6
Emmy réapparut. Elle avait mis une vieille casquette des Lakers et des lunettes noires. Elle tenait une carte militaire entre les mains.
— Le plus exotique, annonça-t-elle, c’est la vallée de Bumpass, avec ses sources de boue brûlante. Vous voulez y jeter un coup d’œil ?
Ils se mirent en marche. David réalisa qu’il éprouvait un certain soulagement à côtoyer enfin quelqu’un de « normal ».
— Vous n’avez pas l’impression que cette ville est un asile de fous clandestin ? demanda-t-il alors qu’ils s’engageaient dans un chemin forestier.
La jeune femme parut réfléchir.
— Il y a de ça, fit-elle. Le plus curieux c’est la vitesse avec laquelle la mort de ces quatre jeunes gens a été acceptée... pour ne pas dire oubliée.
— Vous voulez dire par les autres élèves ?
— Par le shérif aussi. Je crois qu’ils ne veulent pas faire de vagues. Ils essaient tant bien que mal de lancer cette station et n’ont aucune envie de monter en épingle tout ce qui pourrait faire fuir la clientèle. Mais si vous faites bien attention, vous verrez des types bizarres en ville. Des types qui ne ressemblent pas du tout à des vacanciers. Costards J. C. Higgins bleu pétrole, cravate, lunettes noires. Très propres sur eux et trimballant des dictaphones dans leur poche.
— FBI ?
— C’est vous qui l’avez dit. Moi je pensais DEA ou même CIA...
— À ce point ?
Emmy ne répondit pas. Elle avançait vite, avec cette aisance qui est le propre de la jeunesse. David peinait un peu dans les montées.
Ils arrivèrent en vue de la vallée des cratères. Les marmites bouillonnantes installaient une atmosphère irrespirable. L’air empestait le soufre. La température atteignait quarante-cinq degrés aux endroits les plus encaissés. Soudain, David aperçut quelque chose qui le fit tressaillir : un bonhomme de boue séchée sur le ventre duquel étaient encore imprimées en creux les traces des mains de ceux qui l’avaient modelé. Il regarda autour de lui. Les « marmites » des alentours étaient remplies à ras bord d’une mixture terreuse atteignant le point d’ébullition.
— Vous pensez à la même chose que moi ? dit doucement Emmy.
— Je crois, fit David. Ceux qui ont construit ce bonhomme ont dû plonger les mains dans cette merde. Ils l’ont fait en dépit de la température, comme si...
— Comme s’ils étaient complètement anesthésiés, acheva la jeune femme.
David se pencha pour examiner le sol. À proximité des cratères, la gadoue portait encore des traces de pieds descendant directement au cœur des « marmites ».
— Bon sang, siffla-t-il, on dirait qu’ils ont joué à Chantons sous la pluie au beau milieu des chaudrons !
Emmy s’assit sur ses talons. La sueur piquetait son front.
— David, dit-elle doucement, une devinette : qu’est-ce qui vous rend insensible à la douleur et vous amène à faire n’importe quoi ?
— La drogue ? répondit David sans la regarder.
Il savait que le puzzle s’emboîtait logiquement, du moins en apparence. La maigreur, l’exaltation, et maintenant l’anesthésie.
— Non, dit-il en secouant la tête. Il y a un truc qui ne colle pas. Ils se goinfraient tous... or les camés n’ont aucun appétit.
— Pourquoi pas une nouvelle sorte de drogue ? proposa Emmy.
Il y avait dans son regard une lueur étrange qui mit David en alerte. N’était-elle pas en train de le sonder ? Il eut peur, un instant, de s’être imprudemment découvert.
— Après tout, soupira-t-il en s’épongeant le front, ce ne sont pas nos oignons, n’est-ce pas ?
Il espérait que son ton ne sonnait pas faux. Les vapeurs de soufre lui ravageaient les poumons et il sentait monter la quinte de toux. Il n’avait pas envie de se donner en spectacle devant cette jeune femme qui transpirait à peine au terme d’une marche de trois kilomètres en plein soleil. Il recula. Le bonhomme de boue séchée avait tout d’une idole macabre avec sa casquette et ses lunettes de soleil adhérant à la terre durcie.
— Ne nous laissons pas emporter par notre imagination, dit-il en déboutonnant son col de chemise pour se donner un peu d’air.
— Ces traces n’ont rien d’imaginaire, fit Emmy. Ils ont bel et bien trempé leurs mains et leurs bras dans la boue à cent degrés pour modeler ce bonhomme. Vous voyez un peu la scène ? Il leur a fallu du temps pour le fabriquer... peut-être une demi-heure, et pendant ces trente minutes ils se sont rôti les chairs sans même en avoir conscience. Vous savez que le shérif n’est même pas venu jusqu’ici pour examiner le lieu de l’» accident » ? À l’hôtel j’ai mis le nez dans une pile de vieux numéros de la gazette locale. Le nombre d’accidents hebdomadaires est assez impressionnant. Oh ! ils sont toujours relatés de manière anodine, mais d’après ce que j’ai appris, ils sont souvent assez graves.
— Et personne ne s’en inquiète ?
— Officiellement, c’est une station réservée aux sports très « physiques ». Et les citadins ont la réputation d’être particulièrement imprudents.
— Vous avez sûrement une autre explication ?
La jeune femme se redressa. Elle paraissait un peu agacée par l’incrédulité de son interlocuteur.
— Venez, dit-elle, ne restons pas là, vous êtes au bord de la syncope.
Ils battirent en retraite. David mourait de soif mais n’osait réclamer un peu d’eau.
Pendant qu’ils revenaient sur leurs pas, il eut l’impression d’être observé. Il n’aurait su dire pourquoi, mais il sentait qu’un regard s’attachait à chacun de ses pas. Il se garda de chercher à localiser l’espion. Emmy avait redressé la tête. Elle semblait soudain aux aguets, et il se demanda si elle n’avait pas eu la même sensation. Il se fit la réflexion qu’elle possédait une grande maîtrise du terrain pour une jeune dame spécialisée dans la location de voitures de luxe. Était-elle là pour le faire parler ? Il eut honte de cet accès de paranoïa.
Ils s’assirent au sommet d’un tertre herbeux. Pendant qu’il reprenait sa respiration, David localisa une tache noire dans les herbes. Un boîtier de plastique. Un appareil photo ?
— C’est impressionnant, n’est-ce pas ? lança Emmy avec un mouvement de la main en direction de la passe. On voit très bien l’ancien trajet de la coulée de lave.
Elle sauta sur ses pieds pour se hisser sur un rocher. Elle ne tenait pas en place. David envia sa vitalité. Profitant de ce qu’elle avait le dos tourné, il se baissa vivement pour saisir l’objet. C’était un dictaphone à demi brisé, à peine plus grand qu’un paquet de cigarettes. Il l’empocha. Qui avait jeté cet appareil coûteux ? Et pourquoi ?
— Vous avez soif ? demanda Emmy sans se retourner. Regardez dans mon sac. Il y a une thermos de thé glacé.
David éprouva une pointe d’irritation. Avait-il l’air à ce point au bout du rouleau ? Il dut s’avouer cependant qu’il mourait de soif et s’empara du flacon. Le thé froid, sucré au miel, lui fit un bien immense.
— Il fait trop chaud, observa la jeune femme. Allons plutôt dans la forêt.
Cette fois, alors qu’il descendait du tertre, le romancier surprit un éclair de soleil en provenance d’un taillis. Probablement un reflet sur les lentilles d’une paire de jumelles. Il hésita à mentionner sa découverte. Devait-il dire quelque chose ou bien jouer les aveugles ?
Emmy semblait beaucoup plus tendue qu’au début de la promenade. David eut l’impression qu’elle tenait son sac à la main, de manière à pouvoir l’utiliser à la façon d’un projectile si le besoin s’en faisait sentir.
Au moment où ils entraient sous le feuillage, un homme se redressa, sans paraître gêné le moins du monde. Il portait un complet bleu pétrole en nylon. Un de ces costumes pour voyageur de commerce, qu’on lave sous la douche chaque soir et qui sèchent sur un cintre. Les jumelles pendaient sur sa poitrine, il ne fit pas un geste pour les dissimuler. Il avait une tête carrée, à la mâchoire épaisse de gars du Texas ou de l’Arizona. Il demeura immobile, les yeux fixés sur les deux promeneurs. Une Trans Am noire était garée derrière lui en travers du chemin caillouteux. Un type habillé de la même manière fumait, accoudé à la portière. L’air absent. Avec leur costume de mormons, ils avaient tous deux l’air de sortir de Quantico ou de Langley.
« Bon sang, songea David, refoulant un début de panique, s’ils voulaient nous liquider, ils pourraient le faire sans le moindre problème... le seul témoin serait le bonhomme de boue ! »
Il suffisait d’une giclée de gaz paralysant pour les réduire à merci, Emmy et lui, ensuite... Ensuite les deux hommes n’auraient qu’à traîner leurs victimes au bord d’une « marmite », et à leur tenir la tête une ou deux minutes dans la boue brûlante. Un accident. Un accident de plus.
Emmy avait insensiblement pressé le pas. David n’osait lancer le « Hi ! » d’usage. Il songeait à ces chiens qui attendent, figés, les crocs découverts, et qu’une infime provocation suffit à faire bondir.
FBI ? Il n’y croyait plus vraiment. Il y avait trop d’arrogance dans l’attitude des deux hommes. Une sorte de confiance absolue dans la toute-puissance qu’ils incarnaient. CIA ? Le simple énoncé des trois lettres le terrifia.
Il entendait Emmy haleter. Ils se trouvaient maintenant bien engagés sous les arbres. Les frondaisons touffues interceptaient la lumière, installant une pénombre un peu moite. David tendait l’oreille. La Trans Am ne démarrait pas. Il remarqua que la jeune femme avait choisi d’escalader un talus accidenté pour se mettre hors de portée de la voiture... au cas où l’on tenterait de les poursuivre et de les écraser.
Ils s’enfoncèrent en hâte au milieu des buissons, les bras levés pour se protéger des épines. Des idées absurdes traversaient l’esprit de David. Une base militaire secrète avait été installée à proximité du volcan. Un bunker où l’on testait des armes chimiques. Un produit volatil s’était répandu dans l’air, contaminant certains vacanciers. Une nouvelle arme qui s’attaquait aux processus neurobiologiques. La CIA était là pour empêcher que l’affaire s’ébruite. Elle allait liquider tous les témoins gênants, tous les fouineurs. Il eut un frisson en se rappelant le dictaphone. Le type aux jumelles l’avait forcément vu le ramasser.
« Tu délires, décida-t-il. Ce n’étaient peut-être après tout que deux prédicateurs en vacances. »
Ils avançaient vite, soucieux de mettre le plus de distance entre eux et les inconnus. Soudain, alors qu’ils se préparaient justement à souffler, des coups de feu retentirent droit devant, un peu en contrebas, et Emmy ne put réprimer un sursaut. David s’agenouilla et lui saisit le poignet pour l’obliger à en faire autant. Il y eut une nouvelle détonation, puis une autre, et encore une autre. C’était le bruit d’un fusil, un gros 12 tirant du Double Zéro. Peut-être un chasseur ?
Ce n’était pas le moment de bouger. David s’aplatit carrément sur le sol. La jeune femme l’imita. Ils respiraient tous deux trop fort et leurs halètements devaient s’entendre à cinquante mètres sous le couvert. L’odeur de l’eau indiquait la présence d’un torrent. David songea que s’il n’avait pas été si énervé il aurait sûrement perçu un ruissellement sur les cailloux, mais ses oreilles étaient pleines des battements de son cœur. Des rires éclatèrent, juvéniles, un peu bêtes. Des rires complaisants d’adolescents excités. Des silhouettes jaillirent d’entre les troncs, se déplaçant sur la rive du torrent. Ils étaient trois, des hommes jeunes – pas des gosses – habillés de shorts et de maillots de cycliste. Ils étaient armés de gros Mossbergs à bande ventilée. Des riot-guns à l’aide desquels ils tiraient sur les poissons !
— Là ! hurla le plus grand, un blondinet qui portait de délicates lunettes à monture d’or. Là ! Y’en a plein ! Y’en a plein !
Et il ouvrit le feu sur les truites qui filaient entre deux eaux. Le vacarme, prisonnier de la voûte de feuilles, était effroyable. Les cartouches giclaient en tous sens et l’odeur de la poudre brûlée vint agacer les narines de David. Les décharges soulevaient des geysers d’éclaboussures. Maintenant, les trois types vidaient le magasin de leurs armes, visant probablement le même poisson. Leurs rires prenaient peu à peu l’allure d’un spasme douloureux.
— On l’a eu ! On l’a eu ! Halte au feu ! glapit le blondinet dégingandé. Halte au feu !
Il sauta dans le torrent, le Mossberg levé à l’horizontale. Le bras gauche plongé dans l’eau glacée, il cherchait quelque chose. Avec un rugissement de triomphe, il brandit une tête de poisson, tout ce qui restait de la truite fusillée. Ses compagnons s’étouffèrent d’hilarité et l’un deux ne put se retenir de pisser dans son short.
— Voilà ce qu’on devrait faire cet été ! grasseya le plus petit du groupe. Louer un bateau pour aller pêcher l’espadon à la Jamaïque, mais au lieu de se servir d’une corde à piano, on l’éclaterait au RPG7 !
— Super ! approuvèrent ses amis.
— Il paraît qu’ils acclimatent des ours dans la montagne, fit remarquer le garçon aux cheveux blonds. Ça doit fichtrement bien cramer un grizzly si on lui arrose le poil d’essence. Vous imaginez ça : un ours en flammes qui court dans la nuit !
— Ça ferait un film super ! approuva le plus petit. J’ai amené mon caméscope, on pourrait peut-être aller jeter un coup d’œil dans la réserve ?
— Plus tard, grogna le troisième. Pour le moment il n’y a plus de poissons et on a encore plein de balles... qu’est-ce qu’on fait ?
David avait eu le temps de les étudier. Il ne s’agissait pas de voyous en maraude comme il l’avait cru tout d’abord. C’étaient des types d’environ trente ans, peut-être un peu moins, dont l’aisance financière se lisait à de menus détails : une montre à cinq mille dollars, des chaussures de sport sortant d’un magasin branché de Rodéo Drive. Mais quelque chose n’allait pas : ils bougeaient et parlaient trop vite, tels des acteurs dans un film qui ne serait pas passé à la bonne vitesse. Et leur bouche. Bon sang ! Leurs lèvres étaient presque violettes.
Les doigts de David serrèrent instinctivement le poignet d’Emmy. La jeune femme hocha la tête pour montrer qu’elle avait compris, mais sa joue toucha une épine. Son gémissement fit tourner la tête aux trois garçons. Une oreille ordinaire n’aurait pu distinguer une plainte si ténue au milieu des bruits du couvert, mais les jeunes gens semblaient jouir d’un sens de l’ouïe surdéveloppé. Leurs visages luisants de sueur pivotèrent en même temps, les yeux braqués sur le taillis où David et Emmy se tenaient recroquevillés.
— Des daims, dit le blond. Y’a sûrement des daims. Si on les dégomme on les fera empailler, ça sera super-chouette dans nos bureaux !
Ils épaulaient déjà. À cette distance ils ne pouvaient pas manquer leur cible. David se dressa, les mains levées.
— Hé ! lança-t-il, pas de blague, vous faites erreur.
— Oh ! siffla le blondinet. Un daim qui parle ! Vous comprenez ce qu’il dit, vous ?
— Non, ricana le plus petit, je ne suis pas Tarzan, je ne parle pas aux animaux.
— Vous avez vu, pouffa le troisième. Il a mis des vêtements pour essayer de se faire passer pour un homme ! Ces bestioles deviennent de plus en plus hypocrites !
— C’est la faute aux écolos et aux Démocrates ! grogna le blond en épaulant son arme. Les bêtes, c’est comme les nègres, ça ne sait plus se tenir à sa place !
Emmy se redressa à son tour.
— Attendez ! protesta-t-elle. Ce n’est pas drôle du tout... Cessez de pointer ces fusils dans notre direction, c’est très dangereux.
— Une biche ! pouffa le blondinet.
— Et qui parle aussi ! renchérirent les deux autres.
Une nouvelle crise d’hilarité les secoua, leur coupant le souffle.
David devina qu’ils allaient ouvrir le feu. Cela se lisait dans leurs yeux. Le plus terrible, c’était qu’ils avaient l’air de trois farceurs aux allures de collégiens. Pas de tueurs endurcis, non. Il n’y avait aucune méchanceté dans leur regard.
— La biche est pour moi ! décida le garçon aux cheveux blonds.
— Et moi je veux le vieux mâle ! cria le plus petit des trois. Son poil gris est d’un chic !
David poussa Emmy en arrière et dévala la pente en zigzaguant. Discuter ne servait à rien, il fallait fuir, ventre à terre.
— Hé ! cria quelqu’un derrière eux. Ils fichent le camp.
— On les poursuit ! ordonna le blondinet.
David courait lourdement dans les buissons. Son premier réflexe avait été de se précipiter vers les types du FBI, mais il se demandait à présent s’il saurait retrouver son chemin. Emmy filait à ses côtés, ne prêtant plus aucune attention aux ronces qui lui balafraient les jambes. Les trois garçons s’étaient lancés à leur poursuite, le fusil levé à hauteur de poitrine. Une première détonation retentit, et David perçut le déplacement d’air tout près de sa tête. Par bonheur ils n’utilisaient pas de chevrotine ! La balle – sans doute une brenneke pour la chasse au gros gibier – arracha un énorme morceau d’écorce sur un tronc. Le jaillissement de la sève aspergea le romancier au visage.
— Enlevez vos vêtements ! rigola l’un des chasseurs, vous ne trompez plus personne. Nous savons bien que vous êtes des animaux !
David dérapa dans les cailloux. Il était à bout de souffle mais il éprouva une bouffée de joie en réalisant qu’ils venaient de rejoindre la route. Les hommes du FBI devaient se tenir au bout du chemin. Il suffirait de se placer sous leur protection.
Une nouvelle détonation leva une gerbe de gravier. Et soudain la Trans Am apparut, roulant au ralenti toutes vitres relevées. David se précipita à sa rencontre, les bras en croix, mais le conducteur ne fit pas mine de ralentir.
— Attendez ! hurla-t-il. Nous sommes en danger ! Au secours !
Les deux « agents spéciaux » le dévisagèrent avec indifférence, le sourcil levé, comme s’ils ne comprenaient pas les raisons de sa gesticulation. David tenta de s’accrocher au rétroviseur d’aile, puis à la poignée de la portière, mais ses mains moites dérapaient sur le métal. Le véhicule prit de la vitesse et disparut au détour du chemin.
— Venez ! haleta la jeune femme, si nous restons là nous sommes fichus. Vous voyez bien qu’ils s’en lavent les mains.
Elle saisit David par la manche de sa chemise et le força à se remettre en marche. Le romancier n’avait plus de souffle.
« Heureusement qu’ils tirent mal ! » songea-t-il en se lançant dans le sillage de sa compagne. Un point de côté lui sciait le flanc et il savait qu’il ne pourrait plus continuer à ce rythme très longtemps encore. Emmy avait pris la tête, et il se laissait guider. Ils s’engagèrent dans une ravine. Des racines s’entremêlaient au-dessus de leurs têtes, formant une espèce de toit.
Brusquement, alors que David allait tomber à genoux, un enfant jaillit en travers du passage. Un enfant au visage de vieillard. Un nain ! Il était vêtu de guenilles et portait une petite carabine 22 long rifle en bandoulière.
— Suivez-moi ! souffla-t-il en faisant signe aux deux fugitifs. Grouillez-vous si vous voulez sauver votre peau !
David ne chercha pas à réfléchir. Emmy l’imita, et tous deux se lancèrent sur les traces du nain qui se déplaçait avec une extrême rapidité, en habitué du terrain. En quelques minutes, il les amena au seuil d’une caverne dissimulée par des racines. Un trou, dans lequel ils durent entrer à quatre pattes. L’odeur qui s’élevait du petit bonhomme était insupportable.
— N’ayez pas peur, chuchota celui-ci, je suis Jack le Putois, je travaille pour Miss Pooshkie. Je vous ai vu à l’hôtel. C’est vous qui écrivez les « Conan Lord » ! Je suis sacrement heureux de pouvoir faire quelque chose pour vous ! Vous êtes mon auteur préféré.
Hébété, David ne trouva rien à répondre. Il pouvait à peine respirer et ses poumons lui faisaient mal. Le trou était si étroit qu’ils avaient dû y pénétrer de force, s’imbriquant telles des sardines dans la même boîte. Si les « chasseurs » les découvraient, ils auraient beau jeu de les fusiller à bout portant !
Jack avait fermé les yeux pour mieux se concentrer sur les bruits de la forêt.
— Le plus embêtant, murmura-t-il, c’est qu’ils sont capables de tourner ainsi jusqu’à la nuit.
Un long moment s’écoula. De temps à autre les voix des poursuivants résonnaient, tour à tour proches ou plus lointaines.
Enfin, le tonnerre roula dans le ciel, et l’orage creva au-dessus de la forêt. Une eau tiède traversa les feuilles pour s’infiltrer dans la ravine. On n’entendait plus rien que ce ruissellement flagellant les branches. Un ruisseau emplit le fond du trou, et David sentit la boue lui couler dans le cou.
— C’est bon pour nous, observa le nain, ils vont rentrer. De toute manière, ils sont souvent incapables de suivre très longtemps la même idée. Ils vous ont peut-être même déjà oubliés.
Ses petites mains potelées firent glisser sa carabine. C’était une arme d’enfant, à un coup, et qui pèserait peu de poids face aux riot-guns des déments.
— Allez, décida-t-il enfin. Il faut y aller, si on reste ici on risque de se noyer. Dès que les eaux du torrent gonflent, le déversoir est inondé.
Cela n’avait rien de rassurant. David éprouva de la difficulté à s’extraire du trou. L’humidité de la terre avait engourdi ses muscles. Le nain prit la tête de la colonne. Il avançait sans chercher à se protéger de la pluie qui ruisselait sur son visage et ses épaules. De la poche de son pantalon, il avait tiré un petit bouchon de liège à l’aide duquel il avait délicatement obturé le canon de son arme pour la protéger des infiltrations.
— Faut se méfier de la boue, expliqua-t-il, ça rentre dans les fusils sans qu’on y prête attention, et lorsqu’on presse la détente, tout le bazar explose au nez, vous arrachant la moitié de la tête !
David se sentait gagné par une impression d’irréalité. Les chasseurs fous d’abord, puis ce gnome qui semblait sortir d’un livre de contes, étrange farfadet puant aux gestes mesurés.
Ils serpentèrent un bon quart d’heure dans un dédale de racines et d’arbres centenaires, puis Jack leur désigna une cabane qui disparaissait presque entièrement sous le lierre.
— C’est chez moi, annonça-t-il, on va faire du feu et vous pourrez vous sécher.
Des peaux de putois pendaient aux poutres de la véranda brinquebalante. Des dizaines de peaux plus ou moins bien tannées, et dont certaines perdaient déjà leurs poils.
— C’est mon boulot, dit fièrement Jack. Je suis payé par la municipalité pour éliminer les putois des collines.
David et Emmy durent se courber pour entrer dans la baraque qui avait été construite par le nain, et à son seul usage. C’était presque une maison de poupée, où un homme de taille normale pouvait tout au plus se tenir agenouillé. La chaise, la table, le lit avaient été conçus par le propriétaire des lieux à son échelle. Le romancier et la jeune femme se recroquevillèrent dans un coin. Dès qu’ils faisaient mine de relever la tête, ils se cognaient le front dans les poutres du plafond.
Jack se mit en devoir de préparer du café sur un réchaud de camping alimenté par une bouteille de gaz.
— Enlevez vos frusques, dit-il en s’affairant, ou sinon vous allez attraper la mort. Que la petite dame ne s’en fasse pas pour moi, j’ai été artiste dans un cirque texan, alors les filles à poil je sais ce que c’est !
Il leur jeta des couvertures de selle qui puaient le cheval et retourna à ses occupations. David grelottait. Il se décida à se dévêtir. Les vêtements boueux lui collaient à la peau. Emmy fit de même en essayant de préserver sa pudeur du mieux qu’elle put, c’est-à-dire assez mal. David avait l’illusion bizarre d’avoir trouvé refuge dans la niche d’un gros chien.
— Je pratiquais un sport qui a été interdit il y a deux ans, soliloquait Jack. Vous savez : le lancer de nain. Je faisais équipe avec un costaud, on me mettait un casque sur la tête, et hop ! Je voltigeais dans les airs. C’était un sacré bonhomme, un bûcheron champion du lancer de tronc d’arbre. Il m’expédiait à l’autre bout du local comme si j’étais une bille de liège. Mais un jour je me suis mal reçu. Mon casque a explosé. Double fracture du crâne. C’est Miss Ursula qui m’a sauvé de la mendicité en me trouvant ce boulot.
— Qu’est-ce que vous faites ? interrogea David par pure politesse.
— Je tue les putois. Tout ce coin du lac en était infesté. Ça la fichait mal pour une station de vacances. En fait, les gens des environs surnommaient l’endroit Stinky Point, c’est vous dire ! Je me suis livré à une véritable hécatombe. Un génocide. Les bestioles se sont vengées en m’imprégnant de leur odeur. C’est ma malédiction, j’ai beau me laver, ça ne s’en va jamais. Maintenant je suis condamné à vivre tout seul. Il n’y a guère que Miss Pooshkie pour me supporter. Je vais à l’hôtel à la tombée du jour pour chercher de quoi manger. Je passe par derrière. Jamais elle ne m’a fait la moindre réflexion, c’est un ange du ciel cette femme-là.
Il versa le café bouillant dans des quarts de métal et l’additionna de gin bon marché. David nota que les aventures de Conan Lord trônaient sur une étagère, au-dessus du lit d’enfant. Ils burent en silence, enveloppés dans leurs couvertures. Le nain avait des bras musculeux, impressionnants.
— Vous avez eu de la chance que je passe par là, dit-il avec un petit rire. Il y en a de plus en plus des zozos de ce genre, en ce moment. C’est dû aux cendres du volcan, Miss Pooshkie m’a expliqué tout ça. Elle en a dans la tête cette femme !
— Vous avez été témoin d’incidents analogues ? s’enquit Emmy.
— Plutôt, oui ! s’esclaffa Jack. La plupart du temps ça ne tourne pas aussi mal, mais ça sent pareillement la dinguerie. L’autre fois, il y en avait trois qui fabriquaient un bonhomme avec de la boue à cent degrés. Il fallait les voir tremper leurs mains dans les marmites ! Jésus ! Ça vous dressait les cheveux sur la tête. La peau s’en allait de leurs bras comme la pulpe d’une patate trop cuite, et ils continuaient comme si de rien n’était. Des cinglés.
Prenant une attitude de comploteur, il se rapprocha de ses invités et ajouta dans un souffle :
— C’est l’endroit qu’est maudit. Il ne convient pas aux étrangers, faudrait le fermer. C’est une terre qui porte malheur, les Indiens le savaient déjà. Ils racontaient que les tremblements de terre prenaient naissance dans la grotte de l’Ours Rugissant. C’est un pays détraqué. Faut y être né pour garder toute sa tête. Seulement personne ne veut voir les choses en face, y’a trop d’argent en jeu, mais ça finira mal, c’est sûr.
Ils ne dirent plus grand-chose dans l’heure qui suivit. Jack s’était installé devant la fenêtre et regardait tomber la pluie. Il faisait très sombre dans la cabane. Beaucoup trop pour David qui avait oublié ses gouttes oculaires et se sentait submergé par les ténèbres. Quand l’orage se fut éloigné, le nain bourra une minuscule pipe avec du tabac noir et se mit à fumer. Puis il se lança dans un grand discours sur les aventures de Conan Lord qu’il aimait particulièrement parce que les héros y étaient tous des gens disgraciés, des freaks, qui surmontaient leurs handicaps physiques par la ruse et l’intelligence. David dut lui dédicacer tous les romans empilés sur l’étagère.
Soudain, comme si la compagnie de ces étrangers lui pesait, Jack les pressa de se rhabiller et les jeta dehors. Debout sur le seuil de sa cahute, il leur indiqua le chemin à suivre.
— Et ne revenez pas traîner vos guêtres par ici, conclut-il. Si vous avez deux sous de cervelle, bouclez vos valises et rentrez chez vous sans attendre. Je ne serai pas toujours là pour vous tirer du guêpier.
David et Emmy s’éloignèrent dans leurs vêtements trempés, tremblant de voir surgir les trois « chasseurs » à chaque détour du chemin.
— Drôle de petit bonhomme, observa la jeune femme en s’efforçant de ne pas claquer des dents.
— Toujours plus charmant que nos maniaques du fusil à pompe, grogna David.
— Vous allez porter plainte ? s’enquit Emmy.
— Oui, décida le romancier. J’espère que vous confirmerez mes dires. La station n’est pas si grande, on devrait pouvoir retrouver ces cinglés sans trop de mal.
— Vous êtes d’une naïveté confondante, fit la jeune femme. Ça ne servira à rien. Le shérif fera la sourde oreille. Il se passe quelque chose. Vous avez vu comment les deux types de la Trans Am nous ont laissés tomber ?
— Le FBI n’aurait pas agi de cette manière.
— Alors c’est qu’ils étaient de la CIA, ce qui est encore plus inquiétant.
Ils marchaient vite, les nerfs tendus, prêts à se jeter dans un fourré au moindre bruit. Ils atteignirent enfin le lac. Ce n’est que lorsqu’il aperçut le toit de l’hôtel que David se sentit réellement tiré d’affaire. Il se souviendrait de la promenade !
Leur arrivée passa presque inaperçue, car ceux qui les virent débarquer crottés jusqu’aux yeux pensèrent qu’ils avaient été surpris par l’orage au cours d’une randonnée. Ils se séparèrent au premier étage. David alla prendre une douche bouillante et passer des vêtements propres. Son premier mouvement fut d’extraire la microcassette du dictaphone cassé. Il lui faudrait se procurer un appareil du même type. Ursula Pooshkie en possédait peut-être un ? Puis il téléphona au shérif pour déposer plainte. LeRoy lui répondit avec une mauvaise grâce évidente qu’il passerait d’ici un quart d’heure. David lui donna rendez-vous au bar de l’hôtel.
« Ne t’énerve pas, pensa-t-il. Si tu es calme, tu seras beaucoup plus crédible. »
Le shérif arriva avec vingt minutes de retard. Il était gros et maussade. Le stetson enfoncé au ras des sourcils ne lui donnait pas l’air particulièrement éveillé. Il s’assit, commanda un pot de café noir, et écouta le récit que David lui fit des événements.
— J’suis sûr que vous exagérez, dit-il en manière de conclusion. Vous êtes romancier, vous avez tendance à embellir les choses, c’est votre métier qui veut ça. J’dis pas que vous mentez, ce serait plutôt de la déformation professionnelle. C’est une gentille station ici, on n’y aime pas beaucoup les gens qui cherchent des histoires. N’essayez pas de créer un scandale pour faire de la publicité à vos bouquins. Ça ne marchera pas avec moi.
Quand David évoqua le témoignage d’Emmy Fielding, LeRoy haussa les épaules.
— Les gens de la ville, soupira-t-il, ça voit du drame partout. Vos trois types c’étaient des jeunots qui voulaient rigoler. Ils ont essayé de vous faire peur, c’est tout. Peut-être même qu’ils tiraient à blanc, allez savoir ? C’est pas très finaud, je le reconnais, mais il n’y a pas de quoi dresser un gibet. Vous ne seriez pas du Ku-Klux-Klan, par hasard ?
David comprit qu’il n’en tirerait rien et préféra renoncer. LeRoy lui adressa encore quelques recommandations grondeuses, puis tourna les talons.