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Aux U.S.A., on appellerait la crèche de Félix Galochard un loft, chez nous, elle reste un grenier aménagé.
Le vieux prof a loué le suprême étage de son immeuble, en a fait abattre les cloisons, obtenant ainsi une pièce de deux cents mètres carrés. Il aurait pu peindre en blanc ce vaste volume de béton, histoire de tirer parti des maigres vasistas qui l'éclairent, mais ce n'est pas un homme de lumière, et ce clair-obscur douteux sied parfaitement à un rat comme lui. Un coin-cuisine pourvu d'un évier et un chiotte sans porte ni chasse d'eau forment les éléments confortables du domaine. Des paillasses dispersées sur le plancher constituent des chambres sur lesquelles Félix jette son dévolu au gré de ses humeurs.
Contrairement à ce qu'a prétendu Alexandre-Benoît au téléphone, le repaire de notre misanthrope n'a pas été plastiqué mais mitraillé.
Le prof en personne me raconte son odyssée.
Il était occupé à déféquer, dans l'extrême pointe nord de son logis, lorsque deux individus survêtus de combinaisons bleues ont pénétré dans son antre. Ils portaient des casquettes de grosse laine, rabattables de façon à former cagoule.
Constipé de nature (alors que Béru l'est d'une manière exceptionnelle), le pédagogue aux gogues stationnait depuis lurette sur le siège où il somnolait en attendant mieux. Il a eu l'intuition de ne point se manifester en voyant surviendre les intrus.
Ceux-ci ont erré de grabat en grabat, jusqu'à ce qu'ils repèrent une couverture gonflée sous laquelle dormait Homère, le chat de Félix. L'animal était vieux et émettait dans son sommeil un vague ronflement que, la demi-obscurité aidant, les tueurs attribuèrent à son maître.
Sans tergiverser, ils sortirent des pistolets de leurs vêtements et arrosèrent copieusement le malheureux félin. Criblé de balles dont une seule, bien placée, aurait assuré son trépas, Raminagrobis décéda sans s'être réveillé. Belle mort pour un chat castré !
Leur forfait accompli, les meurtriers s'emportèrent prestement.
Le vieux pédagogue au pénis d'exception commente son aventure. Depuis bien des décennies, il a l'insigne sagesse de ne s'étonner de rien et de bannir tout sentiment excessif. Il prend le temps et les gens comme ils viennent et pour ce qu'ils sont. Nonobstant, il est très meurtri par la mort tragique de son compagnon.
- Votre feinte était bonne, déclare-t-il, mais ma protection insuffisante. Je dois d'exister encore un peu à ma paresse intestinale. Si je possédais une once de foi, je remercierais mon ange gardien de sa sollicitude, mais je préfère vénérer le hasard plutôt qu'un Dieu par trop évasif et indolent.
Ayant dit, il se signe furtivement
Je lui demande la raison de ce geste pieux.
- Simple précaution, me répond l'étrange agnostique.
Après la narration du digne pensionné, je passe un savon carabinier (il est de marque espagnole) au Jean-Foutre chargé de veiller sur notre ami. Tout avait cependant été prévu pour sa sécurité : une voisine coopératrice avait accepté que ce vigile de mes deux s'embusque derrière la porte située très près de l'escadrin menant au grenier de Félix. L'homme, un inspecteur rêvant davantage à sa retraite qu'à son avancement, avoue s'être laissé gagner par la promiscuité.
Sa provisoire logeuse, à la cinquantaine triomphante, comportait des renflures avant et arrière qui lui enfourmillèrent les mains. Il se risqua à les toucher : cela était doux et encore ferme ; d'autre part on ne le rebuffa pas. Il établit alors une tête de pont sur le mont de Vénus de la dame et ne tarda pas d'y planter son étendard (avec gland). Pour la commodité de l'exercice, elle le conduisit jusqu'à son lit de style Louis-Philippe où il la crucifia à l'aide d'un seul clou (mais de charpentier). C'est au cours de leurs ébats que les deux assassins rendirent visite à Félix avec l'intention bien arrêtée de faire cesser le versement de sa retraite.
Pauvre cher homme ! L'exécution de son matou lui fait racler la vase du malheur, comme disait le prince de Condé à sa concierge. Il ne pleure pas car il sait se dominer, mais le cœur saigne. Sa voix s'enroue et sa longue queue pend à l'intérieur du pyjama béant. Qu'en est-il de la période où il distribuait la photographie de son sexe à la terrasse des cafés avec, imprimé au verso, son numéro de téléphone ?
Je le lui demande, histoire de le soustraire au chagrin.
Le doux vieillard m'explique qu'à la suite de cette « campagne », il a eu des ennuis. Fort heureusement, un aliéniste de renom a certifié que cet être exceptionnel souffrait de troubles mentaux et le prof s'en est tiré avec une mise en disponibilité anticipée (de quelques mois seulement puisqu'il parvenait en fin de carrière).
Pour le consoler (il considérait son chat comme un parent), je lui offre une croisière à bord du Mermoz, cela va lui permettre de renouer avec les dieux de l'Olympe, le prestigieux bateau s'en allant caboter dans leurs eaux.
***
Un peu plus loin...
Tête-à-tête avec mon colored pote, dans un bistrot proche de la place des Vosges, devant deux Branca Menta à l'arôme agressif. Nous mutismons de concert (pas de loup).
Torpeur. Des feuilles mortes déferlent en trombe dans la rue.
- A quoi penses-tu ? demandé-je au Mâchuré.
- A rien, répond-il : je bande.
- A blanc, si je puis me permettre ?
- Pas exactement : j'aperçois la chatte d'une fille, à deux tables de nous. Surtout, ne te retourne pas, ça romprait le sortilège.
- Elle est belle ?
- La fille non, mais son sexe est plaisant.
- Elle ne porte pas de culotte ?
- Si, mais inexistante ; tellement étroite qu'elle participe à l'écartement de sa vulve. Cette personne garde une jambe repliée sur la banquette, créant ainsi une providentielle brèche. Un présent du hasard, comprends-tu ?
- Pas de collants ?
- Des chaussettes.
- Que fait-elle, hormis montrer sa moule ?
- Elle écrit. Très vite, sur de grandes feuilles de papier. Je me demande si, à pareille allure, elle peut canaliser ses idées.
- Tu te rends compte de la somme de circonstances requises pour que cette personne t'exhibe sa connasse en cet instant ?
- Dieu existe ! déclare Jérémie, pénétré.
Il repart en contemplation.
- Je ne la boufferais pas, soliloque mon ami, car je pressens du « craignos » dans cette région, toutefois, je la prendrais volontiers.
- Veux-tu le lui proposer ?
- Penses-tu : elle gueulerait au charron. Un négro !
Je quitte ma banquette d'un cul délibéré et me dirige vers la personne de ses fantasmes. Il a raison : c'est pas Miss Univers. Mais t'aurais envie de tringler Miss Univers, toi ? La nière est plutôt rondelette, avec des cages à poumons comme les réacteurs d'un DC.8. Ses cheveux noirs, lustrés au beurre des Charentes, pendent sur la table. Temps en temps, elle les tire en arrière pour garder le contact avec son papelard.
Je m'arrête à son aplomb. Elle finit par relever la tête. Regard dur et direct, avec de petites lueurs dansantes.
- Quoi ? me coasse-t-elle rageusement.
Je lui montre discrètement ma brème souveraine, tricolore comme un 14 Juillet, et m'assois à sa table.
Ni ma qualité de flic, ni mon sans-gêne ne la dépourvent. Juste un poil de curiosité s'installe dans son iris.
- Sans doute l'ignorez-vous, attaqué-je, mais on a une vue imprenable de votre chatte.
Elle sursaute, réalise et déplie ses jambons. Interdite, confuse et furieuse, elle va sûrement me balancer sa tasse de caoua vide au portrait.
Mais non : elle se calme, finit par sourire.
- Merci de m'avoir prévenue.
- Seulement il est trop tard, assuré-je en grande sévérité.
- C'est-à-dire ?
- Vous apercevez le magnifique Noir derrière moi ?
- Eh bien ?
- Quinze minutes qu'il admire votre panorama. Vous savez combien ces Sénégalais sont sensibles ? Même la photo de la reine Mary les met en érection. Alors quand une personne comme vous les laisse admirer la case de l'Oncle Tom, c'est du délire !
Loin de se fâcher, elle éclate d'un rire qui l'embellit provisoirement.
Saisissant ses feuillets, elle les déchire lentement.
- J'écrivais mon désespoir à l'homme qui vient de me quitter, mais il y a mieux à faire, dit-elle en allant rejoindre mon pote.
Le loufiat vigilant me sussure que « cette demoiselle » n'a pas réglé sa consommation.
Moi, tu me connais ?
- Qu'à cela ne tienne !
Jérémie se casse avec Mme de Sévigné.
Mon altruisme me laisse vacant.