez que mieux de ne jamais lire le sombre récit que j’en ai fait, mais de regarder plutôt l’onde se troubler de la fange remontée du tréfonds.
Les orphelins Baudelaire eux-mêmes, assis à l’arrière d’un taxi conduit par une femme dont ils savaient fort peu, auraient sans doute choisi de sauter dans un étang s’ils avaient su ce qui les attendait au bout de ce trajet tortueux, le long des rues de la ville où ils avaient grandi. Dévorant le paysage à travers les vitres teintées, Violette, Klaus et Prunille s’étonnaient de voir leur quartier natal si peu changé depuis le jour où ils l’avaient quitté, après qu’un terrible incendie eut détruit leur logis, les faisant orphelins et troublant leurs jeunes vies de tant de remous et ridules que plus jamais, sans doute, elles ne retrouveraient le calme. Au détour d’une avenue, Violette reconnut le marché où, avec ses cadets, elle avait acheté de quoi préparer un dîner pour le comte Olaf, malfrat de haut vol devenu leur tuteur après l’incendie. De longs mois s’étaient écoulés, Olaf avait concocté manigance sur manigance en vue de faire main basse sur l’immense fortune Baudelaire, et cependant le marché semblait tout pareil à ce jour où, pour la première fois, les trois enfants y avaient suivi une gentille voisine, juge à la Haute Cour. Non loin du marché fusait un immeuble géant, étincelant de tous ses vitrages, en lequel Klaus reconnut le 667, boulevard Noir, où ses sœurs et lui avaient vécu quelques jours, dans un immense appartement panoramique, sous la tutelle de Jérôme et Esmé d’Eschemizerre. Il lui semblait que l’immeuble n’avait pas changé d’un iota depuis que ses sœurs et lui s’étaient aperçus qu’Esmé entretenait pour Olaf des sentiments aussi tendres que crapuleux. Quant à Prunille, trop petite encore pour apercevoir, par la vitre, autre chose que des pans de ciel et des hauts d’immeuble, elle entendit une plaque d’égout brimbaler brièvement sous les roues du taxi et se souvint de ce passage secret qu’ils avaient découvert, tous trois, reliant le sous-sol du 667, boulevard Noir aux cendres de leur maison natale. De même que le marché, de même que l’immeuble géant, le mystère de ce souterrain était resté intact, malgré cette autre découverte, l’existence d’une énigmatique communauté du nom de V.D.C., laquelle semblait avoir creusé tout un réseau de galeries souterraines de ce type.
En réalité, sous chaque mystère dont le trio avait pu soulever un coin de voile, un nouveau mystère avait surgi, puis un autre encore, et un autre, et plusieurs autres, et ainsi de suite. Tout se passait comme si les enfants ne cessaient de sombrer dans les profondeurs vaseuses d’un étang, tandis qu’en surface la ville restait sereine, identique à elle-même, indifférente aux malheurs qui frappaient les trois orphelins. Malgré tous leurs efforts, il leur fallait l’admettre, les jeunes Baudelaire avaient élucidé bien peu des énigmes qui assombrissaient leur vie. Par exemple, ils ignoraient tout de la destination de ce taxi. Et de sa conductrice, au fond, ils ne savaient que le nom.
— Vous devez vous poser mille et mille questions, enfants Baudelaire, déclara Kit Snicket par-dessus son épaule, tout en tournant le volant de ses mains gantées de blanc.
Et Violette, très portée sur l’ingénierie – autrement dit, remarquablement douée en mécanique – admira la ronronnante docilité avec laquelle le véhicule virait sur sa droite pour franchir un large portail et poursuivre sa route le long d’un chemin sinueux bordé d’épais arbustes.
— Ce serait mieux si nous pouvions avoir une longue conversation, reprit Kit, mais nous voilà déjà mardi et le temps presse. Vous allez juste avoir le temps de vous restaurer d’un bon brunch – capital, ce brunch – avant d’enfiler vos tenues de grooms et de vous lancer dans votre mission de flâneurs.
— Grooms ? s’étonna Violette.
— Flâneurs ? s’étonna Klaus.
— Brunch ? s’étonna Prunille ; autrement dit : « Un brunch, je sais très bien ce que c’est – un petit déjeuner et un repas de midi combinés, avec des tonnes de bonnes choses à croquer –, mais qu’est-ce que celui-ci a d’aussi capital ? »
Kit sourit et, d’une main ferme, négocia un nouveau virage serré. Deux livres de poésie sautèrent du siège du passager avant sur le plancher du taxi : Le Morse et le Charpentier et autres poèmes, par Lewis Carroll, et Poèmes choisis, par T.S. Eliot. Les enfants Baudelaire avaient dernièrement reçu un message codé et dû faire appel à MM. Carroll et Eliot, justement, pour le décoder, avant de rejoindre Kit Snicket sur la plage de Malamer. Mais voici qu’à présent la jeune femme semblait s’exprimer entièrement en messages codés.
— Un grand homme, reprit-elle, a déclaré un jour que le bien, même temporairement vaincu, est plus fort que le mal triomphant. Savez-vous ce qu’il entendait par là ?
Violette et Prunille se tournèrent vers leur frère, l’expert en littérature du trio. Klaus Baudelaire avait lu tant de livres qu’il était pour ainsi dire une bibliothèque ambulante. Depuis peu, il avait entrepris de consigner dans un gros carnet bleu nuit tout ce qui lui semblait digne d’être retenu.
— Je crois que je vois, oui, se risqua le garçon. Il devait vouloir dire que les gens bien – enfin, ceux qui font de leur mieux – sont plus forts que les malfaisants – enfin, ceux qui font du mal. Même si les malfaisants ont l’air de l’emporter. C’est un V.D.C. qui a dit ça ?
— Il aurait pu en être, hésita Kit. En tout cas, cette remarque s’applique à notre situation présente. Comme vous le savez, notre organisation a éclaté voilà déjà pas mal de temps, avec de vives aigreurs de part et d’autre.
— Le schisme, murmura Violette.
— Oui, soupira Kit. Le schisme. V.D.C. était jadis un groupe solidaire et soudé, formé de volontaires tous unis pour combattre le feu – au propre comme au figuré. Aujourd’hui, il se résume à deux bords ennemis, ennemis et à couteaux tirés. Oh ! certains d’entre nous tentent toujours d’éteindre le feu, mais d’autres se sont tournés vers des pratiques autrement douteuses.
— Olaf, commenta Prunille.
En matière de langage, la benjamine des Baudelaire était encore novice, mais elle savait dire beaucoup en peu de mots, très souvent même en un seul mot – si bien que parfois ses mots étaient un peu compliqués. En tout cas, à bord du taxi, chacun comprenait ce qu’elle entendait par ces deux syllabes, Olaf.
— Oui, reconnut Kit avec un regard soucieux dans son rétroviseur. Oui, le comte Olaf est de nos ennemis. Mais il n’est pas le seul, il s’en faut ! Beaucoup, beaucoup d’autres sont aussi redoutables que lui, si ce n’est plus. Sauf erreur, d’ailleurs, vous en avez rencontré deux spécimens dans les montagnes : un zigomar avec une barbe mais pas de cheveux, une rombière avec des cheveux mais pas de barbe. Et il en est d’autres, des tas d’autres, avec toutes sortes de coiffures et d’attributs pileux – moustaches et barbichettes et rouflaquettes et favoris. Dans le temps, bien sûr, les V.D.C. se reconnaissaient au tatouage sur leur cheville. Mais de nos jours il y a tant de fourbes et de scélérats qu’on s’y perd. Malheureusement, eux ne s’y perdent pas et ne nous perdent jamais de vue. D’ailleurs, rien ne dit qu’à l’instant même nous n’en avons pas à nos trousses.
Avec un ensemble parfait, les trois enfants se retournèrent et, par la lunette arrière, ils aperçurent un autre taxi qui roulait derrière eux à distance respectueuse. Ses vitres teintées étaient aussi sombres que celles du taxi conduit par Kit, si bien qu’on ne distinguait rien au travers.
— Qu’est-ce qui vous fait dire que ce sont peut-être des ennemis qui nous suivent ? demanda Violette.
— Un taxi, répondit Kit, prend quiconque fait appel à lui. Les gens malintentionnés, ce n’est pas ce qui manque, de par le monde. Il s’ensuit que tôt ou tard un taxi en prend à son bord.
— Mais il prend aussi des gens bien, objecta Klaus. Un soir, pour aller à l’opéra, nos parents avaient pris un taxi parce que notre voiture était en panne.
Kit esquissa un sourire.
— Ah ! je m’en souviens, de ce soir-là. On donnait La Forza del destino. Votre mère portait un châle rouge orné de plumes tout autour. J’avais profité de l’entracte pour les suivre au bar, tous les deux, et leur glisser une boîte de fléchettes avant qu’Esmé ne m’en empêche. Ce n’était pas si simple, mais rien n’est simple dans notre affaire, et, comme l’a dit quelqu’un que j’admire assez, « Ne se laisser abattre par nulle difficulté ; garder courage quand tous l’ont perdu ; traverser les intrigues sans une tache ; remiser jusqu’à l’ambition dès lors que la fin est acquise : qui oserait dire que là n’est pas la vraie grandeur ? » Bon, je crois que cet auteur n’est plus au programme… J’espère que je ne vous donne pas le tournis, avec tout ce que je vous dis là ? Et, à propos de tournis, cramponnez-vous bien, maintenant. Nous n’allons pas laisser n’importe qui nous suivre, surtout pas où nous allons.
Le tournis ? Les jeunes Baudelaire l’avaient déjà. Rien de tel, pour vous le donner, que les histoires alambiquées de fourbes et de scélérats, de moustaches et de barbichettes, d’opéras et de fléchettes, sans parler des paroles de grands hommes et d’auteurs rayés du programme sur le bien, sur le mal, sur le courage perdu ou retrouvé – surtout quand ces propos vous sont tenus à bord d’un taxi lancé à fond de train le long d’un trajet en zigzag.
Mais ce n’était encore qu’un faux tournis, un tournis de pensées dans la tête, lorsque soudain, sans prévenir, c’est le taxi entier qui fut pris de tournis. Ses mains gantées crispées sur le volant, la conductrice obliqua si vivement sur la droite que le véhicule quitta la chaussée pour s’enfoncer dans un bosquet d’arbustes, continuant de tournoyer en toupie. Et plus il s’enfonçait dans les frondaisons, dévalant ce qui semblait être une pente, plus le taxi tournoyait sur lui-même, et les enfants, à l’intérieur, se sentaient changés en toupies tandis que défilait derrière les vitres un tourbillon de verdure, sur fond de crissements et de craquements de ramilles. Leur unique pensée, en cet instant, était une immense bouffée de gratitude à l’égard de l’inventeur de la ceinture de sécurité…
Puis le tournoiement prit fin et les trois enfants, choqués, tremblants, se retrouvèrent sur une pelouse en pente douce où le taxi venait de s’immobiliser, au bas de l’épais massif d’arbustes. Kit coupa le contact et, avec un long soupir, posa le front contre le volant.
— Je ne devrais sans doute pas faire ce genre de chose, murmura-t-elle. Pas dans mon état.
— Éta ? s’enquit Prunille.
Alors Kit releva la tête, elle se tourna vers les enfants et, pour la première fois depuis qu’ils l’avaient suivie dans ce taxi, ils la virent pour de bon, de face. Elle avait les traits doux, mais marqués par les soucis, les traits de quelqu’un qui ne dort pas assez depuis un certain temps déjà. Ses longs cheveux en bataille étaient relevés à la diable, maintenus par deux crayons plantés dedans comme des fourchettes dans un plat de spaghettis. Son manteau noir boutonné jusqu’au menton ne manquait pas d’élégance, mais la fleur à sa boutonnière avait vu des jours meilleurs, expression signifiant ici : « avait perdu presque tous ses pétales et piquait du nez pitoyablement ». S’il leur avait fallu définir son état, les orphelins Baudelaire auraient dit de Kit Snicket qu’elle ressemblait à quelqu’un qui vient d’en voir de dures, et ils s’interrogeaient soudain : leurs traits à eux, leurs vêtements trahissaient-ils aussi qu’ils en avaient vu de dures ?
— Je suis en détresse, répondit Kit enfin. Rongée d’angoisse. En plein désarroi. Le voilà, mon état, conclut-elle, ouvrant sa portière. En détresse et enceinte.
Elle détacha sa ceinture de sécurité pour s’extirper du véhicule et les enfants virent qu’elle disait vrai : l’avant de son manteau laissait voir un arrondi léger, discret mais sans équivoque, celui des femmes qui attendent un bébé. Dans cet « état », en effet, on recommande d’éviter tout excès, notamment d’efforts et de stress – tout ce qui pourrait faire du mal à la future mère et à son bébé. Violette et Klaus se souvenaient fort bien du temps où leur mère, attendant Prunille, avait passé le plus clair de son temps sur le sofa de la bibliothèque familiale, où leur père ne cessait de venir retaper ses coussins et de lui apporter des tranches de pumpernickel grillé avec de grands verres de citron pressé. De temps à autre, il mettait pour elle sur le tourne-disques l’un de ses airs favoris et, s’arrachant au sofa, elle dansait un peu comme un ours, tenant à deux mains son ventre rond, avec force grimaces de clown pour Violette et Klaus qui l’observaient depuis la porte. En tout cas, les quelques semaines précédant l’arrivée de Prunille avaient été pour elle un temps d’oisiveté sereine. Jamais elle n’avait eu, enceinte, à faire tourbillonner un taxi au travers d’un massif d’arbustes, les trois enfants en auraient juré. Et ils étaient bien désolés de savoir que, malgré son état, Kit Snicket vivait dans le stress et la fatigue.
— Prenez toutes vos affaires, enfants Baudelaire, leur dit-elle. Oh ! et soyez gentils, prenez les miennes aussi – juste ces deux livres et les quelques papiers sur le siège avant, merci. On ne devrait jamais rien laisser dans un taxi, rien de ce à quoi on tient. Et ne tardez pas trop, s’il vous plaît. Il se pourrait que nos adversaires tournent là où nous avons tourné et nous rattrapent d’une minute à l’autre.
Sur ces mots, elle se lança d’un pas vif, droit devant elle, le long de la pelouse en pente. Les trois enfants échangèrent des regards perplexes.
— Sur la plage de Malamer, dit Violette à mi-voix, quand j’ai vu ce taxi qui nous attendait, exactement comme nous l’avait annoncé le message, j’ai cru qu’enfin nous allions recevoir des réponses à toutes nos questions. Et maintenant, j’ai l’impression que les questions se sont multipliées par dix.
— Moi aussi, dit Klaus. Que nous veut Kit Snicket ?
— Qu’entendait-elle par « grooms » ? reprit Violette.
— Et par « flâneurs » ? reprit Klaus.
— Et qu’est-ce que ce brunch a de si capital ? demanda Violette.
— Et comment sait-elle qui nous avons vu dans les monts Mainmorte ? demanda Klaus.
— Et où peut bien être Quigley Beauxdraps ? ajouta Violette, laissant ses pensées s’envoler vers celui dont le message codé les avait menés là – et vers qui, à vrai dire, ses pensées s’envolaient souvent.
— Fiance ? dit Prunille à mi-voix ; ce qui signifiait, en gros : « À votre avis, est-il bien prudent de suivre Kit ? Sommes-nous si certains de pouvoir nous fier à elle ? »
Et c’était bien là la question la plus importante de toutes.
Décider si l’on peut ou non accorder sa confiance à quelqu’un n’est jamais simple ni confortable. C’est un peu comme de décider s’il serait sage ou non de grimper à la cime d’un arbre, parce qu’on pourrait avoir, de là-haut, une vue superbe sur les alentours. Car il est clair qu’on pourrait aussi se poisser de mousse verte et qu’une branche pourrait casser – principales raisons pour lesquelles fort peu de gens grimpent aux arbres, le commun des mortels préférant, de loin, les fauteuils et les canapés. Bref, les orphelins Baudelaire en savaient si peu sur Kit Snicket qu’il leur était difficile de savoir s’ils pouvaient se fier à elle, et difficile d’imaginer ce qui allait suivre s’ils lui emboîtaient le pas, sans parler d’accomplir les étranges missions évoquées.
— Depuis vingt minutes que nous la connaissons, hésita Violette, elle n’a fait que dire des choses bizarres et jeter son taxi dans le décor. Normalement, je ne serais pas très tentée d’accorder confiance à ce genre de personne, mais d’un autre côté…
— D’un autre côté, il y a cette affiche, enchaîna Klaus comme son aînée laissait sa phrase en suspens. Moi aussi, je m’en souviens bien. Mère disait l’avoir achetée à l’entracte, en souvenir. Elle disait que jamais, jamais elle n’avait passé de soirée pareille à l’opéra, et qu’elle tenait à ne pas l’oublier.
— Sur l’affiche, on voyait un pistolet, se rappela Violette. Et le filet de fumée qui s’en échappait formait les lettres du titre.
— La forza del destino, compléta Prunille, la mine grave.
Les trois enfants se turent, les yeux sur la pelouse en pente. Kit Snicket était déjà loin et poursuivait d’un pas vif, sans un regard en arrière. En silence, les enfants récupérèrent tout ce qui traînait à l’avant – les deux recueils de poésie plus un gros classeur en carton débordant de papiers divers –, puis ils se mirent en marche à leur tour vers le bas de la pente. Un bruissement s’éleva dans leur dos, quelque part à l’arrière du bosquet, mais il était difficile de dire s’il s’agissait d’un souffle de vent ou d’un taxi qui venait de foncer dans les arbustes.
La forza del destino est une expression italienne signifiant – vous l’aurez deviné – « la force du destin », et le mot « destin » est de ceux qui déclenchent des discussions sans fin. Certains voient dans le destin le parcours que chacun se trace, comme on choisit ses chemins au fil de la balade. D’autres y voient au contraire un chemin tracé d’avance, une fatalité à laquelle nul n’échappe, pas plus qu’on n’échappe à la mort ou à la retombée d’un soufflé – toutes choses qui finissent par arriver tôt ou tard. En ce sens, il agirait comme une force invisible analogue à la pesanteur, à la hantise des microbes, à la peur du ridicule, une force aveugle guidant chacun de nous tout au long de son existence et lui soufflant tous ses actes – se lancer dans quelque mission ou exécuter quelque vile besogne ou décider que, finalement, le livre à peine entamé contient trop d’horreurs pour être lu.
Dans l’opéra intitulé La Forza del destino, différents personnages palabrent, tombent amoureux, se marient en secret, se réfugient dans des monastères, s’en vont en guerre, annoncent qu’ils se vengeront, s’affrontent en duel, jettent à terre un pistolet dont le coup part accidentellement, tuant quelqu’un – en un épisode étrangement similaire à celui qui se déroule au chapitre IX du présent ouvrage – et, tout du long, ces personnages s’efforcent de démêler si leurs ennuis sont, oui ou non, l’œuvre du destin. Ils s’interrogent à l’infini sur les périls jalonnant leurs vies et, lorsque le rideau tombe enfin, même le spectateur au fond de son fauteuil ne sait trop que conclure de cette série d’événements regrettables.
Tout en suivant Kit Snicket le long de la pelouse en pente douce, sans rien savoir encore des périls qui les attendaient, les enfants Baudelaire s’interrogeaient, eux aussi. Et la question qu’ils se posaient ressemblait fort à celle qui me taraudait, en cette soirée fatale et déjà si lointaine, tout en quittant l’opéra en hâte de peur d’être vu par certaine personne : était-ce la force du destin qui menait leurs vies, ou quelque autre force plus obscure encore, plus redoutable et, surtout, plus funeste ?