8
Lucien s’occupa de préparer son voyage – en s’interrompant pour escorter une vingtaine d’âmes jusqu’à leur demeure éternelle. Mais à aucun moment il ne sentit peser sur lui le regard brûlant d’Anya. Il ne fut pas non plus enveloppé par son parfum de fraise.
Il se demanda à quoi elle s’occupait.
Et avec qui.
Il serra les poings si fort qu’il en eut mal aux articulations.
Elle lui manquait plus que jamais. Il s’était habitué à sa présence et tout lui semblait flou quand elle n’était pas là. De plus, il se faisait du souci pour elle. Il n’était pas exclu que Cronos, fatigué de ses hésitations, se soit décidé à se charger lui-même du cas Anya.
Il enfonça ses ongles dans ses paumes. À en saigner. Elle va bien, ne t’en fais pas. Cronos n’avait pas réussi à venir à bout d’Anya, c’était pour cela qu’il l’avait chargé de l’éliminer. Le roi des dieux ne pouvait rien contre elle.
Mais le temps passe…
À tout moment, ce chien puant de Cronos pouvait se manifester. Mais Lucien n’avait plus peur de lui. Ce qui comptait, c’était de passer du temps avec Anya. Et puisqu’elle devait l’accompagner sur le continent arctique…
Dommage que ce ne soit pas plutôt sur cette magnifique plage déserte, à Hawaï. Il aurait pu choisir de remmener en Égypte, mais il avait préféré la banquise, dans l’espoir que le froid tempérerait son désir.
Parce qu’il la désirait. Terriblement.
Elle commençait à l’obséder. En ce moment, il s’imaginait sans cesse en train de la déshabiller. De lui donner du plaisir de mille manières – plus ou moins avouables. De regarder son visage pendant qu’elle jouissait. De la tirer par les cheveux pendant qu’elle dévorait avec application sa verge.
Et il en tremblait. Comme un vulgaire mortel.
Son corps trop longtemps privé des plaisirs de la chair vibrait pour Anya chaque fois qu’elle se montrait. Il avait de plus en plus de mal à s’éloigner d’elle. De plus en plus de mal à décourager ses avances.
Cesse de réfléchir et concentre-toi sur tes achats.
Il s’était transporté à Athènes, où brillait un soleil de plomb. Il se souvint de la dernière fois qu’il avait parcouru les rues de cette ville, il y avait bien longtemps, au milieu des cadavres et du sang qui coulait en ruisseaux épais.
Il repoussa cette image. L’air était agréable, doux et salé. Il avait intérêt à profiter de ce climat tempéré, avant d’affronter le souffle glacé de l’Arctique. Avec Anya.
Par tous les dieux ! Mais comment allait-il s’y prendre pour se concentrer sur ses achats, si toutes ses pensées le ramenaient à elle ?
Il fit mentalement la liste de ce qui lui serait nécessaire. Un manteau. Des bottes. Des sous-vêtements chauds. D’épaisses chaussettes. Des gants. Il aurait pu se transporter à Budapest pour prendre ceux qu’il avait dans sa chambre, mais ceux-là étaient conçus pour des hivers supportables. L’Arctique, c’était autre chose. Il allait devoir affronter un vent glacial et de la neige – de la neige à n’en plus finir. S’il avait de la chance, il trouverait rapidement l’Hydre, et son calvaire ne durerait pas trop longtemps. Il donna un coup de fil à Maddox pour lui demander de charger Torin d’effectuer des recherches préliminaires.
Anya… Que faisait-elle en ce moment ?
Cette fois, il ne tenta pas de cesser de penser à elle. De toute façon, cela ne servait à rien. Anya… Dans l’Arctique. Seule avec lui. Tout bien considéré, il n’était plus si pressé de trouver l’Hydre.
Il sourit en songeant à son bain forcé dans l’eau glacée de la banquise et à Anya le poussant de toutes ses forces… Quel spectacle magnifique !
Elle avait eu un rire joyeux, grisant, irrésistible. Un rire qu’il avait envie d’entendre de nouveau.
Il admirait son courage et sa ténacité. N’importe qui aurait eu peur d’avoir, au sens propre, la mort aux trousses, mais elle, non, elle luttait. Avec toutes les armes qui se trouvaient à sa disposition.
Mais où était-elle passée ? Est-ce qu’elle avait fini par se lasser de lui ?
Il venait de dépasser une vitrine et planta son poing dans un mur. La pierre lui écorcha la peau. Qu’elle soit lassée de lui ou pas, il l’aurait bientôt pour lui tout seul. Il espérait apprendre à mieux la connaître.
Il espérait aussi qu’il trouverait la force d’accomplir son devoir.
Il ralentit le pas et s’obligea à regarder autour de lui. Il se trouvait dans une agréable rue piétonne où se tenait un marché hétéroclite – on y trouvait des fruits et des légumes, des vêtements, toutes sortes d’objets. Il contempla les échoppes installées à l’ombre de grands arbres. De fines écharpes… Des poignées de porte… Rien de tout ça ne lui serait utile dans l’Arctique.
— Ce n’est pas ici que tu trouveras ton bonheur, déclara Anya qui venait d’apparaître près de lui.
Il jeta un coup d’œil inquiet autour d’eux pour s’assurer que personne n’avait remarqué ce tour de passe-passe. Quelques hommes regardaient dans leur direction, mais il n’aurait pu dire s’ils étaient sous le choc à cause de l’événement extraordinaire dont ils venaient d’être témoins, ou s’ils étaient tout simplement fascinés par la beauté d’Anya.
Car elle était plus belle et désirable que jamais.
Elle avait rassemblé ses clairs cheveux en une natte enroulée à la base de la nuque, un bandeau encadrait son visage, elle portait un long manteau beige bordé de fourrure, ainsi que de longues bottes assorties, elles aussi bordées de fourrure.
— Où étais-tu passée ? demanda-t-il d’un ton plus dur qu’il n’aurait voulu.
Elle était là, et rien d’autre n’aurait dû compter.
Sa place est près de toi, ajouta une voix dans son esprit.
Il fronça les sourcils.
Quand elle est près de moi, je peux la protéger.
C’était tout. Il songeait à la protéger, rien de plus.
— Oh…, fit-elle avec un geste vague de la main. Ici et là.
Il songea aussitôt qu’elle avait peut-être rendu visite à un autre homme et serra les dents de rage. Puis il se rendit compte qu’il se trouvait sur une mauvaise pente et se dépêcha de changer de sujet.
— Qu’est-ce qui t’a pris de mettre un manteau par cette chaleur ?
Il portait un short et un léger T-shirt en lin, ce qui ne l’empêchait pas de transpirer à grosses gouttes.
— Je t’emmène en Suisse, à Zurich. Il ne fait pas chaud, là-bas.
— Anya, je…
Il soupira.
— Pourquoi irions-nous à Zurich ?
Voilà qu’il disait « nous »… Il s’en voulut. Il se promit de se souvenir de penser à eux séparément. Pas comme à un couple.
— Parce qu’il neige et que le blanc me va bien. Le premier arrivé a gagné !
Elle disparut, ne laissant derrière elle que ses effluves de fraise.
Lucien jeta de nouveau un regard inquiet autour de lui. Cette fois, pas de doute, plusieurs personnes avaient vu Anya se volatiliser et le contemplaient bouche bée.
Les citoyens de Budapest attribuaient des pouvoirs surnaturels aux habitants du château, mais Lucien et ses compagnons avaient toujours pris soin de leur dissimuler leurs pouvoirs. Ils évitaient d’alimenter les rumeurs. Ils ne voulaient pas attirer l’attention des curieux, des médias, et encore moins celle des chasseurs.
Pourtant, il ne tenta pas d’expliquer ce qui était arrivé à Anya ; il se dématérialisa lui aussi, en espérant que les pauvres humains se convaincraient qu’ils avaient été victimes d’une hallucination. Il avait hâte de rejoindre Anya. Au point qu’il ne pouvait attendre une seconde de plus. Depuis qu’elle s’était montrée, son cœur battait la chamade.
Il savait bien qu’il aurait dû conserver ses distances, puisqu’il était censé la tuer, mais c’était plus fort que lui.
La trace lumineuse de la belle déesse le mena en effet à Zurich. Il y était déjà passé pour emporter des âmes, mais il n’avait jamais eu le temps de s’y arrêter pour visiter C’était d’ailleurs le cas pour la plupart des pays dans lesquels il circulait régulièrement. Il arrivait, il prenait une âme, voire plusieurs, il se rendait au paradis ou en enfer, il rentrait à Budapest. Jusque-là, il avait été lié par la malédiction qui l’obligeait à revenir tous les soirs à minuit, pour Maddox. Cela avait duré des siècles. Ensuite, quand Anya l’avait libéré de cette malédiction, il avait été trop occupé et n’avait même pas songé à voyager pour son plaisir. Le temps pressait. Les chasseurs voulaient les détruire.
Il pria intérieurement pour avoir au moins le temps de profiter de ce moment avec Anya. Pour que rien ne vienne les interrompre ou gâcher leur plaisir.
Idiot ! Elle cherche peut-être à te tendre un piège.
Il la trouva sur une terrasse de bois inondée de soleil, avec sa silhouette qui se découpait sur des sommets enneigés. La vue était saisissante.
Elle lui faisait face. Le vent frais faisait voleter ses cheveux. Elle ouvrit grand les bras.
— À quoi penses-tu ? demanda-t-elle.
— Je pense que tu es magnifique, dit-il.
Et elle l’était.
Un sourire timide et fragile étira lentement ses jolies lèvres. Elle le contempla fixement pendant quelques secondes, puis se décida.
— Moi aussi, je te trouve magnifique, dit-elle.
Cette réponse l’agaça, au lieu de lui plaire. Il la désirait comme un fou et elle jouait avec ses sentiments. Il se raidit.
Ça recommence… Elle essaye encore de te manipuler
— Débarrassons-nous vite fait de la corvée de shopping, dit-il sèchement.
Le sourire s’effaça du visage d’Anya.
— La corvée ? Tu es vraiment un rabat-joie. Mais je refuse de te laisser gâcher ce moment. Tu as déjeuné ?
— Non.
— Dans ce cas, mangeons. Le shopping attendra.
— Anya… Il me semble que…
Elle passa devant lui d’un air digne, comme si elle n’avait pas entendu, et franchit d’un pas nonchalant une ouverture voûtée menant à un grand appartement – pourquoi pas une maison ? – peint de couleurs vives et meublé de façon luxuriante. Ne sachant que faire, il la suivit.
— Je m’attendais à ce que ce soit plus grand, chez toi, fit-il remarquer.
— J’ai des appartements un peu partout dans le monde et je n’ai pas besoin de beaucoup d’espace, répondit-elle. Je préfère les petits lieux, je les trouve plus intimes.
Au centre du salon, sur une table en bois, elle avait disposé de la nourriture. Elle se laissa tomber sur un coussin mauve.
— Ça fait longtemps que je ne suis pas venue ici, expliqua-t-elle. À cause de tu sais qui.
— Cronos ?
Elle acquiesça, tout en remplissant leurs assiettes avec… Il renifla… Une tourte au poulet, du pain frais, des légumes… Il fut surpris qu’une déesse ne se nourrisse pas de mets plus recherchés.
— Assieds-toi, dit-elle sans le regarder.
Elle prit une bouchée en fermant les yeux de plaisir.
Il fit ce qu’elle lui demandait. Il était ému de surprendre son quotidien, et aussi qu’elle prenne tant de plaisir à manger, tout simplement. Avec Mariah, il n’avait partagé que quelques mois d’intimité, et il n’avait jamais dîné chez elle. Les seuls repas préparés pour lui correspondaient aux pitoyables tentatives de Paris en matière de cuisine.
Il se rendit compte qu’il venait de penser à Mariah sans culpabilité et sans angoisse. Sans doute commençait-il à guérir. Elle était de moins en moins présente chaque jour. Cette constatation le soulagea autant qu’elle l’attrista.
Son démon, lui, n’avait jamais souffert de l’absence de Mariah.
Souffrirait-il de celle d’Anya ?
Quelque chose lui disait que oui. Parce qu’en ce moment, il ronronnait.
— Tu ne m’as pas encore dit pourquoi Cronos exigeait ta mort, fit-il remarquer.
Anya sirota une gorgée d’un vin sombre et épais, tout en le scrutant par-dessus son verre.
— Je t’ai dit qu’il désirait s’approprier quelque chose qui m’appartient.
— Ton corps ?
Ces mots lui avaient échappé, il n’avait pas pu se retenir.
— Tu t’imagines sans doute que je donne mon corps à tout le monde, rétorqua-t-elle avec une pointe d’amertume. Tu vas rester là à me regarder, ou tu vas te décider à manger ?
Son estomac se mit à gargouiller et il mordit aussitôt dans sa part de tourte, qu’il trouva succulente. Irréprochable même.
— C’est toi qui l’as cuisinée ? demanda-t-il.
Il l’imaginait mal en femme d’intérieur.
— Sûrement pas, protesta-t-elle avec une moue écœurée. Je l’ai volée, qu’est-ce que tu crois !
Il ne put s’empêcher de sourire.
— Cronos…, insista-t-il pour couper court aux drôles de pensées qui lui venaient à l’esprit. Pourquoi ne se charge-t-il pas lui-même de toi ? Tu ne te caches pas beaucoup, en ce moment. Je suis certain qu’il sait où tu es.
— Cronos est un dieu étrange et mystérieux. Il ne fait jamais ce qu’on attend de lui.
— Mais tu dois tout de même avoir une petite idée sur la question.
— Ma petite idée, c’est qu’il est stupide, répondit-elle en haussant les épaules.
Lucien crut que Cronos allait se manifester à travers un déchaînement de tonnerre et d’éclairs, mais il ne se passa rien. Il soupira de soulagement.
— Il veut quelque chose qui t’appartient, reprit-il d’un air songeur. Et c’est quoi, ce « quelque chose » ? Dis-le-moi, Anya, je t’en prie. Et pour une fois, réponds-moi sans détour.
— Pour une fois ? s’étonna-t-elle en agitant sa fourchette. Je te réponds toujours sans détour.
— Alors cette fois aussi, admit-il avec un soupir.
Elle le contempla un long moment, immobile et silencieuse.
— Tu veux la vérité, dit-elle enfin. Très bien. Mais cette information aura un prix. Nous allons conclure un marché. Moi aussi, j’aurai le droit de te poser une question.
— D’accord, mais tu commences. Je t’écoute.
— Je possède une… Zut, Lucien… Je possède une clé qui intéresse Cronos. Tu es content ?
— Oui, je suis content. Et à présent nous voilà quittes.
— Mais tu ne… Ah ! Je viens de te demander si tu étais content et tu as répondu à ma question. Tu m’as bien piégée. Un point pour toi.
— Cette clé…, insista Lucien. Elle ouvre quoi ?
Ça, je n’ai pas l’intention de te le dire.
Elle prit un morceau de poulet et le mâcha lentement.
Elle ouvre quoi ? répéta Lucien.
— Tu n’as plus de crédit, fit-elle remarquer.
Elle n’avait pas tort, mais il poursuivit tout de même.
— Pourquoi ne veux-tu pas lui donner cette clé ?
— Parce qu’elle m’appartient, répondit-elle d’un ton sec.
Elle lâcha sa fourchette qui cliqueta en heurtant son assiette.
— Et maintenant, ça suffit ! s’exclama-t-elle avec irritation. Tais-toi, si tu ne veux pas que je te jette dans une fosse remplie d’alligators. Tu viens de me gâcher le repas que j’avais mis des heures à préparer.
— Tu disais l’avoir volé.
— Je mentais.
— Cette clé ne te servira plus à grand-chose quand tu seras morte, fit-il remarquer.
Il n’avait pas l’intention d’abandonner la partie. L’enjeu était trop important.
— Va te faire voir, la Mort.
Quand elle l’appelait « la Mort », cela signifiait qu’elle était en colère, il l’avait remarqué. Sinon, il avait droit à « mon chéri », à « mon amour », ou à « ma rose ». « Ma rose » le dérangeait, mais les « mon chéri » et « mon amour » lui donnaient l’impression d’être un simple mortel. Il en oubliait presque qu’il était un guerrier des dieux, un maudit, un monstre de laideur.
Il fronça les sourcils.
— Je n’arrive pas à croire que tu sois prête à mourir pour une simple clé.
— Il ne s’agit pas d’une simple clé, et je ne suis pas encore morte… Rien ne t’oblige à me tuer.
— Si, j’y suis obligé.
— Peu importe, murmura-t-elle en finissant son verre de vin. J’ai répondu de bonne grâce à des questions supplémentaires, tu me dois donc quelques réponses à ton tour.
— Entendu, concéda-t-il en prenant un haricot vert. Que veux-tu savoir ?
Elle s’accouda sur la table et posa son menton dans ses paumes.
— As-tu déjà désobéi à un ordre des dieux ?
— Non. Mais les dieux grecs ne me demandaient plus rien depuis des siècles.
— As-tu au moins songé à désobéir aux Titans ?
— Non. Pas vraiment. Aeron a voulu désobéir, et tu as vu le résultat. Il veut tuer tout le monde. Il s’en prend à ses amis et à lui-même. Nous avons dû l’enfermer, l’attacher, le priver entièrement de liberté. Et pourtant, nous nous étions promis de ne jamais en arriver là.
— Je comprends, murmura-t-elle.
Elle paraissait soudain perdue dans ses pensées.
— Perdre sa liberté est la pire des punitions, acheva-t-elle.
— Oui, répondit Lucien en la fixant d’un air étonné.
Il ne lui avait jamais vu un air aussi sérieux. Elle devait songer au temps qu’elle avait passé en prison. Peut-être l’avait-on torturée. Il serra les poings.
— Combien de temps es-tu restée à Tartarus ?
Elle haussa de nouveau les épaules.
— Cent ans, d’après les parchemins, et c’était plutôt deux cents, mais j’ai eu l’impression que ça durait une éternité.
Elle avait répondu d’un ton léger, comme si peu lui importait, mais Lucien ne fut pas dupe.
— Et comment occupais-tu ton temps ?
— Je réfléchissais, je tournais dans mon cachot comme un lion en cage, je souffrais en silence… Je parlais de temps en temps avec le guerrier enfermé dans le cachot voisin. Il était un peu obsédé, mais ça me faisait tout de même du bien.
Elle soupira.
— As-tu déjà combattu le démon qui t’habite ? demanda-t-elle.
Il fronça les sourcils. De quoi parlait-elle ?
— Combattu ? Tu veux dire, physiquement ?
— Non. Je sais que tu mourrais s’il quittait ton corps, que vous ne formez plus qu’un seul être. Ce que je te demande, c’est si tu as déjà tenté de l’empêcher d’emporter une âme en enfer.
Il se raidit. Il n’avait jamais abordé le sujet, mais puisqu’elle avait deviné la moitié de son secret…
— Oui, avoua-t-il. J’ai déjà tenté.
— Et ? demanda-t-elle en le scrutant intensément. Que s’est-il passé ?
Ses compagnons ignoraient qu’il était tombé amoureux, autrefois, et qu’il avait dû regarder mourir celle qui faisait battre son cœur.
— Si je refuse d’escorter l’âme que me désigne la Mort, le corps physique de la personne entame une lente et terrible agonie, répondit-il d’un ton triste et résigné.
— J’ai touché un point sensible, on dirait, commenta-t-elle. Je vois un muscle qui tressaille sous ton œil.
Elle se remit à manger et cessa de lui poser des questions.
Il en profita pour la dévisager. Comme elle était belle… Et désirable… Le plus infime de ses mouvements était chargé d’une sensualité irrésistible.
Prends-la, murmura une petite voix dans sa tête. Fais-lui l’amour.
Non. Ce serait monstrueux.
Il s’apprêtait à la tuer, il n’avait donc pas le droit.
Quand elle eut fini de manger, elle se leva.
— Tu veux qu’on s’amuse un peu, avant d’aller faire les magasins ? demanda-t-elle.
Elle n’avait pas ôté son manteau, et elle devait avoir chaud. Chaud ou pas, il avait envie de la déshabiller. Et ensuite de la réchauffer.
— Les magasins…, maugréa-t-il.
Mais il ne bougea pas d’un pouce.
Elle haussa les épaules et il en fut agacé. Puis fâché d’être agacé. Cette femelle n’aurait dû lui inspirer que de l’indifférence.
— Tu peux laisser tes armes ici, dit-elle avec un sourire taquin. Les chasseurs viennent rarement dans ce pays. C’est un territoire neutre, comme tu le sais.
— Je ne me quitte jamais mes armes, rétorqua-t-il.
Elle le balaya de la tête aux pieds d’un regard appuyé qui lui fit l’effet d’une caresse.
— Pas même pour te doucher ?
Il eut la vision sublime d’Anya nue sous la douche avec lui… L’eau ruissellerait sur son corps.
— C’est barbare ! s’exclama-t-elle.
Elle se mordilla la lèvre inférieure et fit le tour de la table en se déhanchant.
— Mais j’aimerais bien voir ça, ajouta-t-elle en se penchant pour murmurer à son oreille.
Une mèche de ses cheveux effleura sa joue et il ferma les yeux, en extase. Soudain, son sang se mit à bouillir et à couler dans ses veines comme un torrent. Mais il parvint à trouver la force de résister au désir de l’embrasser – un désir stupide, dangereux… et merveilleux.
Il se leva d’un bond.
— Tu es vraiment un champion quand il s’agit de gâcher une fête, gémit-elle.
— Anya…
— Non, ne dis plus rien, ajouta-t-elle d’une voix légèrement altérée. Sortons.
Il eut honte en se rendant compte que ses jambes tremblaient. Son sexe était si enflé qu’il lui faisait mal. Il était au bord de la jouissance.
Anya se dirigea vers la porte d’entrée sans se retourner. Elle ouvrit et sortit. Il prit le temps de respirer lentement et de se calmer. Il était tendu à l’extrême. Chaque parcelle de son corps la désirait. Quant à son démon… Il ne ronronnait plus, il grognait.
Pense aux objets de pouvoir. Pense aux chasseurs. Pense que tu tiendras bientôt le corps sans vie d’Anya dans tes bras.
Il commençait à se sentir mieux quand un murmure mécontent tourbillonna autour de lui.
— J’attends, la Mort ! tonna une voix terrible.
Cronos…
Le sang de Lucien se glaça dans ses veines. Le roi des dieux se manifestait. Pourquoi maintenant ? Parce que ton sursis est terminé. Cronos ne s’était pas matérialisé. Où était-il passé ?
— Tu n’as pas respecté tes engagements envers moi, la Mort.
— Je suis désolé…
— Tu mens, gronda Cronos. Mais je n’ai pas l’intention de te punir pour ça, ajouta-t-il plus calmement. Je vais commencer par Paris, en l’envoyant dans un endroit où il ne croisera pas une seule femme. Je le regarderai s’affaiblir de jour en jour. Ça me distraira. J’attendrai jusqu’à ce qu’il en soit réduit à se satisfaire avec des hommes pour ne pas mourir. Ensuite, je passerai à Reyes.
Défends-toi. Révolte-toi. Prends exemple sur Anya.
— Mais leurs démons seraient libres. Aucun humain n’acceptera de vous vénérer, si vous laissez se déchaîner sur la terre les monstres qui nous habitent.
— Zeus n’a pas été capable de protéger les humains de vos démons, mais moi, je le peux. Tu veux savoir ce que j’ai prévu pour Reyes ?
Bats-toi.
— Vous comptez l’empêcher de se mutiler, je suppose.
— Tu te moques de moi ?
— Non. Je ne songe pas à rire. Je suis trop mécontent de la tâche que vous m’avez confiée.
— Je sais que tu es mécontent. Tu ne m’apprends rien et je commence vraiment à m’impatienter.
— Et si… ? commença Lucien.
Il se mordit la lèvre, hésitant. Avait-il le droit ? Devait-il ? Oui, il n’avait pas le choix. Il se lança.
— Anya possède un objet que vous désirez, reprit-il. Si je vous apportais cet objet, plutôt que l’âme d’Anya ?
Pendant quelques secondes, il n’y eut que le crépitement d’une extrême tension.
Puis, plus calmement, Cronos reprit la parole.
— Entendu. Mais si tu échoues, tu devras me rapporter son cadavre. Et si tu ne me rapportes pas son cadavre, je me montrerai impitoyable. Paris et Reyes auront droit à leur traitement de faveur. Et je t’obligerai à regarder. À présent, va !
Un puissant souffle de vent poussa Lucien vers la porte. Il retint un cri et se redressa pour rejoindre Anya. Il la trouva dans l’entrée de l’immeuble, en parfaite santé. Pour l’instant. Il fallait absolument qu’il lui soutire cette clé. C’était le seul moyen de la sauver. S’il échouait…
Son estomac se noua. Il n’échouerait pas. Il n’avait pas le droit d’échouer.
Il examina le hall d’entrée. Une immense cheminée où flambait un bon feu occupait l’un des coins. À côté, deux hommes installés à un bureau posaient sur Anya leur regard approbateur. Indifférente à leur présence qu’elle semblait ne même pas avoir remarquée, Anya frappa impatiemment du talon, tout en fixant ses ongles roses.
Il sembla à Lucien qu’il les avait vus rouges, la veille. Mais peut-être étaient-ils bleus ? Apparemment, elle changeait de couleur de vernis aussi souvent qu’elle changeait d’humeur.
Il la rejoignit et ne put s’empêcher de montrer les dents aux deux hommes quand il passa à leur hauteur. Il se sentait sur les nerfs et commençait à se moquer des conséquences de ses actes.
Elle ne t’appartient pas. Elle ne sera jamais tienne. Et quand tu lui auras volé sa précieuse clé, elle te détestera.
Il ne lui adressa pas la parole et fila tout droit, mais elle lui emboîta le pas. Il sentait la chaleur qui émanait de son corps, en même temps que son incroyable odeur de fraise. Il se rendit compte qu’il ne pouvait déjà plus s’en passer. Que le monde serait bien terne sans elle.
— Tu veux commencer par quoi ? demanda-t-elle sans se douter du tourment qui l’agitait.
Il ouvrit la bouche pour lui parler de la clé, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Quelques instants plus tôt, elle avait mis fin à leur conversation dès qu’il l’avait mentionnée. Il fallait commencer par l’amadouer, par endormir sa méfiance.
— Par le manteau, répondit-il.
Le soleil brillait, mais il faisait froid. Le vent glacé lui mordait la peau.
— Très bien. Viens.
Elle le prit par la main et le tira sur la gauche.
L’instinct de Lucien lui commandait de s’écarter, mais il ne se fia pas à son instinct. Bien au contraire, il serra les doigts d’Anya, en priant pour ne jamais avoir à les lâcher. Elle poussa un petit cri et tourna la tête vers lui pour lui sourire. Le démon de Lucien se mit à s’agiter. Lui aussi voulait tenir cette main qui les entraînait le long d’une rue enneigée. Quelques voitures roulaient au ralenti sur la chaussée, des passants flânaient, entrant et sortant des boutiques. Au loin, on apercevait les sommets blancs des montagnes. Lucien songea que les dieux s’étaient surpassés en créant ce paysage féerique, qui aurait pu donner asile au paradis.
— Par ici, reprit Anya en le poussant dans un magasin dont la devanture annonçait Machen Teegeback.
— Tu veux des muffins ? Tu as encore faim ? Mais nous sortons tout juste de table et je croyais que nous cherchions un manteau.
Elle pouffa.
— Nous ne sommes pas dans une pâtisserie, mon amour.
En effet, ils trouvèrent à l’intérieur des manteaux, des gants, des bonnets…
— Ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle. Anya va s’occuper de ta garde-robe.
Elle eut de nouveau ce délicieux rire de gorge qui l’émouvait tant, et fit le tour du magasin en lui lançant plusieurs manteaux.
— Celui-ci est assorti à tes yeux. Enfin, à l’un de tes yeux. Celui-là t’irait au teint. Quant à celui-ci… Mmm… Je pourrais glisser ma main dans ta poche et caresser ta…
Elle se tut brusquement.
— Oh ! J’ai trouvé ! Regarde !
Elle brandit victorieusement une version masculine du manteau qu’elle portait, avant de le lui lancer.
— Ce serait chou ! Nous traverserions la banquise en jumeaux.
Il songea avec un pincement au cœur qu’elle ne partirait pas avec lui. À cause de la clé.
— Je n’ai besoin que d’un seul manteau, fit-il remarquer. Lequel as-tu l’intention de…
Il s’arrêta net. Après un furtif regard du côté du caissier, elle venait de glisser dans sa poche une paire de gants.
Il ne put s’empêcher de frissonner.
— Tu ne plaisantais donc pas, pour le repas… Tu l’avais vraiment volé. Tu es à court d’argent, en ce moment ?
— Pas du tout, protesta-t-elle en plantant ses poings sur ses hanches et en faisant la moue. Ne me dis pas que le vilain démon qui t’habite est mécontent parce que j’ai pris une paire de gants. C’est idiot. J’ai peut-être l’intention de payer une autre fois, après tout, qu’en sait-il ?
— Repose tout de suite ces gants, Anya…
Il serra les dents. Il ne risquait pas de la mettre en confiance en lui reprochant de voler, mais tout de même, il avait ses limites.
— Non, répondit-elle fermement. Pas question.
— Très bien. Si tu refuses de les rendre, je vais les payer.
Il laissa tomber les manteaux qu’il avait sur les bras et immobilisa les deux mains d’Anya, tout en fouillant ses poches. Sa paume effleura la rondeur d’un sein. Troublé, il prit les gants, ramassa à la hâte le manteau beige bordé de fourrure – celui qui était semblable à celui d’Anya – et marcha d’un pas décidé jusqu’à la caisse.
Une fois la question du paiement réglée, il se dirigea vers la sortie. Anya lui emboîta le pas. Elle paraissait furieuse.
— Je suis obligée de faire ça, tu comprends ?
L’intensité du ton le surprit.
— Tu es obligée ? Pourquoi ?
— J’ai mes propres démons à combattre. Et ça me laisse le choix entre mettre le feu à ce magasin ou voler une paire de gants.
Il était bien placé pour comprendre à quel point il était difficile de lutter contre certaines impulsions. Il n’insista pas.
— Excuse-moi, je ne savais pas, murmura-t-il. Je regrette de m’en être mêlé.
Elle renifla.
— Ce n’est pas grave.
Il sortit du magasin et l’attendit sur le trottoir. Le froid était mordant, mais il n’enfila pas le manteau plié dans le sac. La présence d’Anya le mettait en feu, il avait besoin d’un peu d’air frais.
Il avait envie qu’elle soit près de lui, et cela n’avait rien à voir avec la clé. Elle en mettait du temps, à revenir… Il fit volte-face et retourna vers le magasin.
La porte s’ouvrit et Anya apparut, le sourire aux lèvres. Il eut une bouffée de chaleur.
— Je serai peut-être obligé de creuser la glace, fit-il remarquer. Il me faudrait des outils appropriés. Où peut-on se les procurer ?
— Quelle horreur ! Ça ne va pas être drôle du tout, de creuser la glace…
— Nous n’allons pas là-bas pour nous amuser.
— Tu n’es décidément qu’un rabat-joie.
Elle plongea la main dans sa poche et en tira une paire de gants noirs. Avec ses dents, elle arracha l’étiquette. Puis, tout en le regardant droit dans les yeux, elle les enfila posément.
— Tu les as volés ? demanda-t-il.
— J’admire ton sens de la déduction, ironisa-t-elle.
Lucien secoua la tête, avec une grimace. Puis il se remit à marcher.
— Explique-moi pourquoi tu dois voler pour éviter de mettre le feu. Je crois avoir compris, mais j’aimerais une confirmation.
Elle lui emboîta le pas.
— Tu te souviens des guerres mentionnées par Reyes l’autre soir ? Eh bien, tu sais quoi ? Il disait vrai : c’est bien moi qui les ai déclenchées. Quand j’ai commencé à me mêler aux humains, j’ai été submergée par le besoin de chaos inhérent à ma nature. Je semais la discorde entre les gens, je ne pouvais pas poser les yeux sur une torche sans la faire tomber. Parfois, je ne prenais conscience de ce que j’avais fait qu’une fois que j’étais entourée de flammes et de hurlements. Ces hurlements…
Elle soupira.
— Ils étaient une douce musique à mon oreille. Sucrée. Délicieuse. J’avais de plus en plus besoin de les entendre.
— C’est parce que tu es la déesse de l’Anarchie, je suppose.
— Oui, avoua-t-elle.
— J’ai longtemps subi la tyrannie de mon démon, dit-il d’un air rêveur.
— Tu comprends donc par quoi je suis passée.
Elle secoua la tête. Elle paraissait surprise. Une mèche de ses longs cheveux voleta et elle la coinça derrière son oreille.
— Un jour, je m’apprêtais à arracher un lustre, juste pour le plaisir d’entendre le fracas du verre brisé et les cris que pousseraient les gens qui se trouvaient dessous, quand une femme s’est avancée. Elle portait une bague sertie d’un magnifique diamant qui scintillait. Je l’ai suivie pour le lui dérober. Et dès que je l’ai eu en main, j’en ai oublié le lustre. C’est depuis que j’ai décidé de voler.
Il demeura silencieux quelques minutes.
— Je te donne la permission de me voler chaque fois que ça te fera du bien, murmura-t-il enfin, tout en songeant tristement que lui aussi avait l’intention de la voler.
Plus que jamais, il voulait lui sauver la vie. Ils avaient tant de points communs ! Elle luttait contre ses bas instincts. Comme lui, elle cherchait à devenir meilleure.
Elle lui sourit.
— Merci.
Il en eut le cœur serré.
La clé. Parle-lui de la clé.
— Tu as déjà séjourné sur le continent arctique ? demanda-t-il.
— Pas souvent, mais ça m’est arrivé. On va bien s’amuser, tu verras. Enfin… Si on oublie un peu les fouilles.
Elle battit joyeusement des mains.
— Rien que nous deux, pelotonnés l’un contre l’autre pour ne pas avoir froid. Sans compter que nous n’aurons pas à nous soucier des chasseurs, là-bas : le climat est bien trop rude. À présent, je te propose de cesser de marcher. Nous perdons du temps.
Elle disparut.
Et il en fit autant, sans hésitation.
Il se transporta en Grèce, sur la petite île, dans la maison qu’il avait louée. Aussitôt arrivé, il lâcha son sac. Personne. Les autres n’étaient sûrement pas encore revenus de leurs emplettes.
Anya se laissa tomber sur le canapé en cuir couleur crème et ôta ses gants avec un soupir de soulagement. Ensuite elle se débarrassa de ses bottes, révélant de très seyants collants blancs. Puis ce fut le tour de son manteau, sous lequel elle ne portait qu’un soutien-gorge blanc en dentelle.
Lucien faillit s’en décrocher la mâchoire.
— Tu étais en sous-vêtements sous ton manteau ?
Elle eut un sourire coquin.
— Oui. Ça te plaît ?
Si ça lui plaisait ? Anya était encore plus désirable dans cette tenue que dans celle de serveuse. S’il avait remarqué plus tôt qu’elle était quasiment nue sous son manteau, il aurait tué tous les hommes qui avaient posé les yeux sur elle. Et ensuite, il l’aurait violée. Sur place. En pleine rue. Dans la neige.
Il ne pouvait plus détourner son regard de la peau blanche de son ventre, de son ravissant nombril, de ses seins ronds et mûrs, de ses tétons roses que l’on devinait durs sous le tissu du soutien-gorge, de ses collants qui moulaient ses jambes comme une seconde peau.
— Alors ? Tu aimes ou pas ? répéta-t-elle en s’étirant.
Elle avait les pieds nus et la lumière se reflétait sur ses ongles vernis.
— Tu aurais pu voir tout ça beaucoup plus tôt, mais tu tenais à jouer les indifférents, poursuivit-elle. J’espère que tu te montreras moins têtu, cette fois.
— Tu es magnifique, Anya.
— Viens près de moi et embrasse-moi, murmura-t-elle d’un ton suppliant.
— Je ne peux pas, répondit-il d’une voix rauque.
— Et pourquoi pas ? insista-t-elle en caressant d’un doigt négligent le pourtour de son nombril. Je ne te demande pas de me faire l’amour… Juste de m’embrasser et de me caresser un peu. Et je précise que c’est la dernière fois que je m’offre à toi. Je commence à perdre confiance, à force d’être rejetée.
Quelque chose se mit à rugir dans le crâne de Lucien. Ne plus jamais l’embrasser ? Ni la caresser ?
— Pourquoi juste t’embrasser et te caresser ? demanda-t-il.
— Parce que, répondit-elle simplement.
Elle croisa les bras et le geste rapprocha ses seins l’un de l’autre.
Par tous les dieux… Quel spectacle !
— Réponds-moi, reprit-il sèchement.
— Pourquoi te répondrais-je ? Est-ce que tu réponds toujours à mes questions, toi ?
De nouveau, elle se caressa le ventre du bout du doigt.
Le regard de Lucien ne put s’empêcher de suivre son mouvement, et il dut déglutir à plusieurs reprises pour dissoudre le nœud qui s’était formé dans sa gorge. Il venait de comprendre. Elle ne lui donnerait pas plus qu’un baiser. Parce qu’il ne valait pas plus.
Il aurait voulu la haïr, mais il s’en voulait surtout à lui-même. Après tout, il était l’unique responsable de ce qui lui arrivait. Il s’était volontairement mutilé pour faire fuir les femmes, et maintenant, Anya le jugeait indigne d’elle.
Et pourtant, il tenait toujours à lui sauver la vie.
— Il faut que nous parlions, Anya…
— Parler… Tu ne connais pas un autre moyen plus intéressant de te servir de ta langue ?
— La clé. Donne-moi la clé que te réclame Cronos et je ferai tout ce que tu voudras. Je t’embrasserai chaque fois que tu me le demanderas.
Elle en rougit. De colère, de honte, de rage.
— Certainement pas. Je n’ai pas envie à ce point-là de tes baisers !
Il s’en était douté, mais l’entendre de sa bouche lui fit du mal.
— Si tu me confies cette clé, tu auras la vie sauve, insista-t-il.
— Sans cette clé, la vie n’aurait plus d’intérêt pour moi. Je ne veux même plus aborder la question. Je préfère que nous parlions de nous.
— Il ne peut y avoir de « nous » tant que tu ne m’auras pas remis cette clé.
— Cette clé est à moi ! s’écria-t-elle. Et je ne la céderai à personne ! Personne, tu comprends ? Jamais. J’aimerais mieux mourir que de m’en séparer !
— Tu mourras, n’aie crainte. À moins que… Tu ne me laisses pas le choix, Anya…
— Quoi ? Tu n’aurais tout de même pas l’intention de me la voler ?
Il ne répondit pas.
— Si tu oses essayer, tu le regretteras.
Il s’obstina à se taire.
— Oublie cette clé… Nous nous amusons bien, tous les deux. Et nous pourrions nous amuser bien plus encore.
— Cronos s’est montré et il m’a menacé de s’en prendre à mes compagnons. Je n’ai plus le temps de m’amuser, Anya. Je dois lui rapporter la clé ou ton cadavre. Et je préférerais que ce soit la clé.
Le pouls se mit à battre furieusement à la base du cou d’Anya.
— Cronos s’est montré ? Quand ?
— Juste avant que nous sortions de chez toi pour chercher un manteau, avoua-t-il.
— C’est pour ça que tu m’as suivie avec tant de bonne volonté et que tu as fait un effort d’amabilité. Tu espérais m’attendrir pour me soutirer la clé.
Elle eut un rire amer.
— Je vois que tu n’appliques pas à toi-même tes nobles principes.
— Alors ? Toi, ou la clé ?
— Moi, dit-elle en redressant crânement le menton. Je te l’ai déjà dit. Je ne lâcherai pas cette clé.
— Anya…, protesta-t-il.
Il se haïssait. Il haïssait Cronos. Il haïssait cette femme qu’il tentait désespérément de sauver. Avec elle, il se sentait vivre. Et elle lui inspirait tant d’émotions… Malheureusement, les émotions étaient ses ennemies, aujourd’hui plus que jamais.
— C’est mon dernier avertissement, reprit-il durement.
— Lucien…, murmura-t-elle avec des larmes dans les yeux. Je ne peux pas.
Ces larmes…
— Pourquoi ?
— Je ne peux pas, c’est tout.
Il ne trouva plus rien à dire. Fais-le. Le moment est venu.
— Je m’arrangerai pour que ce soit rapide, dit-il. Je te tuerai proprement et je prendrai ton âme ensuite.
Il se transporta jusqu’à elle à la vitesse de l’éclair et lui enserra les hanches. Il avait déjà sorti ses poignards. Anya ouvrit de grands yeux surpris.
— Je suis désolé, dit-il. Et il frappa.