9

Fous de bonheur !

Le lendemain, le papillon profita de ce que les forgerons avaient épuisé leur réserve d’étoiles fondues pour redevenir visible.

D’un seul coup, on le vit envahir le ciel, battant mollement des ailes.

Comme il faisait beau, le soleil projetait l’ombre du lépidoptère[4] sur le sol. Une ombre qui courait sur les collines et les prés en épousant le relief bosselé du paysage.

Granny Katy parut soudain prise de frénésie.

— Vite ! Vite ! se mit-elle à crier. Il faut en profiter ! Où est Sean Doggerty ? La course commence ! La course au bonheur !

Dès lors, la folie s’empara du village. Des grondements de moteur s’échappaient des maisons. Les bâtisses sortirent des jardins sur leurs grosses roues pour s’élancer sur la route telles d’énormes voitures. En quelques minutes à peine, tout le village se retrouva à la queue leu leu sur la piste goudronnée sinuant à travers la lande.

— Quelle folie ! grogna le chien bleu (enfin guéri !). On a intérêt à se cacher si on ne veut pas se faire aplatir !

— Peggy ! hurlait Katy. Qu’attends-tu ? Monte vite ! Nous partons !

Sean Doggerty s’était installé au poste de pilotage, dans le grenier, et faisait rugir les soupapes. Les roues de la maison écrasaient les graviers du jardin. Peggy souleva le chien bleu dans ses bras pour bondir sur le perron.

Sa grand-mère l’attira à l’intérieur puis ferma la porte.

— On ne peut pas rester dehors, expliqua-t-elle, quand le papillon va se rapprocher, tout ce qui est trop léger pour résister aux bourrasques produites par ses ailes s’envolera. Installe-toi dans ce fauteuil et boucle ta ceinture de sécurité. Maintenant, Sean va lancer la maison à la poursuite de l’ombre. S’il est assez habile pour éviter les chauffards, nous pourrons profiter au maximum des instants de bonheur que nous attendons depuis si longtemps.

Peggy Sue était abasourdie par la tournure des événements. Toute la demeure brinquebalait, comme sous l’effet d’un séisme.

— Ne t’inquiète pas, lui lança sa grand-mère. Les meubles sont vissés dans le plancher. Cramponne-toi aux accoudoirs de ton fauteuil et laisse-toi aller !

La vieille dame souriait, ses yeux brillaient d’excitation. Peggy Sue regarda autour d’elle. À l’intérieur des buffets, la vaisselle s’entrechoquait affreusement. A présent que la maison dévalait la colline pour rejoindre la piste, on avait l’impression qu’elle allait se renverser sur le flanc d’une seconde à l’autre.

Granny Katy ne semblait pas s’en soucier. Confortablement assise devant la baie vitrée, elle scrutait l’ombre gigantesque qui courait sur le sol, se déformant au hasard des creux et des bosses.

— Plus vite, Sean ! hurlait-elle en tapant des pieds. Ce petit prétentieux de Jerry MacMullen va nous doubler !

Peggy Sue avait refermé ses bras sur le chien bleu et le serrait contre sa poitrine, sans cette précaution, la pauvre bestiole n’aurait cessé de rouler d’un bout à l’autre de la demeure tel un vulgaire ballon.

— Oooh ! gémit l’adolescente, j’ai le mal de mer. Je crois que je vais vomir.

— Je vais me démantibuler, gémit le chien. Mes os sont en train de se déboîter !

La maison avait atteint la route. Elle roulait en grondant ; on eût dit un monstrueux camion. Une course insensée s’était engagée entre les demeures du village. La mairie essayait de doubler l’école primaire qui, elle-même, zigzaguait pour faire une queue de poisson à l’épicerie. Les moteurs rugissaient, les cheminées crachaient des panaches de fumée noire.

Certaines maisons, placées entre les mains de conducteurs imprudents, penchaient dangereusement dans les virages. Tout le monde semblait vouloir lutter pour la première place.

— On dirait qu’ils veulent gagner le Grand Prix, s’étonna Peggy Sue. Pourquoi est-ce si important d’être les premiers à atteindre l’ombre du papillon ?

— Parce que les premiers instants de bonheur sont de meilleure qualité, expliqua Granny Katy. Ensuite, quand trop de monde s’y déplace, l’ombre s’épuise, et le bonheur, à force d’être trop partagé, perd en intensité.

Peggy serra les dents. Elle craignait par-dessus tout de voir la maison basculer dans le fossé au prochain tournant. L’ombre se dérobait toujours ; elle filait comme si elle n’entendait pas se laisser rattraper.

— Le papillon ne peut pas ralentir, dit Granny Katy. Sinon il tomberait. Le problème, c’est que les moteurs des maisons sont trop poussifs. Pour être performants, il nous faudrait des machines de fer… C’est impossible à cause des orages.

Mais Sean Doggerty conduisait bien. Il réussit à se placer en tête du peloton, devançant la boulangerie et le moulin d’Angus MacCormick.

— Nous sommes les premiers ! trépignait Granny Katy, excitée comme une fillette. Nous sommes les premiers !

Effectivement, l’ombre se rapprochait, mouvante, ondulant telles ces raies colossales qui se déplacent au fond de la mer. Et soudain, la lumière baissa. La nuit se fit dans la salle à manger.

« Nous y sommes, pensa Peggy Sue. Nous venons d’entrer dans la zone d’obscurité. »

Presque aussitôt, un curieux sentiment d’allégresse déferla sur elle, lui donnant le vertige.

Elle était… incroyablement heureuse d’être assise dans ce vieux fauteuil délabré. Jamais elle n’avait vécu quelque chose d’aussi fabuleux. Elle en avait les larmes aux yeux. Comme il était beau, ce fauteuil ! Comme elle l’aimait ! Jamais elle n’avait connu de fauteuil aussi gentil, aussi adorable… Il ne lui manquait que la parole. Peut-être, en s’appliquant, parviendrait-elle à lui apprendre à marcher, à faire le beau, comme un chien ? Elle s’assiérait dessus, et il la promènerait à travers le monde sur ses quatre pieds. Ce serait formidable. Et puis, il y avait ce tapis… usé, taché, mais si extraordinaire. Une vraie carte de l’univers. Elle aurait pu le contempler jusqu’à la fin de ses jours. On aurait dû l’accrocher dans un musée ! Sûr, il était beaucoup mieux que la Joconde ! Ses traces de semelles boueuses étaient bien plus jolies !

Et puis… Et puis, il y avait ce gobelet ébréché sur la table. Comme il était mignon ! Peggy en serait tombée amoureuse. Pour un peu, elle l’aurait supplié de l’épouser sur-le-champ ! Quel mari formidable il aurait fait ! Toutes les filles le lui auraient envié. Jamais on n’avait vu de gobelet aussi adorable.

Le chien bleu, lui, regardait fixement une pantoufle oubliée. Peggy lut dans l’esprit de l’animal qu’il venait de prendre la décision de consacrer sa vie à ce chausson, de le défendre contre tous ceux qui lui voudraient du mal. Oui, c’était décidé, il transporterait cette pantoufle dans sa gueule, partout où il irait. D’ailleurs, il allait lui apprendre à s’exprimer par télépathie parce que, pour le moment, il avait un peu de mal à lire dans ses pensées.

Granny Katy semblait perdue dans la contemplation du paysage. Des larmes de bonheur coulaient sur ses joues.

Alors, Peggy Sue perdit la notion du temps. Pendant toute la durée de la course, elle s’abandonna aux rêveries amoureuses que lui inspirait le gobelet ébréché qui roulait sur la table au gré des cahots. Elle en avait oublié Sebastian, elle ne pensait plus qu’à son nouvel amour. Elle n’osait lui adresser la parole. Elle cherchait désespérément comment l’aborder en lui disant quelque chose d’amusant.

 

*

 

Quand la maison s’immobilisa, faute de carburant, aucun de ses occupants n’aurait pu dire si l’on avait roulé un siècle ou deux. L’ombre s’éloigna à la suite de son propriétaire qui battait des ailes entre deux nuages. Peggy Sue eut l’impression de s’éveiller d’un rêve interminable et épuisant. Elle défit sa ceinture de sécurité et sortit de la demeure en titubant. Elle faillit se faire écraser par la quincaillerie du village qui fonçait à tombeau ouvert en laissant derrière elle un panache de fumée. C’était d’ailleurs la seule maison encore en piste ; toutes les autres avaient dû renoncer à poursuivre l’ombre du lépidoptère, faute de carburant. Quelques-unes avaient raté un virage et s’étaient renversées dans le fossé ; elles reposaient sur le toit, les quatre roues en l’air, telles des tortues retournées.

Les gens erraient dans les champs, un sourire béat leur fendant le visage. Ils paraissaient ivres, incapables de marcher droit. Certains parlaient tout seuls.

Peggy secoua la tête. Elle avait la cervelle embrumée. Elle gardait un souvenir confus de ce qui venait de se passer.

« Je ne me rappelle qu’une chose, se dit-elle. J’étais incroyablement heureuse.

— C’est vrai, fit le chien bleu qui l’avait suivie. Mais tu étais amoureuse du gobelet posé sur la table.

— Et toi d’une pantoufle ! répliqua la jeune fille. Je crois que pendant un moment nous avons bel et bien perdu la boule !

— Exact, fit l’animal. Mais c’était incroyablement fort. Je comprends que les gens d’ici en soient fous au point de ne plus pouvoir s’en passer. »

Ils se turent car Granny Katy sortait de la maison. Elle riait toute seule.

— C’était merveilleux, n’est-ce pas ? lança-t-elle d’une voix chevrotante. J’aurais pu contempler cette prairie pendant des siècles… Jamais aucun artiste ne parviendra à peindre quelque chose d’aussi beau. C’était si extraordinaire que j’en avais envie de pleurer.

Ni Peggy ni le chien bleu n’osèrent la contredire.

 

Le Papillon des abîmes
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