Gráinne O’Doyle



Je savais. Une douleur à la poitrine au lever, et aussi dans les épaules. Le 6 avril 2007, mon téléphone a sonné vers onze heures. Une voix que je connaissais, à la fois métallique et grave. Je n’avais pas revu le père Byrne depuis la cathédrale Saint-Pierre. Au téléphone, il m’a appelé Antoine. Il aimait bien ce prénom. Il m’a expliqué que saint Antoine était le patron des prisonniers, des naufragés et que Meehan était tout cela à la fois.

 Tyrone est mort, Antoine.

Je savais. Je le savais depuis toujours. Depuis le premier jour, je crois. J’ai eu peur pour lui au tout premier regard. Je le savais quand j’ai appris sa trahison. Il me l’avait dit. Tout le monde me l’avait dit. J’ai reposé le combiné du téléphone. Je ne ressentais rien. Nous étions le Vendredi saint, neuf ans après les accords qui ont mené au processus de paix. J’ai caché mon visage dans mes mains. Pas pour pleurer, juste pour un peu de sombre. J’ai cherché une image de lui. J’ai essayé la maison du Donegal. Son dos devant la cheminée, sa voix, le thé fumant, son regard, le poids de ses mains sur mes épaules. Mais rien. Le traître ne m’allait pas. Il me fallait quelque chose d’avant le mensonge. Une image de mon Tyrone intact. Penché sur l’établi, j’ai pressé mes yeux avec mes poings. J’étais au pied d’une estrade, bras passé autour d’un poteau de bois. Je regardais Tyrone, la poignée d’Irlandais, Tyrone, la petite assemblée, encore. J’allais de l’un à l’une en souriant. Il pleuvait. Je me souviens qu’il pleuvait. Une pluie d’embruns, qui nous venait du large et qui fouettait la baie. L’eau tombait de ma visière. Je sentais l’humide. Nous étions le 22 août 1998, sur la place de Killala, un village côtier du comté Mayo. Sans micro, les mains sur les hanches, Tyrone Meehan parlait de « l’année des français ». Il rappelait qu’ici même, deux cents ans auparavant, au jour près et presque à la même heure, le général Humbert et un millier de soldats français avaient débarqué de trois vaisseaux venus de La Rochelle pour défendre l’insurrection irlandaise. Il parlait en tendant le poing, me regardait au détour d’un mot. Il racontait la bataille. Une poignée de Français à la tête d’une armée de gueux venus les accueillir. Des soldats de la terre, des paysans sans rien, sans uniformes, sans armes, une foule fragile hérissée de piques, crocs d’acier fichés sur des bâtons tremblants. Il racontait les forgerons, les maréchaux-ferrants, les jeunes et les vieux qui avaient forgé ces lances dérisoires de village en village. Il racontait l’ennemi anglais, ses livrées rouges, sa puissance, la force de ses armes. Il racontait notre défaite.

Je le regardais. Je souriais. Il portait la chemise bleu ciel que je lui avais rapportée de Paris.

 Ma chemise de ministre, disait Tyrone.

Il la lavait le soir, au savon goudronné dans l’évier de la salle de bains, et la laissait sécher la nuit pour la remettre le jour d’après. Parfois, elle était encore humide. Ce matin-là, elle l’était. Face à Tyrone, quelques dizaines à peine. Des gens âgés, peu de jeunes, cinq ou six enfants. Deux gamins brandissaient un drapeau irlandais. Une fillette avait fabriqué un étendard français. Rouge, blanc, bleu, qu’elle avait monté à l’envers sur un bâton de bois. Lorsqu’il a fini de parler, Tyrone Meehan a été applaudi. On était venu pour l’entendre, mais aussi pour le voir. Il venait de Belfast. Son nom était connu. Il avait fait de la prison. On le voyait en photo à côté des plus grands. Il avait connu Bobby Sands en cellule. Il était grave et drôle à la fois. Lorsqu’il est descendu de l’estrade, il a passé son bras autour de mon épaule et m’a appelé « général Tony ». Il m’a demandé s’il avait été bien, si les gens écoutaient. Si j’étais content de lui. Il a refusé un parapluie en disant que ce temps lui allait. Il a arrangé sa casquette. J’ai arrangé la mienne. Nous avons relevé nos cols de veste en marchant vers le pub.

Ce soir-là, Tyrone m’a fait parler de moi. De mon père, de ma mère, de mon frère, de mon métier. Il voulait savoir ce qu’étaient les Vosges, l’enfance française, il voulait connaître le nom de mes vins, le nom de mes arbres. Il écoutait, coudes sur la table et joues dans ses mains. Il buvait sa bière à longs sourires. Il me regardait droit, me faisait répéter les mots, riait de ne pas tout comprendre. Ici aussi, dans ce pub minuscule, dans ce village de rien, des hommes venaient lui toucher l’épaule, des femmes lui prenaient la main. Des gens qui n’étaient pas à la cérémonie s’excusaient de leur absence. J’ai parlé, jamais autant, je crois. Je lui ai raconté mes amitiés, mes amours aussi. Ces quelques filles qui ont préféré ma peau au bois des violons, qui n’aimaient de mon métier que la musique, qui me moquaient parce que je ne savais rien de l’actualité, d’un livre, d’un auteur ou d’un film. Qui rougissaient de moi en compagnie des autres. Qui m’ont tourné le dos dès que l’Irlande est entrée. Et puis Tyrone Meehan a parlé à son tour. Nous avions six pintes vides sur la table et trois autres à boire. Il m’a raconté ses frères, ses sœurs.

 Onze ? j’ai demandé – Onze, a souri Tyrone.

Deux étaient morts enfants. Les autres ont survécu. Doigt à doigt, il m’a donné chaque prénom. Séanna… Mary… Roisin… Il ne savait plus exactement les âges, mais il savait leurs pays. Ecosse, Canada, Etats-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande. A part une sœur devenue nonnette et un frère qui vivait à Dublin, tous avaient choisi l’exil. Et puis Tyrone m’a raconté sa mère. Quelques phrases brèves pour dire la lâcheté. Et son père. Patraig Meehan, Pat’, un grand républicain, un catholique pieux, un paysan immense, un formidable joueur de Hurley, le plus grand conteur de Killybegs, le plus formidable buveur de stout du Donegal, le plus admirable chanteur de toute l’Irlande, en ses côtes et en ses îles. Un Leprechaun de légende, un magicien. Et aussi un père qui les battait. Tous, les unes après les uns, et aussi leur mère, chaque soir que la bière faisait, en jurant Dieu qu’il était né trop tôt ou trop tard mais pas au bon endroit. Tyrone Meehan m’a raconté ça presque à voix basse. Il l’appelait son Méchant Homme. Il m’a dit qu’il l’avait haï jusqu’à sa mort, un matin d’hiver, retrouvé le long de la route, en plein vent, couché dans le bas-fossé, entre le pub et la maison, gris, du glacé à la place du sang.

 Tu sais tenir un autre secret ? m’a demandé Tyrone.

J’ai dit oui. Il m’a dit que les coups de son père et puis sa haine à lui, personne ne le savait. Pat’ Meehan était un homme admirable et nous en resterions là. Il a posé le dos de sa main ouverte sur la table. J’ai posé ma paume sur la sienne. Il a fait son clin d’œil et son mouvement de tête. J’étais bouleversé par sa confiance. J’ai levé mon verre. Il a levé le sien. Dehors, la pluie avait cessé. Ce soir-là, Tyrone Meehan trahissait le général Humbert depuis déjà 17 ans.


*


On a retrouvé le corps de mon traître le jeudi 5 avril 2007 à 15 heures, dans le salon, devant la cheminée. Il était couché sur le ventre. C’est un voisin qui a remarqué la porte ouverte depuis le matin. Sheila était à Belfast. Jack aussi. La police irlandaise a dit 202 Mon traître qu’il avait été tué à bout portant de deux décharges de chevrotine de calibre 12. La première l’a frappé à l’aine, la seconde au front. Il revenait de la forêt. Des branchages étaient éparpillés autour de lui. Il portait encore sa veste. Sa casquette était tombée sur le sol. La police n’a trouvé ni revendication, ni inscription, ni trace de lutte. Les tueurs l’attendaient chez lui. Ils l’ont assassiné et sont ressortis. Les voitures de la Garda en faction au croisement n’ont remarqué aucun véhicule suspect. Selon les premiers résultats de l’enquête, les tueurs sont parvenus à la chaumière en coupant par le bois.


*


Je suis arrivé à Belfast le dimanche 8 avril, après la parade de Pâques. Un ruban noir avait été accroché sur la porte de la maison. Dans le salon, il y avait Jack, Sheila, et quelques personnes que je ne connaissais pas. Le cercueil était ouvert, posé sur des tréteaux argentés. La tête de Tyrone était bandée. Il ne restait de peau que les paupières bleues, l’arête du nez et les lèvres minces. La toile dissimulait son front jusque sous les sourcils, enveloppait son menton et son cou. Il avait les mains jointes. Je ne l’ai pas reconnu. Je n’ai rien reconnu de lui. J’ai détourné les yeux. Je n’ai touché ni le bois ni le corps. Il n’y avait que quelques cartes pieuses posées sur son linceul. Jack m’a apporté ma chope à thé, la mienne, ornée d’une tour Eiffel coiffée d’un béret. Sheila était habillée de noir, comme le tour de ses yeux. Elle avait épingle le lys de Pâques à son revers. Elle ne pleurait plus. Elle m’a proposé des biscuits. Elle allait et venait, de son homme mort à la petite cuisine. Personne ne passait la porte. Jack m’a expliqué que le corps avait été rapatrié la veille du Donegal. Avant cela, des dizaines de voisins et de républicains étaient venus présenter leurs condoléances. Des membres importants de Sinn Féin, des chefs, des combattants sans grade, un responsable de la brigade de Belfast, deux officiers du commandement du Nord et même un membre du Conseil de l’Armée républicaine. Dès que le cercueil est arrivé à la maison, les gens ont cessé de venir. C’est pour Jack et Sheila qu’ils frappaient à la porte, pas pour Tyrone. Ses amis, ses camarades de combat, ses frères d’embuscade, plus personne ne prononçait son prénom ou son nom. Quand ils l’évoquaient, ils disaient : « that man » ou « this man ». « Cet homme. » Meehan était mort, Tyrone n’avait jamais été. Le matin de mon arrivée, le Mouvement républicain avait souhaité que la population nationaliste ne suive pas l’enterrement. Il avait aussi donné à ses membres l’ordre formel de ne pas y participer. J’ai dit à Jack que je n’étais pas concerné par cette mise en garde. Alors que deux dames âgées prenaient congé de Sheila, il m’a entraîné dans sa chambre.

 Il y a eu une enquête interne. L’IRA sait que tu as vu Tyrone.

 Comment ça, une enquête interne ?

 Tu as parlé dans les pubs en disant que tu l’avais vu.

 Jamais.

 Tu étais ivre, Tony. Des amis sont passés me prendre pour que je te sorte de là. C’est moi qui suis venu te chercher au Burn’s.

 Je n’ai aucun souvenir.

 En fin d’après-midi, tu as croisé sans le savoir un membre des renseignements de TIRA et tu lui as parlé. Il t’a fait suivre. Tu allais de pub en pub en interrogeant les gens.

 Je n’ai rien dit à personne.

 Tu as parlé. Laisse tomber. Ça n’a plus d’importance.

 Je n’ai pas donné l’adresse de Tyrone à 1TRA. Jack a haussé les épaules. Il a dit que 1TRA savait déjà où son père se trouvait. Il a dit aussi que 1TRA chercherait à me voir. Je ne devais pas dire que Sheila m’avait conduit dans le Donegal.

Il était assis sur son lit. J’étais debout devant la porte close. Il avait tiré le rideau. Il parlait doucement, en fumant une cigarette. J’entendais le salon qui chuchotait. Et puis il m’a regardé. J’étais venu sans bagage. A Paris, j’avais enfilé une chemise blanche et mon costume noir. J’avais aussi acheté une mince cravate noire. Et j’étais venu comme ça, déguisé de raide, entre le limonadier et le sonneur de glas. Jack m’a dit que Tyrone serait enterré le lendemain, lundi 11 avril. Il a répété la mise en garde du Mouvement. Il a assuré que ma présence ici était un acte de courage, que suivre l’enterrement n’était pas obligé. J’ai répondu que j’étais là pour ça. Jack a eu l’air soulagé. Je pouvais dormir dans le salon, sur le canapé, à côté du cercueil. J’ai dit que cela m’allait. Sheila s’est couchée vers 2 heures, après avoir posé un baiser sur le front de son mari. Jack est monté dans sa chambre une demi-heure plus tard. Je me suis allongé tout habillé sur les coussins bleus, enveloppé dans un drap. La maison était humide. Il faisait froid. J’ai eu peur de l’obscurité. J’ai laissé la veilleuse sur la télévision. La table avait été poussée contre le mur. Il y avait le canapé et le cercueil, côte à côte, presque à me toucher. Deux fois, je me suis relevé à demi sur le coude, pour voir les bandages blancs et la pointe du nez. Je ne crois pas avoir dormi. J’étais tourné contre le mur, en boule, le front sur le ciment. Je ne cessais de revoir le dos de Tyrone, penché sur les fagots. Qu’est-ce que j’avais dit au pub ? Que j’avais vu Tyrone ? Qu’il m’avait parlé ? Je n’en avais aucun souvenir. Cela me semblait imbécile. J’étais un imbécile. J’aurais dû rentrer à Paris. Tout le monde devait savoir que le luthier français était l’un des derniers à avoir vu Tyrone Meehan vivant. Et alors ? Et après ? Qu’est-ce que cela changeait ? Je crois avoir dormi, en fait. Mes yeux se sont ouverts sur le bois du cercueil. Je ne me suis pas lavé. Juste de l’eau, à deux mains sur la figure avec le savon jaune au goudron de chez Wright’s. Et puis je suis sorti en attendant l’arrivée du corbillard.

Il a été convenu que la cérémonie serait rapide et simple. Une bénédiction à la maison, pas de cercueil à dos d’homme. Jack m’a dit que Tyrone ne serait pas enterré à Milltown, dans le carré où dorment les héros, mais au cimetière municipal, de l’autre côté de Falls Road. Il m’a dit aussi que la pierre porterait son nom, la date de sa naissance, celle de sa mort et ces mots de la Deuxième Epître de Jean : « Prenez garde à vous-mêmes. »

Nous étions onze derrière le corbillard. Le père Byrne, un enfant de chœur, Sheila, Jack, des parents venus de Glasgow et trois petites dames tout habillées de noir. J’étais juste après, en retrait, tête basse. Il y avait des visages derrière les vitres des maisons. Une femme s’est signée sur le pas de sa porte. Des jeunes gens nous ont regardés, bras croisés, sans enlever leur cigarette de la bouche. La rue n’était pas accueillante, pas hostile non plus. Indifférente, plutôt, comme lorsque passait une patrouille ennemie. Une file de voitures suivait notre cortège. On ne double pas un cercueil. Un taxi noir l’a fait. Le chauffeur a klaxonné à notre hauteur. J’ai sursauté. C’était étrange. Pour la première fois dans mon histoire d’Irlande, et marchant sous son ciel, je pensais à autre chose. Je n’étais pas tout à fait là. Nous sommes arrivés aux grilles du cimetière municipal. Marchant à travers tombes. Je revoyais le sourire étrange de Tyrone, à qui je demandais s’il était mon ami. Je voyais cette poignée de pauvres en noir et gris. Le cercueil descendu par des sangles. Je regardais le ciel. J’avais imaginé tellement autrement la mort de Tyrone. Le drapeau sur le bois, ses gants, son béret. Moi, qui porte le cercueil, qui refuse d’être relevé de ma charge. J’avais imaginé la salve d’honneur au-dessus de sa tombe. Moi, les bras le long du corps, et les poings serrés, comme j’avais vu les soldats faire aux premières notes de l’hymne national.

L’enfant de chœur est monté dans la voiture du curé. Nous avons redescendu Falls Road à pied, sous le vent. A la maison, deux jeunes filles avaient préparé les toasts et le thé. Nous avons bu le thé, mangé les toasts. Jack a tiré la table, pour qu’elle reprenne sa place au milieu du salon. Sheila m’a demandé quand je repartais.

 Demain après-midi, j’ai répondu.

Jack a épingle un easter Lily sur ma veste. Il y avait une soirée au Thomas Ashe. Il m’a dit que je pouvais l’accompagner. Je me suis assis par terre. Je n’étais pas triste. C’est comme si tout cela avait eu lieu bien avant. Tyrone était mort depuis des années. Lorsque je l’ai connu, il était mort. C’est un mort qui m’a appris à pisser. Il était mort lorsque nous ramassions du bois. C’était un mort debout, un mort déjà. Je me suis dit que nous venions simplement de le mettre en terre. Que nous avions déplacé un corps froid, de la vie à Tailleurs. Je n’étais pas triste de lui. Je n’étais pas triste de nous. J’étais triste de moi. Triste de n’avoir rien vu, rien entendu, rien senti. J’étais triste de ma somnolence, triste de mon affection, triste de mes cet titudes. J’étais triste de chacun de mes gestes pour lui J’étais triste aussi pour Sheila et pour Jack. Et trilti pour l’Irlande, triste pour mon grand homme a i i il rond. Triste de la pluie qui s’est mise à tomber, triste des brumes sur les collines, triste du soir qui tombait en voiles gris. Aussi, j’étais en colère. En colère de ce qu’il nous avait fait. En colère parce qu’il nous obligeait à être là, les uns contre les autres avec le froid au ventre et la stupeur. J’étais en colère parce qu’il faisait couler nos larmes. Parce qu’il nous avait trompés, malmenés, abîmés. J’étais en deuil. Il me faudrait maintenant vivre avec un silence de moi, et un silence de lui.

Dans le hall du club républicain, après la porte grillagée et les caméras de surveillance, un homme était attablé devant un cahier noir. Lorsque nous sommes entrés, il s’est levé. Il a serré la main de Jack en lui demandant si ça allait. Jack a dit oui. Il a inscrit son nom et le mien dans la colonne des visiteurs.

 Et la cérémonie ? a demandé le républicain.

 Familiale, a répondu Jack.

Nous sommes arrivés dans la salle. Il était plus de 21 heures. C’était plein. La table ronde, près de la porte, était occupée par des femmes en robe de printemps qui buvaient un rhum noyé de Cola. J’ai souri. Un instant, j’y ai revu Jim, Cathy et moi. Il riait par-dessus les rires, elle finissait les verres des autres, et moi je tremblais au bonheur d’être là. Jack m’a demandé d’attendre contre le mur. Il a creusé son sillon jusqu’au bar, s’excusant, bras tendus pour fendre le nombre. Il a commandé une Guinness pour moi, une Harp pour lui. Il est revenu en observant les tables. Tout au fond, près de la scène, cinq hommes, serrés devant leurs bières. Je connaissais l’un d’eux. Il s’appelait Mike O’Doyle. Tyrone me l’avait présenté un jour de Pâques, au début de mon voyage irlandais. O’Doyle nous a vus. Il a levé le bras. Jack a répondu. O’Doyle lui a fait signe de venir à la table. Jack a hésité. Je l’ai vu mordre sa lèvre. Il m’a regardé. Il avait l’air soucieux. Il m’a quand même demandé de le suivre. A notre approche, d’un mot, O’Doyle a fait se lever deux gars qui buvaient avec lui. Ils ont pris leurs bières et sont allés s’asseoir à une autre table. Mike s’est soulevé. Il a serré la main de Jack et a pris la mienne.

 On se connaît, Tony, a dit Mike O’Doyle en souriant.

J’ai hoché la tête. Il m’a fait prendre place, entre un type au nez cassé et un gars très mince, visage lacéré. Jack n’était pas à l’aise. Il parlait avec l’ancien prisonnier au nez cassé. Je regardais ma bière et tous les ronds mouillés qui tachaient la table.

 Nous sommes sincèrement désolés pour ton père, a dit O’Doyle.

Jack a levé les yeux.

« Nous n’avons aucun lien avec la mort de M. Meehan », avait indiqué l’IRA le jour même de l’assassinat de Tyrone.

 Comment va Sheila ?

 Elle n’a pas encore réalisé.

 Et toi, ça va aller ?

 Nous allons être obligés de vendre la maison.

Mike O’Doyle a eu une moue pensive. Les deux autres gars ne disaient rien.

 Qui a pu faire ça ? j’ai demandé.

O’Doyle m’a regardé en souriant. Il a haussé les épaules en portant son verre à ses lèvres.

 Tout le monde peut tirer une cartouche de chasse sur un homme désarmé.

 C’est qui, tout le monde ?

 Tony ! a murmuré Jack.

 Laisse Meehan, il a raison de demander, a répondu O’Doyle.

Le républicain m’a observé encore. Je ne baissais pas les yeux. Il a regardé ses deux amis, la salle qui dansait sur un air de disco. Il a demandé à Nez cassé d’aller chercher des bières. Il parlait bas.

 Tout le monde, Tony. Tout le monde, ça va des Britanniques aux paramilitaires loyalistes, des dissidents républicains au fils d’une de ses victimes en passant par le fermier du coin qui a reconnu Tyrone sur le chemin, et qui s’est donné du courage avec quelques pintes avant de décharger son fusil. C’est ça, tout le monde, Tony.

 Et TIRA ?

 Mike a répondu à la question, Tony.

 J’ai répondu à la question, Tony.

 Et un type de TIRA, seul dans son coin, par vengeance ?

LTRA est une armée, Tony. Il n’y a pas de gars dans son coin.

 Mais qui, alors ?

 Pourquoi pas toi, Tony ? Par orgueil, par vengeance aussi. Avec Sheila, tu as été le seul à lui rendre visite. Alors tu vois, pourquoi pas toi, Tony ?

 Parce que ce n’est pas moi.

 Voilà, « parce que ». C’est la bonne réponse. Et ce n’est pas 1TBA parce que ce n’est pas 1TRA. Celui qui a tué Tyrone Meehan s’appelle Tyrone Meehan.

Les bières sont arrivées à pleines mains. Mike O’Doyle a posé son bras sur l’épaule de Jack Meehan et l’a obligé à se pencher pour lui parler, front contre front. Jack a hoché la tête plusieurs fois. Puis il a remercié l’autre en lui serrant la main. Quand il s’est redressé, il semblait apaisé. Il a inspiré fort, levé sa bière à hauteur de ses yeux.

 Slâinte !

Les autres ont répondu, verre haut.

 Slan’cheu, j’ai murmuré comme eux.

Je posais mes lèvres sur la crème ocre pour ne pas la froisser. Je buvais lentement, pour que l’amer me prenne. J’ai fermé les yeux. Sur scène, l’animateur enchaînait les standards des années 70. J’ai demandé à Jack s’il voulait une autre bière. Il en avait deux encore devant lui. Mike a refusé aussi, d’un geste de main. Il m’a regardé. Il s’est penché vers moi. Il m’a dit de le suivre. J’ai levé les yeux vers Jack. Il a hoché la tête. Alors je me suis levé.

Nous sommes allés dans les toilettes. Mike O’Doyle est entré le premier. Partout dans la grande pièce, des hommes parlaient. C’est ici que l’on s’isole. Il m’a pris doucement par le bras et entraîné vers le mur du fond, sous la fenêtre grillagée. Il tournait le dos aux autres, je lui faisais face, adossé à la faïence terne. Il a croisé les bras et penché légèrement la tête. Il me regardait sans un mot. Il attendait quelque chose. Je ne savais quoi. Derrière, les hommes pissaient, riaient, se tapaient dans le dos. Nous étions silencieux et immobiles.

 Il ne m’a rien dit, j’ai murmuré.

 Et ?

 Et rien. Il ne m’a rien dit.

 Je sais qu’il ne t’a rien dit. Et quoi, maintenant ?

 Je ne comprends pas. Vous parlez trop vite.

 Nous t’avions déconseillé d’y aller.

 Mais je voulais savoir.

 Savoir quoi ?

 Savoir s’il y avait eu des choses vraies tout ce temps-là.

 Des choses ?

 Des sentiments, comme l’amitié.

Mike O’Doyle a hoché la tête. Il a mis les mains dans ses poches. Il avait l’air surpris et amusé.

 L’amitié, il a répété.

Puis il s’est retourné. Il est allé à la rigole et il a pissé.

 La bière ne te fait pas ça, à toi ? J’ai dit que si. Je l’ai rejoint.

 Tu repars quand ?

 Demain.

 Il faudra te trouver un lit si Sheila vend la maison.

J’ai tourné la tête. O’Doyle se reboutonnait en regardant le plafond. Il a dit qu’il allait me présenter une dame qui vivait dans le quartier de Ballymurphy. En clignant de l’œil, il m’a dit aussi qu’il la connaissait très bien. Une vieille républicaine. Elle était adorable. Sa porte était toujours ouverte pour les gars, le thé toujours brûlant. Pendant la guerre, elle rajoutait des petites choses au colis des prisonniers. Elle correspondait avec les plus isolés. Jamais elle n’a manqué une seule manifestation. Toute sa vie, elle a défilé, m’a dit O’Doyle. Elle n’a jamais baissé les yeux devant un Anglais. Elle ne s’est jamais plainte de rien. Elle avait une chambre à l’étage, qu’elle ouvrait parfois pour les amis. En attendant, je pourrais m’y installer.

Nous allions sortir des toilettes. Avant de pousser la porte battante, Mike s’est retourné. Je l’ai interrogé du regard.

 C’est les Britanniques qu’on veut chasser, pas les luthiers.

Je lui ai souri. Il a observé la salle. Il a tourné sur lui-même jusqu’à ce qu’il remarque une table de femmes, près de la porte.

 Viens une seconde, m’a dit l’Irlandais.

Une fois encore, je l’ai suivi. La foule était joyeuse. J’avais quelque chose dans le ventre, un mélange de la terre qui recouvrait Tyrone et de la bière qui m’habitait. J’ai trébuché. Mike m’a relevé juste avant le sol. Un homme a ri trois mots que je n’ai pas compris. Lorsque nous sommes arrivés à la table, Mike O’Doyle s’est accroupi devant une dame âgée qui lui a pris les mains. Elle buvait une vodka. Ses amies étaient autour, qui parlaient vite et fort. Je suis resté debout. Je me suis penché. Mike m’a présenté. Comme Français, luthier et ami de Tyrone Meehan. « Paix à son âme », a murmuré la femme en levant les yeux vers moi. Derrière ses lunettes, elle avait un regard d’aigle, entre ciel et acier. Ses rides dessinaient un visage malin. Elle portait un chemisier ivoire et une jupe bleue. Elle était petite, menue. Elle répétait « Paris » comme un mot magique. Elle a ri en disant « Charles de Gaulle » à la française, et aussi « Oh là là ! » comme Maurice Chevalier. Elle s’appelait Grâinne O’Doyle. Elle avait 78 ans. Mike, son fils, lui a raconté mon histoire. Les autres dames écoutaient, penchées en avant. Il a dit que, si Sheila Meehan vendait, je serais obligé d’aller à l’hôtel, alors autant occuper la chambre du haut. Grâinne a ri une fois encore. Elle a répondu que cela lui ferait de la compagnie parce qu’il ne fallait plus compter sur son fils pour éteindre la télévision lorsqu’elle s’endormait. Mike a protesté. Elle a passé les doigts dans ses cheveux en riant. Puis il s’est relevé. Il m’a poussé vers elle avant de regagner notre table. Je me suis accroupi à mon tour devant la vieille dame, mains dans les siennes. Elle a dit d’accord. Que ça lui faisait plaisir, qu’il n’était pas possible de laisser un luthier à la rue. Et Français, avec ça ! Elle a dit que je devrais lui raconter mon métier, et Paris, et mes amours aussi. Les compagnes de vodka ont poussé des cris de joie. « Surtout les amours ! », a répété une forte femme avec un chignon blanc. Grâinne a ri. Elle m’a dit qu’elle me parlerait de Séan, son mari, mort il y a dix ans, torturé puis abattu par un mauvais cancer. Elle me parlerait de Mike, son fils, un homme bien mais un enfant aussi, qui blanchit ses nuits et lui glace le sang. Elle disait cela avec les yeux humides, caressant mes pouces avec la soie des siens. Une Claddagh ring brillait à son doigt. J’ai regretté la mienne. Je la retrouverais, je la remettrais, je chercherais aussi ma casquette molle, abandonnée dans un coin de l’atelier. Grâinne s’est rapprochée. Elle m’a dit qu’elle me parlerait de l’Irlande. Qu’elle me raconterait tout. Tout ce que je crois savoir, mais que je ne sais pas. Elle m’a dit qu’elle raconterait aussi Tyrone Meehan, le beau gars qu’il était lorsqu’il avait 20 ans. Elle s’était penchée encore. Nous étions bien en face. Nous étions comme seuls. Elle assise, moi un genou à terre. Elle parlait à voix plus basse. Son visage m’était familier. Un instant, j’ai pensé à Mise Etre. Mais ce n’était pas ça. Elle était plus belle encore, plus vivante et moins douloureuse. Elle m’a rappelé qu’elle m’avait vu le matin, à l’enterrement. Elle était là, dans le cortège, avec ses deux sœurs. Les trois ombres de deuil qui marchaient devant moi. Elle m’a dit l’avoir fait poui Sheila. Pour Tyrone, elle est allée à la chapelle el I brûlé deux cierges. Un pour le mal qu’il a fait, l’autl i pour qu’il en soit pardonné. J’avais la tête lourdi II genou droit douloureux. Sa peau frôlait ma peau – Ce n’est pas parce que ce vieil imbécile I tl lltl qu’il faut nous laisser tomber, a murmuré G ri….. souriant.

Je ne sais pas pourquoi elle a dit cela. Elle a dit qu’il y avait des Tyrone partout, dans les guerres comme dans les paix, et que cela ne changeait rien. Ni à la paix, ni à la guerre. Ni même à Tyrone. Elle a dit que nous l’avions aimé sans retenue parce que c’était lui. Et que nous lui avions donné notre confiance parce que c’était lui. J’ai hoché la tête. J’ai souri. J’ai revu nos gestes. Cette façon que nous avions de relever nos cols de vestes à la pluie. Mes pas dans les siens. Son regard sous la visière. Nos verres levés. Sa main. J’ai regardé la salle. J’ai laissé faire une larme. Grâinne m’a dit que j’étais le bienvenu chez elle, la prochaine fois. Que je n’hésite pas. Que je frappe à sa porte. La seule condition était que je l’accompagne à la messe le dimanche matin. Et aussi – elle ne riait plus – que je lui ramène une bouteille de cognac, du vrai, avec le mot France écrit en or sur l’étiquette.

















REMERCIEMENTS

A Jean-Michel Desplanche, à l’apprenti de Mirecourt, au luthier parisien, merci.

Sorj Chalandon