Il s'en va sans se retourner, comme à chaque fois, et moi je bois mon Raïbi Jamila à pleines gorgées sans le regarder. Miloud, il a des dents marron, tordues, avec des restes de lentilles dans les trous au fond, il a des mains rêches avec de la crasse incrustée à vie dans les ongles et un turban bleu autour de la tête. Aujourd'hui, je peux dire qu'il n'est pas beau, mais à l'époque je ne sais même pas qu'un jour je pourrai me poser la question. Il est, c'est tout. Aujourd'hui je préférerais me rouler dans une flaque de pus plutôt que de relécher les couilles de Miloud. Mais à l'époque je le fais pour un yaourt à la grenadine. Raïbi Jamila la la la la... Lu yaurt eu li z'enfants ils z'adorent ! J'ai vu la pub après à la télé et je me suis dit que j'avais bien de la chance de manger un truc qui passe à la télé. J'ai eu l'impression d'exister, d'avoir un lien avec les passants dans la rue, ça faisait bizarre.

 

 

Pour l'instant, je suis une bergère à Tafafilt et je ne connais rien d'autre. Mes brebis sont tout ce que j'ai. Non, j'ai ma mère aussi. Je l'aime, ma mère. Enfin, je ne suis pas sûre de l'aimer comme les autres gens aiment. Avec des sentiments et tout. Moi ma mère je l'aime parce qu'elle me fait pitié. Elle baisse toujours les yeux et marmonne dans sa barbe comme une folle. Parfois, elle récite le seul verset coranique qu'elle connaît et parfois elle parle à ses carottes. Elle met des oignons dans tous les plats ma mère, pour pouvoir pleurer en paix. Elle est toute courbée parce qu'on habite sous une tente. Le plus dingue pour moi, c'est qu'elle supporte mon père. Mon père est un gros connard. Il y a plein de choses que j'ignore, mais ça je l'ai toujours su. Je déteste tout chez lui. J'ai beau essayer d'avoir pitié de lui, je n'y arrive pas. Je me suis réjouie quand il s'est fait tabasser par un autre berger pour une histoire de brebis impayées. J'ai aimé qu'il soit humilié par terre à jurer sur son honneur qu'il se vengerait. Mais ferme ta gueule. Qui te permet de parler d'honneur ?

Je sais que je suis injuste, il n'y est pour rien lui, ce n'est qu'un con, mais il faut bien commencer par en vouloir à quelqu'un sinon moi j'existe quand et comment ? Lorsqu'il parle, il a du blanc au coin des lèvres. Ça, ça me dégoûte et pourtant je pue hein, je le sais. Mais lui je ne l'aime pas, je le dis en toute objectivité. C'est désolant mais c'est comme ça. Il suit à la lettre tout ce que le fkih raconte, c'est agaçant à la fin.

 

 

Ah, ils en savent des choses, les cons !

— Et cet homme du village de Bti Kheir mourut le vendredi après la prière du soir, il fut enterré, que Dieu ait son âme, le lendemain. Tout le monde avait vu qu'il était mort, il avait commencé à bleuir. Trois jours après, sa veuve alla ouvrir la porte d'entrée et qui ne vit-elle pas ? Son mari ! Eh oui ! Son mari lui était réapparu, que Dieu me tue si je mens, qu'il m'en soit témoin ! Sa femme s'évanouit puis, revenue à elle, son mari commença à raconter à tout le village ce qu'il avait vu sous la terre...

Ma mère demandait la suite avec empressement, pendue à sa bouche pourrie. Et mon père répondait :

— Eh bien je n'avais pas assez sur moi mais Inch'Allah demain je saurai...

Le lendemain il emportait une brebis pour avoir la fin de l'histoire. De cette histoire à la con. Quel gâchis ! Vous comprenez pourquoi je le hais. C'était les seules fois où il parlait calmement et où il utilisait le passé simple dans ses phrases. Il ne le savait pas, il répétait seulement. Je vais vous épargner la fin de l'histoire mais en gros, Dieu avait dit à ce mec qu'il fallait que les femmes portent le voile et couvrent leurs chevilles et ferment leurs gueules et restent dans la cuisine et... Voilà ce que l'homme avait entendu sous la terre. Ma brebis était morte pour ça. Et mon père y croyait et ma mère aussi.

Moi j'écoutais d'une oreille et je me tapais la tête par terre, de rage. Pourtant je suis née ici et je n'en suis jamais sortie. Mais c'était plus fort que moi, j'étais la seule à trouver ces histoires débiles et à ne pas avoir peur de le penser. Le dire n'aurait servi à rien.

 

 

On dîne tous dans le même plat chez nous et notre cuillère c'est notre pouce. On mange souvent des lentilles, des flageolets, des patates avec des bouts de gras. Après on boit du thé avec du pain sec qu'on trempe dedans.

Et après, deux fois par semaine, je regarde le car passer. Il passe une fois le mercredi dans l'après-midi et une autre fois le samedi quand il fait nuit. Je n'en ai jamais raté un. J'ai vu des milliers de silhouettes aller vers quelque part. Plus d'une fois j'ai rêvé que c'était moi. Que j'allais vers la grande ville. Et puis ça s'arrêtait parce que j'ai du mal à m'imaginer la grande ville. Je sais juste que c'est tentant. D'abord, c'est grand. Et comme le fkih dit toujours que la grande ville c'est haram, moi j'aimerais bien voir...

Quand le car se fait entendre je sors ma tête de la porte d'entrée en peau de chèvre. Je vois des silhouettes endormies, d'autres qui bougent. Ils partent. Peu importe où. Ou peut-être qu'ils reviennent. Souvent, je me suis dit qu'un jour, je me jetterais sous les roues du car pour qu'il s'arrête et que je puisse voir un peu dedans comment c'est. Pas plus. Simplement voir des gens qui bougent d'un endroit à un autre. Mais après je me disais que je pourrais aussi mourir sur le coup et que je ne verrais rien du car et de ses passagers, que je verrais juste plus vite les flammes de l'enfer qui brûleraient ma petite chatte pour tout le mal qu'elle a fait. Mais est-ce qu'on en parle, du bien qu'elle a fait ? Non. Pourquoi ?

 

 

Quand une voiture ou un camion passe sur la route qui relie Zarfhir à Belsouss, c'est souvent de la contrebande ou des taxis collectifs. Ou alors c'est des touristes.

Un jour, il y en a qui se sont arrêtés et qui sont venus jusque chez nous. Ils parlaient une autre langue et ils avançaient tout doucement avec un drapeau blanc. C'était des Américains. Mon père est sorti en gueulant, évidemment, puis il s'est courbé comme une merde fraîche quand il a vu le billet. C'est qui la pute au fond, moi qui m'écarte ou lui qui se courbe ? J'ai été à bonne école, il faut croire...

Ils ont pris des photos avec nous, ont tapé dans les mains et ont dit choukwane[2] mille fois. Les enfants ont joué avec nos lapins et nos brebis. Tout le monde rigolait. Moi aussi. Je m'en veux d'avoir ri ce jour-là. Bien plus que d'avoir baisé pour du Raïbi Jamila.

 

 

Pourquoi j'ai ri ? Parce que mon père riait. Mais pourquoi il riait ? Parce que les touristes riaient. Mais pourquoi ils riaient les touristes ? Parce qu'ils nous trouvaient drôles. Du bétail tout habillé, ils devaient se dire. Ils boivent de l'eau dans des peaux de chèvre, se lavent les dents avec des bâtons de bois et se tatouent le visage sans que ce soit à la mode. Alors ils nous donnaient de l'argent et on les laissait rire de nous. Une des femmes, elle appelait son chéri « Babe, Babe ! ». Babe ça veut dire porte chez nous. Donc, elle l'appelait « Porte, Porte ! ». Ça, c'est drôle. Il faut vraiment être une connasse pour appeler son chéri Porte ! Mais bon, c'est trop tard pour répondre.

 

 

Et puis ils sont partis chez eux avec plein de photos. Et moi je reste chez moi avec plein de souvenirs. Pas forcément mauvais mais pas bons non plus. Et mon père qui me gueule dessus. Et ma mère qui m'appelle sans arrêt.

— Jbara !

Ah oui, il faut débarrasser les gamelles et faire la vaisselle. Comme tous les soirs depuis quinze ans. J'y vais, je débarrasse avec ma mère. J'ai vraiment de l'admiration pour elle. Elle n'a pas de Raïbi Jamila qui l'attend avant de s'endormir. Elle fait tout ça pour aucune récompense. Attendez... Et si ?... Non... Enfin qui me dit que ?... Mais non. C'est ma mère quand même, c'est une sainte, elle ne fait pas ces choses-là... Non, ma mère a bossé toute sa vie, d'abord pour son père, ensuite pour son mari, un point c'est tout. De toute façon elle ne quitte jamais la tente donc voilà, c'est impossible qu'elle ait un Miloud elle aussi.

Après la vaisselle, je ressors comme toujours me balader près de la tente pour regarder les étoiles et boire mon yaourt à la grenadine. Et manger mes deux biscuits au chocolat. C'est ça qui me fait tenir. Ma récompense. Putain, quand je pense à la récompense de ma mère... Mon père, la belle affaire !

Je rentre sous la tente, les enfants dorment, mon père aussi. Ma mère fait sa prière. Comme elle a des problèmes de dos, elle reste agenouillée. J'aimerais bien savoir ce qu'elle dit à Allah. Franchement, de quoi elle peut Le remercier ? Elle ne peut que demander des choses. Mais quoi ? Elle ne connaît rien. Ah oui, une fois je l'ai entendue demander de la viande plus souvent. Un jour, je lui ai posé la question. Elle m'a dit qu'elle Le remerciait pour la santé et qu'elle récitait des louanges Le glorifiant. Elle n'a pas osé me dire qu'elle avait demandé de la viande.

Je m'éloigne un peu et moi aussi je fais ma prière. Je ne peux pas m'empêcher de parler du concret avec Allah. De ma réalité.

— Merci Allah pour la santé, celle de ma mère, de mes frères et sœurs, merci pour... euh... mes brebis... merci pour tout quoi, et je veux Te dire que Tu dois être très beau et très miséricordieux et très glorieux aussi, Allah. Mais quand même, pourquoi Tu m'as laissée là ? Tu trouves que c'est une vie, Tafafilt ? C'est quoi ma valeur ajoutée en tant qu'être humain ici ? Allah je T'en supplie fais qu'il se passe quelque chose dans ma vie ! Merci Allah. Tu es très beau, très miséricordieux et très glorieux. Amine[3].

 

 

Ensuite, j'attends patiemment parce que je sais qu'il est subtil Allah, Il ne va pas changer ma vie dès que je Lui demande, ce serait trop évident qu'il existe et on n'aurait plus de mérite à être croyant.

Par contre Miloud, je n'ai pas à l'attendre. Il est là le lendemain à la même heure, avec son sachet de plastique bleu et mes Raïbi Jamila dedans.

Raïbi. Raïbi. Raïbi Jamila la la la la... Lu yaurt eu li z'enfants ils z'adorent !

J'ai toujours mes poils. Tout va bien.

Il ne se passe rien.