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Méfie-toi des Ricaines, fiston !
Si d'aventure tu en brosses une et que tu lui éternues dans la mandoline, n'oublie pas de récupérer ton sirop de burettes à la cuillère et de recompter tes poils de cul avant de la quitter.
C'est ça, la chiasse, avec les petites Yankees. Elles oublient, après calçage, que tu leur as déguisé les doigts de pied en bouquet de violettes et t'assignent devant les tribunaux pour viol et enfoutraillage de leur belle robe dominicale ; kif ce pauvre dadais de Président Clinton à l'éjaculation trop précoce pour être délectable.
Tu parles d'un glandu !
Il lui suffit d'appuyer sur un bouton pour mettre le monde à feu et à sang, mais il est pas foutu de contrôler ceux de sa braguette !
A cause de ce benêt, l'aigle américain s'est déplumé du croupion. On en verra d'autres, baby. Des plus tordues encore ; fais confiance à la connerie humaine.
Voilà le style de mes cogitations à l'instant où je poireaute dans le salon d'attente d'une clinique feutrée de Neuilly.
Elles sont telles, mes pensées, parce que c'est précisément à une jeune Amerloque que je viens rendre visite.
Miss Pamela Grey est une fille à papa made in U.S.A. dont le géniteur s'est emmilliardé dans le commerce du blé. Tu le vois, Eloi, ce book démarre comme les anciens polars de la « Série Noire » dans lesquels tu trouves immanquablement une riche héritière menacée de rapt par des gangsters de haute volée, décidés à faire cracher le dabe au bassinet...
Mais que je te module le pedigree de la gentille. Quand elle avait douze ans, sa maman, une Argentine volage, a joué cassos avec un beau ténébreux, en engourdissant un rude pacsif de dollars à son cornard.
De ce fait, la môme Pamela a vécu dans des collèges et universités de grand luxe jusqu'à ce qu'elle décroche un master d'économie. Ce parchemin en poche, elle est revenue au domaine familial avec des projets d'agences de voyages d'une conception nouvelle. Auparavant, elle a décidé de prendre une année sabbatique, ce qui est fréquent chez les jeunes gens friqués hésitant à plonger dans l'existence.
Elle s'est organisé un séjour en Europe et a choisi le mode de transport le plus long, à savoir le bateau. Une traversée en first à bord du Princess Butock, le nouveau fleuron de la Cunard, comme on dit puis à Bourgoin-Jallieu, mes villes natales.
Afin de ne pas se sentir seulâbre, elle a convié une amie de faculté à l'accompagner : Elnora Stuppen, fille aînée d'un pasteur noir sans fortune mais équipé de solides relations. Les deux condisciples se lièrent d'une brûlante amitié et devinrent bientôt inséparables. Peut-être se bouffaient-elles le cul ? Cette impertinente supposition, émise par un esprit biscornu, n'engage que moi. Je propage fréquemment des idées malveillantes, pour la puérile satisfaction de n'être jamais dupe ; je préfère soulever un doute de mauvais aloi plutôt que d'être floué en jouant les crédules.
Cette traversée de l'Atlantique Nord s'effectua dans d'aimables conditions. Sauf en son ultime partie, au cours de laquelle la compagne de Pamela disparut.
Une absence à bord d'un navire génère rapidement l'inquiétude. Le bâtiment fut exploré de la cale à la dunette (ce qui, en langage terre à terre, se traduit par « de la cave au grenier »). En vain ! La ravissante ne réapparut point. Son évaporation agaça fort le commandant Mortimer, lequel n'avait eu à déplorer, au cours de sa carrière, que la noyade d'un fêtard ivre s'obstinant à jouer les funambules sur la rambarde, et l'extinction de gérontes exténués qui avaient confondu le prestigieux paquebot avec un mouroir.
Miss Grey pleura fort l'absence de sa compagne dont elle prévint la famille. Elle marqua son intention d'écourter son voyage et de retourner aux States par avion. Son père l'en dissuada, alléguant qu'elle avait grand besoin de s'étourdir, au contraire. La jeune fille se rendit à ce raisonnement, car on est toujours enclin à choisir la route de la facilité, moins pentue que celle du devoir.
Une fois débarquée à Southampton, elle prit le train pour Paris, ville dont elle rêvait depuis ses premiers Pampers.
Las ! un sort mauvais devait décidément gâcher son voyage. Parvenue à la gare du Nord, elle fut victime d'une bousculade sur le pont de bois provisoire en surplomb des voies et fit une chute d'une sixaine de mètres. Résultats ? Vertèbre brisée, fractures du rocher, de l'épaule gauche et du talon droit. Un complet, comme tu peux voir !
Ainsi saccagée, les vaillants sapeurs-pompiers parisiens la transportèrent à l'Hôtel-Dieu. Elle n'y passa que quelques heures, car son paternel, prévenu du drame, la fit transférer dare-dare dans une clinique cinq étoiles où la bouteille de Vittel est facturée au prix du Dom Pérignon.
Maintenant, ne voulant pas te voir dépérir de curiosité, je vais, presto, dissiper les rudes points d'interrogation qui t'assaillent avec la fureur d'un essaim de guêpes dans lequel un gamin vient de shooter.
Les faits qui viennent d'être évoqués se sont déroulés hier. Or, figure-toi que ce morninge nous avons reçu la visite d'un monsieur dont le pavillon proximite le nôtre.
Cet homme travaille aux Pompes funèbres. Contrairement à ses confrères qui ont la réputation de se montrer joyeux drilles en dehors de leurs fonctions, ce personnage paraît coltiner le poids du monde sur ses crevardes épaules. Notre ancillaire ibérique vint m'informer de cette visite matinale alors que je procédais à mes ablutions.
Je passai une robe de bain en tissu-éponge, chaussai des babouches marocaines et descendis. Je pensais que le bonhomme venait me concasser les testicules pour me faire signer une pétition quelconque destinée à modifier les habitudes du quartier. Je renonçai à cette supposition en le voyant accompagné d'un branleur de quinze ou seize ans auquel la timidité donnait un air sournois.
L'escamoteur de cadavres me présenta une main aussi blême et froide que celles de ses clients.
- Alphonse Charretier ! se présenta-t-il.
- Nous nous connaissons de vue, assurai-je.
Il en convint.
- Pardon de vous déranger, reprit ce passeur de Rubicon, mais j'ai une sépulture dans trente minutes et le petit va en classe.
Ces deux raisons me parurent suffisantes pour que je l'invite à parler.
Il le fit doctement.
- Je tiens à vous entretenir d'un fait troublant, préambula-t-il. Mon fils Paul-Robert, ici présent, vient de passer quinze jours à Londres afin d'y enrichir son anglais. Il en est revenu hier après-midi avec ses camarades de classe et affirme avoir été le témoin d'un attentat en débarquant à la gare du Nord.
- Un attentat ! m'étonné-je-t-il avec une incrédulité à peine dissimulée.
Mon attention se fixe sur Paul-Robert, lequel soutient hardiment l'éclat de mes prunelles.
- Oui, m'sieur ! assure le fils Charretier, soudain désintimidé.
- Raconte-moi cela, mon garçon.
Son rapport fut bref, concis et marqué d'un tel accent de sincérité que je ne perdis pas de temps à le mettre en doute.
Sitôt sur le quai, il se rappela avoir laissé dans le porte-bagages de son wagon un cadeau destiné à ses parents. Plantant là ses condisciples, il rebroussa chemin afin de le récupérer, puis se mit à courir pour rattraper « le rang ». Comme il franchissait la passerelle à grand renfort de coups de coudes, il assista à une scène qui l'impressionna fortement. Une jeune fille se déplaçait au sein d'un groupe d'hommes pressés. Tout à coup, l'un d'eux se baissa, lui saisit les chevilles à deux mains et, avec une rare promptitude, la fit basculer par-dessus la rampe. Le flot des voyageurs continua de s'écouler, le gamin en fit autant. Presque aussitôt des cris retentirent ; mais Paul-Robert, abasourdi par ce qu'il venait de voir, rejoignit les autres lycéens sans se retourner.
Il ne souffla mot du drame à personne, pas plus à sa mère, venue l'attendre, qu'à ses amis.
Au cours du dîner familial, il se cantonna dans un mutisme inhabituel. Les siens en furent d'autant plus alarmés qu'il avait beaucoup à raconter.
Un peu plus tard, son croque-mort de père l'alla voir dans sa chambre et parvint à le confesser.
- Vous comprenez, déclare ce dernier, en apprenant une chose pareille, je me suis dit qu'il convenait de vous en parler puisque nous sommes voisins.
Je l'assure qu'il a bien agi et entreprends de faire jacter Charretier fils.
Pas con, ce mouflard. Certes, ce qu'il a vu l'a traumatisé, mais cela n'a rien enlevé à son esprit d'observation.
Selon lui, l'agresseur de la jeune fille n'était pas seul ; il appartenait à un groupe d'individus chargés de masquer son acte. C'est pur hasard que Paul-Robert ait assisté au forfait, grâce à sa petite taille, je suppose.
Vachement fier de paterner le témoin d'un presque meurtre, le pompeur-funèbre-général ! Les macchabées, il connaît. Blindé, il est ! Mais que son hoir ait visionné un crime, voilà qui l'enorgueillit jusqu'à la marque de son slip située à vingt centimètres de son anus.
- Dis bien tout à monsieur, mon chéri, conjure-t-il.
Le petit gazier ne demande pas mieux.
Il commence à mesurer son importance. Me confie que les hommes ayant neutralisé la voyageuse étaient des étrangers. Ces gens n'avaient pas des gueules d'ici. Tous très grands, ils portaient des impers à épaulettes et tenaient chacun un attaché-case de cuir rougeâtre.
Les Charretier (ceux-ci ne jurent pas) me prennent bientôt congé. Ennoblis par leur démarche civique, ils s'en vont, qui à ses cadavres nourriciers, qui à ses branlettes, la conscience en paix.