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Des tigres rouge vif
Quand elles arrivèrent à destination, les manteaux avaient perdu leur fourrure.
— Ils étaient déjà pas mal usés, soupira Granny. A présent, ils ne serviront plus à grand-chose.
— D’où proviennent les peaux ? s’enquit Peggy Sue.
— D’animaux féroces, aujourd’hui disparus, et qui vivaient dans les montagnes, répondit la vieille dame. Ils étaient infatigables, et les chasseurs avaient le plus grand mal à les attraper, comme tu peux t’en douter. Heureusement, j’ai pu mettre de côté tout un stock de leurs fourrures. Je les loue aux gens qui ont une tâche difficile à accomplir. Des personnes âgées, par exemple, qui veulent construire une maison ou entreprendre un long voyage. Grâce à mes manteaux, elles peuvent le faire sans éprouver la moindre fatigue. C’est de cela que je vis.
— Ainsi Julia avait raison, murmura Peggy. Tu es une sorte de… sorcière ?
— Sorcière est un mot inventé par les imbéciles, répliqua Katy Flanaghan. Les vraies sorcières n’ont jamais porté de chapeau pointu ni chevauché de balais. En fait, tout le monde peut devenir « sorcier » ; point n’est besoin d’aller dans une quelconque école (d’ailleurs, des écoles de ce genre n’existent pas !), il suffit de rester près de la nature et d’être à l’écoute des forces secrètes qui puisent dans les veines du monde. Les adultes…, et surtout les gens de la ville, ont perdu ce pouvoir. Ils sont devenus sourds, aveugles aux messages mystérieux que nous envoient les puissances naturelles : les arbres, les pierres, l’eau, le feu…
— C’est ce qui s’est passé pour ma mère ?
— Oui, tout cela lui faisait peur… elle préférait croire aux choses claires, carrées. Elle aimait s’imaginer le monde comme un grand placard plein de tiroirs soigneusement étiquetés. Un placard où tout était repassé et bien rangé. Elle détestait le mystère, l’inexplicable. Elle était à peine plus âgée que toi quand elle s’est enfuie de la maison pour chercher refuge dans « le monde normal », comme elle disait. Elle a chassé de sa mémoire tout ce qu’elle avait vécu ici. Je crois même qu’elle a réussi à se convaincre que cela relevait du domaine de l’imagination pure. C’était plus commode.
— Vous ne vous êtes jamais revues ?
— Si, de temps à autre. Pour la naissance de Julia… ou la tienne. Mais jamais longtemps. Et puis, c’était moi qui lui rendais visite. Elle ne voulait surtout pas revenir ici. Je ne lui en tiens pas grief. Certaines personnes sont totalement affolées par ce qu’elles appellent « l’irrationnel ». Elles ne peuvent admettre qu’il existe un autre monde. Moi, c’est votre univers qui me paraît horrible… Tellement limité. Votre « réalité » me fait l’effet d’un vêtement trop étroit, il me serait impossible de l’enfiler sans en faire craquer les coutures. Et si, par miracle, je parvenais à en fermer les boutons, j’y étoufferais.
En devisant de la sorte, elles étaient arrivées au seuil d’une jolie maison ancienne, au toit de chaume… mais qui semblait bizarrement montée sur quatre grosses roues, comme un camion. Peggy, décontenancée, n’osa se montrer curieuse. La nuit tombait. En regardant autour d’elle, la jeune fille constata que toutes les habitations étaient fort éloignées les unes des autres ; de douces collines les séparaient. Les champs, immenses, s’étendaient à perte de vue. Il régnait sur cette campagne à demi déserte une atmosphère paisible dépourvue de chouettes, de chauves-souris ou de squelettes en maraude.
— Entre donc ! ordonna Granny Katy. Ici, personne ne verrouille sa porte.
Peggy poussa le battant constitué de grosses planches disjointes. La maison sentait la tarte aux pommes, la cire d’abeille, la lavande glissée entre les piles de draps dans le secret des grosses armoires. Un fouillis digne d’un brocanteur l’encombrait. Partout ce n’était que livres anciens, lampes poussiéreuses, collections de théières aux formes extravagantes (éléphant, kangourou, baleine…), pantoufles dépareillées. Un gros chat aux poils roses s’enfuit en apercevant le chien bleu.
— Ah ! zut, marmonna Katy Flanaghan, je ne pensais plus à lui.
— C’est ton chat ? demanda Peggy en serrant plus fort le chien pour l’empêcher de se jeter à la poursuite du petit félin.
— Oui et non, soupira la vieille dame. Il fait partie du matériel que je loue. Une sorcière est une commerçante, que veux-tu ! Je tiens boutique, il me faut faire des bénéfices.
— Tu loues des chats ? s’étonna l’adolescente.
— Oui, fit la grand-mère, mais ce sont des bêtes un peu spéciales. Elles sont là pour absorber la mauvaise humeur de leurs maîtres.
— Comment cela ?
— Les chats de sérénité (c’est ainsi qu’on les appelle) fonctionnent comme des éponges. Ils absorbent les soucis des gens qui les caressent. Dès qu’on se sent maussade, inquiet, ou que la moutarde vous monte au nez, il suffit d’attirer le chat sur vos genoux et de le caresser. Aussitôt, les ondes négatives qui vous faisaient grincer des dents passent dans l’animal, et l’on se sent de nouveau heureux.
— Ça alors ! souffla Peggy. Quelle drôle d’invention !
Granny Katy toussota.
— Il n’y a qu’un seul problème, marmonna-t-elle. Au bout d’un moment, à force de se remplir de la colère et de l’angoisse des humains, les animaux deviennent féroces. Ils retournent alors à la sauvagerie et s’échappent. C’est aussi bien comme ça, du reste, sinon ils mettraient leurs maîtres en pièces à coups de griffes.
Peggy sentait la tête lui tourner. A aucun moment, en grimpant dans le train, elle ne s’était attendue à débarquer dans un monde aussi fou.
— Au fur et à mesure qu’ils se remplissent de colère, les chats de sérénité voient leur pelage passer progressivement du blanc au rouge sang, expliqua Granny Katy. Celui qui vient de se cacher au sommet de l’armoire est tout juste rose ; il pourra servir encore de longs mois, à condition toutefois que son maître ne soit pas du genre super stressé. Grâce à eux, beaucoup de gens jusqu’alors insupportables sont devenus charmants. C’est le cas de Flaherty MacMolloy, mon voisin, un vieux grincheux comme il en existe peu. Avant d’utiliser les chats de sérénité, il me jetait des pierres. Aujourd’hui, il m’offre des fleurs… cette vieille baderne s’est mis en tête de m’épouser !
— Mais que deviennent les chats rouges, une fois qu’ils ont pris la fuite ? demanda Peggy Sue.
— Ils se transforment en tigres miniatures, fit la vieille dame. Il convient de s’en tenir éloigné si l’on ne veut pas se faire déchiqueter. Avec le temps, la colère les quitte. Ils redeviennent roses, puis blancs… On peut alors les réutiliser. Ce sera ton travail de les capturer.
— Quoi ? hoqueta Peggy. Mais je dois déjà faire la guerre aux cochons !
— Quand tu en auras fini avec les gorets, tu te reposeras en attrapant des chats, répliqua la grand-mère avec un haussement d’épaules. À ton âge, on a de l’énergie à revendre. Un seul détail cependant : ne capture pas les chats rouges, ils sont dangereux et inutilisables. Ce serait prendre des risques pour rien.
La jeune fille ne trouva rien à répliquer. Le chien bleu la bombardait d’ondes de terreur.
— Installez-vous, ton frère et toi, lança la vieille dame. Je vais préparer le dîner.
Peggy obéit. Elle aurait donné n’importe quoi pour que Sébastian soit assis à côté d’elle. Il aurait sans doute su la conseiller, lui. Hélas ! pour l’heure il se trouvait toujours réduit à l’état de sac de sable dans la valise de sa petite amie. Depuis l’affaire du mirage[1]. Peggy Sue avait maintes fois essayé de lui redonner forme humaine en l’arrosant d’eau minérale. Malheureusement, les conditions posées par le génie étaient impossibles à respecter. Selon les termes du contrat le liant au démon qui lui avait rendu sa liberté, Sébastian ne pouvait reprendre corps qu’à condition d’être aspergé d’eau totalement pure… or l’eau pure à 100 % n’existait pas dans le commerce. Quand on lisait sa composition sur les étiquettes des bouteilles, on s’apercevait toujours qu’elle conservait des traces de quelque chose : sels minéraux, nitrates… bref, des tas de trucs invisibles mais qui permettaient au génie de ne pas faire du tas de sable alourdissant la valise de Peggy Sue un adolescent de 14 ans au visage adorablement boudeur.
« Le génie vous a bien possédés ! avait déclaré le chien bleu lorsque la jeune fille lui avait parlé de ses problèmes. Mais il en va toujours ainsi avec les démons, ils s’arrangent pour ne jamais tenir leur promesse. Celui-ci s’est magnifiquement débrouillé pour se venger de Sébastian sans en avoir l’air. Le pauvre garçon a cru reprendre sa liberté, alors qu’en réalité il tombait dans un nouveau piège. »
C’était en partie ce casse-tête qui avait décidé Peggy à quitter sa famille. Quand elle avait demandé à sa mère s’il existait des sources d’eau pure là où habitait Granny Katy, celle-ci lui avait répondu :
— Oui, là-bas les torrents ne sont pas pollués. Ils descendent directement des montagnes. Tu boiras l’eau la plus cristalline qui existe au monde.
Cette assurance avait redonné de l’espoir à la jeune fille, car à quoi bon avoir un petit ami si c’est pour le conserver dans un sac au fond d’une valise, je vous le demande ?
Elle se promit de se renseigner auprès de sa grand-mère dès qu’elle aurait recouvré ses esprits car, pour le moment, elle se sentait plutôt perdue dans l’univers étrange de Shaka-Kandarec.
La vieille dame réapparut, tenant des écuelles en terre cuite.
— Tu trouveras des couverts en bois dans ce tiroir, lança-t-elle. Comme tu le vois, il n’y a aucun objet métallique dans cette maison. Ce soir, avant de te mettre au lit, tu me donneras ta montre, tes barrettes… La monture de tes lunettes est en plastique, ça va, tu n’auras pas à t’en séparer. Ici, nous ne prenons pas ces précautions à la légère. La foudre ne plaisante pas. Tu apprendras au fur et à mesure les lois du pays. Si tu les respectes, il ne t’arrivera rien de fâcheux. Dans le cas contraire, il faut t’attendre au pire.
Le chien bleu dut s’asseoir sur une chaise pour manger dans l’écuelle que Granny Katy avait posée sur la table. Comme il plongeait le museau dans la nourriture, la vieille dame émit un « Tss… Tss… » réprobateur.
— À son âge, souffla-t-elle à l’adresse de Peggy, il pourrait bien utiliser les couverts, tout de même. C’est bien la peine de porter une cravate si l’on bâfre comme un cochon !
La jeune fille n’avait aucune idée de ce qu’elle mangeait, mais le goût en était agréable. Elle supposa qu’il s’agissait de champignons. La maison de sa grand-mère la faisait penser à une coquille de noix géante. Une coquille de noix tapissée de fourrure douillette. Elle s’y sentait bien.
— Maintenant au lit ! ordonna Granny. Demain tu auras beaucoup à faire et beaucoup à apprendre. Le mieux est de se coucher tôt.
*
Peggy Sue et le chien bleu s’installèrent dans la délicieuse chambre jaune bouton d’or que leur avait réservée Granny Katy. Ni l’un ni l’autre ne se rendirent compte que la vieille femme restait aux aguets dans l’obscurité de la salle à manger. Embusquée près d’une fenêtre, elle scrutait le ciel d’un air inquiet et, de temps à autre, tendait l’oreille pour écouter craquer les branches dans le vent.
A plusieurs reprises, elle hocha la tête d’un air entendu, et murmura sombrement :
— Il va revenir, c’est sûr… Il est peut-être déjà là mais personne ne peut le voir. Alors la guerre recommencera.