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Deux heures de la nuit sonnent à la vieille horloge dauphinoise lorsque je pénètre en notre logis.
Comme à l'accoutumée, je renifle pour déterminer ce que m'man a préparé. Pas une femme ne s'alimente aussi frugalement que ma Féloche ; pas une ne cuisine aussi bien. Elle confectionne de la frigouze délectable pour moi tout seul, mes déplacements ne changent en rien cette habitude, j'en suis certain. D'ailleurs, les bonnes se font du lard chez nous. En moins de jouge, la plus filiforme se transforme en barrique, pour le plus grand bonheur de ma mother adorée.
A peine ai-je pénétré et humé des relents de rognons sauce madère que j'avise un rectangle de faf sur le sol.
J'y lis :
Mon Grand,
Ne fais pas de bruit en rentrant ; quelqu'un dort sur le canapé du salon.
Si tu n'as pas dîné, fais-toi réchauffer les rognons qui sont dans une coquelle 4 sur le coin de la cuisinière.
Combien ai-je trouvé de messages semblables au cours de notre vie ? J'aurais dû les conserver. Mais lorsque ma Vieille ne sera plus là, les « marques souvenirs » deviendront inutiles : ce sera elle, le souvenir.
Je ramasse pieusement le papier en me demandant qui peut dormir au salon ? D'autant que nous possédons une « chambre à donner » dans les combles. Il me faut tout le savoir-vivre dont je dispose pour me retenir d'aller voir.
Pendant que le plat chauffe, je débouche la bouteille de chambertin chargée de l'escorter en mes divines profondeurs. Chez nous autres Hexagoniers, la bouffe occupe une place prépondérante. Au cinoche je frémis quand, dans un film ricain, je vois les héros morfiller des sandouiches aussi tristes que nos feuilles d'impôts. T'es pas un véritable vivant si tu comportes en mange-merde !
Je clape silencieusement, en évoquant l'ahurissante affaire que le destin m'a envoyée.
Racontars d'un adolescent retour de London, et me voici plongé dans une guérilla pas charançonnée.
Certains plats, je me meurs à le répéter, plus ils sont réchauffés, meilleurs ils deviennent. Mémé affirmait que des trucs comme la blanquette ou le cassoulet, fallait les laisser « tatarler ». Voilà pourquoi elle en préparait beaucoup à la fois, pour le bonheur du réchauffage.
Tu dois penser, mon lecteur, que je suis à côté de la plaque. Parler bouffetance en un moment authentiquement dramatique dénote une singulière légèreté chez un homme ployant sous d'aussi graves responsabilités. Que veux-tu, mon albinos aimé : telle est ma nature. Je primesaute, batifole des méninges ; seulement, parallèlement, un turbin monstre s'opère sous mon haut-de-forme.
J'attaque les rognons de m'man avec l'émotion qui me saisit le jour où je fus reçu en audience privée par Mlle Violette Dubrac, la Reine de la Pipe, dont la grande spécialité était la fellation au thé de Ceylan : pratique d'une qualité exceptionnelle dont moult hommes politiques, vedettes de cinéma et monarques étrangers se souviennent encore.
Adepte inconditionnel de la moutarde Amora extra-forte, à nulle autre pareille, je savoure cet indicible plat avec le recueillement d'un prélat romain.
Un heurt discret à la porte m'incite à avaler tout rond la fournée de fricot que je viens d'entonner.
Manque m'étouffer.
Mais l'être qui m'apparaît me cause un mal beaucoup plus incommensurable que l'asphyxie.
Des années sans nouvelles !
Et puis, soudain, elle ! Qu'écris-je, je voulais dire : ELLE ! Voire même : E.L.L.E. !
Seconde monumentale ! Instant d'essence divine. De quoi en mourir de trop tout, car c'est too much !
Un tel paroxysme peut provoquer le décès brutal d'un individu ; pour le moins le rendre inapte, inepte aussi du temps qu'on y est.
Je la regarde, chaque pore de ma peau devient un œil scrutateur. Mon âme débordée ne peut plus suivre.
Elle ne pénètre pas dans la cuisine, son épaule droite prend appui contre le chambranle. Elle me capte, reste grave, muette, intense.
- Toi ! fais-je, à court de réactions intellectuelles.
- Je ne pense pas, répond-elle, car je crains d'être devenue quelqu'un d'autre.
Je me gargarise les châsses ! Seigneur, ce qu'elle est belle ! « La Femme de trente ans » que cause Balzac ! Le cheveu châtain clair, mince, les nichebabes discrets mais bien accrochés, son visage un peu pâle est criblé de taches rousses. Elle a toujours ses yeux incisifs et prompts qui voient et comprennent tout...
- Marie-Marie...
Me dresse si gauchement que je renverse mon verre de vin sur la table. Lors, la Musaraigne d'autrefois va prendre une patte à vaisselle pour éponger le divin breuvage.
M'est impossible de faire un geste. J'écoute seulement cigogner mon battant.
Trois ans sans nouvelles ; peut-être quatre, faudrait compter. Parfois je demande à maman si elle a reçu une lettre de la môme. Féloche a un bref haussement d'épaules. Je pige qu'elle ne tient pas à aborder le sujet et n'insiste pas. L'existence est vacharde, qui unit des êtres et les sépare.
Mon picrate étanché, Marie-Marie s'assied à la table. Dit, montrant les rognons :
- Une féerie pour le palais, « elle » reste de première !
- D'où viens-tu ?
- De Suède.
- Qu'est-ce que tu foutais dans ce pays plat et glacé ?
- J'étais mariée.
Je m'écrie :
- Encore !
- C'est en forgeant qu'on devient forgeron. J'ai tenté une deuxième expérience. Elle s'est montrée presque aussi décevante que la première ; heureusement mon second époux s'est tué en faisant du vol à voile.
Son cynisme me fait grincer des paupières.
- Tu ne l'aimais pas ?
- Je n'aimerai jamais qu'un homme. Tu parles d'une fatalité !
Son regard se dérobe. Elle a un sourire triste comme un enterrement en musique.
- Et la Police ? Tu travaillais pour certain service, passé un temps ?
- J'ai laissé tomber. Trop de routine, de désillusions... On a beau se raconter des histoires, ça reste administratif. A cause de ton exemple, je m'imaginais avoir le feu sacré. Mais les feux sacrés meurent quand ils n'ont plus rien à consumer. Et puis, le moment est venu de te le dire : j'ai un enfant.
Là, il blêmit l'Antonio ; comme dans les vrais livres où la stupeur fait blêmir les personnages.
- Toi !
- Je suis apte à procréer, tu sais. J'ai une petite fille.
- Quel âge a-t-elle ?
- Trois ans. Tu me l'as faite l'après-midi précédant mon départ. Nous étions allés dans un petit hôtel de la rue Chalgrin, t'en souviens-tu ? Une fringale nous avait saisis. Nous ne nous sommes même pas dévêtus.
Putain ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Des mois que se préparait cet instant de grande dramaturgie ! Quelque chose d'inconnu se rassemblait en moi. Genre maladie incurable. Un manque que je ne parvenais pas à combler. Chagrin informulé, sournois.
Elle murmure :
- Tu es effrayé ?
- Pire que ça !
Ça tournique dans ma caberle.
- Comment s'appelle-t-elle ? fais-je à voix basse.
- Comment veux-tu qu'elle s'appelle ? Antoinette, bien sûr !
- Et tu ne m'as rien dit ?
- Parce que tu aurais tout lâché pour m'épouser ! J'ai préféré me marier avec un autre et te laisser continuer ta vie. La liberté est ton humus.
- Où est l'enfant ?
- Pourquoi crois-tu que je dors au salon ?
- Là-haut ?
- Oui.
- Tu la laisses seule ?
- A sa naissance j'ai pris une nurse à laquelle Antoinette s'est farouchement attachée ; je la garderai au moins jusqu'à ce que la petite soit scolarisée.
- Elle porte le nom du Suédois ?
- Il voulait la reconnaître, mais j'ai refusé. Quand on est l'enfant de San-Antonio, on ne peut avoir un autre nom que le sien ou celui de sa mère !
- M'man est au courant ?
- Depuis cet après-midi seulement. Je l'avais prévenue de l'arrivée d'Antoinette, mais sans lui préciser qui en était le père.
- Elle doit être folle de bonheur !
- Plus que ça ! Tu ne trouves pas que notre histoire tourne au roman d'amour début de siècle ?
- Je m'en fous. L'important est que ce soit. J'en ai marre du cynisme ronflant, fais-je.
On toque à la lourde : je reconnais l'index de ma Vieille.
J'ouvre, et ce qui subsistait d'univers me « débaroule » dessus, dirait-on chez nous autres « magnaux ».
M'man est là, statue de la Très Sainte Vierge Marie, tenant un enfant mal réveillé dans ses bras.
Vacca ! Cette secousse dans la moelle pépinière (dixit l'Infâme).
Antoinette !
On a beau posséder quelques dons littéreux, faire jeu égal avec M. Giscard d'Estaing au plan de la prosodie, il est des instants culminants où les mots ne sortent pas, kif la pâte dentifrice dont le tube a été oublié ouvert dans un tiroir.
Tu verrais cette merveille !
Antoinette est châtain-tirant-sur-l'auburn, genre sa mother. Elle aussi a les pommettes parsemées de points roux. Mais là s'arrête leur ressemblance. Tout le reste est signé San-Antonio, mes drôles. Les yeux, la forme du visage, le nez, les oreilles et jusqu'à ses ongles de pouces plus larges que la normale.
De son regard brouillé par la dorme elle me considère avec une curieuse gravité. On croirait qu'elle cherche dans ses souvenirs naissants où et quand elle m'a rencontré.
Je vais te le dire, ma fille : c'était une piaule faite pour les brèves étreintes, au lit malmené par des chiées de gens en mal de baise.
Maman me la tend.
M'en saisis à gestes craintifs.
Enfouis mon tarbouif dans ses cheveux fous.
Est-ce pour cet instant que je suis né ?